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AccueilNuméros3Théâtre universitaireLysistrata

Texte intégral

L’œuvre et son contexte…

1La composition de Lysistrata se situe dans une période dramatique de l’histoire grecque : la Guerre du Péloponnèse qui dure de 431 à 404 avant J.-C. et se termine par la défaite d’Athènes, au profit de sa grande rivale, Sparte. Nous connaissons les épisodes de cette guerre grâce aux témoignages, notamment, de Thucydide et de Xénophon. L’œuvre d’Aristophane est profondément ancrée dans ce contexte et il nous en donne un éclairage différent. La période qui nous intéresse le plus est celle qui va de l’expédition de Sicile à la mise en place du régime des Quatre Cents (415-411 avant J.-C.).

2La comédie ancienne, mélange de farce et de satire, montre sur la scène des personnages contemporains, commente les événements politiques, la vie culturelle, au contraire de la comédie nouvelle qui peint des types humains généraux et qui, par là se rapproche plus de la nôtre. La comédie ancienne, elle, tient plus de la revue que du vaudeville. Aristophane en est le principal représentant mais il a quelques prédécesseurs parmi lesquels ont peut citer Cratès et Cratinos. Il est né vers 445 avant J.-C. Il débuta très jeune, en 427. Il fit jouer ses trois premières comédies sous des prête-noms. Au total, il écrivit quarante quatre pièces, dont onze sont conservées : Les Achanùens, Les Cavaliers, Les Nuées, Les Guêpes, La Paix, Les Oiseaux, Lysistrata, Les Thesmophories, Les Grenouilles, L’Assemblée des femmes, le Ploutos. Les deux dernières pièces marquent le glissement vers la comédie moyenne, phénomène littéraire que l’on peut mettre en rapport avec l’évolution politique d’Athènes.

3Aristophane a évoqué plusieurs fois au cours de sa carrière le thème de la guerre et de la paix. Nous avons conservé quatre comédies. Les Acharniens, Les Cavaliers, La Paix, Lysistrata, où il tente de montrer l’absurdité de la guerre et où il exhorte ses concitoyens à la paix. Les trois premières pièces appartiennent à la première partie de la guerre tandis que Lysistrata a été composée au cours de la seconde.

4Lysistrata fut représentée aux Lénéennes (fin janvier) de 411 avant J.-C., sous l’archontat de Callias. Nous ignorons tout des autres pièces concurrentes et du rang que Lysistrata obtint.

5L’intrigue de la pièce est simple : les femmes de toute la Grèce, sous l’impulsion de Lysistrata, décident de faire la grève de l’amour tant que leurs maris n’ont pas signé la paix. Une forêt de verges se lève devant cette décision sans appel. Les femmes s’emparent également du trésor de la ville d’Athènes, sur le Parthénon. Les hommes, privés du nerf de la guerre et du repos du guerrier, finissent par céder.

Le projet du Groupe de théâtre antique

Historique et description

6L’idée de jouer cette pièce nous est venue de façon tout à fait fortuite. Quelques personnes avaient envie de faire du théâtre et en particulier de jouer une comédie grecque ancienne. Le projet était né – en 1988 – et la troupe s’est constituée autour de cette idée. Elle a pris le nom de Groupe de théâtre antique en 1989.

7La première décision importante fut d’entreprendre la traduction du texte à partir de l’original. Il existait déjà des traductions de Lysistrata : celle de H. Van Daele, exacte mais sans humour (Belles Lettres, 1927) ; celle de V.-H. Debidour, très amusante mais dont le langage et certaines allusions ont mal vieilli. Nous avons décidé de travailler par équipes de deux ou trois personnes. Une seule personne se chargeait de coordonner le tout et de lui donner une unité de ton. La traduction fut prête en automne 1989 et elle avait eu le temps de mûrir tout l’été sous le soleil grec.

8Nous ne pouvions concevoir un spectacle grec antique sans une musique et nous avons chargé un jeune compositeur neuchâtelois, Alain Corbellari, d’écrire une partition. Nous avons opté pour une formule selon laquelle on chantait les chœurs dans le texte original et les parties de coryphées dans le texte traduit. Diverses adjonctions de musique instrumentales parsèment l’œuvre.

