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2015

Postures et figures « néo-réactionnaires »

Autour d’un personnage collectif
Pascal Durand et Sarah Sindaco

Texte intégral

Introduction1

  • 1 Le présent article participe d’un Projet de Recherche soutenu par le Fonds National de la Recherche (...)
  • 2 Richard Millet, De l’antiracisme comme terreur littéraire (Paris, Éditions Pierre-Guillaume de Roux (...)
  • 3 Jérôme Garcin, « Breivik prix Goncourt ? », Le Nouvel Observateur, 17 août 2012. URL : http://bibli (...)
  • 4 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « La lugubre élucubration de Richard Millet », Le Nouvel Observateur, (...)
  • 5 Annie Ernaux, « Le pamphlet fasciste de Richard Millet déshonore la littérature », Le Monde, 10 sep (...)
  • 6 Richard Millet, « Pourquoi me tuez-vous ? », L’Express, 12 septembre 2012. URL :http://www.lexpress (...)
  • 7 Pierre Jourde, « L’affaire Millet : un débat faussé », blog Confitures de culture. URL : http://pie (...)
  • 8 Patrick Besson, « La liste Ernaux », Le Point, 20 septembre 2012. URL : http://www.lepoint.fr/edito (...)
  • 9 Franck Spengler, « Jean-Marie Gustave Le Clézio et Annie Ernaux se déshonorent », Le Monde, 21 sept (...)
  • 10 R. Millet, Lettre aux Norvégiens sur la littérature et les victimes, Paris, Éditions Pierre-Guillau (...)

1 Le 22 août 2012, le romancier Richard Millet – par ailleurs membre du comité de lecture de la maison Gallimard et éditeur, dans la collection « Blanche », des Bienveillantes de Jonathan Littell et de L’Art français de la guerre d’Alexis Jenny, prix Goncourt 2006 et 2011 – publiait aux Éditions Pierre-Guillaume de Roux deux essais d’un seul coup : l’un, De l’antiracisme comme terreur littéraire ; l’autre, Langue fantôme, complété d’un texte de moins de vingt pages ayant pour titre Éloge littéraire d’Anders Breivik2. Paru deux jours avant le verdict du procès intenté à l’auteur des attentats et de la tuerie perpétrés un an et un mois plus tôt en Norvège, à Oslo puis sur l’île d’Utøya, ce court appendice au second volume déclenche sans tarder une très vive controverse dans les milieux littéraires, éditoriaux et journalistiques. Dès le 17 août, dans un bref compte rendu au titre provocant (« Breivik prix Goncourt ? »), Jérôme Garcin avait le premier jugé plus qu’ambigu cet « éloge littéraire » d’un tueur responsable de la mort de 77 personnes : « contrairement à García Márquez, Lessing, Le Clézio ou Eco, que Millet vomit, ce Norvégien de 33 ans est un écrivain selon son cœur : il a de l'encre et du sang sur les mains. » Et de conclure ainsi : « Au seuil de ce livre abject où Millet sonne l’Angélus, une phrase de Drieu la Rochelle suggère que nous allons assister à un suicide littéraire. En effet3. » Dans les jours qui suivent, une « affaire Millet » prend forme et s’amplifie. Le 6 septembre, Jean-Marie G. Le Clézio, prix Nobel de littérature 2008 et auteur Gallimard, réagit dans une tribune exclusive donnée à L’Obs. « Au nom de quelle liberté d’expression, à quelles fins ou en vue de quel profit un esprit en pleine possession de ses moyens […] peut-il choisir d’écrire un texte aussi répugnant ? », écrit-il avant d’élargir ainsi le propos : « […] la question n’est plus seulement celle de Breivik. La question est aussi celle de M. Millet. Plus généralement, c’est celle d’une certaine corruption de la pensée contemporaine et de la responsabilité des écrivains dans la propagation du racisme et de la xénophobie4. » Quatre jours après, la romancière Annie Ernaux, éditée de même chez Gallimard, publie une tribune au Monde pour dénoncer dans cet Éloge littéraire d’Anders Breivik un « [enrôlement] de force de la littérature », sous couvert de mise à distance esthétisante, « dans une logique d’exclusion et de guerre civile dont la portée politique, à moins d’être aveugle, est flagrante », et, au final, « un pamphlet fasciste qui déshonore la littérature5. » Plus d’une centaine d’écrivains et d’intellectuels joignent leur signature à la sienne. Et deux jours plus tard Millet les interpelle en retour dans L’Express (« Pourquoi me tuez-vous ? »). Rappelant sans le nommer l’intervention de Jérôme Garcin au sujet de « trois livres qu’un article, une semaine plus tôt, a prétendus abjects, nul ne les ayant lus, malgré leur brièveté respective », il se désole que l’on puisse « demander sa tête à Gaston Gallimard », alors qu’« [il a] toujours fait la distinction entre [son] activité d’écrivain et celle d’éditeur », et il soutient qu’« [en] refusant de considérer le geste littéraire que constituent les trois livres [qu’il vient] de publier », « c’est […] la littérature qu’on cherche à atteindre à travers [lui]6 ». De nombreux autres acteurs du monde littéraire entrent alors en lice à ses côtés ou pour recadrer le débat dont il fait l’objet. Parmi ces derniers, l’écrivain et universitaire Pierre Jourde, sur son blog à L’Obs, voit dans l’affaire un « débat faussé » à six titres : on discute de livres qu’on n’a pas lus ; on donne au texte pris pour cible un « écho excessif » ; on se range dans le camp des « bonnes consciences » en face d’un écrivain identifié au mal absolu ; on transforme en « chasse à l’homme » ce qui devrait ne relever que d’une joute littéraire ; on embarque Gallimard dans une affaire de censure peu reluisante ; on « laisse entier », au total, « le problème posé précisément par Millet », qui tient à la fascination du mal constitutive, qu’on le veuille ou non, de la modernité littéraire depuis deux siècles7. Patrick Besson ironise dans Le Point sur « La liste Ernaux8 ». L’éditeur Franck Spengler écrit, dans Le Monde, que ce sont « Jean-Marie Gustave Le Clézio et Annie Ernaux [qui] se déshonorent » dans une affaire qui, selon lui, « atteste à quel point les écrivains sont devenus des relais efficaces (des idiots utiles ?) d’une pensée unique et uniformisante9 ». Dans l’intervalle, le 13 septembre, Richard Millet a démissionné du comité de lecture des Éditions Gallimard, sans y quitter néanmoins ses fonctions d’éditeur. Et un peu plus d’un an plus tard, il reviendra sur l’un des moteurs de l’affaire, aux Éditions Pierre-Guillaume de Roux, dans un essai intitulé Lettre aux Norvégiens sur la littérature et les victimes10.

  • 11 Marcel Gauchet figurera dans le programme au double titre de conférencier inaugural (« Qui sont les (...)
  • 12 Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis, « Pourquoi nous appelons à boycotter les Rendez-Vous de l’ (...)
  • 13 « Rendez-Vous de l’Histoire. La rébellion continue », Libération, 6 octobre 2014. URL : http://www. (...)
  • 14 François Chevrier, Jean-Noël Jeanneney et Michelle Perrot, « La direction des Rendez-Vous de l’Hist (...)
  • 15 Mathieu Block-Côté, « Marcel Gauchet : retour sur un “procès en sorcellerie” », Le Figaro, 12 août (...)
  • 16 Alexis Feertchak, « Marcel Gauchet contre les “vrais rebelles” : le pluralisme existe-t-il encore e (...)
  • 17 Ran Halévi, « Marcel Gauchet et les nouveaux épurateurs 2.0 », Le Figaro, 17 octobre 2014. URL : ht (...)

2 Autre affaire, plus récente. Le 30 juillet 2014, Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis publiaient dans Libération une tribune intitulée « Pourquoi nous appelons à boycotter les Rendez-Vous de l’Histoire de Blois ». Du 9 au 12 octobre suivants allait en effet se tenir, sur le thème cette fois des « Rebelles », la 17e réunion annuelle, à Blois, desdits « Rendez-Vous de l’Histoire », dont la conférence inaugurale annoncée serait assurée par Marcel Gauchet11. « Comment accepter, y écrivent-ils, que Marcel Gauchet inaugure un événement sur la rébellion ? Contre quoi Gauchet s’est-il rebellé dans sa vie si ce n’est contre les grèves de 1995, contre les mouvements sociaux, contre le PaCS, contre le mariage pour tous, contre l’homoparenté, contre les mouvements féministes, contre Bourdieu, Foucault et la “pensée 68”, contre les revendications démocratiques ? Il a publié dans Le Débat tout ce que la France compte d’idéologues réactionnaires. Il a organisé des campagnes haineuses contre tous les grands noms de la pensée critique, etc.12 » Et de renoncer donc publiquement à leur participation à cette manifestation, tout en appelant à la démission de l’historienne Michelle Perrot, présidente de cette édition des « Rendez-Vous de l’Histoire ». Le 6 octobre 2014, 229 chercheurs, étudiants, lecteurs se joignent, dans les mêmes colonnes, à leur double signature pour « exprimer [leur] incompréhension devant le choix de confier cette année la conférence inaugurale des Rendez-Vous de l’Histoire de Blois, conférence non débattue par définition, à un auteur connu pour des thèses tournées avant tout vers le maintien de l’ordre […]13. » Entre-temps, les réactions ont aussi fusé. François Chevrier, Jean-Noël Jeanneney et Michelle Perrot, attachés auxdits « Rendez-Vous », confirment le 8 août, dans Libération, que Marcel Gauchet parlera bien à Blois : « Nous déplorons le procès en sorcellerie lancé contre Marcel Gauchet par deux invités des Rendez-Vous de l’Histoire. […] Nous avons toujours veillé, à Blois, à donner place au pluralisme et à la variété des opinions, en n’excluant que les haines et les ennemis des valeurs démocratiques14. » Mais c’est Le Figaro qui par sa couverture de l’affaire et diverses tribunes se place en première ligne de riposte. Le 12 août, le sociologue Mathieu Block-Côté, professeur en HEC à Montréal, y « revient sur l’acharnement des intellectuels néo-progressistes contre le philosophe Marcel Gauchet ». En réaction à la « vision » du monde développée par une « gauche radicale [ayant] troqué les classes populaires […] pour les nouvelles identités minoritaires » et « réhabilité [pour le coup] la catégorie du réactionnaire », il pointe « l’essence [d’un] politiquement correct » qu’il voit répandu au sein des sciences sociales : « Le néo-progressisme, dominant dans les sciences sociales, écrit-il, s’accompagne d’une nouvelle stratégie rhétorique, en réclamant le monopole de la scientificité. Il discrédite les approches théoriques qui ne partagent pas sa vision de la sociologie et cherche d’ailleurs à les bloquer dans le monde académique. On retrouve ici un des pires travers de la gauche radicale qui prétend conjuguer la vérité scientifique et de [sic] la justice sociale et qui relève, à bien des égards, d’une forme nouvelle [sic] mais trop souvent d’intégrisme idéologique qui fait la loi dans les milieux intellectuels15. » Alexis Feertchak, fondateur du site internet et de l’application iPhilo, tiendra dans les mêmes colonnes qu’« [il] y a deux extravagances dans ces attaques ad hominem qui prennent la figure d’une chasse à l’homme » : « On peut d’abord relever la caricature de l’œuvre et des paroles de Marcel Gauchet. Mais, pis encore, c’est la confusion des ordres politique et intellectuel dans le discours d’Édouard Louis et Cie qui laisse perplexe. Seul un historien politiquement rebelle pourrait parler intellectuellement avec justesse de la rébellion. Ainsi donc, ne faudrait-il pas lire Burke et Maistre pour entendre quelque chose de la Révolution française ? Avec de tels raisonnements, les bibliothèques se videront à la vitesse des prochaines excommunications16. » L’affaire se prolongera au-delà de la tenue de la manifestation. Ran Halévi, directeur de recherche au CNRS et professeur au Centre de recherches politiques Raymond Aron, « s’insurge » à son tour, le 17 octobre, « contre la “cabale indigne” qui prend pour cible, depuis le début de l’été, le philosophe Marcel Gauchet », à partir d’une « philippique » où « deux noms surgissent […], ceux de Michel Foucault et de Pierre Bourdieu » : « Il est vrai, continue-t-il, que Marcel Gauchet a mis autrefois en évidence le caractère globalement faux des thèses, brillantes par ailleurs, de l’un et de l’autre, dont le “noyau rationnel” est l’idée que la domination serait le ressort essentiel des sociétés démocratiques17. »

  • 18 Voir, en amont de la période considérée, Anne Boquel et Étienne, Une histoire des haines d’écrivain (...)

3 Le rappel de ces deux affaires, que nous avons voulu aussi factuel que possible, avait ici pour utilité, non d’apporter deux pièces de plus au dossier déjà bien nourri des « controverses » et « querelles » qui confèrent à l’univers littéraire et intellectuel français, depuis deux siècles au moins, l’aspect, au demeurant assez anecdotique, d’un champ de bataille – avec ses positions, ses lignes de front, ses francs-tireurs et ses mouvements de troupe, avec également le puissant tonique que procure la « haine » en ce milieu hautement agonique18 –, mais de mettre en évidence, à la lueur de deux polémiques récentes, quelque chose qui touche à la fois aux structures de cet univers et à un certain nombre de thèmes et d’éléments de langage qui, étant aussi des vecteurs de catégorisation, témoignent de la direction particulière qu’y prennent, depuis une vingtaine d’années à peu près, les conflits d’idées et de visions du monde. « Chasse à l’homme » ou « procès en sorcellerie » idéologique pour les uns, défense de « l’honneur » des lettres ou de la légitimité à prendre la parole au sujet voire au nom de la « rébellion » politique et intellectuelle pour les autres, l’affaire Millet et l’affaire Gauchet montrent plus fondamentalement que l’espace intellectuel français demeure non seulement divisé et dynamisé par de grandes oppositions – ce qui est sans doute un signe de vitalité sur fond de tradition maintenue –, mais aussi par des représentations antagonistes de la « rébellion » à l’égard de l’« ordre établi » qui laisseraient assez perplexe l’observateur impartial, à supposer que celui-ci existe, en ce qu’elles voient les deux parties se réclamer l’une contre l’autre de la nécessaire résistance des esprits « libres » à l’endroit d’une « doxa » aux contours et aux contenus très différents selon les camps.

  • 19 Voir Thierry Discepolo, « À l’abri de la religion littéraire française. L’“affaire Millet” comme er (...)
  • 20 Le sociologue entendait en gros par « analyseur » un événement rupteur ayant pour effet de porter a (...)
  • 21 Sur la distinction entre « lieu commun » (fait de contenu de pensée), « cliché » (fait formel d’exp (...)

4 La première de ces affaires, qui a fait couler beaucoup d’encre, a commencé de faire l’objet d’approches détaillées et approfondies19 ; la seconde mériterait d’être étudiée elle aussi de très près, en tant que phénomène doublement analyseur (au sens de René Lourau20) : d’une part des structures du champ intellectuel français contemporain (et des faits de position qu’y engendrent les sciences sociales en général et la sociologie critique en particulier), et d’autre part du système de classement réciproque qui s’y est mis en place, l’imputation « réactionnaire » ou « néo-réactionnaire » se voyant aussitôt renvoyée, du côté de ceux qui s’y livrent, à une imputation « néo-progressiste » superposant, l’une et l’autre, clivages politiques (droite/gauche, conservatisme/progressisme) et clivages intellectuels (l’un des points cruciaux du débat étant, justement, d’interroger la légitimité des sciences sociales à entretenir un rapport critique avec leur objet ou de savoir de quelle étoffe et en quelle direction peut être cette critique). Au-delà de la violence symbolique dont elles sont porteuses – et en dépit du fait que l’une relève plutôt du champ littéraire, l’autre du champ intellectuel –, les deux affaires ont parmi leurs traits communs d’avoir cristallisé, deux fois de plus et dans des secteurs apparemment distincts, toute une série de problématiques et d’expressions figées significatives appartenant au même registre : problématiques liées entre autres au multiculturalisme et à la défense de l’Occident, à l’identité ou aux « identités » culturelle(s) et sexuelle(s), ou bien encore, plus fondamentalement, aux questions relatives à l’engagement littéraire et intellectuel, avec la responsabilité et l’image de la littérature et du savoir qui s’y trouvent impliquées ; expressions figées telles que « réactionnaire » et surtout « néo-réactionnaire », « progressiste » et surtout « néo-progressiste », « politiquement correct », « bien-pensant », camp du « Bien », « bonnes consciences », « gauche morale », « censure », « idiots utiles », « pensée unique », « procès de sorcellerie », etc. Ces problématiques et ces expressions – ou, pour le dire autrement, ces lieux communs et ces clichés, avec leurs stéréotypes d’escorte21 – se laissent elles-mêmes assez aisément rassembler autour d’une ligne de fracture opposant « réactionnaires » et « progressistes » au sujet de différentes questions, dont une première est de savoir si cette démarcation est pertinente et une deuxième de savoir où en tracer la ligne.

