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Franz Brentano et le positivisme 
d’Auguste Comte

Denis Fisette
p. 85-128

Résumé

Mon objectif dans cette étude est de montrer l’influence que la philosophie positive d’Auguste Comte a exercée sur la pensée du jeune Franz Brentano durant la période de Würzburg (1866-1874). J’examine d’abord quelques-uns des facteurs qui ont amené Brentano à s’intéresser à la philosophie de Comte et je résume, dans un deuxième temps, les grandes lignes de l’article de Brentano sur Comte dont on trouvera la version française dans ce numéro. Dans la troisième partie de cette étude, je commente brièvement quelques passages de la Psychologie d’un point de vue empirique où Brentano discute de thèmes comtiens. Je conclus cette étude par quelques remarques sur les traces laissées par le positivisme de Comte dans l’œuvre de Brentano.

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Texte intégral

Je remercie Hamid Taieb et Guillaume Fréchette pour leurs remarques, et le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour son soutien financier.

  • 1 F. Brentano, Von der Mannigfachen Bedeutung des Seienden nach Aristoteles, Freiburg : Herder, 1862  (...)
  • 2 F. Brentano, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 257.
  • 3 F. Brentano, « Auguste Comte und die positive Philosophie », Geschichte der Philosophie der Neuzeit(...)

1L’article de Franz Brentano « Auguste Comte et la philosophie positive », paru en 1869 dans la revue Chilianeum, constitue un événement dans la réception de la philosophie de Comte en Allemagne. Car, comme le rappelle Brentano au début de cet article, la philosophie positive de Comte était alors peu connue en Allemagne, et l’influence qu’elle a exercée sur la philosophie allemande au XIXe siècle vient principalement de l’Angleterre où le positivisme de Comte a reçu un accueil favorable chez des philosophes comme John Stuart Mill et Herbert Spencer, deux philosophes dont le jeune Brentano se sentait très proche. S’adressant aux lecteurs de la revue catholique Chilianeum, Brentano, alors jeune prêtre catholique, formé dans la pure tradition scolastique et l’auteur de deux ouvrages sur Aristote1, justifie le choix de son thème en disant de Comte qu’il « n’y a peut-être aucun autre philosophe contemporain qui mérite autant notre attention », puisqu’il « était sans conteste l’un des penseurs les plus remarquables dont notre siècle peut se glorifier2 ». Qu’est ce que Brentano a bien pu voir chez ce philosophe français lui méritant autant d’éloges ? Non seulement le tenait-il en haute estime, mais Brentano lui accorde beaucoup d’importance durant la période de Würzburg (1866-1874). En effet, Brentano a tenu une série de leçons publiques sur Comte en 1869 (Auguste Comte und der Positivismus im heutigen Frankreich)3 et on sait que son article « Auguste Comte et la philosophie positive » se voulait, à l’origine, le premier article d’un projet beaucoup plus vaste qui devait aboutir à la publication d’une série d’études sur la philosophie de Comte. C’est ce que confirme Brentano dans sa demande d’affectation au poste de professeur titulaire à l’Université de Würzburg rédigée en 1870 :

  • 4 F. Brentano, « Gesuch an das Staatsministerium d. Inn. f. Kirchen- u. Schul-Angelegenheiten um Erne (...)

« L’année dernière, j’ai entrepris de présenter et d’élucider de manière critique la philosophie positive du penseur français le plus remarquable de la philosophie moderne, Auguste Comte, dans une série d’articles destinés à la revue Chilianeum. Ces articles devraient faire l’objet d’une publication complète basée sur les leçons publiques que j’ai tenues au cours du dernier semestre d’été (1869) sur le même sujet. Le premier article est paru dans le numéro de juillet 1869 »4.

  • 5 Ce plan est reproduit dans l’ouvrage de J. Werle, Franz Brentano und die Zukunft der Philosophie, A (...)
  • 6 Dans son édition de Geschichte der Philosophie der Neuzeit (Hamburg : Meiner, 1987, p. XXIX-XXX), K (...)

Brentano n’a jamais mis son plan à exécution, mais l’esquisse de ce projet pour le moins ambitieux nous est parvenue et elle contient le plan des autres articles que Brentano projetait de rédiger5. Trois de ces articles devaient porter sur la sociologie de Comte, et un autre sur l’éthique et la religion. En plus des leçons publiques de 1869 sur la philosophie de Comte, le Nachlaß de Brentano contient d’autres manuscrits rédigés à différentes périodes de sa vie dans lesquels il aborde quelques-uns des thèmes qui appartiennent à ce projet6. L’intérêt de Brentano pour la philosophie de Comte ne se limite donc pas à son article de 1869.

  • 7 F. Brentano, « Gesuch… », op. cit., p. 455.
  • 8 Cf. J. Werle, op. cit., p. 39.
  • 9 Les lettres de Brentano à Mill n’ont pas encore été publiées. Je me réfère ici aux lettres manuscri (...)
  • 10 J. S. Mill, The Collected Works of John Stuart Mill, volume XVII, The Later Letters of John Stuart (...)
  • 11 F. Brentano, Psychologie vom empirischen Standpunkte (1874), M. Antonelli (éd.), Schriften I, 1, Fr (...)

2Pourquoi alors n’a-t-il pas donné suite à ce projet sur la philosophie de Comte ? Brentano s’explique dans sa demande de promotion au Ministère en invoquant le fait que la revue Chilianeum a cessé de publier peu de temps après la publication de son article en 18697. Mais cette explication n’est pas convaincante puisque les motivations de Brentano dans ce projet de publication ne tenaient pas uniquement à l’existence de cette revue. L’abandon du projet tient peut-être davantage aux difficultés que Brentano a rencontrées dans l’étude de la philosophie de Comte en ce qui a trait notamment à la question religieuse et au théisme en général8. Une lettre à J. S. Mill datée du 15 février 18729,,que nous aurons l’occasion d’examiner plus tard, nous fournit une explication qui cadre mieux avec l’intérêt soutenu de Brentano pour Comte et l’empirisme britannique durant toute la période de Würzburg. Brentano confie à Mill que c’est le « caractère immature de ses nouvelles positions (Anschauungen) » qui l’aurait forcé à abandonner ce projet10. Or, ce sont justement ses « nouvelles positions » qu’il élabore durant la période de Würzburg qui constituent le point de départ du programme philosophique développé dans sa Psychologie d’un point de vue empirique11 et nous verrons que cet ouvrage porte les traces de ses recherches sur la philosophie de Comte.

  • 12 La littérature portant spécifiquement sur la relation de Brentano à Comte est peu abondante, elle s (...)

3Mon objectif dans cette étude est de montrer que le programme philosophique que Brentano élabore dans sa Psychologie est en bonne partie redevable des recherches entreprises par Brentano à Würzburg sur l’empirisme anglais et la philosophie positive de Comte. Ces recherches représentent le point de départ et l’arrière-plan du projet d’une psychologie comme science, qui représente le cœur de sa Psychologie, et elles jettent un éclairage nouveau sur les enjeux philosophiques de nombreux débats qu’il mène dans cet ouvrage. Elles nous informent en outre sur les préoccupations philosophiques de Brentano durant la période de Würzburg et nous fournissent en même temps une nouvelle perspective sur l’évolution de la pensée de Brentano de sa thèse d’habilitation à Würzburg en 1866 jusqu’à son arrivée à Vienne en 1874. Dans cette étude, je me propose d’examiner quelques-uns des facteurs qui ont motivé l’intérêt de Brentano pour la philosophie de Comte et d’évaluer l’influence que cette dernière a exercée sur la pensée de Brentano durant la période de Würzburg et au-delà12.

1. La période de Würzburg et l’intérêt de Brentano pour la philosophie de Comte

  • 13 Les deux sources principales dont je me servirai dans cette section sont : D. Fisette et G. Fréchet (...)
  • 14 J. S. Mill, Auguste Comte and Positivism, 1865, in J. S. Mill, Collected Works of John Stuart Mill, (...)
  • 15 Je conjecture ici qu’il s’agit bien de son article sur Comte auquel Brentano fait allusion dans cet (...)

4On s’entend13 pour dire que c’est l’ouvrage de J. Stuart Mill Auguste Comte et le positivisme14 qui a attiré l’attention de Brentano sur la philosophie de Comte, comme le confirme une lettre de Brentano à Mill datée du mois de février 1872. Dans cette lettre, Brentano reconnaît sa dette à l’endroit des travaux scientifiques de Mill et le remercie d’avoir attiré son attention sur d’autres philosophes anglais ainsi que sur les travaux d’Auguste Comte et d’avoir ainsi éveillé en lui un nouvel espoir pour la philosophie15. Bien que la lecture qu’il fait de Comte dans son article soit largement inspirée de cet excellent ouvrage de Mill sur Comte, ce n’est pas le seul facteur qui explique l’intérêt marqué de Brentano durant sa période würzbourgeoise pour la philosophie de ce positiviste français. Plusieurs des thèmes dont discute Brentano dans son article sur Comte étaient déjà au cœur de ses préoccupations philosophiques au moment où il entre en poste à Würzburg en 1866. Je pense en particulier à sa philosophie de l’histoire, à l’usage de la méthode des sciences naturelles qu’il préconise dans le domaine de la philosophie et à la critique qu’il adresse à la philosophie spéculative. Outre ces trois thèmes communs à Brentano et à Comte, d’autres facteurs sont aussi à considérer dans ce contexte, tels l’intérêt marqué de Brentano pour l’empirisme britannique, le thème de la classification des sciences qui prend de plus en plus d’importance chez Brentano à cette époque et la question religieuse, plus précisément la question de la compatibilité d’une philosophie pratiquée dans l’esprit des sciences naturelles avec une forme ou une autre de théisme. Je commenterai brièvement chacun de ces points dans la présente section et j’examinerai l’article de Brentano sur Comte dans la suivante.

5Au milieu de l’été 1866, Brentano présente vingt-cinq thèses en vue de son habilitation à l’Université de Würzburg qu’il défend brillamment devant un large auditoire. Un de ses plus prestigieux étudiants, qui était présent lors de cette disputatio, la décrit brièvement dans ses mémoires à Brentano :

  • 16 C. Stumpf, « Souvenirs de Franz Brentano », op. cit., p. 176.

« L’annonce de la soutenance de Brentano nous poussa, mon frère aîné et moi, à assister à la disputatio. Brentano avait exposé pas moins de vingt-cinq thèses en latin sur tous les domaines de la philosophie, qu’il défendit toutefois en allemand. Hoffmann et Urlichs furent ses opposants, et peut-être quelques autres encore. La façon dont Brentano démontra et défendit ses thèses manifestait une telle supériorité sur ses adversaires que j’entrepris d’aller écouter ses leçons l’hiver suivant. Une théorie profondément réfléchie sous-tendait chacune de ces thèses – et cela s’exprimait d’une part dans la soutenance elle-même mais se confirma d’autre part dans les leçons ultérieures. Nous nous réjouissions en particulier du fait qu’il ne revendiquait pas d’autre méthode que celle des sciences naturelles et qu’il fondait en elle ses espoirs d’une renaissance de la philosophie. C’était une manière nouvelle, incomparablement plus profonde et sérieuse, de concevoir la philosophie »16.

  • 17 F. Brentano, « Die Habilitationsthesen », in O. Kraus (éd.) Über die Zukunft der Philosophie : nebs (...)
  • 18 Cf. R. Haller « Franz Brentano, ein Philosoph des Empirismus », Brentano Studien, vol. 1, 1988, p.  (...)

6Stumpf pense plus particulièrement ici à la quatrième thèse d’habilitation que Brentano formule de la manière suivante : « La véritable méthode de la philosophie n’est rien d’autre que celle des sciences de la nature »17. L’importance de cette thèse dans la philosophie de Brentano ressort clairement de son texte sur Comte dans lequel il souligne l’importance de l’emploi de la méthode inductive dans la recherche en philosophie. Mais cette quatrième thèse n’est pas à comprendre au sens du physicalisme tel que l’ont préconisé plus tard les membres du Cercle de Vienne18, mais plus précisément, comme l’explique Stumpf, comme l’expression de la conviction chez Brentano

  • 19 C. Stumpf, « Franz Brentano, Professor der Philosophie, 1838-1917 », in A. Chroust et al. (éd.), Le (...)

« … que la philosophie ne pourrait profiter d’une vie constante que sur le fondement de l’expérience. Il ne voulait naturellement pas dire que le domaine des faits des sciences de la nature devrait être le seul fondement de la philosophie, il a bien plutôt reconnu à l’expérience interne ou psychologique une signification absolument déterminante. Il voulait seulement ainsi transposer les traits généraux de la méthode inductive, telle qu’elle a été pratiquée jusqu’ici dans les sciences de la nature de la manière la plus abondante et exemplaire, sur la philosophie. Ce programme était aussi celui qui, au premier chef, lui a amené autant de partisans enthousiastes »19.

  • 20 Cf. D. Fisette (dir.), Carl Stumpf. Renaissance de la philosophie, Paris : Vrin, 2007.
  • 21 Cf. F. Brentano, « Gesuch », op. cit., p. 454-455.

Outre Stumpf lui-même, que l’on considère comme le premier étudiant de Brentano20, les cours de Brentano à Würzburg ont été fréquentés par des philosophes bien connus tels son disciple Anton Marty, son cousin Georg von Hertling, Herman Schell, Ernst Commer et Heinrich Denifle, pour ne nommer que ceux-là21.

  • 22 Cf. L. Gilson, Méthode et métaphysique selon Franz Brentano, Paris : Vrin, 1955, p. 416.
  • 23 F. Brentano, « Die Habilitationsthesen », op. cit., p. 137.
  • 24 F. Brentano, Deskriptive Psychologie, R. Chisholm und W. Baumgartner (éd.), Hamburg, Meiner, 1982, (...)
  • 25 F. Brentano, « Über Schellings Philosophie », in O. Kraus (éd.) Über die Zukunft der Philosophie, o (...)