9Il fallait choisir un lieu. La cour du bâtiment abrite une œuvre du sculpteur Camesi qui porte le nom d’Anamorphose. Elle est formée de six groupes de deux blocs de granit qui s’ouvrent graduellement, symbolisant un livre qui s’ouvre. À l’arrière, deux blocs, dans la même pierre, représentent les lobes du cerveau. Nous avons pensé que c’était le lieu idéal d’une part parce qu’un spectacle en plein air s’imposait et d’autre part, parce que nous tenions à marquer notre attachement à l’université et à la faculté de cette manière.

10La mise en scène d’un tel spectacle n’était pas l’affaire d’un amateur et nous nous sommes donnés les moyens d’engager une metteur en scène professionnel. Guy Delafontaine a travaillé au Théâtre populaire romand (La Chaux-de-Fonds) et a déjà mis en scène des troupes d’amateurs. Il a notamment monté Les Oiseaux du même Aristophane.

11Nous avons ensuite eu l’idée de publier le texte de notre traduction pour honorer un de nos professeurs de grec qui prend sa retraite à la fin de cette année universitaire. Nous y avons ajouté une traduction des chœurs pour que le texte soit intégral. Cet ouvrage sortira à l’occasion du spectacle, en mai.

Le but

12Pourquoi jouer Lysistrata en 1990 ? La pièce met en évidence trois thèmes : la guerre et la paix d’une part, une sexualité débridée et, enfin, la place de la femme dans la société grecque. Aucun cependant n’occulte les autres. Aristophane n’est pas un pacifiste au sens moderne du terme puisqu’il existe pour lui deux sortes de guerres : une guerre injuste, entre Grecs, et une guerre juste, contre les Barbares. On commettrait un anachronisme en voulant voir dans cette pièce un make love not war version antique.

13La sexualité n’avait pas du tout la même fonction dans l’Antiquité qu’aujourd’hui. Le sexe, masculin surtout, était exhibé sans vergogne, non seulement au repos dans les représentations de dieux, de héros ou de personnages historiques, mais également en extension, dans une iconographie plus sauvage où se côtoient les Satyres, Priape, les phallus en cuir confectionnés pour certaines processions religieuses (olisboï) et les scènes de libertinage. Le sexe avait une valeur apotropaïque et une connotation d’abondance, de fertilité. Il ne choquait pas les esprits alors qu’aujourd’hui on qualifierait presque de semblables images de pornographiques. La sensibilité, dans ce domaine, a considérablement évolué.

14Aristophane accorde une place importante aux femmes dans son œuvre. Il a composé en tout cas trois comédies où elles tiennent la première place : les Thesmophories, L’Assemblée des Femmes et Lysistrata. Ce serait pourtant un anachronisme de penser qu’il revendique pour elles une place différente dans la société grecque. Dans la Grèce antique, la femme vivait en recluse dans un gynécée et elle n’avait aucun droit civique. Peu de femmes ont joué un rôle dans l’histoire grecque. Il faut en conclure que dans les comédies où Aristophane met en scène des femmes, il fait appel à une utopie semblable à celle que l’on trouve dans Les Oiseaux où la gente ailée construit une véritable cité. Notre poète a l’air de dire que puisque ses concitoyens ne sont pas capables de gouverner sagement la cité, il faut faire appel aux femmes. Il utilise le pire aiguillon pour les piquer.

15Aucun de ces trois thèmes, pacifisme, réflexion sur la sexualité, féminisme ne pouvait être mis en évidence sans déformer considérablement la pièce. En outre, la troupe que nous formons s’est réunie autour d’une autre idée : la défense et l’illustration des littératures de l’Antiquité. En Suisse et en particulier à Neuchâtel, les langues anciennes n’attirent plus beaucoup d’élèves, surtout dans les niveaux de l’enseignement inférieur et moyen. L’état, certes, a essayé d’épargner quelques dernières dans le domaine de l’enseignement mais cette situation a une seconde cause, plus pernicieuse : la mauvaise information que reçoit le grand public, les parents d’élèves, sur le domaine des sciences de l’Antiquité qui sans être rentable à court terme, a néanmoins une utilité certaine dans notre société. Ce spectacle a donc pour but essentiel – et avoué – de faire connaître l’Antiquité sous un éclairage nouveau, moins austère et d’attirer l’attention des autorités sur l’intérêt grandissant que suscite l’étude du grec ou du latin et des autres branches qui leur sont associées, comme l’archéologie classique et l’histoire ancienne.