5 Opposition à nouveaux frais toutefois, et sous nouvelles conditions discursives. Car si l’imputation ou la position « réactionnaires » ont deux siècles d’histoire en France, l’imputation « néo-réactionnaire », qui n’est revendiquée le plus souvent que par réaction et bravade, n’a guère, quant à elle, qu’une vingtaine d’années derrière elle, sous l’espèce d’un collectif ainsi désigné : les « nouveaux réactionnaires », ceux-ci postulant réciproquement, comme leur condition d’émergence, l’existence de « néo-progressistes » en position d’hégémonie. Aussi l’interrogation à soulever doit-elle porter non seulement sur l’origine de cette appellation, les cadres dont elle procède, mais aussi sur le fait et, idéalement, sur les raisons faisant que depuis une vingtaine d’années, et de plus en plus, il n’est pas d’affaire, de controverse, de débat intellectuel ou politique, intellectuel et politique – jusque dans les nouveaux cafés du commerce électroniques des forums en ligne et des réseaux sociaux –, où elle ne fasse irruption ni office elle-même de cadre idéologique, avec les thèmes qu’elle assigne au débat et les expressions clichées dont elle fait provende. Il est donc utile, et peut-être sera-t-il éclairant, de rouvrir à nouveaux frais le dossier de ces « nouveaux réactionnaires », en commençant par l’affaire qui en avait lancé la formule sur le marché journalistique et politique – et en sortant, autant qu’il est possible en pareil terrain, du registre des anathèmes réciproques qu’elle continue de nourrir, mais sans négliger, toutefois, la part grandissante prise et les effets induits jusqu’à nos jours par les problématiques que cette affaire avait polémiquement mises en lumière dans une région d’abord très localisée au sein du champ idéologique français du début des années 2000.

Retour sur une affaire et retours d’une affaire

  • 22 Maurice T. Maschino, « Intellectuels médiatiques. Les nouveaux réactionnaires », Le Monde diplomati (...)
  • 23 Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre : enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil, col (...)
  • 24 On précisera plus loin de quelle(s) diversité(s) ces horizons sont porteurs.
  • 25 Dans une livraison spéciale de sa revue Discours social, Marc Angenot a ainsi relayé nombre des cri (...)

6 Si la locution « nouveaux réactionnaires » avait déjà figuré un mois plus tôt dans Le Monde diplomatique sous la signature de Maurice T. Maschino, qui de son côté y prenait pour cible un ensemble d’« intellectuels médiatiques » ayant renoncé « aux engagements de leur jeunesse » pour « [se rallier] à l’américanisation du monde, à la mondialisation économique et à l’idéologie néolibérale22 », elle ne s’est véritablement imposée dans le débat français qu’à la suite de la publication par Daniel Lindenberg, en novembre 2002, d’un bref essai intitulé Le Rappel à l’ordre : enquête sur les nouveaux réactionnaires23. Avec le recul, la disproportion pourrait paraître bien grande entre la minceur de cet ouvrage – formaté comme tel pour la collection « La République des idées » aux Éditions du Seuil où il a paru – et la tempête médiatique qu’il a aussitôt déclenchée. C’est que son auteur n’y livrait guère, en fait d’« enquête », qu’un tableau expéditif d’une région du paysage idéologique français du début des années 2000 et qu’il amalgamait pour la cause, sous le signe d’une rupture avec le consensus progressiste, un ensemble de personnalités appartenant à des horizons divers24 et jouissant pour certaines d’une grande notoriété. On y trouvait des écrivains (Philippe Muray, Michel Houellebecq, Maurice G. Dantec), des « intellectuels médiatiques » (Alain Finkielkraut, Luc Ferry, Régis Debray), des philosophes (Alain Badiou, Pierre Manent, Marcel Gauchet, Jean-Claude Milner, Schmuel Trigano) ou encore des historiens (Pierre Nora, Alain Besançon, Pierre-André Taguieff). Si les réactions furent particulièrement vives, c’est que l’ouvrage entendait également interroger respectivement les effets et les causes, au sein de l’espace intellectuel français, d’événements aussi considérables que les attentats du 11 septembre 2001 – avec les réactions néoconservatrices que ces derniers avaient entraînées à l’échelle internationale – et l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles de 2002 aux dépens du candidat de la gauche, Lionel Jospin, séisme politique auquel un certain type de prises de position, récurrentes depuis plusieurs années au sein de cet espace, étaient supposées avoir contribué de façon diffuse. Ce qui devait arriver arriva : non seulement les personnalités accusées montèrent plus ou moins collectivement au créneau pour dénoncer la tentative de mise au ban dont elles avaient fait l’objet, mais les commentateurs furent nombreux – malgré les soutiens dont l’auteur put bénéficier dans la grande presse et autour de la revue Esprit – à souligner les raccourcis, approximations, faiblesses d’argumentation, attaques ad hominem qu’il avait multipliés dans un pamphlet écrit à la hâte sous la dictée de la doxa « politiquement correcte » qu’il s’employait à défendre25. Et ce qui arrive le plus souvent en pareil cas arriva tout aussi bien : la polémique n’a pas seulement enflé, elle s’est autoalimentée, et ses retours de manivelle ont assuré jusqu’à nos jours – à travers ceux qui s’en défendent ou qui parfois désormais s’en revendiquent – la fortune médiatique d’une appellation que l’un des camps entendait vider de toute pertinence. Il faut donc bien en repasser d’abord par ce moment de l’histoire contemporaine des idées, où se sont conjugués, autour d’un petit ouvrage, différents rapports de force qui furent aussi autant de points d’intersection et de friction établis entre différents champs.

Novembre 2002-Janvier 2003 : l’affaire Lindenberg

  • 26 Plus précisément, mais sans que Lindenberg s’y référât formellement, Le Rappel à l’ordre avait serv (...)

7 Composé dans le double après-coup du 11 septembre et du second tour des élections présidentielles de 2002, Le Rappel à l’ordre cherche à établir les coordonnées d’un climat idéologique caractérisé, après plusieurs décennies d’euphorie progressiste, par un basculement à droite assez généralisé. Son titre renvoie en ce sens à la notion de « retour à l’ordre » forgée dans l’Europe artistique et intellectuelle de la seconde moitié des années 1920 pour signifier le reflux des avant-gardes au profit d’un idéal classique à refonder26. Dans une France de nouveau en proie à la confusion idéologique, Lindenberg soutient qu’une série d’intellectuels – qu’il ne craint pas de désigner très nommément – contribuent à un semblable « retour à l’ordre » en dirigeant leur virulence vers la droite libérale autant que vers les idéaux égalitaires de la gauche. Ces acteurs en rupture avec les valeurs du progrès sont selon lui « réactionnaires » au sens littéral du terme : ils réagissent à une situation contemporaine qu’ils jugent détestable pour se tourner vers le passé et une tradition perdue, au prix d’un désaveu plus ou moins déclaré des acquis politiques, sociaux et culturels de la modernité – ce que l’auteur du Rappel à l’ordre résumera constamment, dans ses interviews, par la formule « C’était mieux avant ». Sous un tel angle, les « nouveaux réactionnaires » empruntent classiquement leurs thèmes comme leurs postures au vieux fonds contre-révolutionnaire et antimoderne français. S’ils sont « nouveaux » pourtant, c’est à un double titre aux yeux de Lindenberg : d’une part, issus pour nombre d’entre eux de la gauche socialiste, voire de l’extrême gauche, ils n’ont pas toujours été réactionnaires, mais suivent une trajectoire déviante par rapport à leurs idéaux de jeunesse ; d’autre part, l’événement fondateur auquel ils réagissent n’est plus la Révolution française, repère cardinal de la pensée contre-révolutionnaire classique, mais bien Mai 68.

  • 27 On trouvera toutes ces thématiques dans le premier chapitre intitulé « La levée des tabous » : le « (...)

8 Ce qui, selon Daniel Lindenberg, spécifie en effet tout ce backlash idéologique n’est autre que la disqualification des valeurs issues de la révolution culturelle de 68, voulant non seulement que ces valeurs soient à la base des principaux travers de la société contemporaine – et en particulier de la dissolution des repères identitaires traditionnels – mais au surplus que leur défense représente le nouveau conformisme contre quoi toute pensée libre devrait désormais se dresser. Au premier rang des retombées de 68 figurent bien évidemment la libération des mœurs, un féminisme institué en dogme, l’émancipation des femmes ou encore l’acceptation sociale de l’homosexualité, corrélées à la croissance exponentielle du commerce du sexe et de la pornographie ; en découleraient notamment le déclin des valeurs familiales et de l’autorité ainsi qu’une ascension fulgurante de l’individualisme. La culture de masse et le relativisme culturel portés par Mai 68 font aussi la cible de « nouveaux réactionnaires » s’érigeant en défenseurs de l’école républicaine sacrifiée sur l’autel d’un pédagogisme mortifère et d’un consentement démagogique à la sous-culture « jeune ». Le procès de 68 en conduit souvent, enfin, à une critique de la société métissée (la « mixophilie ») et de l’« antiracisme institutionnel », dans la perspective d’une réhabilitation de l’identité française et de l’universalisme républicain. L’immigration, surtout musulmane, fait sous cet égard l’objet d’une véritable fixation et l’on assiste, depuis le 11 septembre, à la stigmatisation d’un Islam vu comme globalement inconciliable avec les sociétés démocratiques occidentales27.

  • 28 On pourrait retrouver là l’expression d’un aristocratisme typique du milieu culturel français, la c (...)

9 À la différence des penseurs contre-révolutionnaires ou antimodernes classiques, lesdits « nouveaux réactionnaires » n’attaquent pas frontalement la démocratie, mais ils ne cessent d’en interroger sur un mode critique et/ou ironique les fondements, le fonctionnement qui lui est propre ou l’idéal sur quoi elle se règle. On reproche à celle-ci son déficit d’incarnation, qui la rendrait faiblement héroïsable et bien peu exaltante, aux dépens de sa capacité de se défendre elle-même ; on pointe la dissolution de la souveraineté populaire par effets conjugués de la mondialisation ou de la construction européenne et d’un système représentatif conduisant à la constitution d’une oligarchie dirigeante ; on dénonce la dérive portant à concevoir la démocratie comme obtention et accumulation de droits individuels toujours plus nombreux, sans contrepartie en termes de cohésion collective. Autant d’apories à la solution desquelles contribuerait un retour à un cadre national fort. Derrière ce scepticisme touchant au système démocratique se fait jour également l’instruction d’un grand procès nécessaire : celui du « droit-de-l’hommisme », formule forgée à l’extrême droite, sous laquelle se trouve visé le consensus « bien-pensant » autour d’un humanisme abstrait et mièvre, propre à asphyxier la politique et à laisser libre champ à la gouvernance des élites mondialisées. C’est l’égalitarisme démocratique qui constitue enfin, à suivre Lindenberg, la cible privilégiée de la pensée des « néo-réactionnaires », un égalitarisme dont les conséquences tomberaient sous le sens pour ces derniers : abolition des hiérarchies, extension indéfinie des droits individuels, nivellement et massification, communautarisme, etc.28

  • 29 Notons la présence sur ce plateau de l’humoriste Dieudonné, qui ne s’était pas encore signalé à l’é (...)

10 Dès sa parution, Le Rappel à l’ordre a connu un grand retentissement dans la presse française. Le Nouvel Observateur, Télérama, Libération, Marianne, Le Figaro en rendent compte, en sens évidemment divers. Un soutien ostensible lui est apporté par Le Monde et en particulier son directeur Edwy Plenel : plusieurs articles paraissent dans le grand quotidien du soir au cours du mois de novembre, qui publie également sur ce même sujet des entretiens avec Pierre Rosanvallon et Pierre Nora, ainsi qu’un article à propos de Marcel Gauchet. Le 16 novembre, Plenel reçoit Lindenberg sur LCI dans son émission hebdomadaire Le Monde des idées. De façon concomitante, il appuie fortement Rosanvallon et sa collection « La République des idées ». Le débat médiatique ainsi lancé vaudra à l’auteur du Rappel à l’ordre de passer dans Tout le monde en parle, le talk-show alors le plus populaire de la télévision française. Présenté par Thierry Ardisson comme « celui qui a mis le feu aux poudres », Lindenberg s’y voit opposé sur le plateau à Jean-François Kahn, directeur de Marianne29.

  • 30 « Les nouveaux réactionnaires » : La réponse de Marcel Gauchet à Daniel Lindenberg, Télérama, n° 27 (...)
  • 31 Jean-François Kahn et Marcel Gauchet, « Le Monde est-il un journal réac ? », interview dans Mariann (...)
  • 32 Alain Finkielkraut, interview avec Joseph Macé-Scaron et Alexis Lacroix, Le Figaro, 14 novembre 200 (...)
  • 33 Philippe Muray, « Les nouveaux actionnaires », Le Figaro, 16 novembre 2002. URL : http://www.nouvea (...)
  • 34 Pierre-André Taguieff, « Le nouvel opium des intellectuels », Le Figaro, 27 novembre 2002. URL : ht (...)
  • 35 Le manifeste est publié en ligne à l’URL suivante : http://appeldr.free.fr/dos26doclexpress021128.h (...)
  • 36 « Controverse. Autour du “Rappel à l’ordre” », Esprit, n° 291, janvier 2003.
  • 37 Michel Houellebecq, « L’homme de gauche est mal parti », Le Figaro, 6 janvier 2003. L’article est l (...)
  • 38 « En sa qualité de flic en chef, Edwy Plenel se devait de couvrir son subordonné ; il s’en est acqu (...)

11 Accusé de défendre l’hégémonie de la bien-pensance de gauche, Lindenberg déclare avoir surtout été « insulté » et « traîné dans la boue » par ses détracteurs. C’est peu dire en effet que les personnalités visées ont réagi avec vigueur. Marcel Gauchet répond à Lindenberg dans Télérama30 avant d’attaquer Le Monde avec Jean-François Kahn dans Marianne31. Mais c’est Le Figaro qui accueille la plupart des ripostes. Alain Finkielkraut, dans un entretien du 14 novembre 2002 avec Joseph Macé-Scaron et Alexis Lacroix, y peint Lindenberg sous les traits d’un « auteur-épurateur »32. Philippe Muray signe deux jours plus tard un article intitulé « Les nouveaux actionnaires » : mentionnant les approximations et les erreurs factuelles présentées par l’essai de Lindenberg, il qualifie celui-ci de « petit enquêteur », d’« employé moyen à la Police de la Pensée », de « commissaire du people » ou encore de « petit inquisiteur »33. Pierre-André Taguieff publie le 27 novembre un article qui fera date dans cette polémique : « Le nouvel opium des intellectuels ». En ce « libelle de commande », il voit « une petite machine de guerre dirigée contre tous ceux qui ne font pas partie du grand club socialo-libéral-libertaire, le club des conformistes heureux » et il y sent « [un] irrespirable mélange de stalinisme prolongé, de maccarthysme retourné et de “politiquement correct”34 ». Cette série de réactions en chaîne culmine avec la publication d’un « Manifeste pour une pensée libre » dans L’Express du 28 novembre 2002. Signé par Alain Finkielkraut, Marcel Gauchet, Pierre Manent, Philippe Muray, Pierre-André Taguieff, Shmuel Trigano et Paul Yonnet, ledit « manifeste » stigmatise « la chasse aux sorcières » entreprise par un « commissaire politique » mandaté pour faire « la police de la pensée »35. Plus tardivement – et en parallèle fortuit avec le dossier que la revue Esprit consacre assez circulairement à une « controverse » suscitée par un auteur sorti de ses propres rangs36 –, Michel Houellebecq trempe à son tour sa plume dans le vitriol avec un article, « L’homme de gauche est mal parti », qu’il publie, lui aussi dans Le Figaro, le 6 janvier 200337. Évoquant la réception selon lui globalement négative du Rappel à l’ordre (« L’ouvrage, c’est le moins qu’on puisse dire, n’a guère été loué »), le romancier y condense les réactions antérieures, en particulier celle qui consiste à tenir le factum de Lindenberg pour un texte de commande au service de la gauche dominante (soit l’axe Rosanvallon-Plenel38) ; avec le recul et un surcroît d’ironie, il y pointe en outre l’effet paradoxal d’agrégation des « nouveaux réactionnaires » induit par cette publication : « Ce mince opuscule, écrit-il, aura eu pour effet de resserrer leurs rangs, de leur faire prendre conscience qu’ils avaient de leur côté l’intelligence et le talent, et d’en faire sans qu’ils l’aient cherché la première force intellectuelle du pays. Voilà qui est supérieurement joué, camarade Rosanvallon ; vous allez recevoir des félicitations, au prochain forum de Davos. »

Une affaire qui ne passe pas

12 Cette affaire qui est loin d’être close, en ce qu’elle se trouve invariablement rappelée à la mémoire à travers les répliques dont, sans en être nécessairement à la source, elle continue de faire l’objet, soulève des difficultés particulières, qui se sont elles aussi maintenues.