7Une autre thèse défendue par Brentano dans cette disputatio présente un intérêt dans le présent contexte en regard de la critique par Comte de l’état métaphysique dans le développement de l’histoire de la philosophie et du mode d’explication préconisé par la philosophie métaphysique22. Il s’agit de la première thèse d’habilitation que Brentano formule de la manière suivante : « La philosophie doit protester contre la division des sciences en spéculatives et exactes ; et son droit à cette protestation est son droit à l’existence même23  ». Brentano vise ici Hegel et surtout Schelling à qui il attribue ailleurs la paternité de cette distinction entre deux types de sciences et auxquels il reproche d’abuser grossièrement du terme de science lorsqu’ils parlent d’une science spéculative24. On sait que Schelling avait enseigné à l’Université de Würzburg au tout début du XIXe siècle et un de ses disciples, le fameux Franz Hoffmann que mentionne Stumpf dans ses souvenirs, était alors en poste à Würzburg et siégeait au jury de Brentano. On comprend dès lors pourquoi Hoffmann, l’ennemi de Brentano, lui impose pour son discours d’habilitation (Probevortrag) le thème : « Sur les étapes principales dans le développement de la philosophie de Schelling et la valeur scientifique de la dernière phase de sa philosophie ». Brentano relève volontiers le défi et prononce cette conférence d’habilitation en juillet 1866 dans laquelle il s’oppose à la philosophie spéculative de Schelling25.

  • 26 F. Brentano, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 279.

8Un troisième facteur important concerne sa théorie des quatre phases dans l’histoire de la philosophie qui s’apparente à maints égards à la loi des trois états de Comte à laquelle souscrit Brentano dans son article sur Comte26. L’origine de la philosophie de l’histoire de Brentano remonte à sa réflexion, au début des années 1860, sur les grands systèmes spéculatifs comme le confirme à nouveau son étudiant Stumpf dans ses mémoires :

  • 27 C. Stumpf, « Souvenirs de Franz Brentano », op. cit., p. 177-178.

« Comme il me le confia plus tard, cette idée lui était venue pour la première fois pendant la convalescence d’une pénible maladie (à Pâques de l’année 1860), après que, doutant presque de la philosophie, il eut longuement médité sur la véritable signification des systèmes de la philosophie spéculative et de leurs prétentions si élevées, systèmes qui suscitent, par périodes, une admiration générale, puis sont intégralement rejetés par la suite. Cela le conduisit à l’idée lumineuse et salvatrice d’une analogie, dans le cours du mouvement philosophique, entre chacune des trois grandes périodes (analogie qu’il ne considérait naturellement pas comme valable absolument et pour toute éternité) » 27.

  • 28 F. Brentano, « Geschichte der kirchlichen Wissenschaften », in J. A. Möhler, Kirchengeschichte, hrs (...)

9En 1867, Brentano expose publiquement sa théorie des quatre phases dans sa contribution à l’ouvrage de Moehler l’Histoire de l’Église à laquelle il renvoie dans son article sur Comte28. Nous verrons que la philosophie de l’histoire de Brentano est en principe compatible avec la théorie des trois états de Comte.

10Mais le facteur le plus déterminant qui explique pourquoi Brentano a été amené à s’intéresser à la philosophie de Comte est sans aucun doute l’importance qu’il accordait à l’empirisme anglais et à la philosophie de J. Stuart Mill en particulier. Nous avons dit que c’est par l’ouvrage de Mill sur le positivisme de Comte que Brentano a pris connaissance des travaux du philosophe français et que sa lecture de Comte a été influencée par l’interprétation qu’en fait Mill dans cet ouvrage. Mais il y a un sens à dire que les prises de position de Mill à l’endroit du positivisme de Comte dans cet ouvrage représentent aussi pour Brentano une source de stimulation non négligeable pour l’intérêt qu’il porte à la philosophie de Mill. Et on sait par Stumpf que cet intérêt de Brentano pour la philosophie de Mill remonte à ses premières leçons sur la métaphysique qu’il a tenues à Würzburg dès 1867 (et jusqu’en 1872) dans lesquelles il traitait abondamment de la logique de Mill. Stumpf confirme par la même occasion que l’intérêt de Brentano pour la philosophie de Comte va de pair avec la place de plus en plus importante qu’occupait la philosophie britannique dans les recherches et l’enseignement de Brentano durant la période de Würzburg. Il écrit à propos des leçons publiques de Brentano sur Comte et le positivisme en 1869 :

  • 29 C. Stumpf, « Souvenirs de Franz Brentano », op. cit., p. 189.

« Je ne sais pas ce qui poussa Brentano à tenir des leçons publiques sur Comte et le positivisme à l’été 1869. C’est peut-être l’empirisme anglais (les leçons de métaphysique montrent qu’il s’était occupé en détail de la logique de Mill) ainsi que l’ouvrage de Mill sur Comte qui l’y avaient incité. Le rapprochement avec les efforts des penseurs étrangers qui se préparait alors devait bientôt prendre encore plus d’ampleur. La personnalité de Comte, la genèse de sa pensée, ainsi que les thèses du positivisme, qui étaient encore peu connues en Allemagne, méritaient une telle attention. Évidemment, les prises de position critiques ne manquaient pas »29.

  • 30 Cf. D. Fisette et G. Fréchette, « Le legs de Brentano » (À l’école de Brentano. De Würzburg à Vienn (...)
  • 31 À noter que Brentano avait prévu d’enseigner, au semestre d’été 1873, un cours sur le thème « la lo (...)

11Une des sources importantes d’information concernant les efforts de Brentano afin de se rapprocher des empiristes anglais est la correspondance qu’il a échangée avec Mill de 1872 jusqu’à la mort de ce denier en 1873. Cette correspondance intervient durant une période trouble dans la vie de Brentano, ce qu’on appelle la Glaubenskrise, qui avait débuté en 1869 avec sa réflexion sur les dogmes de l’Église, et qui a abouti à l’abandon de la prêtrise en 1873 et, quelques semaines plus tard, à sa démission de son poste d’ordinarius à Würzburg, poste qu’il avait finalement obtenu en mai 1872 en dépit encore une fois de l’opposition de Hoffmann et grâce à l’intervention de Lotze30. C’est dans cet état d’esprit que Brentano prépare un voyage en Angleterre et qu’il se rendra à Londres à l’été de 1872 afin de faire la connaissance des philosophes anglais31.

  • 32 Brentano rencontre néanmoins d’autres philosophes durant son séjour en Angleterre, et notamment H. (...)
  • 33 G. Grote, Aristotle, A. Bain and G. C. Robertson (éd.), London : John Murray, 1972 ; J. S. Mill, «  (...)
  • 34 J. S. Mill, « Grote’s Aristotle », p. 211, 222.

12Dans sa première lettre à Mill dont il a été question précédemment, Brentano lui fait part de l’état déplorable de la philosophie en Allemagne et de sa ferme intention de la réformer en s’appuyant sur la réforme des sciences naturelles. Il se dit heureux de constater que ses propres idées se rapprochent de celles de Mill sur plusieurs points en regard de la méthode et de certaines de ses doctrines. Brentano lui fait part de ses plans de voyage pour l’Angleterre, et cette correspondance porte en bonne partie sur la planification d’une rencontre entre les deux philosophes. Mais on sait que cette rencontre n’a jamais eu lieu tout d’abord parce que Mill n’était plus à Londres durant le séjour de Brentano, et la rencontre qui devait avoir lieu un peu plus tard à Avignon a malheureusement été empêchée par le décès de Mill32. Ce qui ne veut pas dire que le philosophe anglais ne s’intéressait pas aux travaux du jeune Brentano comme en témoignent la correspondance et un passage de sa recension de l’ouvrage de George Grote sur Aristote33 dans lequel Mill commente un des deux ouvrages de Brentano sur Aristote34 que ce dernier lui avait fait parvenir en 1872. Ce passage porte sur la thèse d’habilitation de Brentano et il montre toute l’estime que Mill avait pour ce dernier :

  • 35 J. S. Mill, op. cit., p. 222.

« L’ouvrage de Franz Brentano La psychologie d’Aristote, avec une référence particulière au nous poietikos, dont M. Grote ne semble pas avoir tenu compte lorsqu’il a écrit son essai puisque l’ouvrage de Brentano a été publié récemment en 1867 ; sans prendre position sur la question de savoir si Brentano a étayé toutes ses thèses dans cet ouvrage, l’auteur du présent article ne peut s’empêcher de noter que cet ouvrage est l’une des œuvres les plus minutieusement exécutées de recherche et d’exégèse philosophiques qui lui a été donné de rencontrer »35.

  • 36 Cette correspondance contient également une discussion philosophique fort intéressante sur la théor (...)

Cette remarque élogieuse de Mill à l’endroit de Brentano nous donne une idée de la portée philosophique qu’aurait pu avoir cette rencontre entre les deux philosophes36.

  • 37 C. Stumpf, « Souvenirs de Franz Brentano », op. cit., p. 204.
  • 38 F. Brentano, « Der Atheismus und die Wissenschaft », Historisch-politische Blätter für das katholi (...)
  • 39 F. Brentano, « Der Atheismus und die Wissenschaft », p. 854.

13Un autre aspect de cette correspondance qui présente un intérêt pour cette étude concerne la question religieuse que Brentano aborde dans une autre lettre à Mill datée du mois de décembre 1872. Brentano se plaint des accusations d’athéisme formulées à son endroit par un groupe d’ultramontains fanatiques, et on sait par Stumpf37 que la rumeur courait à cette époque que Brentano était considéré dans certains milieux comme un ennemi de l’Église catholique et du christianisme en général. Dans cette lettre, Brentano se compare à Comte, qui a lui aussi été accusé « injustement » d’athéisme, et il conjecture que ce qui a fort probablement nourri ces accusations à son endroit est le fait que le nom de Mill et ceux « des autres adhérents à l’école des sciences exactes » occupaient une place prépondérante dans ses leçons à Würzburg. Brentano cherche à se défendre contre ces accusations dans un article publié anonymement en 1873 sous le titre « L’athéisme et la science »38 dans lequel il engage une polémique contre l’auteur d’un article paru dans un quotidien autrichien (Wiener Presse) en faveur de l’athéisme. Brentano y prend la défense de Comte contre l’accusation d’athéisme et cherche à montrer que le théisme est compatible avec une philosophie scientifique, une thèse à laquelle il accorde aussi beaucoup d’importance dans son article sur Comte39. Brentano met ensuite dans la bouche de son interlocuteur l’argument de la relativité de la connaissance auquel Brentano répond en défendant la position de Comte et de l’école anglaise sur cette question et en faisant valoir que la relativité de la connaissance n’implique pas nécessairement une forme ou une autre de scepticisme :

  • 40 F. Brentano, op. cit., p. 855.

« Plusieurs philosophes, notamment les philosophes de l’école anglaise, ont explicitement exposé la doctrine de la relativité de la connaissance dont se revendique également l’auteur. S’il avait lu et compris n’importe lequel de leurs ouvrages, il saurait alors que lorsqu’on dit que seule une vérité relative est accessible, on veut dire quelque chose de complètement différent de ce que l’auteur en question veut dire lorsqu’il explique cette notion en disant que nous pouvons seulement nous rapprocher de la vérité en progressant d’erreurs graves à des erreurs plus bénignes »40.

Brentano reprend cet argument dans son article sur Comte et nous aurons l’occasion d’y revenir.

2. Examen de l’article de Brentano sur Comte

14Penchons-nous maintenant sur l’article de Brentano sur Comte. Quelques remarques s’imposent d’entrée de jeu sur le sens de cet article et les objectifs qu’y poursuit Brentano. Pour bien comprendre le sens de cet article, il faut garder à l’esprit les accusations dont Brentano faisait l’objet en 1869 et tenir compte du lectorat de la revue catholique dans laquelle l’article sur Comte a été publié. Il s’agit pour le jeune Brentano de convaincre ses lecteurs de la viabilité de la philosophie positive et de montrer qu’elle ne représente pas une menace pour le théisme. C’est ce qui explique, en partie du moins, l’attitude conciliante que Brentano adopte à l’endroit du positivisme de Comte même là où ce dernier défend des positions sensiblement différentes des siennes sur la religion, la métaphysique et la psychologie, ces deux dernières étant les deux axes principaux de la philosophie de Brentano. Deuxièmement, la valeur de cet article de Brentano réside peut-être moins dans l’originalité de son interprétation de la philosophie de Comte – Brentano, comme nous l’avons dit, s’appuie lourdement sur celle que propose Mill dans son ouvrage sur Comte –, ou encore dans ses analyses de la philosophie de Comte puisque cet article, le premier d’une série de sept articles qu’il projetait d’écrire sur Comte, se voulait explicitement une introduction générale à la philosophie de Comte. Brentano s’appuie principalement sur les premières leçons du Cours de philosophie positive de Comte dont il reproduit, en les paraphrasant, de larges extraits, bien qu’il se réfère aussi à l’occasion à son ouvrage plus tardif : Système de politique positive. Dans le contexte de la présente étude, la valeur de cet article réside davantage dans ses prises de position face à la philosophie de Comte et les informations qu’il nous fournit sur la genèse de la pensée de Brentano durant la période de Würzburg. Puisque les lecteurs francophones ont maintenant accès à la traduction en français de l’article de Brentano sur Comte que l’on publie dans ce volume, je me contenterai de résumer les grandes lignes de cet article en mettant l’accent sur les éléments qui présentent un intérêt en regard de l’évolution de la pensée de Brentano durant la période à laquelle appartient cet article. J’insisterai plus particulièrement sur ses commentaires critiques portant sur la nature de la philosophie positive de Comte, sa théorie des trois états, sa classification des sciences et sur quelques questions de nature méthodologique. Je tiendrai compte aussi dans mon exposé de ses leçons publiques sur Comte de 1869, qui apportent un complément d’information sur quelques points importants.