Traduire Aristophane

16Dans l’introduction de sa traduction intégrale de l’œuvre d’Aristophane, V.-H. Debidour énumère quelques unes des difficultés auxquelles sont confrontés ceux qui entreprennent de transposer Aristophane dans une langue moderne.

17Tout d’abord, Aristophane se trouve dans un contexte historico-culturel fondamentalement différent du nôtre. Nous avons déjà évoqué les événements de la guerre de Péloponnèse. Les institutions sont différentes : les noms des magistrats, des conseils n’ont pas d’équivalents aujourd’hui. La culture matérielle a considérablement évolué. Beaucoup d’objets n’existent plus à l’heure actuelle : la scytale laconienne, les piliers hermaïques, les diverses pièces de l’habillement, etc. La culture imprégnée dans l’Antiquité, d’Homère et des Tragiques, a subi une mutation énorme.

18Notre poète joue sur plusieurs claviers avec une grande aisance. La langue familière est omniprésente dans ses pièces. Mais il sait se montrer carrément bouffon ou parfois, il parodie le ton de la tragédie. Son texte rapide, vif, a été conçu pour être écouté.

19Aristophane montre ses personnages dans des postures que nous considérons comme intimes ou que nous cachons d’un voile de pudeur : ils pètent, bandent, etc.. Si on regarde le texte de plus près, ils boivent et font ripaille aussi. L’homme de l’Antiquité connaît une jouissance plus proche de la nature et de son corps. Les fonctions naturelles sont citées, exhibées sans vergogne et font rire le public.

20La qualité principale des comédies d’Aristophane, c’est bien sûr leur humour. Elles sont bourrées de calembours, de contrepèteries, d’assonances, de dérivations, d’étymologies saugrenues, de substitutions bouffones, de mots forgés pleins de truculence. Les noms des personnages ont également un sens amusant

21Aristophane est également un poète. On trouve dans son texte de beaux moments d’envol.

Les procédés

22Nous avons voulu faire une traduction qui soit adaptée au théâtre, qui puisse être comprise de façon immédiate par un large public. Toutefois, nous ne désirions pas réactualiser complètement la pièce, en la mettant dans le contexte d’une guerre actuelle, que ce soit une guerre armée ou une guerre sociale, parce que nous avons pour but d’illustrer l’Antiquité et non pas de militer pour telle ou telle cause.

23Nous ne pouvons pas encore savoir à quel point nous avons atteint ce but. Nous avons cependant toujours tenu à travailler avec des gens qui n’avaient jamais étudié la langue grecque. Cela a permis de tester constamment la compréhension du texte.

24Il est difficile de donner un classement des différents procédés que nous avons utilisés pour traduire le texte de Lysistrata. Nous allons d’abord voir ce qui concerne le contexte historico-culturel, puis l’humour proprement dit et, enfin, les « grasses plaisanteries » fort abondantes dans notre pièce.

Contexte historico-culturel

25Aristophane est totalement imprégné de ce qui se passait autour de lui et pourtant il y a dans son œuvre des choses impérissables. Voilà pourquoi, il résiste à l’exercice de la traduction.