  • 39 Parmi les effets à répétition de la querelle de 2002 figure effectivement une tendance au name-drop (...)
  • 40 Ces inexactitudes de détail n’en témoignant pas moins de la dimension bâclée de l’ouvrage.
  • 41 Jules Vallès, Les Réfractaires (1865), dans Œuvres, tome 1, éd. R. Bellet, Paris, Gallimard, « Bibl (...)
  • 42 Pierre-André Taguieff, Les Contre-réactionnaires. Le progressisme entre illusion et imposture, Pari (...)
  • 43 Né en 1940 dans une famille juive d’origine polonaise, Daniel Lindenberg a fait des études d’histoi (...)

13 D’un côté, il serait bien difficile de ne pas garder leçon des critiques sévères qui ont été adressées au pamphlet de Daniel Lindenberg – la plupart se trouvant d’ailleurs assez mécaniquement reconduites sans autre forme d’examen à l’endroit de quiconque entend rouvrir ce dossier –, que ces critiques proviennent d’observateurs contemporains et de protagonistes de l’affaire ou qu’elles émanent de personnalités que de nouvelles « listes » classent aujourd’hui, à leur corps plus ou moins défendant, sous cette même rubrique « néo-réactionnaire »39. Certaines de ces critiques sont tout à fait justifiées (caractère expéditif du propos, citations tronquées ou télescopées, posture politique moralisante), d’autres sont recevables (effet de « liste » créée pour la cause), d’autres encore plus vénielles (références bancales ou orthographe de certains patronymes incorrecte40). La disposition « réfractaire » associée de longue date – au moins depuis Jules Vallès41 – aux écrivains, aux artistes, aux intellectuels, disposition que les médias permettent aux plus médiatiques de ceux-ci de rejouer sur un mode redondant et caricatural, n’incite guère, d’autre part, à faire cause commune avec un auteur qui, en dénonçant le « rappel à l’ordre » passéiste convoqué par la diffuse coalition qu’il stigmatisait, l’avait fait lui-même, peut-on penser, au nom d’un « ordre » présent à maintenir contre toute velléité récalcitrante. Et l’on eut beau jeu en effet de retourner contre l’auteur dudit pamphlet son propre titre, à l’instar d’un Pierre-André Taguieff répondant aux 94 pages de ce « mince opuscule » par les 620 pages bien tassées d’un gros volume intitulé Les Contre-réactionnaires. Le progressisme entre illusion et imposture42. Combat bien inégal au demeurant, tant les forces alors en présence paraissent déséquilibrées sous chacun des points de vue susceptibles d’être symétriquement adoptés sur ce combat, que l’on y voie s’affronter un ensemble dispersé d’esprits hétérodoxes et un représentant mandaté par la doxa sociale-libérale en place, ou bien une escouade de personnalités fortes, pour certaines d’entre elles, d’une grande exposition médiatique – avec les ressources qu’une telle exposition permet de mobiliser : accès privilégié aux studios de radio et de télévision, participation à des réseaux de connivence et d’intercompréhension, sens de la formule ajustée aux contraintes des médias, maîtrise du pathos nimbé d’ironie et de désinvolture que le dispositif télévisuel appelle en fait de schéma postural – et une personnalité de second rang, en mauvaise posture d’arroseur arrosé43.

  • 44 Éric Zemmour, Le Suicide français, Paris, Albin Michel, 2014.
  • 45 La modalité de l’« enquête » au sujet de représentants d’un courant « réactionnaire », modalité don (...)
  • 46 La revendication du stigmate est banale dans ce genre de polémiques. Voir Ivan Rioufol, De l’urgenc (...)

14 D’un autre côté, il est presque aussi difficile, à moins de prendre pour argent comptant la fausse monnaie en circulation sur le marché des polémiques ad hominem, de ne pas créditer l’auteur du Rappel à l’ordre, à défaut de rigueur et de nuance, d’un certain coup d’œil. Haro sur la culture de masse et la libération des mœurs, substantialisation et mise en cause de Mai 68, hostilité aux sciences sociales, procès du « droit-de-l’hommisme », du relativisme culturel et de l’égalitarisme, discours d’alerte touchant aux menaces qu’un Islam conquérant ferait peser sur l’identité française et l’universalisme républicain : la plupart des thèmes repérés par Lindenberg sont très largement restés d’actualité, ont pris même, depuis, un relief considérable – un relief, plutôt, qui paraîtrait tel si la récurrence de plus en plus forte de ces thèmes ne les avait élevés au rang de lieux à ce point communs et de topiques à ce point obligées qu’ils semblent bien former, dans certaines régions du discours social et politique, la base d’un consensus à part entière : thèmes dont on débat et avec quoi l’on débat, mais dont la pertinence d’en débattre ne prête pas à débat ; thèmes de plus en plus banals, mais que l’actualité avec ses drames et les unes de presse avec leur dramatisme s’emploient à réactiver ; thèmes aussi qui peuvent faire la matière, à côté de tant de dossiers de presse et de débats de plateaux, d’un succès de librairie aussi énorme que Le Suicide français en 201444. Quant à l’appellation « nouveaux réactionnaires », si décriée qu’elle ait été, à commencer par ceux qu’elle visait d’abord, et si extensible qu’elle demeure, mais peut-être bien pour cette raison même, force est de constater qu’elle s’est intégrée, qu’on le veuille ou non, au vocabulaire politique et médiatique courant45. Journaux et revues, d’un côté, aiment à répertorier ainsi, sans grand souci d’objectiver leurs critères, des personnalités provocantes ou tenues pour telles ; et d’un autre côté il n’est pas rare de voir certaines de celles-ci, par un redoublement de provocation, se ranger de bon gré sous cette bannière, au nom d’une liberté d’expression en butte à toutes les censures46.

Pour une construction de l’objet

  • 47 M. Angenot, « La Querelle des “nouveaux réactionnaires” et la critique des Lumières », éd. citée, p (...)
  • 48 Id., p. 24.
  • 49 Cet éclairage, certes, n’est pas sans point de vue, non plus que l’histoire des idées en général, s (...)
  • 50 Cet oxymore, parmi une volée d’autres expressions non moins féroces, figure dans le virulent pamphl (...)

15 Marc Angenot s’est récemment attelé à rendre historiquement raison de l’affaire des « nouveaux réactionnaires », telle qu’elle a éclaté fin 2002, en lui voyant les deux dimensions, non exclusives l’une de l’autre, d’une « querelle » très conjoncturelle et locale, née du contexte de crise ouvert à gauche par l’éviction de Lionel Jospin au premier tour des élections présidentielles du 21 avril, et d’un tardif soubresaut réagissant à une recomposition idéologique de plus longue portée, remontant par phases successives à la seconde moitié des années 1970 : critique du totalitarisme sous l’impulsion et plus exactement avec le relais des « nouveaux philosophes » ; réévaluation, autour de son Bicentenaire, de la Révolution de 1789, recentrée sur la Terreur en tant que « matrice du totalitarisme » ; effets induits par la parution en 1995 de l’ouvrage crépusculaire et offensif de François Furet, Le Passé d’une illusion, « histoire nécrologique de l’Idée communiste abordée comme un cimetière d’illusions perdues47 » ; polémiques ayant entouré en 1997 Le Livre noir du communisme coordonné par Stéphane Courtois. À la fois médiocre et emblématique, effet subi et réaction exercée, l’affaire des « nouveaux réactionnaires » aurait ainsi répondu, si l’on suit Angenot, à la crise d’identité et de conscience induite dans les rangs progressistes par ces ébranlements successifs de l’utopie communiste : « ultime » sursaut de résistance, d’un côté, à l’effondrement final de celle-ci ; émergence aussi bien, d’un autre côté, d’un « progressisme mutant », s’attachant à remplacer « les figures ouvrières de l’exploité “classique” » par la « défense des identités minoritaires48 » et à échanger, si l’on veut, la lutte des classes sur la scène de l’Histoire contre une lutte des classements sur la scène intellectuelle, au prix d’une redéfinition de l’axe gauche/droite en axe progressiste/réactionnaire, moyennant différents critères ordonnés à autant de « tabous » dont l’observation ou la transgression placerait d’un côté ou de l’autre. Cette approche en termes d’histoire des idées, pour documentée qu’elle soit, ne suffit pourtant pas à faire le tour du phénomène qui nous intéresse. Elle apporte un éclairage intéressant sur ce qui tient d’une guerre de positions au sein du champ idéologique49, elle démêle certains des présupposés et des enjeux engagés dans l’effet d’amalgame opéré pour la cause, mais non sans tordre en quelque sorte le bâton dans l’autre sens. En prêtant insuffisamment attention aux propriétés communes effectivement présentées par les cibles de la polémique déclenchée par le « pamphlet tiède50 » de Daniel Lindenberg, elle ne permet pas – à moins d’attribuer assez ironiquement à celui-ci une durable influence sur le cours idéologique des choses – de comprendre pourquoi l’imputation « néo-réactionnaire » s’est maintenue jusqu’à nos jours, au point de voir à la fois grossir les rangs de ceux qui en font l’objet ou qui en font commerce et s’imposer en éléments de langage au sein du discours social les thèmes dont ils se sont saisis et dont ils continuent d’être les porteurs.

  • 51 Ce même paradigme s’est enrichi récemment d’un essai de Jean-Loup Amselle sur Les Nouveaux Rouges-B (...)
  • 52 C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons pris le parti de systématiquement entourer de gu (...)

16 La fortune journalistique de l’appellation « nouveaux réactionnaires » doit très certainement beaucoup au paradigme dont elle relève, qui met le collectif ainsi désigné en balance, fût-elle assez déséquilibrée, avec d’autres courants littéraires, intellectuels et politiques agrégés de même, depuis près d’un demi-siècle, sous l’invocation de la « nouveauté » : « nouveaux romanciers » des années 1950-1960, « nouvelle critique » des années 1960-1970, « nouveaux philosophes » et « nouvelle droite » des années 1970-1980 (pour ne rien dire de la « nouvelle cuisine » des années 1970, ou des « nouvelles femmes », des « nouveaux pères » et autres figures dont la presse magazine enregistre d’autant plus vite les éphémères émergences qu’elle en est le lieu de fabrication)51. C’est dire que cette appellation oppose à toute analyse du phénomène social et idéologique qu’elle entend recouvrir l’obstacle d’une double préconstruction : préconstruction polémique pour une part, préconstruction médiatique et quasi publicitaire pour une autre part52.

  • 53 L’un des traits qu’ils présentent en partage réside d’ailleurs dans leur défiance – le mot est faib (...)
  • 54 L’expression est d’Élisabeth Lévy, rédactrice en chef du magazine Causeur, qui l’emploie volontiers (...)
  • 55 Nous ne pourrons toutefois pas faire l’économie de nommer certaines des personnalités concernées ou (...)

17 À cette difficulté, propre à conduire l’analyse en terrain d’emblée biaisé, s’en ajoute une autre qui de ce même terrain fait un terrain miné de toutes parts. On ne songe pas ici, en priorité, aux redoutables talents polémiques déployés par quelques auteurs dont la visibilité sociale et le pouvoir d’intimidation s’alimentent en boucle aux provocantes réactions dont ils frappent les réactions mêmes qu’ils provoquent. Miné, ce terrain l’est surtout, de notre point de vue, en raison de la grande diversité des profils et des appartenances présentées par des personnalités ayant pour paradoxal trait commun d’apparaître – et de se représenter elles-mêmes – comme autant d’électrons libres résistant à toute agrégation collective et a fortiori à toute assignation sociologique53. Cette diversité était déjà si grande dans l’ensemble fabriqué en 2002 par Lindenberg qu’elle semblait bien pouvoir à elle seule valider le soupçon d’une démarche procédant par amalgame : l’on y trouvait, ainsi qu’on l’a rappelé, des écrivains, des philosophes, des intellectuels dits « médiatiques », des historiens, relevant politiquement pour la plupart de la droite ou de l’anarchisme de droite et pour quelques-uns d’une gauche allant du communisme d’un Alain Badiou à la mouvance très sociale-démocrate représentée par un Marcel Gauchet, en passant par la fermeté républicaine d’un Régis Debray. Cette diversité n’a fait que s’amplifier à mesure que s’élargissait le cercle des prétendants à la pensée « réfractaire ». Diversité des champs ou des horizons d’appartenance, mais en grand rapport d’intersection, cette intersection étant l’un des traits significatifs et peut-être, compte tenu des effets d’anomie qu’elle induit, l’un des facteurs d’expansion du phénomène étudié : littérature, philosophie, journalisme, politique, sciences humaines, histoire de l’art, droit. Diversité des modes d’énonciation et des genres convoqués : romans, articles, chroniques, essais, recueils d’entretiens, formes multiples d’intervention publique. Diversité des registres, des niveaux et des qualités d’expression ou de présentation de soi, à variantes plus ou moins ostensiblement triviales et raffinées, oscillant du parler peuple d’un Robert Ménard à la phraséologie aristocratique d’un Renaud Camus ou d’un Richard Millet. Diversité et en certains cas ambiguïté des positionnements politiques : de droite sans complexe ou « pas de gauche54 », apolitiques ou libertaires, tenants d’une gauche sociale et économique articulée à une droite morale (ou l’inverse), d’autres encore se réclamant d’une gauche chevènementiste ou d’un socialisme des origines. Diversité générale propre, au total, à décourager, semble-t-il, toute appréhension de cette nébuleuse intellectuelle en termes de collectif, sinon – ainsi qu’on se propose de le faire dans ce qui suit – sous l’espèce d’une posture commune à la fois très inscrite dans des configurations contemporaines et y répliquant un certain nombre de modèles hérités d’une histoire relativement longue des rapports entre chose sociale et politique et chose littéraire et intellectuelle. Rendre compte du phénomène en dressant le portrait du personnage collectif qui lui sert de support, quelque incarnation qu’il adopte, tient ici d’une mesure de prudence autant que d’un choix de méthode, à la faveur d’une double distance créée avec l’objet : distance historique pour commencer, même si celle-ci tendra à se resserrer progressivement autour dudit objet ; distance assurée d’un autre côté par un effort d’abstraction des régularités en fait de rhétorique et de posture caractéristiques du phénomène examiné dans son ensemble. Un phénomène à la fois social et discursif dont les conditions de possibilité et d’efficacité intéresseront davantage notre propos que les contenus polémiques dont il se nourrit et les fortes individualités dont il se soutient55.

Littérature et politique de réaction : deux histoires entremêlées

  • 56 Voir Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain. 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel (...)
  • 57 Voir Benoît Denis, Littérature et engagement. De Pascal à Sartre, Paris, Seuil, coll. « Points Lett (...)
  • 58 Cet art de la conversation peut prendre aussi l’aspect d’ouvrages dialogués, à l’image du Festivus, (...)
  • 59 Une autre lignée pourrait en effet être profilée, chez des auteurs appartenant davantage à l’espace (...)

18 Le prestige détenu en France par la chose littéraire, les assauts des tenants des Lumières contre l’obscurantisme et les discours d’autorité, le magistère moral et politique endossé par les écrivains dès la fin de l’Ancien Régime, la montée en force d’un romantisme tour à tour réactionnaire et progressiste56, le combat des poètes et des romanciers artistes contre « idées reçues » et valeurs de « sens commun », l’émergence à la fin du xixe siècle de la figure de l’« intellectuel » et au siècle suivant de l’écrivain « engagé »57 y ont fait entrer plus qu’ailleurs, dans la définition de la littérature et de la posture auctoriale, une composante protestataire dont les « néo-réactionnaires » d’aujourd’hui jouent d’autant plus volontiers qu’elle leur confère une sorte de légitimité appuyée sur toute une histoire dont ils peuvent apparaître ou du moins se présenter à divers titres inégaux comme autant d’héritiers. Si leurs écrits relèvent pour la plupart de l’essai philosophique, de l’ouvrage d’idées ou de la chronique journalistique, nombre d’entre eux se montrent et se veulent en effet tributaires, dans leurs représentations comme dans leurs pratiques, de l’écriture littéraire, avec l’aura dont celle-ci est entourée dans la tradition française. C’est que leur corporation compte une part significative d’écrivains – Philippe Muray, Michel Houellebecq, Maurice G. Dantec, Richard Millet, Pascal Bruckner, Marc-Édouard Nabe, Denis Tillinac, Éric Neuhoff, Patrick Besson, etc. –, qui se distribuent sur un continuum établi depuis le style prosaïque jusqu’à un « grand style » rejouant l’aristocratisme esthétique des Hussards. C’est aussi que les registres pratiqués par l’ensemble des acteurs concernés montrent que leur traditionalisme trouve entre autres à s’exprimer par une fidélité plus ou moins heureuse à l’égard de grands genres lettrés tels que le pamphlet (Richard Millet, Robert Ménard), l’essai très stylisé (Bruckner, Finkielkraut) ou encore l’art typiquement français de la conversation (celui-ci, hérité des salons du xviie siècle, se réincarnant de nos jours en la figure du débatteur en télévision cherchant à faire assaut d’« esprit » et de sens de la répartie, à l’image d’une Élisabeth Lévy58). Les « nouveaux réactionnaires » – ou du moins ceux d’entre eux qui affichent le plus ostensiblement un éthos littéraire59 – s’inscrivent de la sorte dans une tradition vieille d’au moins deux siècles.