2.1. La nature de la philosophie positive

15Partons de ce passage du Cours dans lequel Comte propose une définition générale de la philosophie positive que Brentano commente au tout début de son étude :

  • 41 A. Comte cité par F. Brentano dans son article : « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 2 (...)

« J’emploie le mot philosophie dans l’acception que lui donnaient les Anciens, et particulièrement Aristote, comme désignant le système général des conceptions humaines ; et, en ajoutant le mot positive, j’annonce que je considère cette manière spéciale de philosopher qui consiste à envisager les théories, dans quelque ordre d’idées que ce soit, comme ayant pour objet la coordination des faits observés »41.

  • 42 F. Brentano, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 279.

16Brentano commente la première partie de la définition en insistant sur la référence à Aristote qui, en effet, conçoit ce système général de la connaissance humaine comme « une philosophie première qui renferme les lois les plus générales s’appliquant également dans tous les domaines des phénomènes devant précéder l’étude des sciences particulières »42. Mais puisque Aristote utilise également le terme métaphysique afin de désigner la philosophie première et la « science de l’être en général », l’usage que fait Comte de la notion de métaphysique dans sa théorie des trois états afin de désigner le mode d’explication des phénomènes fondé sur des « forces abstraites » ou sur des entités fictives prête à confusion. Car ce que conteste Comte dans sa critique de la métaphysique est d’abord et avant tout le mode d’explication des phénomènes qui a recours à des entités dites fictives et non la métaphysique en tant que telle, c’est-à-dire la métaphysique comprise comme philosophie première et comme système des connaissances humaines. Ceci étant dit, Brentano souscrit entièrement à la position de Comte sur la métaphysique comprise dans ce double sens.

  • 43 J. S. Mill, Auguste Comte et le positivisme, p. 10-11. Dans un fragment intitulé « Vom Gesetz der g (...)

17Un autre aspect important de la définition comtienne de la philosophie repose sur la notion de positivité. Brentano semble d’accord avec la suggestion de Mill que l’adjectif « positive », dans l’expression « philosophie positive », « serait exprimé d’une façon moins ambiguë, au point de vue objectif, par celui de phénoménal, et, au point de vue subjectif, par celui d’expérienciel (experiential) »43. Cette précision de Mill fait ressortir deux traits caractéristiques de la philosophie positive sur lesquels Brentano insiste dans son article, à savoir qu’elle se veut une philosophie fondée sur l’expérience, c’est-à-dire sur l’observation et l’induction, et qu’elle n’a affaire en définitive qu’à des phénomènes, plus précisément à la succession et à la similitude entre les phénomènes qu’elle assujettit à des lois naturelles et invariables. Elle implique en outre le rejet de la recherche des causes ultimes par laquelle Comte caractérise le mode d’explication des phénomènes par la philosophie théologique et la philosophie métaphysique dans sa théorie des trois états. À cet égard, la notion de phénomène, telle que l’utilise Comte, est particulièrement importante pour Brentano en regard de son rôle central dans sa Psychologie où elle désigne à la fois l’objet de la psychologie (les phénomènes psychiques) et celui des sciences de la nature (les phénomènes physiques). Brentano associe l’usage par Comte des phénomènes dans sa philosophie à ce qu’il appelle, dans son article « Athéisme et science », la relativité de la connaissance, par laquelle il désigne à la fois une limitation de notre connaissance des choses transcendantes et le caractère relationnel de notre connaissance. Un passage de l’ouvrage de Mill sur Comte résume parfaitement ce point :

  • 44 J. S. Mill, Auguste Comte et le positivisme, p. 6.

« Nous ne connaissons rien que des phénomènes ; et la connaissance que nous avons des phénomènes est relative, et non pas absolue. Nous ne connaissons ni l’essence, ni le mode réel de production, d’aucun fait : nous ne connaissons que les rapports de succession ou de similitude des faits les uns avec les autres. Ces rapports sont constants, c’est-à-dire toujours les mêmes dans les mêmes circonstances. Les ressemblances constantes qui lient les phénomènes entre eux, et les successions constantes qui les unissent ensemble à titre d’antécédents et de conséquents, sont ce qu’on appelle leurs lois. Les lois des phénomènes sont tout ce que nous savons d’eux. Leur nature essentielle et leurs causes ultimes, soit efficientes, soit finales, nous sont inconnues et restent, pour nous, impénétrables »44.

  • 45 F. Brentano, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 270.
  • 46 F. Brentano, op. cit., p. 266.

18Selon Brentano, la thèse de la relativité de la connaissance ne se traduit pas chez Comte par un rejet pur et simple des causes, comme c’est le cas chez Hume ou plus tard chez Mach par exemple, et encore moins par une forme ou une autre de scepticisme (à la Hume ou à la Kant), car, précise Brentano, Comte ne nie pas l’existence des causes mais seulement notre capacité de les connaître45. Ce qu’il rejette, en définitive, c’est le mode d’explication des phénomènes ayant recours à des propriétés occultes ou à des causes obscures. Notre connaissance se limite à rechercher les relations entre les choses, plus précisément les relations de succession et de ressemblance qui lient les phénomènes entre eux, et la tâche principale d’une science consiste à formuler les lois générales qui gouvernent ces relations. Par exemple, lorsqu’on cherche à expliquer pourquoi un corps en attire un autre, nous ne recherchons pas une propriété occulte appartenant à la nature ultime de l’attraction, mais nous mettons en relation des phénomènes au moyen d’une loi, et en l’occurrence de la loi de la gravitation46. Retenons des remarques de Brentano sur la définition de la philosophie positive de Comte son insistance sur les relations et l’importance qu’il attribue à la thèse de la relativité de la connaissance et au mode d’explication, basé sur l’observation et l’induction, qui consiste, d’une part, à rechercher les relations de succession et de ressemblance qui lient les phénomènes entre eux et, d’autre part, à rechercher les lois générales qui gouvernent ces relations.

2.2. La théorie des trois états de Comte

  • 47 F. Brentano, op. cit., p. 261 sq.

19Les pages de son article sur Comte que Brentano consacre à la loi des trois états montrent qu’il est en substance d’accord avec les principes généraux de la théorie de Comte47, laquelle, moyennant certaines modifications, est compatible avec sa philosophie de l’histoire. La théorie de Brentano part du constat qu’il existe certaines régularités dans le cours de l’histoire de la philosophie et que l’on peut observer, au sein de chacune des trois grandes périodes de son histoire, quatre phases ou moments, la première étant ascendante et les trois suivantes marquant son déclin « dans l’obscurcissement et la diminution de l’esprit scientifique ». Deux des critères importants qui guident cette philosophie de l’histoire sont le primat des intérêts théoriques sur les intérêts pratiques et la méthode scientifique telle que comprise dans sa quatrième thèse d’habilitation. C’est dans cette perspective que Brentano reproche à Comte son vocabulaire équivoque, le caractère linéaire et unilatéral du développement de l’histoire dans sa théorie, ses préjugés à l’endroit de la philosophie antique et médiévale, et lui reproche enfin de ne pas tenir compte des phases dégénératives dans l’histoire de la philosophie.

20Partons à nouveau d’un passage du Cours dans lequel Comte soutient que le développement de l’esprit humain et de l’histoire est déterminé par une loi invariable et nécessaire :

  • 48 A. Comte cité par Brentano dans « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 261.

« Je crois avoir découvert une grande loi fondamentale, à laquelle il est assujetti par une nécessité invariable. Cette loi consiste en ce que chacune de nos conceptions principales, chaque branche de nos connaissances, passe successivement par trois états théoriques différents : l’état théologique, ou fictif ; l’état métaphysique, ou abstrait ; l’état scientifique, ou positif »48.

21Appliquée à l’histoire de la philosophie, cette loi se traduit par la succession de trois états ou phases dans l’évolution de la philosophie, lesquelles correspondent aux trois grandes périodes de l’histoire de la philosophie, à savoir l’Antiquité, le Moyen Âge et la Modernité. Comte estime qu’à ces trois états correspondent trois types de philosophie : la philosophie théologique, la philosophie métaphysique et la philosophie scientifique, lesquelles se caractérisent par trois méthodes ou interprétations que Comte qualifie respectivement de fictive, abstraite et positive.

  • 49 F. Brentano, op. cit., p. 279.
  • 50 J. S. Mill, Auguste Comte et le positivisme, p. 10-11.

22Comme nous l’avons déjà remarqué, Brentano lui reproche d’abord son usage équivoque des termes métaphysique et théologie, et il conteste qu’à chacun des états corresponde une méthode différente. Brentano fait valoir que la philosophie théologique et la philosophie métaphysique au sens de Comte sont aussi des théories qui, même dans des périodes anciennes de l’histoire, utilisent parfois la même méthode que la philosophie positive, à savoir l’observation et l’induction, et on la retrouve déjà dans la philosophie ionienne de la nature et plus tard chez Bacon, par exemple49. Ce qui distingue chacun des trois états, ce sont au contraire les raisons qui sont invoquées dans l’explication des phénomènes. Brentano reprend à son compte une suggestion de Mill50 et distingue trois modes d’explication :

  1. Mode d’explication ayant recours à des personnes fictives (personnages de la mythologie grecque)

  2. Mode d’explication ayant recours à des entités fictives (essences dans les choses)

  3. Mode d’explication ayant recours à des lois naturelles (loi de la gravitation de Newton)

Pour le dire rapidement, l’hylozoïsme ou ce que Brentano appelle aussi le fétichisme universel, désigne le premier mode d’explication des phénomènes par la philosophie théologique et il se caractérise par le recours à des personnes fictives (comme par exemple les personnages de la mythologie grecque). La philosophie métaphysique ou spéculative a recours à des entités fictives (comme la vertu dormitive de l’opium pour reprendre l’exemple du médecin de Molière) tandis que la philosophie scientifique et positive préconise des explications fondées sur les lois de la nature (telle la loi de la gravitation de Newton, par exemple).

  • 51 F. Brentano, « Die vier Phasen der Philosophie und ihr augenblicklicher Stand », Die vier Phasen de (...)
  • 52 Cf. à ce propos les passages sur Littré (sa préface à la deuxième édition des Cours de Comte) et Mi (...)
  • 53 F. Brentano, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 282. Brentano ajoute en note que ce d (...)

23Brentano lui reproche aussi le caractère linéaire de sa théorie des trois états qu’il applique au progrès accompli par l’esprit humain au cours des trois grandes périodes de la philosophie. La théorie de Brentano a un caractère plus cyclique en ce qu’elle s’applique également à chacune des trois grandes traditions dans l’histoire de la philosophie. Ainsi, la philosophie antique, comme la philosophie médiévale, passe nécessairement par un état théologique et un état métaphysique, pour utiliser le vocabulaire de Comte, avant d’aboutir à une phase positive, laquelle caractérise la philosophie d’Aristote dans l’Antiquité comme celle de Thomas d’Aquin au Moyen Âge. D’où cet autre reproche adressé à Comte, à savoir qu’il entretient un préjugé à l’égard de l’usage de la méthode scientifique dans l’Antiquité51 et au Moyen Âge, périodes qui, dans cette perspective, demeurent arriérées en regard de l’état positif52. Une autre critique adressée à la théorie des trois états découle elle aussi du caractère cyclique de sa propre philosophie de l’histoire et elle consiste dans le fait que Comte ne tient compte que de la phase ascendante dans le progrès l’esprit humain, négligeant ainsi les phases dégénératives « qui détournent la philosophie de l’esprit positif »53. Dans le passage suivant, que je tire de la fin de son article sur Comte, Brentano montre clairement comment sa philosophie de l’histoire de la philosophie échappe aux critiques qu’il adresse à la théorie des trois états :

  • 54 F. Brentano, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 283.

« Jusqu’à lui [Aristote], il y a un ordre similaire à celui que Comte détermine de manière générale. On devait dès lors s’attendre à une épuration et à un développement plus parfait de l’esprit positif. Mais la philosophie grecque sera entraînée dans la déchéance de la vie grecque en général, et nous voyons alors la Stoa, l’école philosophique la plus importante de son temps, retourner à l’hylozoïsme d’Héraclite, et ensuite le néoplatonisme mettre en place le système théosophique le plus fantaisiste, comme si la première phase du développement ne commençait qu’à ce moment-là. Les scholastiques des onzième et treizième siècles renouent avec la phase ascendante du passé. Mais de nouveaux troubles reconduisent la recherche positive aux subtilités métaphysiques et au mysticisme. La modernité connaît un essor à travers Bacon, Descartes, Locke et Leibniz, mais, pour la troisième fois, une dégénérescence complète détourne la philosophie de l’esprit positif, d’une manière telle que sa dégénérescence dans les panthéismes schellingien et hégélien dépasse, d’après nous, tout ce que les stades analogues de philosophie corrompue ont produit dans l’Antiquité et le Moyen âge. Il revient à notre temps de se tourner à nouveau vers un traitement positiviste de la philosophie. Cet appel à un retour à l’esprit positif s’est fait fortement entendre, et on peut voit ça et là un beau départ qui, en partie, renoue avec les points culminants du passé et, en partie, utilise les avancées de la science de la nature »54.

  • 55 F. Brentano, « Über die Zukunft der Philosophie », in O. Kraus (éd.) Über die Zukunft der Philosoph (...)