Histoire et politique

26Nous avons choisi de conserver la trame principale de la Guerre du Péloponnèse et de ne pas la remplacer par une guerre plus récente. En revanche, les allusions à des événements secondaires, plus obscurs pour le grand public, ont été supprimées ou, plutôt, adaptées. Lysistrata montre aux femmes que non seulement elles n’ont plus de maris, plus d’amants, mais aussi qu’elles ne peuvent même plus se procurer des godemichets parce que les Milésiens qui fabriquaient ce genre d’objets ont quitté l’alliance d’Athènes. Nous avons supprimé l’allusion à cet épisode et nous l’avons remplacé par l’argument suivant : puisqu’on utilise le cuir pour faire des sandales et des bouchers, on n’en trouve plus pour faire des godemichets. Les termes qui désignent les magistrats ont été changés : le proboulos devient le préfet et le prytane, le plénipotentiaire.

Culture

27Dans la littérature antique, les auteurs font constamment référence à leurs prédécesseurs et même à leurs contemporains : ils citent, pastichent, rappellent, font des clins d’œil, parodient. Aristophane se soumet d’autant plus volontiers à cette tradition qu’il peut se moquer grâce à elle des écrivains de son temps.

28Aristophane a des goûts très précis en madère de théâtre et il a une préférence pour la manière ancienne d’Eschyle. Euripide est trop moderne à son goût. Aristophane cite et imite ses vers sans cesse. Au début de la scène au cours de laquelle les femmes tentent de s’échapper pour retrouver leurs maris, le Coryphée des Femmes et Lysistrata échangent des paroles sur un ton tragique. On trouve même, d’après le scholiaste, des vers du Télèphe. Nous avons traduit ce passage en alexandrins et cité un vers de Racine.

29Homère n’est pas absent de la pièce. Lysistrata raconte au magistrat qu’un jour, alors qu’elle demandait à son mari comment il pouvait agir si stupidement dans les affaires politiques, ce dernier lui demanda de la « fermer » en s’appuyant sur un vers d’Homère : la guerre est l’affaire des hommes, paroles d’Hector à Andromaque (Il., VI, 492). Plus loin, Kallonice-Vickie parodie ce même vers en disant que le sort de la guerre dépend des femmes. Pour bien faire sentir le poids de la tradition et l’importance d’une parole d’Homère, nous avons d’abord cité le nom de l’aède :

– … et il ajouta les mots du vieil Homère « les choses de la guerre sont du ressort des mâles ».

30Le magistrat répond :

– Qui mettrait en doute les paroles de l’aède ?
(au lieu de : il avait raison, par Zeus, celui-là)

31Un peu plus tard, les femmes le ridiculisent en lui mettant un voile, en lui donnant un fuseau. Kallonice le toise :

– … Lors le sort de la guerre dépendra des femelles.
(p. 29)

32Et on a ajouté à cette réplique :

– C’est bien connu : Homère était aveugle.

33Nous n’avons pas cherché à mettre en exergue toutes les citations mais nous avons voulu mettre en évidence au moins une fois ce mécanisme.

34Outre les citations d’auteurs, il y a de nombreuses expressions proverbiales. Lysistrata prétend que si les femmes ne prennent pas les affaires de l’État en mains, les Béotiens seront tous morts ; Kallonice lui rétorque qu’il restera toujours les anguilles du lac Copaïs. Ces poissons constituaient un met très recherché dans l’Antiquité mais qui ne figure plus sur nos cartes. En revanche, la stupidité des Béotiens est restée proverbiale, ce qui donne :

– … et les Béotiens seront tous morts.
– Oh non ! il restera encore les ânes.
(p. 2-3)

35Lorsque les autres femmes arrivent, certaines répandent une odeur désagréable parce qu’elles viennent d’Anagyros, une région marécageuse. En Suisse romande, les habitants du canton de Fribourg ont la réputation de sentir mauvais. Ces femmes viennent donc d’Anafribourgos (p. 4). De la Grèce antique à nos jours, les objets de la vie quotidienne ont bien changé. Dans notre texte, le pot de vin de Thasos devient un magnum d’Auvernier, la scytale laconienne un bâton de pèlerin, les loges à pourceaux que les hommes mettent autour de leur taille pour cacher leur virilité exubérante, se transforment en crinolines. L’anachronisme peut devenir un élément comique supplémentaire.

Langage

36Le langage d’Aristophane est populaire et nous avons utilisé des mots soit argotiques, soit propres à nos régions : torrée, couilles, reluquer, coller une baffe, vieux schnock, etc.