  • 60 Bruno de Cessole, éd. citée, pp. 13-14.
  • 61 Antoine Compagnon, Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, coll. (...)

19 C’est dans ce même esprit qu’un Bruno de Cessole, par ailleurs rédacteur en chef du service culture du magazine Valeurs actuelles, a pu faire « défiler », de Joubert ou Chateaubriand à Marc-Edouard Nabe ou Houellebecq, en passant par Barbey d’Aurevilly, Barrès, Claudel, Céline mais aussi Rimbaud, Sartre, Malraux, Queneau, Aragon ou Modiano, un vaste ensemble d’écrivains « réfractaires », incarnations récurrentes à ses yeux d’une « insolente indépendance de l’esprit [et] du jugement » et composant, pour reprendre encore ses mots, une grande « famille d’esprits hétérodoxes, indifférents à l’esprit du temps ou en rébellion contre lui60 ». À travers la juxtaposition des figures évoquées — où un Michel Déon peut côtoyer Guy Debord, un Jean Raspail Arthur Rimbaud ou bien encore un Maurice Sachs Jean-Paul Sartre —, la posture « réfractaire » en vient à recouvrir non pas seulement une disposition d’esprit rebelle ou désinvolte, mais une sorte de nature artiste indifférente à ses actualisations esthétiques et politiques. À ce répertoire à la fois polémique et laudatif, où l’ordre alphabétique adopté, de même que l’équivalence établie entre grands écrivains et seconds couteaux, contribue au brouillage recherché, on peut préférer le tableau plus construit qu’Antoine Compagnon avait procuré cinq ans plus tôt en rassemblant, à l’enseigne des « antimodernes », de Joseph de Maistre à Roland Barthes, en passant par Chateaubriand et Baudelaire, Bloy et Péguy, Thibaudet et Benda, quelques-uns des auteurs ayant été les sourciers d’une modernité pensée comme résistance iconoclaste aux idoles du Progrès et de la Contemporanéité61.

Une nouvelle Querelle des Anciens et des Modernes ?

20 Littérairement autant que politiquement, l’on pourrait être tenté, pour le cas français, de faire remonter la posture des « nouveaux réactionnaires » à la Querelle des Anciens et des Modernes. Bien que celle-ci ait pris naissance en Italie, dès le xive siècle, avec Pétrarque, c’est en France qu’elle a connu une formulation spécifique significative, préfigurant certains des ressorts de la polémique actuelle. Cette longue controverse, qui a passionné et divisé les esprits pendant près de trente ans à la charnière des xviie et xviiie siècles, a mis aux prises, comme on sait, les tenants de la supériorité de l’époque moderne (côté Perrault ou Fontenelle) et ceux qui considéraient que l’Antiquité représentait un âge d’or indépassable (côté Boileau ou Madame Dacier). Elle prenait place dans un contexte de grandes transformations politiques et culturelles : mise en place de l’absolutisme monarchique, entamée par Richelieu et parachevée sous Louis XIV ; constat des progrès sensibles de la « science » ; émergence du français en tant que nouvelle langue universelle capable de se substituer au latin ; constitution à côté du public traditionnel des clercs et des doctes d’un nouveau public, mondain, qui se montre, tant à la Cour que dans les salons, curieux de nouveaux produits culturels.

21 Des polémiques qui suivent la déclamation par Perrault de son poème-panégyrique « Le siècle de Louis le Grand » (1687) à celles qui éclatent à l’occasion de la publication de la traduction française de L’Iliade par Houdar de la Motte (1714), on voit ainsi s’installer un dualisme fondateur : les Modernes se font les apologistes du temps présent, en vertu d’une conception du progrès selon quoi, la connaissance procédant par accumulation, l’homme actuel nécessairement en sait plus que celui du passé, le progrès scientifique ayant pour corollaire le perfectionnement moral, ce qui débouche sur la recherche de normes esthétiques conventionnelles et uniformes ; les Anciens, quant à eux, ne voient dans la position des Modernes que pédanterie ou prétention sur fond de décadence, notamment morale, et tiennent que la fidélité à l’Antiquité est un gage de liberté et de créativité face aux « règles » alléguées par les Modernes. Spectateur engagé de cette polémique d’un autre temps et d’un autre régime, Marc Fumaroli a fait valoir, en ce sens, que ladite Querelle aura somme toute opposé, d’un côté, des écrivains adeptes d’une indépendance esthétique garantie par un rapport de distance allégorique au pouvoir et, de l’autre, des écrivains en voie de fonctionnarisation au service de la monarchie absolue – ce qui signifierait que l’avenir de la littérature comme « république des lettres » se trouvait paradoxalement du côté des Anciens :

  • 62 Marc Fumaroli, « Les abeilles et les araignées », dans La Querelle des Anciens et des Modernes. xvi (...)

On a la surprise rétrospective de découvrir que pour un Racine, comme ce sera le cas […] pour son ami Boileau, l’un des enjeux les plus vitaux de la Querelle des Anciens et des Modernes est l’autonomie de la littérature. Couper les ponts avec l’Antiquité, avec ses auteurs, avec sa Fable, ce serait pour les lettres françaises se soumettre sans défense et sans recul possible à un carcan dévot. Mais ce serait aussi sacrifier toute la marge d’ironie et d’allégorie qui la dispense de devenir l’instrument servile de la modernité d’État62.

Modernité littéraire et humeur réfractaire

  • 63 A. Compagnon, op. cit., p. 10.

22 Les « antimodernes » étudiés par Antoine Compagnon confirment cette direction apparemment inattendue de l’évolution idéologique de la chose littéraire. Ceux que recouvre cette étiquette appartiennent dans une large mesure au courant réactionnaire, mais ils en représentent le versant intellectuel et littéraire et en illustrent la dimension esthétique. Ce courant diffus, souvent paradoxal et ambigu, traverse toute l’histoire littéraire française du xixe et du xxe siècles. La thèse de Compagnon est elle-même paradoxale puisqu’il avance que leur posture réfractaire fait en réalité de ces « antimodernes » les vrais « modernes » ou, si l’on préfère, que la modernité véritable, ici comprise dans son acception esthétique et non plus philosophique ou sociopolitique, est antimoderne – d’où l’ambivalence qui caractérise ce courant de pensée. Ce que l’histoire littéraire désigne comme la « grande littérature » des xixe et xxe siècles serait ainsi, en son fond, antimoderne : « le génie antimoderne, écrit Compagnon, s’est réfugié dans la littérature, et dans la littérature même que nous qualifions de moderne, dans la littérature dont la postérité a fait son canon, littérature non traditionnelle mais proprement moderne car antimoderne, littérature dont la résistance idéologique est inséparable de son audace littéraire […]63. » Par sa volonté de liberté absolue et son anticonformisme, par ce qu’il y a aussi en lui de romantique, l’antimoderne est en effet, dans son expression, un moderne, ce qui le distingue d’un classique autant que d’un néo-classique.

  • 64 Avec Michel Contat, inspiré par les analyses sartriennes du cas Baudelaire et du cas Flaubert, soul (...)
  • 65 À l’appui de ce topos, on peut rappeler avec quelle féroce ironie Baudelaire s’en prend à la confus (...)
  • 66 On reviendra dans la quatrième section du présent article sur cet « éthos pamphlétaire » et le path (...)
  • 67 On a vu plus haut que Pierre Jourde, en intervenant dans l’affaire Millet, ne manquera pas, l’écriv (...)

23 Partant de quoi six figures caractériseront le tempérament antimoderne dès les lendemains de la Révolution. La première de ces figures est éminemment politique et se place sous le signe de la contre-révolution, avec un antidémocratisme caractérisé par une méfiance à l’égard de l’idée de souveraineté populaire (refus du suffrage universel) et une dénonciation de l’utopie égalitaire, perçue comme un pernicieux et funeste processus d’uniformisation (valorisation d’une aristocratie de l’esprit). Vient ensuite, plus philosophiquement, l’hostilité à l’encontre des Lumières et de leur conception de l’homme en tant qu’être rationnel. Face à ce qu’ils tiennent pour idéalisme naïf et intellectualisme abstrait, les antimodernes font appel au réalisme, au bon sens, à l’expérience, afin de tirer les « leçons morales » d’une histoire (Burke) montrant à l’évidence, selon eux, que l’homme est avant tout pétri autant qu’animé par un mélange d’intérêts et de passions irrationnelles. Moral ou existentiel celui-ci, un troisième topos tient au pessimisme inhérent à ces auteurs, lequel découle, dans l’ordre religieux, du souvenir du péché originel64. Conjugués, ces deux topoï voient les antimodernes mettre en doute l’optimisme à leurs yeux naïf des Lumières quant à la nature humaine, tenir la souffrance et le Mal pour des dimensions cardinales de l’existence et développer la nostalgie du passé en réaction à l’apologie béate du présent ou à la confiance dans le progrès65. Si l’on retrouve dans ces quatre premiers topoï des traits idéologiques caractéristiques de la pensée réactionnaire en général, deux autres définissent sans doute plus étroitement la composante littéraire de la tradition antimoderne. D’un point de vue rhétorique, la posture réfractaire de l’antimoderne se manifeste dans le primat de la vitupération et de l’imprécation, faisant signe souvent vers l’éthos pamphlétaire66. Enfin, l’esthétique du sublime, conçue comme expérience violente de l’incommensurable ou de la coprésence des contraires (l’extase et l’horreur), est une constante de la sensibilité antimoderne, qu’elle se rattache au spiritualisme romantique (Chateaubriand) ou au dandysme moderne (Baudelaire)67.

  • 68 Sur cette disposition contre-révolutionnaire des premiers grands poètes romantiques français et les (...)
  • 69 P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, éd. citée, p. 155.
  • 70 On consultera avec profit les pages consacrées à Pierre-Simon Ballanche dans le chapitre intitulé « (...)

24Que nombre des antimodernes étudiés par Compagnon – un Joseph de Maistre, un Léon Bloy, un Charles Péguy – soient régulièrement convoqués par les « nouveaux réactionnaires » tant comme modèles esthétiques que comme éléments constitutifs de l’héritage idéologique qui est le leur ne laisse pas d’être significatif. On rappellera plus loin l’importance décisive de la pensée contre-révolutionnaire telle qu’elle se formule chez un Joseph de Maistre et, avec un rayonnement peut-être moindre, chez un Louis de Bonald. Sur son versant littéraire, c’est évidemment François-René de Chateaubriand, opposant historique à l’Empereur et électron libre des Ultras, qui a imprégné le romantisme naissant d’une sensibilité contre-révolutionnaire (renouveau spiritualiste et catholique, pessimisme de la faute, souffrance comme source du sentiment poétique, etc.). Sous son égide, un Lamartine associant à neuf lyrisme élégiaque et méditation religieuse, un Hugo s’attachant dans ses premières odes à chanter martyrs de la Révolution et miracles de la Restauration, un Vigny greffant la « modernité » de ses « poèmes » narratifs sur l’antique fable biblique participeront d’une génération qui, née avec le siècle, avance d’abord comme à reculons dans l’avenir68. Avec Paul Bénichou, qui a vu en son œuvre « une version progressiste des doctrines-mères de la contre-révolution69 », on peut aussi rappeler le rôle sans doute plus souterrain mais non moins fondamental joué par la pensée et l’imaginaire de Pierre-Simon Ballanche. Comme son ami Chateaubriand, ce dernier faisait de la réhabilitation du sentiment religieux le gage d’un renouveau poétique face à la sécheresse littéraire des Lumières tout en développant une pensée cyclique de la « palingénésie », qui considérait la Révolution comme un moment de chaos et d’effondrement préludant à une régénération de la société70.

  • 71 Dolf Oehler, Le Spleen contre l’oubli. Juin 1848. Baudelaire, Flaubert, Heine, Herzen, Paris, Payot (...)
  • 72 Voir sur ce sujet l’ouvrage à présent classique de Paul Lidsky, Les Écrivains contre la Commune, Pa (...)
  • 73 Sur les positions littéraires de Léon Bloy, en regard de sa position au sein du champ littéraire, v (...)
  • 74 Georges Bernanos, La Grande Peur des bien-pensants. Édouard Drumont, Paris, Grasset, coll. « Pour m (...)

25Le milieu du siècle voit apparaître deux des plus authentiques figures littéraires du courant antimoderne. Charles Baudelaire et Gustave Flaubert – ainsi qu’un Dolf Oelher l’a remarquablement montré71 –, mais aussi Leconte de Lisle, sont les enfants désenchantés d’une autre révolution, celle de 1848, orphelins d’un romantisme trahi par l’Histoire et spectateurs aussi désabusés que froidement ironiques de la montée en puissance de l’égalitarisme démocratique et de l’utilitarisme bourgeois. Chez Flaubert, que rejoint sur ce point comme tant d’autres un Edmond de Goncourt, l’hostilité à l’égard de la souveraineté populaire culminera, de façon très modale en effet au sein du champ littéraire, dans une virulente exécration de la Commune de Paris et une approbation sans réserve apportée à la répression des Fédérés72. Cet aristocratisme esthète et dandy – dont un Michel Houellebecq se réclame aujourd’hui comme naguère un Philippe Muray – se prolonge jusqu’à la fin du siècle avec des personnalités telles que Jules Barbey d’Aurevilly ou Joris-Karl Huysmans. Dans les mêmes parages, mais sur un mode plus paroxystique, on mentionnera Léon Bloy en tant que représentant d’une veine d’écrivains catholiques non orthodoxes, caractérisés par leur férocité polémique et leur pathos crépusculaire73, cette veine conduisant assez directement à Georges Bernanos dans l’entre-deux-guerres, auquel on doit d’avoir forgé l’expression de « bien-pensants », promise à l’avenir que l’on sait dans les polémiques à répétition qui agitent notre actualité74.

  • 75 Pour un tableau général de cette période, voir Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Paris, S (...)
  • 76 Alain Finkielkraut, Le Mécontemporain. Péguy, lecteur du monde moderne, Paris, Gallimard, 1991.

26Dans le contrecoup de l’affaire Dreyfus, la Belle Époque voit, enfin, la réorganisation de l’extrême droite autour du pivot que constitue l’Action française, mais surtout l’émergence de deux figures littéraires paradoxales et ambivalentes : d’un côté, Maurice Barrès, issu de la mouvance esthète et décadente, adepte du « culte du moi » et « prince de la jeunesse » admiré du Léon Blum de La Revue blanche, se fait, dans des romans à thèse comme dans des articles à forte charge polémique, le chantre d’un nationalisme républicain et conservateur et d’un enracinement dans une France éternelle ; de l’autre, Charles Péguy, dreyfusard historique et socialiste libertaire proche de Georges Sorel, rompt progressivement avec la gauche et le « parti intellectuel » pour se rapprocher du nationalisme, se convertir au catholicisme de combat et développer, au fil de ses pamphlets, une critique acerbe du monde moderne75, charriant des topiques qu’un Alain Finkielkraut reprendra à son compte76.

De l’entre-deux guerres des écrivains à la libération des « Hussards »

  • 77 Gisèle Sapiro, « Notables, esthètes et polémistes. Manières d’être un écrivain “réactionnaire” des (...)
  • 78 La sociologue de la littérature établit en ce sens quelques parallèles – structuraux – entre l’entr (...)