Ce passage contient un diagnostic clair de l’état de la philosophie allemande à cette époque et l’exigence d’une réforme en profondeur de la philosophie que Brentano conçoit ici comme un retour à l’esprit positif qui caractérise l’empirisme anglais et la philosophie positive de Comte. Il montre aussi que Brentano a vu dans le traitement positiviste de la philosophie les signes d’une phase ascendante dans l’histoire de la philosophie succédant au déclin des systèmes idéalistes et renouant ainsi avec les moments culminants dans l’histoire de la philosophie, c’est-à-dire Aristote, Thomas d’Aquin et Descartes, par exemple. « L’âge d’or de la philosophie n’est pas derrière nous, mais devant nous », dira plus tard Brentano55.

2.3. Le théisme et la philosophie positive

  • 56 F. Brentano, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 276.
  • 57 F. Brentano, op. cit., p. 276.

24On le voit, la critique que Comte adresse à la théologie et à la métaphysique porte au premier chef sur des modes d’explication ayant recours à des personnes fictives ou à des entités fictives, auxquels il oppose la thèse de la relativité de la connaissance. Brentano est d’accord avec cette critique de Comte et reconnaît que ce serait la fin de toute enquête scientifique si l’on admettait comme seul principe d’explication du monde la volonté divine56. Cependant, Brentano soutient que l’admission d’un être divin comme le veut le théisme n’est pas incompatible avec le mode d’explication que préconise la philosophie positive et l’on aurait tort de voir dans la critique de Comte l’exclusion pure et simple de toute recherche théologique. Car de la même manière que le Comte de Brentano ne nie pas les causes premières mais seulement notre capacité de les connaître, il ne nie pas non plus l’existence de Dieu, mais seulement la possibilité que nous avons de le connaître57. Une fois écartée « toute spéculation qui voit l’origine du monde dans un entendement divin », il n’y a rien dans le positivisme de Comte qui s’oppose à l’admission d’une puissance divine comme le veut le théisme que défend Brentano dans cet article. Telle est en tout cas la position qu’il attribue à Comte dans son ouvrage Système de politique positive qu’il commente comme suit :

  • 58 F. Brentano, op. cit., p. 276.

« Qu’il y ait un dieu, cela lui semble dans cet ouvrage tout aussi inconnaissable. Mais loin de le rejeter, il n’hésite pas à considérer son existence comme ce qu’il y a de plus probable, dans la mesure où l’ordre du monde serait alors plus intelligible que dans le cas où l’on admettrait un mécanisme arbitraire et aveugle. En fait, bien qu’il se refuse à faire de Dieu, considéré comme scientifiquement indémontrable, la base de sa morale et de sa politique, il ne raisonne pas sans le prendre en compte lorsqu’il discute des premiers principes de l’agir »58.

2.4. La classification des sciences

  • 59 Cf. F. Brentano, Leçons, p. 275, 285 ; Psychologie, éd. Vrin, p. 46, où il cite un passage du De An (...)
  • 60 Cf. J. S. Mill, Auguste Comte et le positivisme, p. 34.

25Là où Comte a exercé une influence durable sur la pensée de Brentano, c’est sur le thème de la classification des sciences qu’il commente brièvement dans son article et ses leçons de 1869 sur Comte. Il est vrai que Brentano se réfère à l’occasion à la classification proposée par Aristote dans ses Analytica posteriora afin d’appuyer certaines modifications qu’il propose d’apporter à la classification de Comte, en ce qui a trait notamment à la place qui revient à la sociologie (ou à l’absence de la psychologie) dans le système de la science59. Cependant, il est clair que Brentano emprunte directement de Comte ses principes de classification de même que l’idée d’une dépendance logique dans l’échelle de subordination des sciences60. Je me contenterai ici de résumer succinctement les points principaux de son article sur la classification des sciences de Comte que j’expliciterai davantage, dans la prochaine section, dans mon analyse de la Psychologie.

  • 61 Il s’agit en fait du manuscrit H48 qui porte le même titre que l’article de Brentano sur Comte et q (...)
  • 62 F. Brentano, Leçons, p. 268.
  • 63 F. Brentano, op. cit., p. 290.

26Dans ses leçons publiques sur Comte61, Brentano remarque que l’ordonnancement des sciences théoriques, qui est à la base de la classification des sciences de Comte, est présupposé dans la théorie des trois états parce que c’est cette échelle qui explique pourquoi des sciences comme la physiologie et la sociologie se développent plus tardivement que d’autres sciences comme la biologie et la physique dont elles dépendent62. Selon la classification des sciences de Comte, cet ordre est déterminé par le degré de généralité, de simplicité et de dépendance logique des phénomènes qui constituent l’objet d’étude des sciences63. Brentano souligne le fait que la dépendance logique, qui fonde cette classification, prend sa source dans les phénomènes :

  • 64 F. Brentano, op. cit., p. 277.

« En appliquant cette règle fondamentale de la classification à notre cas, c’est alors la dépendance réciproque qui existe en fait dans les différentes sciences positives et à partir de laquelle nous devons les classer, et cette dépendance, pour être réelle, ne peut tirer son origine que des phénomènes correspondants »64.

Cette dépendance dépend en retour du degré de simplicité ou de généralité des phénomènes eux-mêmes :

  • 65 F. Brentano, op. cit., p. 290-291.

« Les phénomènes les plus simples (ceux qui sont les moins enchevêtrés aux autres) sont nécessairement les plus généraux […]. Cet ordre de généralité ou de simplicité détermine nécessairement l’enchainement rationnel des différentes sciences fondamentales par la dépendance successive de leurs phénomènes et établit ainsi leur degré de complexité »65.

  • 66 F. Brentano, op. cit., p. 274.

27Dans la classification que Comte propose au tout début de son Cours, les deux pôles de cette classification sont la mathématique et la sociologie, la première étant la plus simple et la plus universelle puisque toutes les autres sciences en dépendent, tandis que la science qui étudie les phénomènes sociaux est la plus complexe et la plus dépendante en ce qu’elle présuppose, dans son développement, toutes les autres sciences qui la précèdent dans l’échelle des sciences66. Entre les deux termes de cette classification, on retrouve l’astronomie, la physique, la chimie et la biologie. L’ensemble de ces sciences forme une unité qui est déterminée par les relations de dépendance logique que toutes ces sciences entretiennent entre elles, formant ainsi un tout (l’encyclopédie) dont elles sont les parties.

28Brentano souscrit sans réserve aux principes de la classification de Comte comme le montre clairement la classification des sciences qu’il élabore dans sa Psychologie. Le principal reproche qu’il lui adresse à la toute fin de son article est de ne pas admettre la légitimité des deux disciplines qui forment les deux axes de la philosophie de Brentano, à savoir la métaphysique (au sens de discipline) et surtout la psychologie :

  • 67 F. Brentano, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 284. Dans un passage de sa Psychologi (...)

« [Comte] ne prend pas assez en compte, dans l’histoire, les recherches psychologiques et les recherches métaphysiques (au sens habituel du terme), tout comme il ne reconnaît pas leur pleine légitimité. Mais cette branche de la science, la psychologie, est peut-être la plus apte à démontrer comment sa doctrine des trois états de développement se trouve partout confirmée, si seulement on l’applique de la bonne manière à l’histoire d’une science »67.

29Nous verrons que Brentano lui reproche d’assimiler la psychologie à une sous-discipline de la biologie, à savoir la physiologie (ou à la phrénologie). Néanmoins, comme l’explique aussi Brentano dans ce passage, la reconnaissance du statut de science à la psychologie ne compromet aucunement le bien-fondé ni de sa théorie des trois états, ni des principes de sa classification des sciences.

3. Quelques éléments comtiens dans la Psychologie de 1874

  • 68 F. Brentano, « Über die Gründe der Entmutigung auf philosophischem Gebiet », in O. Kraus (éd.) Über (...)
  • 69 O. Kraus, Über die Zukunft der Philosophie…, p. 157.

30Peu de temps après avoir été déchargé de ses fonctions à Würzburg, Brentano entreprend des pourparlers avec l’Université de Vienne en vue d’occuper le poste laissé vacant depuis le départ de F. Lott, poste qu’il obtiendra grâce encore une fois à Lotze, qui est intervenu auprès des autorités autrichiennes en faveur de sa candidature. Entre la renonciation à son poste à Würzburg en 1873, poste qui sera comblé par son étudiant Stumpf, et son entrée en poste à Vienne au début de l’année 1874, Brentano consacre le plus clair de son temps à la rédaction de son Hauptwerk qui verra le jour quelques mois plus tard. L’état d’esprit de Brentano au début de son séjour viennois s’exprime clairement dans sa conférence inaugurale à l’Université de Vienne intitulée « Sur les motifs de découragement dans le domaine de la philosophie »68. Brentano s’attaque au préjugé selon lequel la philosophie serait devenue une discipline désuète devant l’avancement des sciences naturelles et se propose d’encourager la jeunesse autrichienne à la philosophie en proposant une réforme de la philosophie fondée sur les principes d’une philosophie empiriste. Or, comme l’a bien vu Oskar Kraus dans son édition de cette conférence69, les positions fondamentales que défend ici Brentano s’appuient en grande partie, sinon sur la philosophie positive de Comte en tant que telle, du moins sur le résultat de ses recherches sur Comte et l’empirisme anglais.

31Brentano ouvre cette conférence en déclarant que l’époque des visions du monde et des constructions a priori de grands systèmes spéculatifs est révolue et que l’avenir de la philosophie appartient désormais aux chercheurs qui pratiqueront la philosophie dans l’esprit des sciences empiriques.

  • 70 F. Brentano, « Über die Gründe der Entmutigung auf philosophischem Gebiet », p. 85.

« Il n’y a plus aucun doute que, dans le domaine de la philosophie, il ne peut y avoir un autre maître que l’expérience, et qu’il ne s’agit plus désormais, par un coup génial, d’exposer dans le détail une vision du monde dans son ensemble, mais le philosophe peut, tout comme les autres chercheurs, conquérir son domaine de recherche en avançant pas à pas »70.

  • 71 F. Brentano, Psychologie, éd. Vrin, p. 21.

32Brentano reprendra cette maxime dans la préface à sa Psychologie d’un point de vue empirique (« Mon seul maître, c’est l’expérience »)71. C’est dans cette perspective que Brentano entreprend sa réforme de la philosophie basée sur le programme philosophique dont il présente les grandes lignes dans cette conférence et qu’il développera systématiquement dans sa Psychologie.

33La conférence inaugurale et de nombreux passages de la Psychologie contiennent plusieurs éléments qui nous permettent de reprendre le fil de la discussion menée par Brentano dans son article sur Comte et d’établir sa position en 1874 face à la philosophie positive du philosophe français. À commencer par la question du statut scientifique de la psychologie que Brentano cherche à réhabiliter en réfutant les arguments de Comte contre une psychologie introspective fondée sur l’observation interne. Dans sa Psychologie, Brentano reprend à son compte l’essentiel de la classification des sciences de Comte, avec cette différence importante, cependant, que la sociologie est remplacée par la psychologie dans la classification de Brentano. La psychologie est comprise comme une science empirique dont l’objet d’étude est l’analyse des phénomènes psychiques. Outre la notion de phénomène, que Brentano conçoit dans le même sens que Comte, la classification des phénomènes psychiques, qui représente une autre tâche importante que Brentano assigne à sa psychologie, obéit aux mêmes principes que Brentano attribue à la classification de Comte dans son article de 1869. Il y a enfin les considérations métaphysiques que Brentano fait intervenir au tout début de sa Psychologie en relation avec la définition aristotélicienne de la psychologie comme science de l’âme, à laquelle il reproche ses présupposés métaphysiques. L’ensemble des éléments comtiens que je viens d’énumérer constitue des aspects fondamentaux de la philosophie que Brentano défend dans la Psychologie d’un point de vue empirique. Dans cette section, j’examinerai quelques éléments comtiens dont discute Brentano dans sa conférence inaugurale et dans sa Psychologie en tenant compte de son article et de ses leçons publiques sur Comte.

  • 72 F. Brentano, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 283 : « Aristote qui, bien que théist (...)
  • 73 F. Brentano, Psychologie, éd. Vrin, p. 40. Dans son article « Brentano and Comte » (Grazer Philosop (...)

34Commençons par cette remarque lancée par Brentano à la toute fin de son article sur Comte où il reproche à Aristote de véhiculer certaines présuppositions métaphysiques dans nombre de ses doctrines, et notamment dans celle de la substance et de l’accident72. Brentano lui adresse le même reproche au tout début de la Psychologie lorsqu’il compare la conception aristotélicienne de la psychologie comme science de l’âme avec celle qui se définit comme science des phénomènes mentaux. Brentano lui reproche en fait de concevoir l’objet de la psychologie, c’est-à-dire l’âme, comme une substance et les phénomènes psychiques tels le désir ou la crainte, comme ses accidents ou ses propriétés essentielles. Or, soutient Brentano, d’un point de vue empiriste, il ne s’agit là que d’un simple postulat métaphysique, d’une fiction, qui, dans la mesure où il ne constitue pas un objet d’expérience, c’est-à-dire un objet accessible à la perception intérieure, ne saurait, par conséquent, constituer l’objet de la psychologie. D’où l’idée d’une « psychologie sans âme » qui, contrairement à la psychologie aristotélicienne, est censée ne véhiculer aucun présupposé métaphysique73.

35Nous avons noté précédemment que l’un des principaux reproches que Brentano adresse à Comte à la toute fin de son article est de négliger et de sous-estimer la valeur de la psychologie dans sa classification des sciences. Dans sa Psychologie, Brentano examine quelques-uns des arguments qui motivent le jugement de Comte sur la psychologie et qui justifient son refus de lui reconnaître le statut de science. Le principal argument de Comte repose sur sa critique de l’introspection qu’il conçoit comme une observation tournée vers l’intérieur et qu’il trouve avec raison absurde. C’est pourquoi, explique Mill, Comte propose de réduire la psychologie à une branche de la physiologie :

  • 74 J. S. Mill, Auguste Comte et le positivisme, p. 67.