37Les Spartiates parlent le dialecte dorien qui se distingue de l’attique notamment par le alpha long qui subsiste alors que l’attique le transforme en êta. Debidour avait choisi de rendre cet aspect en utilisant le parler provençal. Dans notre esprit, le provençal ne correspond pas à la mentalité un peu carrée des Spartiates. Nous avons mis dans leur bouche un « français fédéral », c’est-à-dire le français que parlent les Suisses d’expression allemande qui gardent souvent un fort accent, très différent de l’accent rythmé des Allemands qui s’expriment dans notre langue. C’est un sujet de rire constant en Suisse.

Mythe et religion

38La religion et la mythologie sont omniprésentes dans le texte. Les personnages jurent sans cesse par tel ou tel dieu, telle ou telle déesse. Ces interjections ont été soit supprimées, soit modifiées. Quand Lysistrata aperçoit Cinésias en rut, elle invoque Aphrodite ainsi :

– … Ah ! vénérable déesse de Braquemart-Le-Bourg et de Mont-Les-Saints, ça marche ! au lieu de « O souveraine qui règne sur Chypre, Cythère, Paphos ».

39Parfois, nous avons voulu expliquer la fonction d’une déesse : par les jupons d’Aphrodite, par la jarretière d’Héra. Ou alors, nous avons voulu nous amuser tout simplement : par tous les cocus de l’Olympe, par tous les adultères de Zeus, nom d’une bite de Satyre.

40Nous avons conservé les allusions à la mythologie quand il s’agissait d’anecdotes ou de personnages célèbres. Lampito rappelle aux autres femmes que Ménélas a lâché son épée quand il a vu Hélène seins nus. Une tradition iconographique illustre cet épisode et, par ailleurs, ces deux personnalités sont très connues aujourd’hui encore.

41En revanche, quand les personnalités mythiques ne sont qu’une métaphore pour désigner une chose, nous avons donné plus prosaïquement le nom de la chose : « Fais ton office, Achéloos » devient :

– Tiens, il pleut !

42La religion et ses rites sont même parodiés. À la fin de la première scène, on assiste à un serment de toutes les femmes. À la fin de la scène qui oppose Lysistrata et le magistrat, les femmes font subir à ce dernier une parodie de toilette funéraire. À la fin de la scène où les femmes font défection, Lysistrata sort de sa manche un oracle qui a pour but de rassurer ses compagnes et de les convaincre de rester dans l’Acropole.

L’intrigue

43L’intrigue même de Lysistrata prête à rire, surtout quand elle est replacée dans son contexte. Que des femmes s’emparent du pouvoir est aussi utopique que de voir des oiseaux fonder une cité ou de penser que Trygée peut monter sur l’Olympe à califourchon sur un escargot. Aujourd’hui, on imaginerait que des enfants décident de changer le monde ou, comme l’a fait Georges Orwell dans La Ferme des animaux, que les bêtes prennent les destinées du monde en main. Lysistrata ne réclame pas une place qui lui serait due dans une société comme la nôtre, elle accomplit quelque chose de tout à fait irréalisable, ce qui assure la force comique de l’intrigue.

Jeux de mots

44Aristophane fait de nombreux calembours qu’il est difficile de traduire dans notre langue. Kallonice parle des femmes de Salamine qui, pour venir à Athènes, ont dû prendre le bateau. Elle utilise un verbe (diabainein) qui signifie à la fois : faire la traversée, écarter les jambes. L’objet de ce verbe (kélês) peut avoir le sens de bateau léger et rapide ou de cheval de selle. Il faut donc trouver une expression qui comporte à la fois la notion de déplacement et une allusion grivoise :

– Celles-là, je sais qu’elles ont levé la jambe dès l’aube.

45Kallonice évoque ensuite les femmes du dème d’Acharnés, pour décrire l’action de l’une d’entre elles, elle utilise une expression (airesthai to t’akateion) qui peut signifier soit hisser la voile, soit lever la coupe. La traduction doit rappeler le voyage et un penchant pour la boisson. Nous avons choisi une expression régionale :

– Il faut dire que pour venir ici, elles (les femmes du vignoble) ont dû prendre la route de Soleuros.