27L’entre-deux-guerres est évidemment, pour la pensée de droite, une phase cruciale, particulièrement riche et complexe. L’Action française, pourtant fragilisée par la condamnation papale de 1926 et l’échec du 6 février 1934, domine à l’extrême droite. Elle entretient, physiquement et verbalement, un climat de violence civile qui use de tous les registres de l’écriture polémique, à l’image de Charles Maurras et Léon Daudet qui seront condamnés à des peines de prison ferme pour leurs écrits journalistiques. Il y a d’ailleurs tout un pan de la littérature de ces années-là qui fonctionne au pamphlet, genre dont la pratique atteint une intensité et une violence inédites : outre Daudet et Maurras, on y recense un Robert Brasillach, un Lucien Rebatet ou un Henri Béraud, tous condamnés à la Libération, sans oublier Louis-Ferdinand Céline avec, à la fin de la période et mordant sur les débuts de l’Occupation, la série de ses pamphlets antisoviétiques, antisémites et antimaçonniques (de Mea Culpa en 1936 aux Beaux Draps en 1941). Gisèle Sapiro, moyennant corrélation entre modes d’intervention des écrivains et morphologie du champ littéraire des années 1930, y a cerné trois groupes de position qui se définissent les uns par rapport aux autres77. Le premier est celui des « notables », qui rassemble des écrivains en position dominante et bénéficiant d’une reconnaissance plus mondaine que spécifiquement littéraire ou symbolique – c’est typiquement la position des membres de l’Académie française ou du jury Goncourt ; soucieux de morale et de préservation de l’ordre, ils gravitent généralement dans l’orbite de l’Action française et recourent à l’essai grand public ou à l’article de presse. À ce groupe s’oppose, fort d’une reconnaissance symbolique reposant sur l’autonomisation de la chose littéraire, celui des « esthètes », souvent associés à la nrf ou proches de celle-ci : leur radicalisation idéologique, qui se manifeste également dans des essais lettrés ou des recueils d’articles, reste marquée par l’opposition entre littérature et politique, évaluation esthétique et évaluation morale, ce qui les conduit à adopter une vision en effet esthétisante de la chose politique et à s’orienter vers le fascisme (c’est le cas paradigmatique de Drieu la Rochelle). Le pôle d’avant-garde, réglé sur un principe d’autonomie esthétique qui le tient morphologiquement à distance des contingences mondaines et des engagements les plus temporels, ne comporte quant à lui aucun représentant de l’extrême droite littéraire, celle-ci se trouvant le plus abondamment représentée dans le pôle temporel, identifié à un troisième groupe, celui des « polémistes », où le jugement spécifiquement littéraire se montre subordonné à l’évaluation politique ou sociale, relayant en particulier les propositions du racisme biologique (on pense de nouveau à Céline). C’est là que se concentre l’usage du pamphlet, genre défini et placé à l’intersection des univers littéraire et médiatique, dont la virulence permet à ses auteurs d’afficher une posture anticonformiste autant qu’antiacadémique78.

  • 79 Jean-Louis Loubet del Bayle, Les Non-Conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de (...)
  • 80 « Le retour actuel à de telles ambivalences, ou aux ambiguïtés idéologiques, de plus en plus souven (...)
  • 81 J.-L. Loubet del Bayle, op. cit., pp. 41-84.
  • 82 Id., pp. 131-165.
  • 83 Id., pp. 85-129.

28Si l’héritage à tout le moins stylistique de certaines fractions du champ de production réactionnaire de l’entre-deux-guerres ne saurait être négligé s’agissant de l’actuelle configuration « néo-réactionnaire », une place particulière doit être réservée à la pensée de ceux que Jean-Louis del Bayle a nommé, de son côté, Les Non-conformistes des années 3079. Rapidement évoquée par Daniel Lindenberg, qui retient à juste titre son ambivalence et sa volonté de sortir du clivage gauche/droite80, cette nébuleuse de groupes rassemble des acteurs assez hétéroclites : représentants de ce qu’Emmanuel Mounier a appelé la Jeune Droite81 – la plupart sont des dissidents de l’Action française –, défenseurs de l’idéologie planiste illustrée par le cercle de réflexions X-Crise ou le Plan du 9 juillet 1934, personnalistes chrétiens regroupés autour du même Mounier et de la revue Esprit82. Mais elle trouve son expression la plus caractéristique dans le groupe Ordre Nouveau – dont l’appellation prend rétrospectivement une résonance bien particulière –, animé principalement par Alexandre Marc, Arnaud Dandieu et Robert Aron, qui rassemble de jeunes intellectuels désireux de concilier « révolution spirituelle » et « ordre nouveau » dans un sentiment de décadence spirituelle de l’Occident83. La Guerre et l’Occupation arbitreront ces « tentative[s] de renouvellement de la pensée politique française ». La position « ni/ni » comme la posture du dépassement droitier de la perspective révolutionnaire, malgré l’hypothèque fasciste qui pèse désormais sur elles, n’en resteront pas moins à l’horizon du discours « néo-réactionnaire ».

  • 84 Jacques Laurent, « Paul et Jean-Paul », La Table ronde, no 38, février 1951, pp. 22-53. Le texte a (...)
  • 85 Roger Nimier, Les Épées, Paris, Gallimard, 1948 ; Jacques Laurent, Les Bêtises, Paris, Grasset, 197 (...)
  • 86 Répertoire auquel emprunte à sa manière un film tel que Le Petit Soldat de Jean-Luc Godard (1960). (...)

29La donne change considérablement à la Libération, qui plonge une bonne partie des écrivains de droite – affaiblis par un proche passé collaborationniste auquel ils ont pris effectivement part ou auquel on tend à les associer – dans le silence, la clandestinité, les faux-fuyants ou la dénégation. En temps d’hégémonie existentialiste et de relative domination des fractions communistes de l’intelligentsia, la droite littéraire ne s’en reconstitue pas moins à partir du début des années 1950 sous l’impulsion très offensive des éditions de La Table ronde de Roland Laudenbach et du groupe des Hussards emmenés par Roger Nimier et Jacques Laurent. Ce dernier publie dès 1951 à la revue La Table ronde un pamphlet contre Sartre, Paul et Jean-Paul, rabattant cruellement la figure du romancier philosophe sur celle de Paul Bourget, incarnation bien ringarde du roman à thèse84. Encouragés par Cocteau et Mauriac, patronnés par Chardonne et Morand, ces Hussards, représentants d’une nouvelle génération d’écrivains décomplexés devant l’Histoire, vont réinventer les codes de la droite littéraire. Aussi viscéralement antigaullistes qu’anti-sartriens, ils vont travailler à la réhabilitation progressive des écrivains de la collaboration – au premier rang desquels figure un Céline – et se consacrer, dans leurs romans, à ambiguïser la vision de l’histoire récente, en particulier celle de la période de l’Occupation (songeons par exemple aux Épées de Roger Nimier dès 1948 ou plus tardivement aux Bêtises de Jacques Laurent, prix Goncourt 197185). Il s’agira surtout, pour eux, de s’affranchir de la pesanteur et du sérieux de la littérature engagée, en revendiquant une désinvolture et un dilettantisme tout stendhaliens ainsi qu’en sacralisant le « beau style » et le « beau geste » inutile, comme autant de manifestations d’un aristocratisme esthète protestant avec les armes de l’ironie contre la doxa résistantialiste et de gauche qui dominait alors la scène intellectuelle. Une partie de la génération des Cahiers du cinéma et de la Nouvelle Vague, chaperonnée par Jacques Laurent dans la revue Arts, qui accueillait aussi bien les jeunes cinéastes que les Hussards, adoptera à ses débuts le répertoire postural de cet anarchisme de droite nouvelle manière86, dont l’anticonformisme et les provocations voulaient laisser penser, prétention et chose exorbitantes pour leurs opposants, que la liberté pouvait être, aussi, à droite et, aussi, une valeur de droite.

30Aller ainsi de la Querelle des Anciens et des Modernes à la refonte de la droite littéraire dans les années 1950 en rapport d’hostilité déclarée aux figures de l’écrivain engagé à gauche, ne satisfait pas seulement, si elliptique qu’en soit le résultat, à un souci de grande contextualisation historique qui, à trop remonter en amont de l’objet étudié, n’entretiendrait avec celui-ci que des rapports d’extériorité ou d’analogie assez vains. Cette contextualisation n’est d’ailleurs pas suffisante pour tracer la généalogie du personnage qui nous occupe, laquelle demande encore d’être établie sur un plan plus proprement politique – et moins cette fois dans la longue durée, ainsi qu’on va le voir, qu’au regard de transformations assez récentes de l’espace politique, et de l’espace idéologique qui est comme la réplique du premier dans l’ordre des représentations et des discours. Mais qu’elles viennent du grand Siècle ou de la modernité dixneuviémiste, du premier romantisme ou des écrivains pamphlétaires de la première moitié du xxe siècle, nombre de références littéraires récurrentes dans le discours et le métadiscours des « néo-réactionnaires » indiquent des rapports qui ne sont pas que d’admiration à l’égard de grands représentants de la haute littérature française, mais tout autant de filiation inséparablement esthétique et idéologique : héritage très affiché d’une posture réfractaire générale, avec le profit de légitimité susceptible d’en être retiré, héritage aussi d’un ensemble d’idéologèmes et de topiques sacralisés par l’histoire des lettres françaises. C’est ainsi qu’un Houellebecq a pour références majeures Tocqueville, Balzac, Baudelaire, Flaubert et Huysmans et qu’un Richard Millet se recommande d’un héritage classique allant de Bossuet à Claude Simon, d’une filiation de réfractaires allant du cardinal de Retz à Guy Debord ou encore d’une lignée de catholiques militants allant de Chateaubriand à Claudel. Mobilisation de références littéraires à dimension réfractaire pouvant aussi concerner, avec diffusion plus large, un représentant d’un autre secteur que celui des écrivains tel l’acteur Fabrice Luchini, qui aime à se revendiquer « réactionnaire » et qui, grand diseur de La Fontaine, Baudelaire, Flaubert, Péguy ou Céline sur les planches de théâtre, a aussi révélé l’œuvre de Philippe Muray au grand public.

Progressisme et réaction : sur quelques transformations de l’espace idéologique

  • 87 Cette remarque provient d’Éric Hazan, faisant valoir que jusqu’à la veille de la Révolution « l’élo (...)
  • 88 Cité par É. Hazan, d’après Furet et Richet, id., p. 391, note 1.

31 D’un point de vue plus strictement politique, il n’est pas superflu de se rappeler que c’est dans les turbulences de 1789, qui ont vu aussi s’établir l’opposition gauche/droite et le discours en présence d’un public s’imposer en « instrument politique nouveau87 », que s’est tout d’abord cristallisé le fait ou le phénomène « réactionnaire ». Les deux mots de « Réaction » et de « Réactionnaire » font en effet leur entrée dans le vocabulaire politique sous la Révolution – le Dictionnaire de l’Académie définissant en 1798 la « Réaction » comme ce qui « Se dit figurément d’un parti qui se venge et agit à son tour88 ». Ce terme de « réaction » se voit lesté d’un sens péjoratif plus précisément après la Terreur, qu’elle ait pris aux yeux des radicaux dépossédés du pouvoir la forme de la réaction « thermidorienne » ou aux yeux des modérés celle d’une intention de liquider les acquis de ladite Révolution. Cette désignation dépréciative se trouvera fixée dans son sens moderne, expressément politique, dès 1797, avec la brochure de Benjamin Constant, Des réactions politiques. On y lit notamment ceci qui, en guise d’appel à la loi et à la raison, porte l’accent sur la dynamique action/réaction et les effets d’emballement dont cette dernière est grosse :

  • 89 Benjamin Constant, Des réactions politiques. Seconde édition, Augmentée de l’examen des effets de l (...)

Je n’appelle pas réaction la juste punition des coupables, ni le retour aux idées saines. Ces choses appartiennent, l’une à la loi, l’autre à la raison. Ce qui, au contraire, distingue essentiellement les réactions, c’est l’arbitraire à la place de la loi, la passion à la place du raisonnement : au lieu de juger les hommes, on les proscrit ; au lieu d’examiner les idées, on les rejette.
Les réactions contre les hommes perpétuent les révolutions ; car elles perpétuent l’oppression qui en est le germe. Les réactions contre les idées rendent les idées infructueuses, car elles rappellent les abus. Les premières dévastent la génération qui les éprouve : les secondes pèsent sur toutes les générations. Les premières frappent de mort les individus : les secondes frappent de stupeur l’espèce entière.
[…]
Les réactions contre les hommes, effets de l’action précédente, sont des causes de réactions futures. Le parti qui fut opprimé, opprime à son tour ; celui qui se voit illégalement victime de la fureur qu’il a méritée, s’efforce de ressaisir le pouvoir ; et lorsque son triomphe arrive, il a deux raisons d’excès, au lieu d’une ; sa disposition naturelle, qui lui fit commetre [sic] ses premiers crimes, et son ressentiment des crimes qui furent la suite et le châtiment des siens89.

Pensée contre-révolutionnaire et position réactionnaire

32 C’est du côté du courant de pensée « contre-révolutionnaire » – qu’il faut éviter de confondre avec son expression politique organisée, l’ultracisme, tel qu’il triomphe sous la Restauration – qu’on peut voir se dessiner certains traits qui, maintenus sur la longue durée, pourraient aujourd’hui servir à caractériser la nébuleuse « néo-réactionnaire ». Incarnée par des essayistes et polémistes aussi divers qu’Edmund Burke en Angleterre ou Joseph de Maistre et Louis de Bonald en France, la pensée contre-révolutionnaire constitue littéralement une réaction à la Révolution, dont il s’agit de contester et les fondements et les conséquences : en amont, rationalisme athée des Lumières, culte du progrès, optimisme quant à la nature humaine, figure de l’homme de lettres en tant que propagateur de ces idées et agent de la Révolution ; en aval, égalitarisme démocratique, mépris de l’ordre naturel et de l’autorité, prétention de l’homme à se faire la mesure des choses et à se penser maître de son devenir au détriment du divin et d’une conception providentialiste de l’histoire. Le contre-révolutionnaire défendra ainsi la nécessité d’un retour à l’ordre ancien – rétablissement des privilèges et des hiérarchies naturelles, rétablissement des préjugés et du primat de la religion, fidélité à la tradition, contestation de l’optimisme du progrès par un pessimisme de tempérament et de combat, réhabilitation de la figure du poète sacré contre le philosophe des Lumières, du spiritualisme contre le rationalisme.

  • 90 A. Compagnon, Les Antimodernes, éd. citée, pp. 22-25.

33 Cependant, et Antoine Compagnon a raison d’y insister, tout le paradoxe de la position du contre-révolutionnaire est qu’à l’inverse d’un conservateur ou d’un antirévolutionnaire, il est obligé d’intégrer la notion même de révolution dans sa pensée pour pouvoir la contester90. Il se trouve de la sorte irrémédiablement attaché par une relation dialectique à cela même qu’il entend détruire, ce qui installe au cœur de sa posture une ambiguïté très constitutive dont on peut trouver trace chez bien des « nouveaux réactionnaires ». Soulignons encore que la plupart des penseurs contre-révolutionnaires, qui furent à la fois de fins raisonneurs et de virulents polémistes, se sont généralement tenus à l’écart de l’exercice concret de la politique, mais que leur influence, en particulier celle de Joseph de Maistre, fut profonde et durable dans les milieux intellectuels et littéraires.

  • 91 René Rémond, Les Droites en France de 1815 à nos jours. Continuité et diversité d’une tradition pol (...)

34 Le courant de pensée contre-révolutionnaire irrigue, comme on sait, l’une des « trois droites » qu’a distinguées la thèse, désormais classique bien que de plus en plus remise en question, de l’historien René Rémond91. Celui-ci l’avait d’abord nommée « légitimiste » avant de lui préférer la qualification de « contre-révolutionnaire ». L’intéressant est qu’à la différence des droites orléaniste (libérale politiquement et conservatrice dans l’ordre moral) et bonapartiste (autoritaire et reposant sur l’identification à une figure providentielle et sur l’appel au peuple), la droite légitimiste, passée la période de la Restauration, n’a jamais exercé le pouvoir – à l’exception discutable et discutée du régime de Vichy – et s’est donc trouvée constamment dans une position de marginalité, condamnée à un rôle d’opposition qui s’est avant tout manifesté dans l’ordre culturel et intellectuel.

35 Au vu du tableau idéologique sur lequel se distribuent les « nouveaux réactionnaires », la typologie établie par René Rémond ne semble guère opératoire toutefois, à commencer par ceci que quelques-uns d’entre eux se présentent, d’un Jean-Claude Michéa à une Natacha Polony, en héritiers d’un socialisme authentique ou d’une gauche républicaine contre le « libéralisme libertaire » des élites au pouvoir et que d’autres, à l’exemple d’un Éric Zemmour, s’emploient plutôt à mixer, dans leur discours de positionnement, les valeurs paternalistes et providentialistes d’une droite bonapartiste symbolisée par de Gaulle avec les valeurs économiques d’une gauche antilibérale, là où d’autres encore, tels Alexandre Adler ou Pierre-André Taguieff, installent leur mode de pensée et d’analyse, en filiation avec un Jean-François Revel, sur une ligne de cohérence allant du libéralisme à une ferme défense des valeurs occidentales – pour ne rien dire d’un Robert Ménard porté à la mairie de Béziers avec le soutien du Front National de Marine Le Pen et dont certaines initiatives seront bien vite reçues, à tort ou à raison, comme visant à réhabiliter la mémoire de l’OAS et de l’Algérie française. Il y a dans tout cela de quoi décourager en effet toute catégorisation politique du phénomène qui nous occupe et conforter l’image que ses représentants entretiennent volontiers pour leur propre compte, celle d’une série d’esprits isolés les uns des autres et n’ayant en commun que d’introduire de salubres perturbations au sein des systèmes de classement dont la doxa dominante se soutient, le plus important de ces systèmes étant, à leurs yeux, celui qui permet à ladite doxa, avec tous les mécanismes d’ostracisme politique et moral disponibles, de se placer elle-même du bon côté d’une frontière séparant non plus tellement la gauche et la droite, mais, transversalement à celles-ci, deux visions du monde antinomiques animées, d’un côté, par des forces de progrès et, de l’autre, par des forces de régression.