« Il rejette totalement, comme un procédé sans vertu, l’observation psychologique proprement dite, ou, en d’autres termes, la conscience interne, tout au moins en ce qui regarde nos opérations intellectuelles. Il ne donne pas de place dans sa série des sciences à la psychologie, et en parle toujours avec mépris. L’étude des phénomènes mentaux, ou, suivant son expression, des fonctions morales et intellectuelles, trouve place dans son plan sous le chef de biologie, mais seulement comme branche de la physiologie. Il nous faut, pense-t-il, acquérir notre connaissance de l’esprit humain, en observant les autres. Comment nous devons observer les opérations mentales d’autrui, ou en interpréter les signes, sans avoir appris, par la connaissance de nous-mêmes, la signification de ces signes : c’est ce qu’il n’établit pas »74.

Brentano reconnaît la relation étroite qui lie la psychologie à la physiologie, mais contrairement à Comte, il soutient que la psychologie constitue un domaine de recherche distinct de celui de la physiologie.

36Penchons-nous sur les arguments de Comte contre une psychologie introspective que Brentano examine dans sa Psychologie. Le passage suivant, tiré du Cours de philosophie positive de Comte, résume clairement la position de Comte sur l’introspection :

  • 75 A. Comte cité par Brentano dans Psychologie, éd. Vrin, p. 50-51.

« Mais, quant à observer de la même manière les phénomènes intellectuels pendant qu’ils s’exécutent, il y a impossibilité manifeste. L’individu pensant ne saurait se partager en deux, dont l’un raisonnerait, tandis que l’autre regarderait raisonner. L’organe observé et l’organe observateur étant, dans ce cas, identiques, comment l’observation pourrait-elle avoir lieu ? Cette prétendue méthode psychologique est donc radicalement nulle dans son principe. Aussi, considérons à quels procédés profondément contradictoires elle conduit immédiatement ! D’un côté, on vous recommande de vous isoler, autant que possible, de toute sensation extérieure ; il faut surtout vous interdire tout travail intellectuel ; car, si vous étiez seulement occupés à faire le calcul le plus simple, que deviendrait l’observation « intérieure » ? D’un autre côté, après avoir enfin, à force de précautions, atteint cet état parfait de sommeil intellectuel, vous devrez vous occuper à contempler les opérations qui s’exécuteront dans votre esprit lorsqu’il ne s’y passera plus rien. Nos descendants verront sans doute de telles prétentions transportées un jour sur la scène »75.

  • 76 « La perception intérieure de nos propres phénomènes psychiques est donc la première source des exp (...)
  • 77 J. S. Mill, Auguste Comte et le positivisme, p. 68.
  • 78 F. Brentano, Psychologie, p. 53.

37L’argument de Comte est qu’on ne peut observer les phénomènes intérieurs comme une science digne de ce nom se livre à l’observation des phénomènes au moyen de la perception externe et que l’introspection est par conséquent une aberration. Brentano admet avec Comte que la conscience de soi comprise comme une observation interne est une impossibilité de principe, mais il lui reproche de confondre observation interne et conscience de soi, que Brentano appelle plus précisément la perception interne76. Mill est lui aussi d’accord avec Comte que l’observation interne n’est pas un moyen approprié dans l’étude de nos opérations intellectuelles, et il privilégie pour sa part la mémoire77. Brentano rejette aussi bien l’option préconisée par Mill78 et soutient que seule la perception interne constitue un mode d’accès approprié à la connaissance de notre vie psychique intérieure :

  • 79 F. Brentano, Psychologie, p. 48.

« Comme les sciences de la nature, la psychologie repose sur la perception et sur l’expérience. Mais sa source essentielle est la perception interne de nos propres phénomènes psychiques. En quoi consistent une représentation, un jugement, ce que c’est que plaisir et douleur, désir et aversion, espoir et crainte, courage et découragement, décision et intention volontaire, nous ne le saurions jamais, si la perception interne de nos propres phénomènes ne nous l’apprenait »79.

38On mesure l’enjeu de cette discussion à l’importance qui revient à la perception interne dans la philosophie de Brentano. Car la perception interne représente pour lui non seulement le seul canal d’information des phénomènes mentaux, mais encore une composante essentielle de sa théorie de la connaissance et de sa théorie de la vérité.

  • 80 Ce sont aussi ces mêmes principes qui sous-tendent la classification des phénomènes psychiques en t (...)

39Qu’en est-il maintenant de la place qui revient à la psychologie dans la classification des sciences de Brentano ? Cette question est abordée dans sa conférence inaugurale à l’Université de Vienne et dans le premier livre de sa Psychologie qui s’intitule « La psychologie comme science ». Brentano reprend les critères de classification de Comte, c’est-à-dire la simplicité, la généralité et la dépendance logique, mais il apporte des modifications importantes à sa classification des sciences, la plus importante étant le remplacement de la sociologie par la psychologie80. Brentano soutient en effet que la sociologie est une branche de la psychologie, et que les phénomènes sociaux qu’elle étudie appartiennent essentiellement aux phénomènes psychiques :

  • 81 F. Brentano, « Über die Gründe der Entmutigung auf philosophischem Gebiet », p. 94.
  • 82 F. Brentano, opcit., p. 100.

« La sociologie, comme aussi toutes les autres branches de la philosophie, est en relation avec la psychologie. Elles seront pour cette raison réunies dans un groupe parce que leurs recherches sont liées les unes aux autres par des liens les plus étroits81.
Manifestement, les phénomènes sociaux appartiennent aux phénomènes psychiques, et aucune autre connaissance ne peut être invoquée ici comme principe de classification que la connaissance des lois psychiques, et donc la connaissance philosophique »82.

Il en va donc ici de la sociologie comme de l’esthétique ou de l’éthique dont l’objet d’étude appartient aux phénomènes psychiques, et la tâche principale qui revient à la psychologie est de rechercher les lois qui gouvernent les relations entre ces phénomènes, lois qui sont présupposées par la sociologie. Comme l’explique Brentano, la psychologie représente la science philosophique par excellence et les phénomènes qu’elle étudie constituent l’objet le plus noble dans l’évolution de la science et de l’humanité en général.

  • 83 F. Brentano, Psychologie, p. 47.
  • 84 F. Brentano, « Über die Gründe… », p. 93.

40La psychologie représente donc avec la mathématique un des deux pôles dans la classification des sciences de Brentano : « La mathématique considère les phénomènes les plus simples et les plus indépendants, la psychologie les phénomènes les plus dépendants et les plus complexes83 ». Entre ces deux pôles, on retrouve, dans la classification de Brentano, la physique, la chimie, la biologie et la physiologie qui forment une série qui va des sciences les plus abstraites aux plus concrètes84 et dont l’ordonnancement est conditionné par les relations de dépendance logique des sciences les plus complexes aux sciences les plus simples, la plus simple et la plus universelle étant la mathématique qui est la seule science qui soit autonome par rapport aux autres dans l’échelle des sciences. Cette échelle est indispensable pour comprendre pourquoi des sciences comme la psychologie et la physiologie n’évoluent pas au même rythme que les sciences qu’elles présupposent et pourquoi la physiologie et la psychologie accusent un retard important dans leur développement à l’époque de Brentano par rapport aux autres sciences qui les précèdent dans l’échelle des sciences :

  • 85 F. Brentano, Psychologie, p. 43-44.

« Les sciences théoriques générales forment une sorte d’échelle, dont chaque échelon prend appui sur l’échelon inférieur. La science supérieure considère des phénomènes complexes, la science inférieure des phénomènes plus simples, mais qui concourent à cette complexité. Le progrès de la science supérieure est donc naturellement conditionné par celui de la science inférieure. Il va donc de soi qu’à part quelques tentatives préparatoires empiriques, la première se développera plus tard que la seconde ; et elle ne pourra pas atteindre en même temps qu’elle à cet état de maturité où elle servira vraiment aux besoins de la vie. […] Ce développement tardif de la physiologie s’explique aisément. Les phénomènes sont en effet plus complexes que ceux des sciences antérieures et dépendent d’eux, comme les phénomènes de la chimie dépendent de ceux de la physique et les phénomènes de la physique de ceux de la mathématique. On saisit aisément les raisons qui ont empêché jusqu’ici la psychologie de produire des fruits plus abondants. Les phénomènes physiques se déroulent sous l’influence des lois mathématiques, les phénomènes chimiques sous l’influence des lois physiques, les phénomènes de la physiologie sous l’influence de toutes ces lois. Et les phénomènes psychologiques sont à leur tour influencés par les lois des forces que les organes produisent et modifient »85.

  • 86 F. Brentano, op. cit., p. 81.

Non seulement la psychologie accuse-t-elle un retard sur les autres sciences, mais le statut des lois auxquelles elle a recours dans l’explication de la succession des phénomènes psychiques n’est pas le même que celui qu’elles ont dans les autres sciences. Car les lois de la psychologie sont des généralisations empiriques, acquises par induction, et elles demeurent donc incomplètes et inexactes comparativement aux lois des sciences des phénomènes physiques et surtout à celles dans le domaine des mathématiques, lesquelles sont paradigmatiques d’une science dans le système comtien de la science. C’est pourquoi la physiologie, en tant que science des phénomènes physiques, est indispensable au développement de la psychologie dans la mesure où « seuls les faits physiologiques permettent de pénétrer jusqu’à de véritables lois fondamentales touchant la succession de phénomènes psychiques86 ».

  • 87 F. Brentano, « Über die Gründe… », p. 93-94.

41Mais il y a d’autres raisons qui expliquent l’étroite relation que Brentano établit entre la psychologie et la physiologie. Comme le montre sa classification dans laquelle la physiologie précède immédiatement la psychologie dans l’échelle des sciences, Brentano admet que la psychologie dépend de la physiologie, et plus précisément de la physiologie des sens, dans la mesure où, d’une part, les états psychiques « nous sont donnés seulement en relation avec des organismes et dans leur dépendance avec certains processus physiologiques »87, et que, d’autre part, les sensations constituent une source importante des phénomènes psychiques appartenant à la classe la plus simple de phénomènes mentaux dans la classification des phénomènes psychiques de Brentano, à savoir les représentations qui sont directement liées aux phénomènes physiques qui sont ses objets premiers.

  • 88 F. Brentano, Psychologie, p. 64.

« On s’accorde en effet à y voir une source des autres phénomènes psychiques, et beaucoup de savants soutiennent qu’elles constituent la source unique de tous les phénomènes. Les sensations sont les conséquences d’influences physiques. Elles résultent d’un processus psychophysique. Et c’est pour cette raison que la physiologie, en particulier la physiologie des organes des sens, prête ici une aide essentielle à la psychologie »88.

  • 89 F. Brentano, op. cit., p. 29.
  • 90 En fait, cette distinction remonte à la période de Würzburg comme l’a montré G. Fréchette dans son (...)
  • 91 F. Brentano, Psychologie, p. 67.
  • 92 F. Brentano, op. cit., p. 65. Mill soulève cette question dans son ouvrage sur Comte : « Et quel in (...)

42Malgré les relations intimes entre la physiologie et la psychologie, on ne saurait abolir les frontières entre ces deux disciplines. Dans sa Psychologie89, Brentano préconise plutôt une division du travail entre psychologues et physiologistes, laquelle anticipe à maints égards celle qu’il proposera plus tard dans ses leçons sur la psychologie descriptive90 entre ce qu’il appelle la psychognosie (ou la phénoménologie) et la psychologie génétique (ou physiologique). À cet égard, un des reproches qu’il adresse à Comte91 et à la psychologie physiologique de Wundt, par exemple, est de surestimer l’apport de la physiologie et de la méthode physiologique dans l’étude des phénomènes mentaux. Ce reproche s’adresse plus particulièrement à l’usage chez Comte de la phrénologie comme « instrument de recherche psychologique »92. Brentano soutient que l’analyse et la description des phénomènes mentaux a préséance sur leur explication par la physiologie, et le seul mode d’accès aux phénomènes mentaux qui s’offre au psychologue est la perception interne dont l’objet d’étude, les phénomènes psychiques, la démarque des sciences des phénomènes physiques.

  • 93 F. Brentano, op. cit., p. 40.

43La place qui revient à la psychologie dans la classification des sciences de Brentano soulève d’autres questions dont celle de son statut de science. Nous avons vu que Brentano la conçoit comme une science sans âme dont le domaine d’étude est délimité par les phénomènes psychiques auxquelles donne accès la perception intérieure. Par son objet et le mode d’accès à son champ d’étude, la psychologie se démarque des autres sciences, et d’abord des sciences de la nature dont l’objet d’étude sont les phénomènes physiques93. Et on sait que la notion d’inexistence intentionnelle, par laquelle Brentano caractérise les phénomènes mentaux, constitue également le critère principal de sa classification des phénomènes en deux classes. Compte tenu de ces différences importantes entre la psychologie et les sciences de la nature, la question se pose de savoir ce qui fait de la psychologie une science au même titre que les autres sciences qui la précèdent dans l’échelle des sciences et qu’elle présuppose. Encore ici, le rapprochement avec la philosophie positive de Comte s’impose parce que la définition d’une science que Brentano utilise dans sa Psychologie est très proche de celle qu’il attribue à la philosophie positive dans son article sur Comte. Faute de pouvoir traiter en détail cette question compliquée, je terminerai mon analyse des éléments comtiens dans la Psychologie de Brentano par quelques remarques sur le phénoménisme et la notion de phénomène.

  • 94 Ibid.