46La ville de Soleure possédait des vignes dans la région de Neuchâtel et, quand les vignerons devaient convoyer le vin dans cette ville, ils ne résistaient pas à la tentation de vider quelques pichets. D’où est née l’expression « être sur Soleure » qui désigne quelqu’un qui a bu plus que la raison.

Noms des personnages

47Les personnages portent habituellement un nom qui a un sens humoristique. Debidour a déjà eu l’idée de les traduire. Chez lui, Lysistrata s’appelle Démobilisette, celle qui libère l’armée. Nous avons préféré ne pas changer le nom du rôle-titre, en le remplaçant toutefois de temps en temps par un diminutif, Lysie.

48Kallonice, Belle-Victoire, Victoire chez Debidour, devient Vickie. Myrrhine, Minouche chez Debidour, a un nom bien plus coquin que cela : désigne la baie de la myrrhe dont un emploi métaphorique signifie le sexe de la femme. Nous l’avons baptisée Clito, nom qui a en plus le mérite de sonner très grec. Comme elle est spartiate, Lampito reçoit le nom d’une Walkyrie : Brunnhilde. Les autres femmes s’appellent, comme des héroïnes mythologiques célèbres, Ariane, Pénélope, Léto, Dryope. La Conciliation, Bonne-Entente chez Debidour devient dans notre texte Miss Grèce, puisque nous n’avons voulu en retenir que sa beauté qui fait languir les chefs des Grecs. Cinésias a un nom qui vient du verbe kineô auquel les dictionnaires donnent pudiquement comme sens possible : pour les hommes, avoir commerce avec. Debidour l’a appelé Chalapin. Nous lui avons donné un prénom qui s’accorde avec Clito : Pinot. Quant à son nom de famille, Péonide rappelle trop furieusement « péos », le pénis, pour qu’on ne le nomme pas Mégalobitos.

À entendre

49Une comédie d’Aristophane est essentiellement conçue pour être entendue. Elle s’appuie sur une mémoire collective qui comprend aussi bien une connaissance des affaires politiques et de la littérature que des expressions proverbiales. Nous avons donc parsemé notre traduction de phrases célèbres, vers immortels, chansons, slogans que nos spectateurs ont certainement en tête. Des vers de Victor Hugo aux bulles d’Astérix, nous avons mis à profit cette mémoire collective contemporaine : « Ciel, mon mari ! », « Waterloo, Waterloo, morne plaine », « Vous les femmes ! », etc.

50Nous avons également ajouté des plaisanteries de notre crû. Nous avons, par exemple, joué sur un lapsus courant qui fait confondre la Béotie, terme géographique, avec La Boétie, l’ami de Montaigne :

– Ah, ah, ah ! une vraie « Boétienne ». En tout cas, elle possède une belle « Montaigne » de Vénus.

Grasses plaisanteries

51Lysistrata est universellement reconnue comme la pièce la plus licencieuse d’Aristophane. On a souvent voulu excuser ce fait en arguant que le thème en était élevé. Mais pourquoi l’excuser plutôt que le comprendre ? L’Antiquité avait vis-à-vis de la sexualité une attitude différente de la nôtre, comme nous l’avons déjà vu plus haut. Le sexe est devenu un sujet abominablement sérieux. L’Antiquité ne se contentait pas d’en rire à gorge déployée, elle l’exhibait lors des fêtes religieuses, comme un symbole de fertilité. Édulcorer une pièce telle que Lysistrata revient à la mutiler. Il faut donc tenter de l’adapter à notre sensibilité sans toutefois l’amputer de ce qui fait sa saveur. Nous

52avons donc conservé les mots coquins, grivois, salaces et cochons d’Aristophane. Voyant toutes les femmes s’en aller alors qu’elle leur dévoile un plan, Lysistrata les traite de pagkatapugon génos, qu’on peut traduire le plus littéralement possible par « bande d’enculées », cet adjectif désignant un homme qui est pénétré par un autre homme. Ce mot est peut-être un peu grossier et nous l’avons remplacé par une expression plus sobre mais non moins évocatrice :

– Je vais vous dire ce que nous sommes : un ramassis de femelles qui ne pensent qu’à se faire ajuster le bâton.