Avatars du conservatisme et effets de champ

  • 92 « La vérité est une, l’erreur multiple. Ce n’est pas un hasard si la droite professe le pluralisme  (...)
  • 93 Pierre Bourdieu, « Séminaires sur le concept de champ, 1972-1975 », séances du 11 mai et du 5 juin (...)
  • 94 Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », dans Actes de la rech (...)

36 Mettre cette diversité des profils politiques ou des solutions de compromis affichés par les uns et les autres au compte d’un effet de brouillage idéologique général n’est guère plus satisfaisant que de l’indexer au registre du « pluralisme » en quoi Simone de Beauvoir voyait l’un des fondements de « la pensée de droite », face à une « vérité » qui, elle, serait « une »92. Pour rendre raison de cette diversité – comme de la relation, plus ambiguë qu’il n’y paraît, que la posture « néo-réactionnaire » entretient avec la doxa contre laquelle elle réagit –, on peut tirer meilleur profit de certaines des considérations que Pierre Bourdieu a formulées relativement à l’idéologie conservatrice au cours d’un séminaire sur le concept de « champ » tenu entre 1972 et 1975 à l’École Pratique des Hautes Études 93, puis en 1976 dans un grand article aux Actes de la recherche en sciences sociales rédigé avec Luc Boltanski sur « La production de l’idéologie dominante »94.

  • 95 Définition essentialiste que l’article de Simone de Beauvoir sur « La pensée de droite », mentionné (...)
  • 96 Id., pp. 19-20.
  • 97 Id., p. 21. Ajoutons, dans l’esprit du sociologue, que l’accumulation de ces « biens » et la positi (...)

37 L’idéologie conservatrice, exposait Bourdieu en 1973, prête le plus souvent à deux approches biaisées, fondées tantôt sur une définition essentialiste du conservatisme, « [obtenue] en faisant le plus petit commun dénominateur de toutes les formes de conservatisme repérées on ne sait comment »95, tantôt sur une définition historiciste, renonçant à toute construction de l’objet au profit d’un examen de cas de figure particuliers96. L’analyse du conservatisme en termes de « champ » fait en revanche ressortir, en résumant très fort, trois choses au moins : 1° qu’il peut être défini comme un discours de « légitimation du monopole de la manipulation d’un type déterminé de bien rare97 », sorte de « sociodicée » développée, en un même sens mais sous diverses espèces, par les occupants de positions dominantes au sein de tout univers social, que cet univers soit politique, religieux, littéraire, scientifique, universitaire, médiatique, etc. ; 2° qu’il y a en bien des cas redondance, c’est-à-dire solidarité de classe, entre ces différents discours de légitimation tels qu’ils sont orchestrés au sein du « champ du pouvoir » ; 3° qu’il peut tout aussi bien y avoir – et sans doute y a-t-il fort souvent – friction entre ces discours au sein de ce même champ du pouvoir, du fait des luttes que s’y livrent, à travers les dispositions et capitaux spécifiques qui sont les leurs, les agents des différentes fractions de la classe dominante : du champ politique au champ économique, du champ littéraire au champ politique ou encore du champ universitaire au champ médiatique peuvent s’établir, se maintenir, comme aussi s’affaiblir, des discordances, des contradictions plus ou moins vives et déclarées.

  • 98 C’est ainsi, pour l’époque où nous sommes, que l’autonomisation et la montée en force du champ écon (...)
  • 99 Il faudrait faire en effet place, au sein desdites fractions, à ceux qui, prétendant en vain à cons (...)
  • 100 Ceci ne correspond, insistons-y, qu’à l’une des raisons possibles du succès rencontré par cet essai (...)

38 On aperçoit par là, pour ce qui nous occupe, un moyen d’éclairer, en partie, la diversité des positions rangées sous la posture « néo-réactionnaire », en tant que celle-ci se détermine et forge ses propres arguments et éléments de langage en rapport de négativité à l’endroit d’une doxa plus multiforme elle-même qu’il n’y paraît. Loin de constituer un bloc homogène et de se maintenir à l’identique à travers l’histoire, la doxa se présente bien plutôt, à différents moments qui sont aussi différents états des rapports entre champs au sein de la totalité sociale, comme une juxtaposition plus ou moins cohérente de discours de légitimation et de conservation de l’ordre établi – à commencer par l’ordre établi à l’intérieur de chacun des champs concernés et sans oublier la hiérarchie établie de l’un à l’autre, avec les effets que cette hiérarchie externe est susceptible, par suite des modifications qu’elle subit, d’exercer à l’intérieur de ceux-ci98. Aussi pourrait-on avancer que c’est sous une semblable juxtaposition que se présente, du côté des « hétérodoxes », le discours de contestation et de délégitimation de ce même ordre établi, en tant que discours émanant, au sein de différents champs, tantôt de fractions dominées et prétendant au pouvoir – avec toute l’énergie de conquête qui les anime –, tantôt, et plus significativement pour notre objet, de fractions qui, un temps dominantes, ayant perdu ou étant en train de perdre la dominance dont elles y jouissaient, se montrent portées à mobiliser toutes les ressources que procure la pensée du ressentiment : pathos du « déclin », dénonciation des impostures et des réalités factices autant que sédatives dans lesquelles les nouvelles élites enveloppent la majorité qui subit leur pouvoir, nostalgie d’un ordre antérieur à l’ordre en place, convocation de grandes essences et de grandes valeurs à retrouver en amont de l’inauthenticité ou de l’authenticité de pure façade qui se serait installée entre-temps. Ces grandes essences et ces grandes valeurs, invoquées avec un mélange de « populisme » et d’« élitisme » dans lequel se donne à voir l’un des traits caractéristiques d’une élite déclassée ou menacée de l’être – et de tant d’aspirants, sans les titres requis, à la participation à une élite littéraire, philosophique, intellectuelle99 –, ce pourront être, selon les cas de figure et les appartenances sociales, politiques et professionnelles des uns et des autres, le système patriarcal, l’unité nationale, l’universalisme républicain, le socialisme des origines, le génie de la langue française, le patrimoine des grands auteurs, le peuple, le rapport direct au réel, le savoir intuitif ou courageusement engrangé hors des routines universitaires, etc. De ce point de vue, la diversité caractéristique du courant « néo-réactionnaire » ne tient pas seulement au pluralisme des positions politiques entre lesquelles ses représentants se distribuent – allant de zones proches de l’extrême droite à une gauche radicale à tout le moins déclarée comme telle, en passant par une droite néogaulliste, une droite intellectuelle à fibre plus libérale et une gauche chevènementiste ; elle tient également à la diversité des fronts sur lesquels s’effectue leur offensive, c’est-à-dire d’abord aux différents champs d’appartenance dans lesquels ou à partir desquels ils se portent sur ces fronts, champ scolaire ou universitaire, champ littéraire ou philosophique ou encore champ journalistique et médiatique. Le coup de force d’un essai tel que Le Suicide français, en quoi résiderait aussi l’une des clés de son énorme succès de vente, pourrait bien être d’avoir fabriqué, sous couvert d’une mise en récit du graduel déclin des valeurs constitutives de la France, une sorte de compendium des thèses et des topiques mobilisées en tant de sites d’intervention par l’ensemble des acteurs de ce courant et de leur avoir procuré auprès du grand public, dans un mélange d’érudition bricolée et de faconde chroniqueuse, la synthèse unificatrice qui leur faisait défaut100.

  • 101 P. Bourdieu, « Séminaires sur le concept de champ », séance du 5 juin 1973, art. cité, p. 25.
  • 102 Id., pp. 25-26.

39 Une distinction soulignée par Bourdieu dans le même séminaire de 1973, distinction entre doxa et orthodoxie, permet d’envisager les choses sous un autre aspect encore. La doxa, y faisait-il remarquer, « c’est ce qui est implicite, essentiel, évident, si évident que ce n’est pas la peine de le dire, c’est le degré zéro du conservatisme, c’est lorsque le problème même de conserver ne se pose pas » ; ainsi, poursuivait-il, « il y a, dans les classes dirigeantes, quelque chose qui est en deçà de l’idéologie, c’est-à-dire en deçà du discours, qui est l’accompagnement pratique de leur domination101. » Il y a donc, pour le dire autrement, un état inerte de la doxa, sorte d’évidence informulée, forte de l’adhésion passive des esprits à un ordre du monde se passant de toute justification explicite. Et il y a donc aussi, d’autre part, passage à l’état actif de cette doxa lorsque les conditions de reproduction de l’ordre auquel celle-ci correspond ne sont plus assurées. La doxa se raidit alors en orthodoxie ou, pour mieux dire, se trouve redoublée – et, en quelque sorte, formulée – par un discours explicite de justification au service du maintien de l’ordre dans les esprits : « L’orthodoxie est ce qui advient quand un certain type de conditions historiques font que cela ne va plus de soi, en particulier, s’agissant des classes dirigeantes, quand la reproduction ne va plus de soi.102 »

40 Il est tentant, sous cette perspective, de se représenter la posture « réactionnaire » en général et « néo-réactionnaire » en particulier comme un contre-effet de ce raidissement doctrinaire et disciplinaire de la doxa, la pensée hétérodoxe que ses tenants revendiquent se donnant volontiers comme résistance, propre aux esprits les plus lucides et les plus récalcitrants, à une orthodoxie dont une majorité aveuglée ou résignée subirait la loi sans la sentir ou sans y réagir. Et il n’est pas moins tentant de voir dans la pensée « réactionnaire », compte tenu de la dimension passéiste qu’elle comporte en principe, quelque chose comme l’expression tardive et réactive d’une doxa antérieure, l’ordre ancien faisant en quelque sorte nouvel assaut contre l’ordre qui l’a révolu au moment où celui-ci, pour se consolider, met en jeu les forces d’assignation conformiste et les divers ressorts d’intimidation qu’il a à sa disposition. Ces deux aspects entrent assurément dans le courant qui nous occupe : l’héroïsme de résistance à l’orthodoxie – à la « pensée unique » et à la « police de la pensée » qui la protège et qui l’impose – caractérise bien la posture propre aux « nouveaux réactionnaires », cependant que le rappel à un état des choses révolu, identifié pour la cause à un ensemble de faits de nature, constitue bien l’un des éléments principaux de leur discours. Revers de la médaille présentée de face par le premier, ce second aspect rend mieux compte de leur position idéologique et, plus précisément, de leur rapport très idéologique à l’idéologie dominante. Sorte d’orthodoxie de la veille, l’hétérodoxie dont il font montre n’oppose pas en effet à l’idéologie en place une vérité du monde social ou une réalité des rapports humains qui serait hors idéologie ou antérieure à celle-ci, mais une autre idéologie, articulant aux résidus d’un passé effectif et surtout de l’ordre social auquel celui-ci correspondait une représentation imaginaire de ce même passé.

  • 103 P. Bourdieu et L. Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », art. cité, p. 42.

41 Conflit tout idéologique donc. Mais est-il si sûr qu’il oppose ou, du moins, qu’il oppose toujours, c’est-à-dire dans l’ensemble du corpus « réactionnaire » et pour tous les auteurs qu’on y agrège, deux idéologies l’une à l’autre, l’orthodoxie de la veille à l’orthodoxie présente ? On peut envisager que ce conflit procède, en bien des cas et sous plusieurs aspects, d’une division de l’idéologie dominante plus qu’il n’oppose à celle-ci, saisie en bloc, une contre-idéologie venue du passé ou renvoyant fantasmatiquement à celui-ci. Pierre Bourdieu et Luc Boltanski s’étaient employés dans leur article très ambitieux de 1976, sorte d’encyclopédie sociologique des nouvelles idées reçues, à établir le répertoire et la généalogie des « lieux communs » de la philosophie sociale de l’ère giscardienne. Ils y faisaient notamment ressortir que le « conservatisme reconverti » des fractions de la classe dominante acquises aux valeurs du changement, de la modernisation, des réformes, etc., procédait en gros de la même matrice idéologique que le « conservatisme déclaré » des fractions de la bourgeoisie associée au « capitalisme industriel à base familiale ». « Déclaré » ou « reconverti », chevillé aux valeurs traditionnelles ou dévoué aux valeurs de la modernité économique et sociale, ces deux « conservatismes » répondaient, en suivant leur analyse, à un ordre qui, en train de changer de base, voyait comme coexister deux stratégies de perpétuation de cet ordre au service d’une classe dominante elle-même dédoublée : l’une héritée du passé et renvoyant au passé, l’autre en prise sur le présent ; l’une nimbée de « philosophie pessimiste », l’autre « affirmant sa foi en l’avenir », parce que correspondant, pour la première, à une bourgeoisie en déclin et, pour la seconde, à une bourgeoisie en essor. Cette opposition de tempéraments et de directions au sein de la classe au pouvoir avait de quoi, selon eux, faire doublement illusion, quant aux divisions d’une bourgeoisie restant soudée, en dernière instance, aux mêmes intérêts de classe et quant au « progressisme » affiché par les fractions ascendantes de cette classe : « Parce que le conservatisme reconverti, écrivaient-ils, choisit le nécessaire, c’est-à-dire le progrès économique (et même “social”) nécessaire à la conservation de l’ordre établi, il se définit contre le conservatisme primaire, qui rend ainsi un ultime service en faisant passer inaperçu le conservatisme reconverti ou en le faisant apparaître comme progressiste103. »

  • 104 Le premier à pointer ce qu’on a aussi appelé le « tournant » libéral de la gauche de gouvernement a (...)
  • 105 Ces deux expressions « messagers de l’inquiétude » et « propagandistes du “Tout va bien” » sont emp (...)
  • 106 Cette substitution du « sociétal » au « social » ou du Tiers Monde au prolétariat (ou encore, sous (...)
  • 107 Ce type de retournement dialectique, dont l’essai de Lindenberg a montré l’exemple en 2002, a été i (...)

42 Pessimisme des uns contre optimisme des autres, attachement au passé contre adhésion au présent, exhortation au maintien de valeurs naturalisées par la tradition contre appel à une créativité en fait de valeurs ajustées à la modernisation sociale, et tout cela répondant davantage à un partage qu’à une mise en crise du travail idéologique au sein de la classe au pouvoir : l’on voit se dessiner de la sorte un schéma d’avenir. Schéma en termes de places diamétralement découpées et occupées : d’un côté, les « néo-réactionnaires » (de droite ou de gauche) ; de l’autre, les « progressistes » (de gauche et de droite). Schéma explicatif, aussi, des contradictions, idéologiquement fécondes, dont leur opposition sera à son tour porteuse, voulant que l’assaut contre les valeurs promues par les élites « progressistes » contribue tout ensemble à dénoncer en ces valeurs l’« imposture » qu’elles recouvrent et à conforter le pouvoir d’« illusion » qu’elles exercent. Sans doute y allait-il, en 1976, d’une contradiction idéologique à l’œuvre au sein d’une classe conservatrice partagée entre une fraction descendante et une fraction ascendante, alors que cette contradiction tend aujourd’hui à s’établir, sur un front opposant « réactionnaires » et « progressistes », entre un ensemble de personnalités se réclamant d’une position minoritaire et les représentants d’une position majoritaire. Ledit schéma n’en reste pas moins éclairant, et ceci, assez paradoxalement, du fait que depuis 1976 le paysage politique a considérablement changé en ayant vu s’élargir à l’ensemble de ce paysage l’évolution à l’œuvre, sous Giscard, dans les rangs de la droite au pouvoir. La conversion de la gauche de gouvernement, après 1983, au libéralisme économique et aux valeurs sociales que ce dernier promeut, la coexistence de plus en plus évidente à partir de là, au sein de la classe dirigeante, d’une variante de gauche de ce libéralisme à côté d’une variante de droite ont élargi ce schéma dans le même mouvement104. Un schéma dans lequel les « messagers de l’inquiétude » auxquels s’identifient les « néo-réactionnaires » qui nous occupent se couleront d’autant mieux, face aux « propagandistes du “Tout va bien”105 », que cette conversion libérale de la gauche de gouvernement, ayant troqué le social pour le « sociétal » et la cause du prolétariat pour la défense des « damnés de la terre »106, aura entre-temps élargi, pour les premiers, le champ de la doxa conservatrice contre laquelle ils se définissent, et rendu bien utile, pour les seconds, l’existence d’un front rudement hostile et provocateur, bien propre à sauvegarder l’apparence « progressiste » de ce nouveau consensus conservateur et, en particulier, l’apparence « progressiste » de ceux qui, au sein de ce consensus, continuent de se réclamer de la gauche. Pour le dire d’un trait, la dénonciation « réactionnaire » des valeurs du « Progrès », avec la violence transgressive qu’elle met en jeu, rendra peut-être bien, aux porteurs desdites valeurs, un « service » comparable à celui que le « conservatisme primaire » avait rendu, selon Bourdieu et Boltanski, au « conservatisme reconverti » des années 1970 : celui de contribuer au maintien et à l’ajustement de l’ordre en place, en se réclamant à grande emphase de valeurs d’ordre issues de ce qu’on a appelé ci-dessus l’orthodoxie de la veille, ou bien en prenant pour cibles ou enjeux des thèmes relativement inoffensifs pour cet ordre (dissolution par exemple des problématiques plus proprement économiques et sociales dans un bain de questions morales, culturelles, ethniques, sexuelles), ou bien encore en mettant celui-ci trop caricaturalement en cause pour qu’il en soit véritablement inquiété – et, le plus souvent, en faisant tout cela en même temps107. L’hypothèse prête à discussion et demanderait, pour être ratifiée, nuancée ou réfutée, une vaste enquête politologique et discursive dont ce n’est pas ici le lieu. Il paraît peu douteux en revanche, pour répondre sous un nouvel angle à notre interrogation de départ, que la mise en place de ce consensus élargi de la droite à la gauche à partir des années 1980, en France comme à l’échelle européenne, n’est pas non plus étrangère à la variété et à l’hétérogénéité des positions politiques dont se réclament des « nouveaux réactionnaires » ferraillant, au nom d’un « peuple » abandonné ou abusé par les élites politiques et sociales, tantôt contre la « gauche morale » et la « droite progressiste » à partir d’une « droite des valeurs », tantôt contre la « gauche libérale » à partir d’un socialisme retrempé à source.