44La notion de phénomène, telle que Brentano l’utilise dans sa Psychologie, présente de nombreuses affinités avec celle de Comte. Comme l’explique Brentano, la notion de phénomène est souvent employée par opposition à ce qui existe vraiment, et les phénomènes qu’étudie la science tels le son ou la chaleur, par exemple, n’ont pas d’existence véritable en dehors de l’observation, ce ne sont que de simples phénomènes et « les signes d’une réalité effective dont l’action produit leur représentation »94. C’est pourquoi Brentano soutient que l’on ne peut affirmer des objets de la perception externe qu’ils sont en réalité tels qu’ils nous apparaissent, contrairement aux phénomènes psychiques dont la réalité est garantie par l’évidence de la perception interne. Comme l’explique Brentano :

  • 95 Ibid.

« En soi et pour soi, ce qui est réel (wahrhaft) n’apparaît pas, et ce qui apparaît n’est pas réel (wahrhaft). La vérité des phénomènes physiques n’est, suivant l’expression consacrée, qu’une vérité relative »95.

  • 96 La thèse de l’origine comtienne de la notion de phénomène telle que l’utilise Brentano dans sa Psyc (...)

Ce qui ne veut pas dire que Brentano défend une forme ou une autre de phénoménisme comme le soutiennent certains commentateurs de Brentano96. Si l’on entend par phénoménisme la réduction du monde à des phénomènes ou à des relations fonctionnelles entre les phénomènes sensibles, cette position n’est pas attribuable à Brentano. Car Brentano admet l’existence et la réalité d’un monde transcendant même s’il estime que nous n’y avons accès que par le biais des phénomènes.

  • 97 F. Brentano, Psychologie, p. 111.

« On pourrait définir ainsi l’objet scientifique des sciences de la nature : un effort pour expliquer la succession des phénomènes physiques correspondant à des sensations normales et pures (c’est-à-dire qui ne sont pas influencées en partie par des états et des processus psychiques particuliers), en admettant que nos organes des sens subissent l’action d’un monde à trois dimensions comme l’espace et à direction unique comme le temps. Sans expliquer la nature absolue de ce monde, les sciences ainsi définies se contenteraient de lui attribuer des forces capables de produire les sensations et d’influer réciproquement sur leur action, et elles détermineraient pour ces forces les lois de coexistence et de succession »97.

  • 98 J. S. Mill, An examination of Sir William Hamilton’s philosophy, and of the principal philosophical (...)
  • 99 F. Brentano, Psychologie, p. 111-112.

En note à ce passage, Brentano rapproche la notion de force de ce que Mill appelle dans son ouvrage sur Hamilton des « possibilités permanentes de sensation »98 et précise que la notion de phénomène physique désigne en définitive « les causes extérieures des sensations » qui se manifestent dans les sensations99. On reconnaît là la thèse de la relativité de la connaissance dont il a été question précédemment. Dans le passage suivant, que je tire à nouveau de sa Psychologie, Brentano applique cette thèse à la physiologie :

  • 100 F. Brentano, op. cit., p. 78.

« Nous l’avons déjà dit, les phénomènes physiques de couleur, de son, de température, ainsi que celui de la détermination des distances, ne nous donnent aucune représentation des réalités sous l’influence desquelles ils se manifestent à nous. Nous pouvons affirmer l’existence de telles réalités et leur attribuer certaines propriétés relatives. Mais quant à dire comment elles sont et ce qu’elles sont en soi, et pour soi, nous ne pouvons même en concevoir l’idée. Même arrivée à son plein développement, la physiologie du cerveau ne pourrait pas non plus nous renseigner mieux que l’examen purement psychique sur les réalités auxquelles se rattachent ces dispositions acquises. Tout ce qu’elle pourrait faire, ce serait de nous indiquer certains phénomènes physiques qui auraient pour cause la même inconnue x »100.

  • 101 Cf. mon article « Phenomenology and Phenomenalism : Ernst Mach and the Genesis of Husserl’s Phenome (...)

Plutôt que d’une forme ou d’une autre de phénoménisme, la philosophie que défend Brentano dans sa Psychologie se rapproche davantage d’une « phénoménologie » comprise au sens étroit de science des phénomènes que l’on retrouve à l’époque de Brentano chez plusieurs philosophes et scientifiques tels Stumpf et Husserl, ou encore chez E. Mach et E. Hering101.

Remarques finales

  • 102 Le manuscrit des leçons de 1893-1894 : « Zeitbewegendephilosophische Fragen » n’a pas encore été pu (...)
  • 103 F. Brentano, « Zeitbewegendephilosophische Fragen » (non publié) ; (cf. p. 29378 sq.).

45Durant la période viennoise, Brentano continue de s’intéresser au positivisme de Comte comme le montrent ses dernières leçons à Vienne (« Questions philosophiques contemporaines ») qui portaient sur les relations entre le positivisme et le monisme chez Comte, Kirchhoff, Mach et Mill102. Dans la première partie de ces leçons, Brentano accorde beaucoup d’importance à l’étude comparative du positivisme de Comte avec le descriptivisme de Kirchhoff que défend également Mach. Sur le plan méthodologique, le rapprochement s’impose entre le descriptivisme dans l’école de Kirchhoff et l’importance qui revient à la psychologie descriptive à partir des années 1880 chez Brentano et ses étudiants. Brentano y traite aussi de la théorie des trois états de Comte et adopte essentiellement les mêmes positions à l’égard de Comte que celles qu’il défendait dans ses textes plus anciens103.

46Brentano fait allusion à ses dernières leçons à Vienne dans une lettre à Mach datée du 20 mai 1895. Cette lettre revêt une signification particulière parce qu’elle est adressée à celui-là même qui a été appelé à occuper la chaire d’histoire et de théorie des sciences inductives, laissée vacante depuis la démission de Brentano en 1880. Mach lui adresse une lettre (14-05-1895) dans laquelle il lui fait part de sa nomination à Vienne et le remercie d’avoir appuyé sa candidature malgré les circonstances qui ont précipité son départ de Vienne en 1895. C’est en réponse à cette lettre de Mach que Brentano, après s’être réjoui de sa nomination à Vienne, lui fait part de sa position sur le positivisme dans ses dernières leçons à Vienne :

  • 104 F. Brentano, Über Ernst Machs «Erkenntnis und Irrtum», R. Chisholm et J. Marek (éd.), Amsterdam : R (...)

« Vous ne savez probablement pas que le hasard a voulu que dans la première partie des leçons que j’ai enseignées l’hiver dernier sur le thème du positivisme et du monisme, j’ai traité en détail de vos positions sur ce thème. Je considérais que Comte et Kirchhoff étaient les représentants d’un positivisme inconséquent tandis que J. Stuart Mill et Mach étaient considérés comme les représentants d’un positivisme évolué. Toutefois, j’ai essayé de montrer pourquoi une forme ou une autre de positivisme s’avère indéfendable. […] Je suis et j’ai toujours été convaincu que le consensus sur la seule formulation – même si sa signification avait une grande portée – est de moindre importance que le consensus sur la méthode de la recherche »104.

  • 105 En témoignent les notes dictées par Brentano à Florence durant l’hiver 1905-1906. Ces notes et sa c (...)
  • 106 Brentano discute à plusieurs reprises de la conception comtienne de la religion et du « grand être  (...)

47La position de Brentano sur le positivisme a évolué dans le temps, mais ce passage montre que malgré ses réserves à l’endroit du positivisme, ses positions sur la méthode de la recherche demeurent intactes. On constate en outre que son jugement sur la philosophie de Mill n’a pas changé, et on sait que Brentano s’est vivement intéressé au positivisme de Mach, et notamment à sa doctrine des sensations, après son départ de Vienne105. Notons enfin que malgré les distances que prend Brentano par rapport à Comte durant la période de Vienne, Comte demeure un interlocuteur privilégié de Brentano dans nombre de cours et de dictées où il aborde notamment des questions liées à la religion106.

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Werle Joseph M., Franz Brentano und die Zukunft der Philosophie. Amsterdam : Rodopi (Studien zur Österreichischen Philosophie Bd. XV), 1989.

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Notes

1 F. Brentano, Von der Mannigfachen Bedeutung des Seienden nach Aristoteles, Freiburg : Herder, 1862 ; trad. P. David, De la Diversité des acceptions de l’être d’après Aristote, Paris : Vrin, 1992 ; Die Psychologie des Aristoleles, insbesondere seine Lehre vom Nous Poietikos. Nebst einer Beilage über das Wirken des Aristotelischen Gottes, Mainz : Franz Kirchheim, 1867.

2 F. Brentano, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 257.

3 F. Brentano, « Auguste Comte und die positive Philosophie », Geschichte der Philosophie der Neuzeit, K. Hedwig (éd.), Hamburg : Meiner, 1987, p. 246294.

4 F. Brentano, « Gesuch an das Staatsministerium d. Inn. f. Kirchen- u. Schul-Angelegenheiten um Ernennung zum a. o. Professor, 26. Juni 1870 », in T. Freudenberger, Die Universität Würzburg und das erste vatikanische Konzil, 1. Teil : Würzburger Professoren und Dozenten als Mitarbeiter und Gutachter vor Beginn des Konzils, Neustadt : Degener, 1969, p. 455.

5 Ce plan est reproduit dans l’ouvrage de J. Werle, Franz Brentano und die Zukunft der Philosophie, Amsterdam : Rodopi (Studien zur Österreichischen Philosophie, Bd. XV), 1989, p. 37.

1. Nature de la science (philosophie) positive ;

2. La situation actuelle de la philosophie positive ;

3. La signification de la philosophie positive (plan de l’ouvrage ; échelle des sciences)

4. Caractérisation du premier essai de fonder la sociologie

4.1 Ce qu’a été la sociologie jusqu’à maintenant

4.2 La méthode de la sociologie

5. Caractérisation du premier essai de fonder la sociologie (suite)

5.1 Le caractère statique de la sociologie

5.2 La dynamique sociale / manière de traiter l’histoire (abstraction, parallèles)

6. Caractérisation du premier essai de fonder la sociologie (suite)

6.1 Le stade théologique

6.2 Le stade métaphysique

6.3 Propositions pour le futur

7. La deuxième carrière de Comte (première partie) : Remarques générales sur l’éthique et la religion chez Comte

8. La deuxième carrière de Comte (deuxième partie) : Détails.

6 Dans son édition de Geschichte der Philosophie der Neuzeit (Hamburg : Meiner, 1987, p. XXIX-XXX), K. Hedwig indique quelques ouvrages de
Comte que Brentano avait en sa possession : Catéchisme positiviste, Paris : 1852 ; Positive Philosophy, translated by Martineau H., London : J. Chapman, 1853, 2 vol. ; Cours de philosophie positive, Paris : G. Baillière, 1864, 6 vol.

7 F. Brentano, « Gesuch… », op. cit., p. 455.

8 Cf. J. Werle, op. cit., p. 39.

9 Les lettres de Brentano à Mill n’ont pas encore été publiées. Je me réfère ici aux lettres manuscrites qui portent la signature K.1.34.1 et K.1.34.2 que l’on peut consulter aux Archives Brentano à Graz.

10 J. S. Mill, The Collected Works of John Stuart Mill, volume XVII, The Later Letters of John Stuart Mill, 1849-1873, part IV, éd. Francis E. Mineka and Dwight N. Lindley, Toronto : University of Toronto Press, 1972.

11 F. Brentano, Psychologie vom empirischen Standpunkte (1874), M. Antonelli (éd.), Schriften I, 1, Frankfurt : Ontos Verlag, 2008 ; trad. M. de Gandillac, Psychologie du point de vue empirique, Paris : Aubier, 1954 ; rev. J.-F. Courtine, Paris : Vrin, 2008.

12 La littérature portant spécifiquement sur la relation de Brentano à Comte est peu abondante, elle se limite, à ma connaissance, à deux articles, celui de D. Münch, « Brentano and Comte » (Grazer Philosophische Studien, vol. 35, 1989, p. 33-54) et celui de R. Schmit, « Brentano et le positivisme » (Archives de Philosophie, vol. 65, n° 2, 2002, p. 291-309) qui s’appuie sur le premier. J. Benoist, dans la deuxième partie de son article récent « Le naturalisme de Brentano » (Revue roumaine de philosophie, vol. 55, 2011, p. 131-147), compare la notion brentanienne de phénomène avec celle de Comte. L’ouvrage de L. Gilson, Méthode et métaphysique chez Franz Brentano (Paris : Vrin, 1955) contient des remarques utiles sur la relation de Brentano à Comte ; l’article de R. Haller, « Franz Brentano, ein Philosoph des Empirismus » (Brentano Studien, vol. 1, 1988, p. 19-30) insiste davantage sur l’apport de Brentano dans le développement du positivisme pour l’histoire de la philosophie autrichienne jusqu’au Cercle de Vienne. Dans leur traduction de l’article de Brentano sur les quatre phases de la philosophie (The Four Phases of Philosophy, B. Mezei and B. Smith (éd.), Amsterdam : Rodopi, 1998), B. Mezei et B. Smith soulignent l’influence de Comte sur le jeune Brentano, tandis que R. Schaefer, dans son article « The Madness of Franz Brentano : Religion, Secularisation and the History of Philosophy » (History of European Ideas, vol. 39, n° 4, 2013, p. 541-560), se demande, en réaction à ces derniers, quelle a été l’influence que Comte a exercée sur Brentano dans l’évolution de sa pensée sur la religion (et la sécularisation) ; sur cette dernière question, cf. l’article de A. J. Burgess, « Brentano as a philosopher of Religion » International journal for philosophy of religion, vol. 5, 1974, 79-90. Un des seuls étudiants de Brentano à s’être véritablement intéressé à la philosophie de Comte est T. Masaryk qui, dans son ouvrage de 1887, Versuch einer konkreten Logik (Vienne : Carl Conegen, 1887), propose une classification des sciences qui s’apparente à celle de Comte ; sur les rapports entre Masaryk et Comte, cf. l’article de J. Sebestik « Thomas Garrigue Masaryk ou le positivisme détourné », Revue d’histoire des sciences humaines, vol. 8, 2003, p. 103-123.