53Lysistrata fait jurer aux femmes qu’elles ne se « tiendront pas comme une lionne sur une râpe à fromage ». Elle évoque ainsi une position amoureuse que l’on désigne plutôt par l’expression : « se poser en levrette sur une table de nuit ». On peut multiplier les exemples à l’infini. Il suffit de remarquer ici qu’il y a en fait bien peu de mots innocents chez Aristophane et qu’à force de le traduire nous avons un esprit presque aussi mal tourné que le sien.

La scénographie

Mise en scène

54En caricaturant, on peut dire qu’il y a trois façons de représenter une pièce antique. Il y a tout d’abord la manière archéologique où l’on tente de reconstituer la pièce telle qu’elle a dû être représentée durant l’Antiquité, au risque de se tromper lourdement puisque notre documentation est lacunaire. Ensuite, on peut essayer de réactualiser une œuvre antique, en utilisant des costumes et des accessoires modernes et en introduisant dans le texte des clés qui ont trait à des événements contemporains. En dernier lieu, on trouve le style avant-gardiste qui permet de retravailler totalement le jeu, le décor, les costumes, sans contraintes historiques ou contemporaines.

55Nous n’avons pas opté pour une de ces directions de façon exclusive. La mise en scène, à l’image du texte cherche à mettre en évidence l’humour tout en apportant des solutions viables actuellement à certains problèmes. Nous allons en évoquer quelques uns.

56Les hommes devraient être en érection durant la deuxième partie de la pièce. Les acteurs antiques portaient, semble-t-il, des postiches encombrants. Nous avons choisi de contruire des phallus d’environ 1,50 m, de plusieurs diamètres, que les hommes portent sous le bras en arrivant. Ils disent quelques répliques puis les posent et continuent leur scène. Dans la foulée, deux accessoires sont devenus phallomorphes : le bélier (qui est à l’origine un levier) et le bébé de Clito-Myrrhine.

57La sculpture qui sert de cadre à la pièce a été découpée en plusieurs espaces qui rappellent l’organisation d’un théâtre grec : la base est en fait l’orchestra. C’est là qu’a lieu la parodos (entrée des chœurs). Par la suite, seul le chœur des hommes y évolue, les femmes restant dans l’Acropole symbolisée par les blocs de granit. On peut rappeler qu’exceptionnellement la pièce comprend deux chœurs : celui des vieillards et celui des femmes d’Athènes. Les degrés élevés de la scupture constituent la scène. La cavea a été remplacée par un gradin rectangulaire, surélevé d’un mètre.

58Les chœurs ont été dédoublés : les chœurs chantant se trouvent sur le côté avec les musiciens, les chœurs qui jouent sont formés par les différents acteurs, hommes et femmes.

59Le final est dans un style volontairement pompier. L’intrigue en effet s’arrête à la fin de la scène de réconciliation. Le reste n’est que fête, banquet et danse.

Costumes et accessoires

60Les costumes ont été conçus par un professeur de dessin, Lise Neher. La forme du costume antique a été abandonnée au profit de formes inspirées du style Art Déco.

61Les femmes d’Athènes portent des couleurs chaudes, des tissus imprimés de motifs floraux qui rappellent le printemps. Les formes sont longues et élégantes avec des pans de tissus généreusement répartis. Les citoyennes des autres villes de Grèce (Spartiate, Corinthienne, Béotienne) sont de court vêtues, en tenues plus sportives, plus austères dans les couleurs. L’ensemble donne une foule de femmes un peu orientale.

62Les hommes sont tous habillés de vert froid, dans un ensemble court avec un manteau. L’opposition des couleurs des costumes féminins et masculins correspond à celle que l’on retrouve dans les couleurs du bâtiment.

63Les accessoires sont modernes. Les cruches sont remplacées par un jet d’eau, l’outre ou l’amphore de vin par un magnum, le casque de la déesse Athéna par un casque de pompier du début du siècle. Lors du final, les acteurs portent des cotillons et se lancent des serpentins.