« Extension des domaines de la droite »

  • 108 Pour reprendre l’expression de Sébastien Fontenelle, Les Briseurs de tabous. Intellectuels et journ (...)
  • 109 La question de savoir si les usages d’une œuvre et a fortiori d’un ensemble d’œuvres engagent de ma (...)

43 C’est sans doute, en visant à les combattre, user de procédés simplificateurs assez semblables aux leurs que de placer les « briseurs de tabous108 » sous le signe d’une extrême droite remaquillant aux couleurs de la République un vieux fonds de topiques autoritaires et xénophobes. Certains, il est vrai, ont sauté le pas ou tombé le masque, à l’occasion de prises de position explicites ou d’initiatives politiques au sens restreint du terme, allant de l’appel ponctuel à voter Front National (ou d’un soutien reçu de ce dernier lors d’un scrutin local) à la création d’un petit parti comme celui de « l’In-nocence », en passant par des interventions de tribune dans des meetings identitaires. Et il est vrai, d’autre part, que nombre d’entre eux, y compris lorsqu’ils se réclament d’un socialisme orwellien, reçoivent un accueil très favorable de ce côté, où leurs écrits et, mieux encore, la visibilité dont ils jouissent dans leur ensemble sur la scène publique apportent à ceux qui les instrumentalisent au profit de leur propagande – notamment sur les réseaux sociaux – toute une panoplie d’arguments et de formules présentant ces deux propriétés, idéologiquement précieuses, d’être recouverts d’un vernis de transgression tout en ayant reçu l’onction démocratique des grands médias et parfois de hautes institutions littéraires109.

44 Avancer dans la caractérisation du courant « néo-réactionnaire », sous les deux aspects de sa généalogie et de ses effets politiques, demanderait plutôt de l’envisager comme un double continuum. Ce continuum est, pour une part, celui de ses représentants, avec des allégeances ou des proximités politiques apparemment si diverses, y compris en fait d’apolitisme esthétisant, qu’elles ne trouvent guère leur unité que dans l’humeur réfractaire affichée par eux sur plusieurs fronts simultanés, l’hétérogénéité de ce courant, le fait aussi que les uns puissent se recommander des positions des autres, sans compromettre l’atout minoritaire dont ils jouent, étant peut-être bien à l’origine des effets diffus qu’ils se montrent collectivement capables d’exercer sur le débat public (à commencer par la construction des problématiques et leur mise à l’ordre du jour). Ce continuum est, pour une autre part, celui du discours que la plupart des représentants de ce courant développent, discours procédant le plus souvent par montage de topiques et de mots empruntés à différents horizons ou vocabulaires politiques, et tirant peut-être lui aussi de cette hétérogénéité de sources et de directions une partie de son efficacité (à commencer par les effets de brouillage des catégories qu’il produit). C’est plutôt en briseurs de cadres que les « briseurs de tabous » se présentent en effet pour la plupart. Au-delà de la dénégation insolente dont elle se veut porteuse, la formule « pas de gauche » chère à Élisabeth Lévy, et dont un Alain Finkielkraut s’accommoderait fort bien, trouve ainsi son répondant plus général dans un positionnement des acteurs et un mode d’exposition de leur discours consistant à tirer en plusieurs tendances à la fois et, par exemple, à être ou à apparaître tantôt à droite sur des questions morales et à gauche sur des questions économiques, tantôt l’inverse, et tantôt même à varier constamment, au gré des circonstances et des thèmes, à l’intérieur d’un spectre dont la largeur semblera moins donner des gages à un tiède pluralisme, pusillanimité de libéraux, que témoigner d’un appétit de vraie liberté et de libre vérité, marque des esprits hostiles à toute inféodation.

  • 110 « Si vous proposez de supprimer le CDI, on saluera votre audace, mais si vous appelez à le générali (...)

45 N’être « pas de gauche » – formule provocante mais, pour le reste, assez transparente –, n’est-ce pas, tout simplement, s’affirmer d’une droite qui n’affiche pas son nom, d’une droite qui, sans se nommer elle-même, cumule les deux profits de la doctrine des dominants et de la pensée minoritaire et qui, du même coup, renverse en posture victimaire la position dominante occupée par ceux dont elle nimbe les intérêts de caste ? On voit assez bien en effet ce que l’hétérogénéité sous même signe iconoclaste dont il vient d’être question recouvre à plus d’un titre, que l’on pourrait caractériser comme suit avec le sociologue Éric Fassin : sous l’aspect d’une lutte à fronts multiples contre le « politiquement correct » et d’une audace à dire ce qui ne pourrait plus être dit et qui, en réalité, ne cesse pas de l’être de plusieurs côtés en termes plus ou moins châtiés, la confirmation d’un « sens commun de droite » ayant colonisé presque tout le paysage du pouvoir (de gauche comme de droite) et qui se paierait, en outre, « le luxe de la posture transgressive » à travers l’intervention de pamphlétaires retournant en tabous à braver la plupart des acquis d’un progressisme déjà bien menacé, jusque dans les rangs de ceux qui, en climat néolibéral, en portent l’étiquette110.

  • 111 R. Millet, De l’antiracisme comme terreur littéraire, éd. citée.

46 « De l’antiracisme comme terreur littéraire111 » énonce le titre d’un essai de Richard Millet paru en même temps que son Éloge littéraire d’Anders Breivik. Ce genre de retournement, procédant par inversion des pôles et des rôles entre dominants et dominés, prête à rapprochement avec ce qu’il est convenu d’appeler, depuis quelque temps, la droitisation de la société française. Sans doute est-ce là l’un de ces lieux communs dont éditorialistes et politologues font l’aliment de leur discours. Cette droitisation, quels qu’en soient l’amplitude, les contours et les causes, n’en constitue pas moins un phénomène constatable, dont nombre d’indicateurs sont particulièrement visibles : la montée du Front National de Marine Le Pen avec les effets qu’il exerce sur l’ensemble du champ politique (et ceux aussi qu’il en reçoit), la constitution au sein de la droite républicaine d’une « droite » dite « décomplexée » ou encore l’essor d’un courant d’opinion comme celui des opposants au « mariage pour tous », porteurs d’une « droite des valeurs ». Ces évolutions correspondent bien sûr, d’un côté, à l’amplification de tendances établies de longue date à l’intérieur de différentes fractions de la droite et, d’un autre côté, à des mutations spécifiques, comme il en va du mixage stratégique, au sein d’un « nouveau » FN faisant feu de tout bois, d’un antilibéralisme économique et d’un antilibéralisme culturel, mixage dans la composition duquel entrent de plus en plus, au nom d’une lutte contre « l’islamisation » de la société française et au profit d’un ratissage plus large des sensibilités électorales, la revendication d’une « laïcité » identitaire, voire la défense de valeurs jusque-là étrangères à son corpus idéologique, telles que les droits des femmes ou des minorités sexuelles. Sous un autre aspect ces évolutions répondent aussi bien à une mutation à plus grande échelle, la montée en force de ce même FN ayant parmi ses effets, et presque autant peut-être le discours sur cette montée en force, de déformer tout le champ d’une droite portée, en certaines de ses régions, à ne pas lui abandonner le monopole de la revendication identitaire et du « populisme » protestataire.

  • 112 Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite, Paris, Éditi (...)
  • 113 Id., p. 68.
  • 114 Id., pp. 73-74.

47 Dans un petit livre dense paru en 2014, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre ont décrit le panorama général de cette « extension des domaines de la droite », comme ils l’ont appelée, en partant du fait que l’on verrait aujourd’hui se distendre la « double opposition » ayant longtemps structuré l’univers politique français. Opposition, d’une part, entre « une droite libérale se réclamant du progressisme de marché et une droite autoritaire et traditionaliste ». Et opposition, d’autre part, entre « une gauche plutôt tournée vers l’autonomie et une gauche plutôt dirigiste et étatiste112 ». La situation politique nouvelle qu’ils décrivent résulte notamment d’une série de « déplacements » ou de télescopages idéologiques : l’emprunt fait à la gauche par l’extrême droite d’une critique du libéralisme économique au nom de la défense du peuple et de l’autorité de l’État ; la conversion de la gauche de gouvernement au néo-libéralisme ; le développement simultané, à l’extrême gauche et à l’extrême droite de l’échiquier politique, d’une critique du libéralisme culturel, mobilisant de grandes valeurs transcendantes comme le « Peuple » ou l’« Identité ». Cette décomposition du paysage politique, soulignent-ils encore, est marquée autant que sous-tendue par toute une circulation de mots, de concepts et d’éléments de langage, sinon de postures discursives. Circulation de la gauche vers l’extrême droite, mais aussi la « droite ”classique” », « de termes empruntés aux discours […] du mouvement ouvrier [ou] de l’analyse sociale dans ses expressions critiques, – tels que “justice sociale”, “égalité des chances”, “valeurs”, “République”, “démocratie”, “intégration”, “système”, “oligarchie”113 ». Circulation de concepts, de grands principes ou de grands signifiants flottants, « se détermin[ant] les uns par rapport aux autres114 », tels que « Peuple », « Bobos », « Identité », « Laïcité », « Système ». Postures identifiant la liberté d’expression à un discours « décomplexé », à une transgression ostentatoire de « tabous », à un défi permanent adressé à la « bien-pensance », au « politiquement correct », à la « police de la pensée », à la « gauche morale », etc.

  • 115 Loc. cit.
  • 116 P. Bourdieu et L. Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », art. cité.
  • 117 Certains juristes, en particulier, ont à cette occasion multiplié interventions télévisées ou publi (...)

48 Il ne faut pas s’empresser de tenir pour responsables d’une telle mutation générale ceux qui sont les agents, sur la scène médiatique et intellectuelle, de cette propagation de signes et de concepts. Boltanski et Esquerre prennent soin de souligner, à la fin de leur essai, que « les terribles “évidences” qui se donnent à lire et entendre sans gêne ni autocensure, dans des livres à grand tirage, des journaux, à la radio, à la télévision, sans parler d’internet, n’auraient pas les effets dévastateurs qu’elles sont en train d’exercer si elles provenaient seulement de quelques aventuriers irresponsables. » Et ils ajoutent que ces « évidences » pénibles « doivent une part substantielle de leur force au fait de se situer en fin de parcours d’une chaîne de montage de signes dont la conception doit beaucoup à ces sortes de bureaux d’études qui se logent dans certaines des hautes institutions de pensée, d’enseignement et de recherche115 », l’un des deux auteurs se souvenant, selon toute vraisemblance, de la recherche qu’il avait menée avec Bourdieu sur « La production de l’idéologie dominante » en tant qu’orchestration de « lieux communs » émanant de « lieux neutres », fondations, commissions d’experts ou institutions telles que Sciences Po et l’ENA116. On peut penser, en ce sens, à un certain nombre de groupes de pression ultraconservateurs – dont l’un des derniers-nés serait le think tank « Phénix » lancé en 2015, dans la perspective du prochain scrutin présidentiel, par Charles Millon et Charles Beigbeder, avec l’ambition de contribuer à « faire renaître la France de ses cendres » –, mais aussi à tout un aréopage d’anthropologues, juristes, psychanalystes et historiens auprès de qui lesdits « aventuriers » font volontiers provision de concepts et de constructions d’allure savante, et dont certains ont été très présents sur les plateaux des débats télévisés au moment des manifestations contre le « mariage pour tous »117.

  • 118 Nous reviendrons au moment de conclure sur cette coalition interdiscursive – mode de coopération aj (...)
  • 119 Cette même circulation peut contribuer à faire émerger à la surface du discours social des probléma (...)

49 Ce que nous avons appelé plus haut le double continuum du courant « néo-réactionnaire » – continuum d’un agent de ce courant à un autre à travers l’espace politique et continuum interne à leur discours par montage d’éléments disparates en apparence – pourrait apparaître comme une sorte de modèle réduit du paysage décrit par Boltanski et Esquerre, avec ses télescopages et ses translations de valeurs, de concepts, de mots d’ordre. Ce serait là, pourtant, prêter audit continuum un rapport de reflet à une réalité dans la recomposition de laquelle son rôle est autrement plus actif, et plus déterminant, assurément, que la réactivité lucide dont ses acteurs se targuent volontiers. Si les « aventuriers » de la parole « néo-réactionnaire » ne sont pas, en règle générale, à la source des concepts qu’ils mettent en circulation, il n’est guère douteux qu’ils contribuent à les banaliser et à les valider de deux façons au moins : à travers les effets de redondance et de récurrence que confèrent à ces concepts leur propre surexposition médiatique et la coalition interdiscursive qui les relie d’un front de combat à un autre118 ; et à travers le nimbe de provocation et de pathos dont ils entourent ces concepts, bien propre à tenir lieu de preuve suffisante en régime médiatique – alimenter la doxa tout en professant de parler contre elle, disposition commune aux journalistes et à ceux que les journalistes aiment à mettre en spectacle, constituant, en pareil régime, l’un des ressorts de la vraisemblance119.

Stéréotypes et clichés : les ressorts d’un discours

50 Pour cerner, autant qu’il se peut s’agissant d’une telle nébuleuse, le courant « néo-réactionnaire », la dimension littéraire du phénomène, telle qu’elle a été caractérisée plus haut et les hypothèses qui viennent d’être apportées relativement à sa généalogie et sa signification politiques, ne suffisent donc pas. Du fait que cette nébuleuse rassemble des romanciers, des essayistes, des journalistes, des éditorialistes et, plus généralement, des êtres de parole autant que de posture dont les coups de force tiennent d’abord aux effets de forme qu’ils mobilisent, la focale doit être élargie à la dimension rhétorique de leur discours et de leur interdiscours. Que leurs productions soient situées à des niveaux très inégaux de qualité verbale et d’élaboration intellectuelle est une évidence qu’il n’est pas nécessaire de gloser : d’un Robert Ménard à un Renaud Camus, d’un Éric Zemmour à un Richard Millet, d’un Ivan Rioufol à un Michel Houellebecq, d’un Denis Tillinac à un Philippe Muray, la distance idéologique est bien moindre que la distance esthétique en fait de formulation et de présentation de soi. Ces productions n’en présentent pas moins d’un auteur à l’autre et d’un genre à l’autre un air de famille induit par nombre de traits récurrents qui, mieux que des thèmes communs ou d’éventuelles allégations et admirations réciproques, les soudent au sein d’une communauté de discours et de vision du monde, à commencer par le tempérament pamphlétaire ou le registre polémique sur lequel tous tendent à se régler.

L’éthos pamphlétaire

  • 120 M. Angenot, La Parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot (...)
  • 121 Id., p. 38. Nous résumons dans ce paragraphe et le suivant l’analyse développée par l’auteur de La (...)
  • 122 Id., p. 21.
  • 123 Id., p. 337.
  • 124 Ibid.