13 Les deux sources principales dont je me servirai dans cette section sont : D. Fisette et G. Fréchette, « Le legs de Brentano », À l’école de Brentano. De Würzburg à Vienne, Paris : Vrin, 2007, p. 7-161 ; C. Stumpf, « Souvenirs de Franz Brentano », in D. Fisette et G. Fréchette (dir.), À l’école de Brentano. De Würzburg à Vienne, Paris : Vrin, 2007, p. 175-223.

14 J. S. Mill, Auguste Comte and Positivism, 1865, in J. S. Mill, Collected Works of John Stuart Mill, J. M. Robson (éd.), vol. 10, Toronto : University of Toronto Press, 1969, p. 261-368 ; trad. G. Clemenceau, Auguste Comte et le positivisme, Paris : Germer Baillière, 1868. Brentano avait en sa possession cette édition de la version française de cet ouvrage de Mill que j’utiliserai dans cette étude.

15 Je conjecture ici qu’il s’agit bien de son article sur Comte auquel Brentano fait allusion dans cette lettre, même si Mill n’y fait pas allusion dans sa réponse datée du 04-03-1872. Mill accuse réception des deux ouvrages de Brentano sur Aristote dans ses lettres du 29-04-1872 (Sur la psychologie d’Aristote) et du 14-10-1872 (Diversité des acceptions de l’être chez Aristote).

16 C. Stumpf, « Souvenirs de Franz Brentano », op. cit., p. 176.

17 F. Brentano, « Die Habilitationsthesen », in O. Kraus (éd.) Über die Zukunft der Philosophie : nebst den Vorträgen, Über die Gründe der Entmutigung auf philosophischem Gebiet, Über Schellings System, und den 25 Habilitationsthesen, Hamburg : Meiner, 1929, p. 137.

18 Cf. R. Haller « Franz Brentano, ein Philosoph des Empirismus », Brentano Studien, vol. 1, 1988, p. 19-30. Haller insiste plus particulièrement sur deux autres aspects des travaux de Brentano à cette époque qui le rapprochaient de la philosophie de Comte, à savoir sa quatrième thèse d’habilitation et sa philosophie de l’histoire.

19 C. Stumpf, « Franz Brentano, Professor der Philosophie, 1838-1917 », in A. Chroust et al. (éd.), Lebensläufe aus Fränken, vol. II, Würzburg : Kabitzsch & Mönnich, 1922, p. 70.

20 Cf. D. Fisette (dir.), Carl Stumpf. Renaissance de la philosophie, Paris : Vrin, 2007.

21 Cf. F. Brentano, « Gesuch », op. cit., p. 454-455.

22 Cf. L. Gilson, Méthode et métaphysique selon Franz Brentano, Paris : Vrin, 1955, p. 416.

23 F. Brentano, « Die Habilitationsthesen », op. cit., p. 137.

24 F. Brentano, Deskriptive Psychologie, R. Chisholm und W. Baumgartner (éd.), Hamburg, Meiner, 1982, p. 3.

25 F. Brentano, « Über Schellings Philosophie », in O. Kraus (éd.) Über die Zukunft der Philosophie, op. cit., Hamburg : Meiner, 1929, p. 101-132.

26 F. Brentano, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 279.

27 C. Stumpf, « Souvenirs de Franz Brentano », op. cit., p. 177-178.

28 F. Brentano, « Geschichte der kirchlichen Wissenschaften », in J. A. Möhler, Kirchengeschichte, hrsg. von P. Gams, Bd. II, Regensburg, Georg Joseph Manz, 1867, S. 526-584 ; trad. P. Bélet, « Histoire des sciences ecclésiastiques », Histoire de l’Église, vol. II, Paris : Gaume Frères et J. Duprey, 1868, p. 479 sq. Dans un passage connu de cet ouvrage grâce entre autres à l’étude critique que lui a consacrée Étienne Gilson (« Franz Brentano’s Interpretation of Mediaeval Philosophy », Mediaeval Studies, vol. 1, 1939, p. 1-10), Brentano décrit brièvement sa théorie des quatre phases : « En saint Thomas, le plus grand philosophe du Moyen Âge, la théologie atteint son point culminant, mais elle décline dès que la philosophie est en décadence. Cette décadence, qui a sa source, ainsi qu’on le voit dans les deux autres grandes périodes philosophiques, dans l’obscurcissement et la diminution de l’esprit scientifique, parcourt trois périodes : la science, en cessant d’être scientifique, appelle le scepticisme ; le scepticisme, impuissant à satisfaire les besoins de l’homme, amène une réaction qui d’un vol rapide veut atteindre immédiatement les sommets intellectuels et jouir de ses succès sans avoir passé par les longs et pénibles labeurs de la recherche, de l’observation et de l’analyse. C’est ainsi que dans l’Antiquité nous voyons après Aristote les stoïciens et les épicuriens s’acharner à la poursuite exclusive de l’intérêt pratique ; puis viennent les sceptiques qui s’imposent aux éclectiques eux-mêmes, tel que Cicéron ; puis le mysticisme néoplatonicien, qui se démène dans le monde de l’intelligible. Dans les temps modernes, nous voyons, après Locke et Leibnitz, se succéder avec une merveilleuse rapidité la civilisation superficielle des Français, et des Allemands, la philosophie critique, et, comme réaction, la théorie de l’identité, le mysticisme panthéistique de Schelling et l’idéalisme absolu de Hegel. Le même phénomène éclate au Moyen Âge : dès que la jalousie et l’ergotisme des écoles se substituent aux recherches désintéressées de la science, la philosophie décline. Contre le dogmatisme insuffisant des écoles, le nominalisme réagit avec des allures manifestement sceptiques, et provoque lui-même une réaction audacieuse à l’excès et en grande partie mystique, ainsi que l’attestent, sous des formes diverses, Raymond de Sebond, Nicolas de Cues et les partisans de Raymond Lulle, dont le crédit ne fait que commencer. La principale conséquence de ce mouvement est de détourner de la recherche les grandes intelligences, qui s’enferment dans le sanctuaire d’une mystique vraiment religieuse pour entrer en jouissance immédiate de la suprême beauté intelligible. Cette particularité, qui distingue avantageusement les derniers temps du Moyen Âge des temps analogues de décadence, provient de la surabondance de la foi dans un temps qui n’avait pas encore perdu l’unité et qui était profondément imbu de l’esprit chrétien », F. Brentano, « Histoire des sciences ecclésiastiques », op.cit., p. 479-480.

Dans son étude critique, É. Gilson examine ce passage en relation avec la théorie des quatre phases de Brentano. Il lui reproche essentiellement de simplifier à outrance ! Il note également le rapport à Comte : « As can be seen from his criticism of Comte, Brentano himself never conceived the four phases of philosophy as the concrete expression of some necessary law. Far from thinking that philosophy is bound to begin as a pure speculation and then to degenerate into moralism, scepticism and mysticism, he felt convinced that his discovery of the four phases would inspire philosophers with a deeper respect for the essentially speculative character of philosophy. This being granted, there nevertheless remains to be seen if the temporal meaning that is inseparable from the word phase is not somewhat misleading in the present occasion » (p. 8).

29 C. Stumpf, « Souvenirs de Franz Brentano », op. cit., p. 189.

30 Cf. D. Fisette et G. Fréchette, « Le legs de Brentano » (À l’école de Brentano. De Würzburg à Vienne, Paris : Vrin, 2007, p. 7-161) sur cette période trouble dans la vie de Brentano.

31 À noter que Brentano avait prévu d’enseigner, au semestre d’été 1873, un cours sur le thème « la logique inductive et déductive avec une application sur les sciences de la nature et les sciences de l’esprit », mais ce cours n’a pas eu lieu parce que, entre-temps, Brentano a démissionné de son poste à Würzburg. Cf. J. Werle, op. cit., p. 97-8.

32 Brentano rencontre néanmoins d’autres philosophes durant son séjour en Angleterre, et notamment H. Spencer avec qui il a échangé quelques lettres qui ont été publiées dans la revue Nachrichten, vol. 6, 1995, p. 7-16.

33 G. Grote, Aristotle, A. Bain and G. C. Robertson (éd.), London : John Murray, 1972 ; J. S. Mill, « Grote’s Aristotle », Dissertation and Discussions, vol. IV, London : Longmans, Green, Reader and Dyer, 1875, p. 189-230.

34 J. S. Mill, « Grote’s Aristotle », p. 211, 222.

35 J. S. Mill, op. cit., p. 222.

36 Cette correspondance contient également une discussion philosophique fort intéressante sur la théorie du jugement, et notamment sur la thèse de Brentano de la réduction des jugements catégoriques aux jugements existentiels, dont je ne peux discuter dans cette étude. Brentano reproduit les extraits pertinents de cette discussion avec Mill dans une longue note de sa Psychologie (éd. citée : Paris, Vrin, 2008, p. 220-222).

37 C. Stumpf, « Souvenirs de Franz Brentano », op. cit., p. 204.

38 F. Brentano, « Der Atheismus und die Wissenschaft », Historisch-politische Blätter für das katholische Deutschland, vol. 72, 1873, p. 852-872 ; 917-929.

39 F. Brentano, « Der Atheismus und die Wissenschaft », p. 854.

40 F. Brentano, op. cit., p. 855.

41 A. Comte cité par F. Brentano dans son article : « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 260.

42 F. Brentano, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 279.

43 J. S. Mill, Auguste Comte et le positivisme, p. 10-11. Dans un fragment intitulé « Vom Gesetz der geschichtlichen Entwicklung » tiré d’un cours de Brentano sur l’histoire de la philosophie et publié par K. Hedwig dans son édition de Geschichte der Philosophie der Neuzeit (p. 95 sq.), Brentano fait allusion à cette suggestion de Mill de remplacer l’expression « positive » par celles d’expérience subjective d’objet phénoménal, ce qu’il n’avait pas fait dans l’article (cf. p. 96).

44 J. S. Mill, Auguste Comte et le positivisme, p. 6.

45 F. Brentano, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 270.

46 F. Brentano, op. cit., p. 266.

47 F. Brentano, op. cit., p. 261 sq.

48 A. Comte cité par Brentano dans « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 261.

49 F. Brentano, op. cit., p. 279.

50 J. S. Mill, Auguste Comte et le positivisme, p. 10-11.

51 F. Brentano, « Die vier Phasen der Philosophie und ihr augenblicklicher Stand », Die vier Phasen der philosophie und ihr augenblicklicher Stand, Stuttgart : Cotta, 1895, p. 10.

52 Cf. à ce propos les passages sur Littré (sa préface à la deuxième édition des Cours de Comte) et Mill (sa recension de l’ouvrage de Grote sur Aristote) dans l’article de Brentano « Atheismus und Wissenschaft » (p. 920-922) où il est question des préjugés de Comte à l’endroit de l’Antiquité et du Moyen Âge.

53 F. Brentano, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 282. Brentano ajoute en note que ce déclin témoigne également « d’une loi historique constante que l’on peut justifier psychologiquement », p. 282.

54 F. Brentano, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 283.

55 F. Brentano, « Über die Zukunft der Philosophie », in O. Kraus (éd.) Über die Zukunft der Philosophie…, p. 45.

56 F. Brentano, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 276.

57 F. Brentano, op. cit., p. 276.

58 F. Brentano, op. cit., p. 276.

59 Cf. F. Brentano, Leçons, p. 275, 285 ; Psychologie, éd. Vrin, p. 46, où il cite un passage du De Anima dans lequel Aristote considère que la psychologie est la plus haute des sciences.

60 Cf. J. S. Mill, Auguste Comte et le positivisme, p. 34.

61 Il s’agit en fait du manuscrit H48 qui porte le même titre que l’article de Brentano sur Comte et qui contient des notes pour ses leçons de 1869 sur Comte de même que des extraits de son article et l’esquisse du projet d’autres articles sur Comte que nous avons mentionnés précédemment. Ce manuscrit a été édité par K. Hedwig sous le titre : « Auguste Comte und die positive Philosophie », Geschichte der Philosophie der Neuzeit, Hamburg : Meiner, 1987, p. 246-294. Pour éviter de confondre ce texte avec l’article de Brentano qui porte le même titre, nous utiliserons l’abréviation Leçons afin de nous référer à ce texte.

62 F. Brentano, Leçons, p. 268.

63 F. Brentano, op. cit., p. 290.

64 F. Brentano, op. cit., p. 277.

65 F. Brentano, op. cit., p. 290-291.

66 F. Brentano, op. cit., p. 274.

67 F. Brentano, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 284. Dans un passage de sa Psychologie, Brentano propose d’appliquer la méthode historique à la psychologie : « Cette méthode dite historique peut dépasser le domaine de l’histoire et s’appliquer souvent au domaine psychique avec plus de profit que la méthode déductive ordinaire. L’induction directe montre la voie à la déduction et elle l’oriente. Plus d’une fois l’expérience de la vie courante s’est élevée à certaines de ces lois empiriques d’ordre inférieur, et c’est elle-même qui leur a donné la forme de proverbes. Et les formules : “Ce qu’on apprend au ber dure jusqu’au ver ; c’est le début qui coûte le plus ; tout nouveau, tout beau ; on a plaisir à changer” ne font qu’exprimer des généralisations empiriques de ce genre » (Psychologie, p. 90).