Musique

64La musique a une part importante dans le théâtre antique mais il est impossible aujourd’hui – et probablement à jamais – de reconstituer la partition antique. Alain Corbellari a plutôt choisi le parti de la recréation.

65Son orchestration comprend un chœur de femmes, un chœur d’hommes, deux flûtes et un piano. Les deux flûtes représentent essentiellement les femmes. Le coryphée des vieillards a une partition de ténor, celui des femmes une partition de soprano.

66Dans l’ouverture, on trouve une description de la guerre et l’apparition des deux thèmes principaux, celui des femmes et celui des hommes. Ils s’opposeront durant la plus grande partie de la pièce jusqu’à la réconciliation des chœurs.

67En parallèle, on assiste à une gradation du comique, du bouffon dans la musique. On trouve de nombreuses parodies. Le final est complètement bouffon, alternant un mélange des thèmes masculin et féminin avec des accents de musique folklorique suisse allemande (jodl).

Conclusion

68Le théâtre à l’université doit se nourrir d’une réflexion sur le texte lui- même, sur son contexte historique et culturel, sur la relation entre le texte et le public II doit être une expérience qui ne se termine pas lorsque le rideau tombe mais qui doit déboucher sur une meilleure compréhension du phénomène théâtral.

69L’expérience neuchâteloise nous permet, non seulement de pratiquer le théâtre, de partager notre passion de l’Antiquité avec un large public, mais également de tirer des leçons, de critiquer le travail qui a été fait à partir d’un texte écrit dans une langue non comprise de façon directe et dans un contexte fondamentalement différent du nôtre.

Discussions. De nouveaux éclairages : Lysistrata dans son contexte de création

Une pièce utopiste

70Alors que ces comédies entretiennent des rapports directs avec l’actualité politique et guerrière, Lysistrata frappe par l’absence quasi totale d’allusions à la situation, alors tragique, d’Athènes : en 411, l’expédition de Sicile a déjà décimé la jeunesse athénienne, et la cité s’oriente vers un régime non démocratique. Tout se passe comme si Aristophane se réfugiait, avec Lysistrata, dans une rêverie de paix volontairement détachée du réel.

71Une autre mise au point a été faite, qui contribue à souligner cet aspect utopique de la comédie. Pour les Grecs de l’époque, imaginer que les femmes prennent les rênes de la cité n’était pas moins irréaliste qu’imaginer les oiseaux au pouvoir (thème d’une autre comédie d’Aristophane) !

Les écarts interprétatifs

72Un débat s’institua qui permit de mesurer, sur l’exemple du thème féminin, les écarts interprétatifs que peut provoquer une reprise de Lysistrata aujourd’hui. Certains participants donnaient spontanément une valeur féministe à cette pièce, valeur actuelle possible (et même inévitable… ?), mais certainement pas adéquate historiquement. D’autres ont proposé une lecture de Lysistrata comme une interrogation sur le « féminin », en mettant cette comédie en relation avec d’autres pièces du théâtre grec. Entre comédie carnavalesque et comédie porteuse de grandes questions, Lysistrata apparaît comme un texte dramatique qui ne peut se donner à nous qu’à travers notre propre représentation du théâtre antique. Et cela est vrai, sans doute, de tout le répertoire grec.

73Un tel constat entraîne de nombreuses implications, en particulier à propos du montage contemporain de ce théâtre. Faute de temps, il n’a guère été possible de les explorer pendant l’atelier. Nul doute que la représentation d’Antigone, le soir même, a permis à chacun des participants de l’atelier de poursuivre le fil des réflexions que, pour notre part, nous renouerons en séminaire.

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Pour citer cet article

Référence papier

N. D. et A. C., « Lysistrata »Coulisses, 3 | 1991, 40-50.

Référence électronique

N. D. et A. C., « Lysistrata »Coulisses [En ligne], 3 | Hiver 1991, mis en ligne le 04 juillet 2017, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/coulisses/1645 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/coulisses.1645

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