68 F. Brentano, « Über die Gründe der Entmutigung auf philosophischem Gebiet », in O. Kraus (éd.) Über die Zukunft der Philosophie…, p. 82-100. Si l’on en croit une lettre du 22 décembre 1885 que Brentano adresse à son étudiant Schell dans laquelle il décrit l’accueil mitigé qu’on lui a réservé à son arrivée à Vienne, les fantômes de Würzburg l’ont suivi jusqu’en Autriche : « En avril [1874], j’ai donné ma leçon inaugurale, que vous connaissez peut-être, sur les motifs du découragement dans le domaine philosophique. Mais vous ne pourrez deviner dans quelles conditions elle a été tenue. Je ne savais pas moi-même que je me tenais comme sur un volcan qui menaçait d’entrer en éruption à tout moment. C’est que mes honorables ennemis würzbourgeois avaient poussé leur zèle si loin qu’ils avaient publié dans les journaux viennois les nouvelles les plus haineuses à mon sujet, sur la manière intrigante avec laquelle je me comportais face à mes collègues, sur ma personnalité jésuite, etc. Heureusement, je ne les avais pas lues. Mais les étudiants avaient ainsi été ameutés ; quatre ou cinq cents d’entre eux remplirent la salle dans laquelle le ministre et d’autres dirigeants étaient aussi présents, et l’arrangement consistait à provoquer un scandale infernal qui m’aurait empêché de demeurer à l’université. Effectivement, après quelques mots, un bon nombre d’étudiants commencèrent à chahuter. Mais la majorité, voulant plutôt attendre l’occasion d’un mot prononcé qui soit condamnable, ne se rallia pas à eux. Et je continuai à parler, sans même avoir remarqué l’impolitesse. Puis, tiens ! Il s’avéra que j’eus la chance, durant la conférence, de gagner de plus en plus la sympathie du public. Des manifestations d’assentiment se firent entendre et se répétèrent, et l’heure qui devait m’être la plus fatidique se termina avec de tels applaudissements de la part du jeune auditoire qu’un chef de section m’assura qu’encore aucun nouvel enseignant n’avait été reçu avec un tel enthousiasme », lettre citée in D. Fisette et G. Fréchette, « Le legs de Brentano », op. cit., p. 30.

69 O. Kraus, Über die Zukunft der Philosophie…, p. 157.

70 F. Brentano, « Über die Gründe der Entmutigung auf philosophischem Gebiet », p. 85.

71 F. Brentano, Psychologie, éd. Vrin, p. 21.

72 F. Brentano, « Auguste Comte et la philosophie positive », p. 283 : « Aristote qui, bien que théiste, n’est pas un penseur théologique (au sens erroné), bien qu’il soit dépendant de conceptions métaphysiques dans nombre de ses doctrines, comme dans celles de la puissance et de l’acte, de la substance et de l’accident, etc. – même son plus grand admirateur ne peut le nier. Il est néanmoins déjà, par son caractère, un chercheur positif. Jusqu’à lui, il y a un ordre similaire à celui que Comte détermine de façon générale. On devait dès lors s’attendre à une épuration et à un développement plus parfait de l’esprit positif ».

73 F. Brentano, Psychologie, éd. Vrin, p. 40. Dans son article « Brentano and Comte » (Grazer Philosophische Studien, vol. 35, 1989, p. 33-54), D. Münch a souligné l’influence de Comte dans la critique que Brentano adresse à la psychologie d’Aristote. Il défend la thèse suivante : « It is the influence of this positive philosophy, I want to claim, which makes it understandable why we miss the soul in the published volumes of Brentano’s Psychology. For Brentano’s theory of psychical phenomena is in fact an answer to the question : how can we deal with psychical phenomena in the framework of positive philosophy ? » (p. 36). Je crois que Münch a tendance à minimiser l’apport d’Aristote et à surestimer celui de Comte dans la Psychologie de Brentano lorsqu’il écrit, en conclusion de son étude : « We can therefore already at this stage of our examination say that Brentano’s Psychology is something like a purification of Aristotelian psychology, with positive philosophy as the purgamen » (p. 41). Comme je l’ai montré dans la première partie de cette étude, cette purge a débuté avant que Brentano s’intéresse à la philosophie de Comte, et le cadre empiriste dans lequel Brentano élabore sa psychologie de 1874 est davantage redevable de la philosophie de Mill que du positivisme de Comte. J’admets néanmoins l’influence directe exercée par Comte sur les questions relatives au statut de la psychologie comme science, et nous verrons que la Psychologie de Brentano reprend à son compte plusieurs idées comtiennes comme ses principes de la classification des sciences, sa doctrine des phénomènes et certains aspects méthodologiques liés à la pratique d’une science empirique. Cependant, même en admettant que Brentano administre à la psychologie d’Aristote la même médecine que Comte à la métaphysique comprise comme mode d’explication des phénomènes ayant recours à des fictions, il faut aussi admettre que c’est au Stagirite que Brentano se réfère contre les arguments de Comte afin de réhabiliter la psychologie dans l’échelle des sciences et c’est aussi d’Aristote qu’il se réclame dans nombre de thèses centrales de sa Psychologie, notamment celles sur l’intentionnalité et la conscience. En confinant la question des rapports entre psychologie et métaphysique à la critique que Brentano adresse dans sa Psychologie aux présupposés métaphysiques de l’ancienne psychologie, Münch néglige un aspect beaucoup plus important de cette question, à savoir que le projet philosophique d’une psychologie comme science entraîne un changement radical dans le rapport entre ces deux disciplines dans la mesure où le domaine de la psychologie a désormais préséance sur celui de la métaphysique. Et ce changement est la conséquence de son empirisme et non d’une influence extérieure quelconque.

74 J. S. Mill, Auguste Comte et le positivisme, p. 67.

75 A. Comte cité par Brentano dans Psychologie, éd. Vrin, p. 50-51.

76 « La perception intérieure de nos propres phénomènes psychiques est donc la première source des expériences indispensables aux recherches psychologiques. Et cette perception intérieure ne doit pas être confondue avec une observation intérieure des états qui se produisent en nous, une telle observation étant elle-même impossible », F. Brentano, Psychologie, p. 52-53.

77 J. S. Mill, Auguste Comte et le positivisme, p. 68.

78 F. Brentano, Psychologie, p. 53.

79 F. Brentano, Psychologie, p. 48.

80 Ce sont aussi ces mêmes principes qui sous-tendent la classification des phénomènes psychiques en trois classes dans la Psychologie de Brentano, c’est-à-dire la représentation, le jugement et les émotions. La classe des représentations est la plus simple et la plus universelle, tandis que les deux autres classes sont plus complexes et dépendent logiquement de la classe des représentations. « Dans notre cas, comme partout ailleurs, l’indépendance relative, la simplicité et l’universalité des classes seront déterminantes pour leur ordre. Suivant ce principe, la première place revient évidemment à la représentation. Elle est, en effet, le plus simple des trois phénomènes, le jugement et l’amour impliquant toujours une représentation. Elle en est aussi le plus indépendante, puisqu’elle est le fondement des autres et c’est pour cela qu’elle est aussi le phénomène le plus universel » (p. 262).

81 F. Brentano, « Über die Gründe der Entmutigung auf philosophischem Gebiet », p. 94.

82 F. Brentano, opcit., p. 100.

83 F. Brentano, Psychologie, p. 47.

84 F. Brentano, « Über die Gründe… », p. 93.

85 F. Brentano, Psychologie, p. 43-44.

86 F. Brentano, op. cit., p. 81.

87 F. Brentano, « Über die Gründe… », p. 93-94.

88 F. Brentano, Psychologie, p. 64.

89 F. Brentano, op. cit., p. 29.

90 En fait, cette distinction remonte à la période de Würzburg comme l’a montré G. Fréchette dans son article « Franz Brentano in Würzburg : Die Anfänge der deskriptiven Psychologie », in A. Stock, H.-P. Brauns, U. Wolfradt (dir.), Historische Analysen theoretischer und empirischer Psychologie, Frankfurt : P. Lang, 2012, p. 91-106 ; cf. F. Brentano, Deskriptive Psychologie, R. Chisholm und W. Baumgartner (éd.), Hamburg : Meiner, 1982.

91 F. Brentano, Psychologie, p. 67.

92 F. Brentano, op. cit., p. 65. Mill soulève cette question dans son ouvrage sur Comte : « Et quel instrument M. Comte propose-t-il pour l’étude des “fonctions morales et intellectuelles”, à la place de l’observation mentale directe qu’il répudie ? Nous avons presque honte de dire que c’est la phrénologie ! » (p. 69).

93 F. Brentano, op. cit., p. 40.

94 Ibid.

95 Ibid.

96 La thèse de l’origine comtienne de la notion de phénomène telle que l’utilise Brentano dans sa Psychologie a été défendue par R. Hickerson dans son ouvrage The History of Intentionality (London, Continuum, 2007, p. 26-31) et il attribue à Brentano une forme de phénoménisme. Cette thèse a été critiquée récemment par B. Tassone dans son ouvrage From Psychology to Phenomenology. Franz Brentano’s Psychology from an Empirical Standpoint and Contemporary Philosophy of Mind, New York : Palgrave, 2012. Dans son introduction à la seconde édition de la traduction anglaise de Brentano (p. XVI), P. Simons lui attribue également une forme de phénoménisme, ce qu’il appelle le phénoménisme méthodologique, et cette interprétation a été reprise par d’autres commentateurs de Brentano. Mais la notion même de phénoménisme me semble problématique lorsqu’on admet, avec Simons, que Brentano n’a jamais adhéré aux thèses sensualistes et réductionnistes associées au phénoménisme comme le montrent d’ailleurs clairement les leçons de Brentano sur le positivisme et le monisme de 1893-1894 dont nous reparlerons plus loin. Sur l’origine comtienne de la notion de phénomène telle que l’utilise Brentano dans sa Psychologie, cf. J. Benoist, « Le naturalisme de Brentano », Revue roumaine de philosophie, vol. 55, 2011 (p. 131-147), p. 138 sq.

97 F. Brentano, Psychologie, p. 111.

98 J. S. Mill, An examination of Sir William Hamilton’s philosophy, and of the principal philosophical questions discussed in his writings, London : Longman, Green, Longman, Roberts & Green, 1865. Brentano se réfère au chapitre 11 de cet ouvrage : « The psychological theory of the belief in an external world » dans lequel Mill discute de la fameuse doctrine des possibilités permanentes de sensation par laquelle il cherche à expliquer que notre croyance en un monde extérieur n’est rien d’autre qu’une croyance en ces possibilités permanentes de sensation : « The conception I form of the world existing at any moment, comprises, along with the sensations I am feeling, a countless variety of possibilities of sensation ; namely, the whole of those which past observation tells me that I could, under any supposable circumstances, experience at this moment, together with an indefinite and illimitable multitude of others which though I do not know that I could, yet it is possible that I might, experience in circumstances not known to me. These various possibilities are the important thing to me in the world. My present sensations are generally of little importance, and are moreover fugitive : the possibilities, on the contrary, are permanent, which is the character that mainly distinguishes our idea of Substance or Matter from our notion of sensation » (p. 237-238).

99 F. Brentano, Psychologie, p. 111-112.

100 F. Brentano, op. cit., p. 78.

101 Cf. mon article « Phenomenology and Phenomenalism : Ernst Mach and the Genesis of Husserl’s Phenomenology », Axiomathes, vol. 22, 2012, p. 53-74.

102 Le manuscrit des leçons de 1893-1894 : « Zeitbewegendephilosophische Fragen » n’a pas encore été publié ; il porte la signature LS 20. Dans une lettre à Husserl datée du 26-12-1893, Brentano écrit à propos de ces leçons : « J’enseigne présentement un cours sur les questions philosophiques contemporaines. J’ai même terminé la première partie sur le positivisme. Je me suis attardé notamment à Comte, Kirchhoff, Mill et Mach. Je me tourne maintenant vers le monisme, et à l’aide de considérations détaillées sur la nature de l’espace et sur les conceptions atomistes, que j’approuve partiellement et que je justifie et complète en partie, je voudrais préparer la décision que je prendrai. Si je réussi à réfuter le monisme, j’espère pouvoir aussi montrer que le dualisme est invraisemblable pour ensuite être en mesure de suggérer une solution de rechange qui s’écarte infiniment des deux positions », F. Brentano in E. Husserl, Briefwechsel, Bd. I, Die Brentanoschule, K. Schuhmann (éd.), Dordrecht : Kluwer, 1994, p. 14-15.

103 F. Brentano, « Zeitbewegendephilosophische Fragen » (non publié) ; (cf. p. 29378 sq.).

104 F. Brentano, Über Ernst Machs «Erkenntnis und Irrtum», R. Chisholm et J. Marek (éd.), Amsterdam : Rodopi, 1988, p. 204-205.

105 En témoignent les notes dictées par Brentano à Florence durant l’hiver 1905-1906. Ces notes et sa correspondance avec Mach ont été publiées sous la direction de R. Chisholm et J. Marek sous le titre Über Ernst Machs « Erkenntnis und Irrtum », Amsterdam : Rodopi, 1988. L’intérêt de Brentano pour l’ouvrage classique de Mach sur les sensations ressort clairement de son article intitulé « Von der psychologischen Analyse der Tonqualitäten in ihre eigentlich ersten Elemente » (F. Brentano, Untersuchungen zur Sinnespsychologie, Hamburg : Meiner, 1979, p. 93-103) qu’il avait préparé pour le Ve congrès international de psychologie à Rome en 1905, dans lequel il discute des doctrines de Stumpf et de Mach.

106 Brentano discute à plusieurs reprises de la conception comtienne de la religion et du « grand être » dans ses cours et manuscrits de travail ; cf. les références de J. Werle, Franz Brentano und die Zukunft der Philosophie. p. 39.

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Pour citer cet article

Référence papier

Denis Fisette, « Franz Brentano et le positivisme 
d’Auguste Comte »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 35 | 2014, 85-128.

Référence électronique

Denis Fisette, « Franz Brentano et le positivisme 
d’Auguste Comte »Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 35 | 2014, mis en ligne le 14 décembre 2018, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cps/1027 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cps.1027

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Auteur

Denis Fisette

Professeur de philosophie (Histoire de la philosophie austro-allemande et philosophie de l’esprit) à l’Université du Québec – Montréal

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