51 Une part importante des interventions des « nouveaux réactionnaires » s’inscrit en effet d’abord, avec la plus grande évidence, dans des registres stylistiques qui relèvent de ce que Marc Angenot, dans une analyse approfondie de La Parole pamphlétaire qui a fait date, a appelé le « discours agonique120 », c’est-à-dire des formes telles que le pamphlet, la satire ou la polémique, formes discursives ayant en commun de postuler et le plus souvent de fortement désigner la présence – hors texte, mais aussi beaucoup en texte – d’un adversaire à combattre de la façon la plus pugnace. Si nombre de « nouveaux réactionnaires » se placent eux-mêmes dans la filiation de grands pamphlétaires comme Bloy ou Péguy et si certains sacrifient effectivement à ce genre, c’est plus généralement leur « éthos pamphlétaire » qui peut aider à caractériser, dans leur seule façade publique, leurs façons de parler autant que leurs manières d’être et de se présenter. Si le propre du « discours agonique » est de supposer un discours adverse, qu’il s’agit de combattre ou de réfuter, toute une dramaturgie d’un type particulier se trouve aussitôt impliquée, mettant en scène trois « personnages génériques »121 : la vérité (qu’il s’agit d’affirmer ou de défendre contre les dévoiements qu’elle a subis), l’énonciateur (qui se met fortement en scène dans sa lutte pour faire triompher la vérité) et l’adversaire (qu’il s’agit de dénoncer dans son entreprise de détournement de la vérité). Dans cette perspective, la position du pamphlétaire se distingue de celle du polémiste ou du satiriste en ce qu’elle est paradoxale. Aux yeux du pamphlétaire, le monde est en proie à une imposture généralisée voulant que l’erreur et le mensonge triomphent ; il est donc en possession d’une vérité inaudible, et dont l’évidence pour lui absolue est pourtant ignorée ou refusée par la majorité. « [Il] réagit, écrit encore Angenot, devant un scandale, une imposture, il a le sentiment de tenir une évidence et de ne pouvoir la faire partager, d’être dans le vrai, mais réduit au silence par une terreur dominante, un mensonge essentiel, une criante absurdité122 ». Quelques grands traits spécifieront dès lors l’éthos pamphlétaire123. Cet éthos est d’abord caractérisé par une vision crépusculaire du monde, qui définit le caractère tout à la fois urgent et inutile de son intervention : dans la mesure où les valeurs authentiques ont été perverties, il est déjà trop tard pour inverser le cours des choses. Ensuite, le pamphlétaire établit une liaison forte entre vérité et liberté, la solitude à laquelle il est voué, voire la persécution dont il est l’objet, étant la preuve tangible de la justesse de ses vues, garantie par son indépendance à l’égard du pouvoir. Il en résulte un autre trait qui tient précisément au fait que le pamphlétaire prétend produire un contre-discours, « discours opposé à celui de l’Autorité et du Pouvoir », alors qu’il « [reproduit] de façon terroriste leurs traits124 ». Enfin, il allie en permanence volonté de persuasion et violence verbale.

  • 125 Id., p. 35.
  • 126 Id., p. 339.
  • 127 Id., p. 349.
  • 128 Id., p. 341.

52Face au scandale d’un monde d’où la vérité s’est retirée, le pamphlétaire se dresse, en somme, dans la solitude et met en scène un combat voué à l’échec. Il s’agit d’une entreprise de conversion plus que d’argumentation, qui est donc à l’opposé d’une pensée critique. D’un point de vue discursif, ceci implique une présence forte de l’énonciateur dans l’énoncé, le discours de celui-ci, modulé par le performatif, se présentant comme un spectacle, dominé par un fort pathos rhétorique. Propositions péremptoires, indignation, prophétie, dérision, dénégation, obsécration, dégoût, horreur, etc. : toute la panoplie des « intensités affectives125 » se voit mobilisée aux dépens de la rationalité et de la rigueur démonstrative. Parce qu’« il s’agit bien d’une “réaction” […] à la veulerie, à la trahison, à l’imposture126 », le discours pamphlétaire est considéré par Angenot comme une « forme réactionnelle, souvent tournée vers un passé mythique127 » : néanmoins, il s’agit certes de « pense[r] contre (un scandale), mais toujours au nom de quelque chose », de transformer une négativité en positivité, de passer d’un discours tragique, nostalgique ou pessimiste, à l’affirmation de « puissantes certitudes » — c’est évidemment ce passage, qui repose souvent sur la déstabilisation et le brouillage idéologiques au détriment de la clarté argumentative, qui constitue l’efficace politique de ce discours128.

53Du côté des « néo-réactionnaires », cette dimension proprement discursive est redoublée, sur les plateaux de télévision, par toute une rhétorique du corps ou, pour le dire autrement, par une hexis corporelle ajustée aux propos tenus comme ces derniers le sont aussi à une position occupée dans l’espace des idées. Que l’on pense aux véritables morceaux de bravoure que sont les performances d’une Élisabeth Lévy parlant fort et vite, à voix de gorge très grave, en s’accompagnant de grands gestes, ou se préparant, en dodelinant de la tête avant de faire front, à clouer le bec à tel opposant embarrassé dans de sinueuses démonstrations ; d’un Alain Finkielkraut, à moitié effondré, mains tremblantes, fouillant mécaniquement dans sa chevelure et rajustant sans cesse ses lunettes aux branches de travers ; d’un Éric Zemmour à la gestuelle saccadée, alternant sarcasmes et sursauts d’indignation, doctes sentences et graves incriminations, sautes de rire et longues « explications » ; ou encore, dans un tout autre style, d’un Pascal Bruckner combinant élégance et raideur, œil perçant dans un visage de marbre, à l’appui d’un discours énonçant très calmement, comme autant de vérités tenant tête au règne désordonné de l’erreur ou de la mystification des esprits, de très discutables propositions. Performances d’ailleurs souvent compilées sur You Tube, notamment, et dont certaines font véritablement le « buzz » au sein d’un système télévisuel de plus en plus décentré, où nombre d’émissions de talk-show préconditionnent leur propre structure scénaristique et leur propre dispositif scénique aux extraits partagés en ligne dont elles feront l’objet et où ce qu’il est convenu d’appeler le « clash » se propose en substitut spectaculaire du débat d’idées.

Figures de la rhétorique réactionnaire

  • 129 Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, coll. « L’espace du p (...)
  • 130 Id., p. 27.
  • 131 Ibid.

54Réactionnelle avant d’être réactionnaire ou, si l’on veut, donnée pour « réactionnaire » par les représentants de la doxa à laquelle elle réagit, la pensée hétérodoxe – dont dépend d’ailleurs, pour une part, la perception de la pensée dominante en tant même que doxa – mobilise assez classiquement d’autre part certains éléments de rhétorique spécifiquement politique. Albert O. Hirschman en a dégagé les principaux ressorts en fait d’arguments-types, qui sont autant de manœuvres persuasives contribuant, depuis 1789, à la défense de l’ordre établi contre réformes sociales ou velléités révolutionnaires129. Selon lui, l’ère moderne est en effet caractérisée par un « esprit obstinément progressiste », ce qui implique que les réactionnaires vivent en « monde hostile »130. Par conséquent, ces derniers peuvent difficilement « braver ouvertement en attaquant de front l’objectif en cause », en l’occurrence le progressisme, même s’ils le jugent naïf, abstrait ou utopique – l’auteur insistant sur le fait que ne pas attaquer de front constitue un trait fondamental de la rhétorique réactionnaire. Aussi les réactionnaires s’emploient-ils à « démontrer que les moyens envisagés ou mis en œuvre pour l’atteindre sont mal conçus131 ».

  • 132 Id., p. 28.
  • 133 Id., p. 35.
  • 134 Id., pp. 33-39.

55Hirschman distingue en ce sens trois thèses ayant été exploitées à différents degrés lors de trois grandes « vagues réactionnaires » : la première, pour contester la Déclaration de 1789 établissant les droits individuels et l’égalité devant la loi ; la deuxième, au xixe siècle, pour mettre en garde contre les conséquences néfastes de l’extension progressive du droit de vote ; la troisième, très actuelle encore, pour dénoncer la « crise de l’État-Providence ». La plus importante de ces thèses est celle de « l’effet pervers ». Elle consiste à avancer que l’action entreprise, réforme ou révolution, produit, par un concours de circonstances non voulues, l’exact opposé de l’objectif poursuivi. En d’autres termes, toute tentative d’amélioration aggrave la situation que l’on veut corriger ; le résultat est une régression là où on attendait un progrès. L’efficacité d’un tel argument, affirme Hirschman, tient précisément à son caractère simple, voire simpliste, et à sa dimension provocante132. Cet argument, né dans le sillage de la Révolution française, met de la sorte l’accent sur les effets non intentionnels et non rationnels de l’action humaine, illustrés par la période de la Terreur, qui a fait apparaître l’écart entre « intentions individuelles », a priori positives, et « résultat au niveau social », catastrophique133. Dénonçant l’optimisme naïf de la foi dans le progrès, la pensée réactionnaire s’inscrit ainsi dans un certain pessimisme, et l’on voit bien comment elle peut conduire au providentialisme : les effets non voulus qu’elle pointe sont en quelque sorte la main de Dieu134. La deuxième thèse dégagée est celle de « l’inanité » : toute tentative de réforme est vouée à l’échec car les structures profondes de la société sont immuables ; les lois de la Nature et de l’Histoire devancent l’homme ; par conséquent, celui-ci ne peut modifier le cours des choses. Enfin, troisième thèse, celle de « la mise en péril », voulant que tel changement implique des coûts plus élevés que les bénéfices escomptés : mieux vaut donc ne pas compromettre les acquis engrangés par l’évolution politique et sociale.

56Ces thèses échelonnées dans le temps ont très certainement exercé des effets cumulatifs, en se prêtant elles-mêmes, jusqu’à nos jours, à divers agencements discursifs, avec des contenus pouvant s’ajuster à des situations politiques changeantes, mais sur fond de structure inchangée. On peut, sans doute, y voir en creux certaines des logiques comme aussi des matrices thématiques à l’œuvre dans le discours « néo-réactionnaire » : vision fixiste du monde, opposée aux changements qui le travaillent ou qui le menacent ; appel à une « nature » des choses et des êtres que viendraient corrompre, comme autant de mutations, l’accélération des rythmes de la vie sociale et l’altération des identités culturelles et sexuelles, tout cela en un mélange assez uniment pessimiste de rationalité (l’évolution pensée en termes de coûts, profits, pertes) et d’irrationalité (angoisse touchant au changement, à tout ce qui vient intempestivement ou méthodiquement déranger l’ordre naturel des choses). La rhétorique dont Hirschman a établi les figures n’en tient pas moins plutôt, pourtant, d’une pensée conservatrice, visant au maintien de l’ordre, que d’une pensée réactionnaire, visant sans trop y compter sans doute au rétablissement d’un ordre perdu et se complaisant, en tout cas, dans la rumination nostalgique d’un état antérieur du monde. Et s’il est vrai sans doute, ainsi qu’on l’a déjà suggéré, que dans la nostalgie de l’ordre ancien c’est encore un soutien à l’ordre présent qui se manifeste, nimbant d’idéalité passéiste une très réelle adhésion aux rapports de force institués en l’état, ce n’est pas tant de cette rhétorique que les « nouveaux réactionnaires » font le plus massivement usage – dont beaucoup tendent, comme on l’a aussi déjà souligné, à conjuguer vision morale de droite et vision économique de gauche, souverainisme anti-européen et attachement à l’« identité » de l’Europe, à l’encontre du libéralisme libertaire cosmopolite qu’ils prennent pour cible dans la droite comme dans la gauche de gouvernement – que d’une rhétorique à bien des égards plus percutante et moins subtile.

Un discours enrayé

57 C’est une propriété du discours « néo-réactionnaire », si caractéristique qu’elle en paraît quasiment constitutive, de désigner avec la plus grande vigueur les cibles qu’il met en joue, les impostures auxquelles il réagit, les évolutions contre le cours desquelles il lutte, courants politiques ou d’opinion amalgamés pour la cause – à l’enseigne par exemple de la vulgate multiculturelle – ou figures représentatives d’une mouvance « néo-progressiste », relevant du monde des médias et très souvent des sciences sociales, à l’instar d’un Edwy Plenel, un Laurent Mucchielli ou un Michel Wieviorka. Cette propriété, on l’a dit plus haut, est inhérente à la composante pamphlétaire de ce discours, qui demande par définition, du côté de l’énonciateur, une posture d’extériorité à l’égard des réalités qu’il affronte et, du côté de ses énoncés, l’expression d’une hétérodoxie validant sa participation désintéressée à une vérité des choses au moyen d’un index invariablement pointé en direction d’une doxa trompeuse à deux titres, en ce qu’elle occulte cette vérité en même temps que les intérêts engagés par elle dans cette occultation (à commencer par celui qu’elle perçoit à se maintenir elle-même dans les esprits). Cette même propriété peut se voir aussi bien associée à une autre composante de ce discours, qui est de se présenter en règle très générale comme un discours dédoublé, non plus seulement par un contre-discours tourné vers un discours adverse lui servant d’horizon de référence et de différenciation, mais par un métadiscours tourné vers lui-même ou dans lequel, pour le dire autrement, l’index qui se trouve pointé constamment l’est d’autre part en direction de ses propres énoncés. Si rétif qu’il se veuille à pareille assignation par autrui, le discours « néo-réactionnaire » est un discours qui s’énonce comme tel et pour soi, et qui ne cesse de faire ostentation non tant des positions audacieuses qu’il prend sur différents sujets et terrains, lesquels lui servent plutôt de prétextes ou de supports, que de l’esprit d’audace qui l’anime.

  • 135 On voit ici l’intérêt tactique de deux des postures politiques que les « néo-réactionnaires » affic (...)

58 S’il convient de les distinguer, ces deux dimensions n’en concourent pas moins à la dynamique particulière d’un discours où l’art de la provocation, en se prenant lui-même pour enjeu, doit bien prendre simultanément pour point de repère un tout autre régime de discours au sein duquel régneraient, à l’inverse, uniformité paisible, molle adhésion à un pouvoir dictant sa leçon, assujettissement de la pensée à un principe extérieur d’utilité politique et de salubrité morale. Indépendamment du fait que beaucoup de ceux qui le portent et qui l’incarnent occupent le devant de la scène médiatique, ceci contribue à expliquer pourquoi ce discours est reconnaissable dès ses premiers mots, et pourquoi il peut si aisément être repris à leur compte et mimé, sur quelque sujet que ce soit, par ceux qui, à l’imitation des premiers, en relaient la phraséologie dans les forums en ligne et les cafés du commerce : à cette identification comme à ce relais mimétique suffit la mise en relation oppositionnelle d’une entité abstraite, donnée pour aussi omniprésente et introuvable que le Dieu de Pascal, et d’un sujet individuel se posant en représentant d’une opinion opprimée et commençant par affirmer que, loin de se ranger aux ordres de cette entité, il va au contraire s’y montrer obstinément réfractaire135. Cette entité abstraite, ce sera – la liste est extensible, mais à contenu constant –, « le politiquement correct », « la police de la pensée », « la bien-pensance », « l’empire du Bien », « le cosmopolitisme », « l’antiracisme officiel », « l’art contemporain », « la gauche morale », « la pensée unique », la « langue de bois », la « Novlangue », « Big Brother » ; à quoi s’enchaînera, une fois cette entité abstraite désignée et comme déposée au seuil du propos, l’expression d’une volonté d’en découdre avec elle, d’en briser les moules et, mieux encore, d’en renverser les prescriptions au nom à la fois d’une fidélité au « bon sens » et d’une courageuse aptitude à penser en dehors des quadrillages de la pensée conforme, le plus provocant consistant à annoncer d’entrée de jeu que l’on va provoquer, « expliquer » enfin les choses sans se laisser intimider, fort de l’intuition du « réel » et de la vertu d’« indignation » caractéristiques des esprits libres. Ce qui, en discours, prendra la forme assez sérielle d’embrayeurs tels que ceux-ci, empruntés à Éric Zemmour (dans toutes ses prestations orales) et à Richard Millet (sur le plateau de Ce soir ou jamais) : « Il faut arrêter avec ça », « Je vais vous dire », « Je vais vous expliquer » ; « Est-ce qu’il est permis de dire ? », « Est-ce qu’on peut dire ça ? », etc.

  • 136 Voir Éric Hazan, LQR. La propagande du quotidien (Paris, Liber-Raisons d’agir, 2006), Alain Bihr, L (...)
  • 137 Sur la genèse de ces deux stéréotypes et la « mythologie » qui les articule, voir Gérard Mauger, «  (...)

59 Ainsi, le paradoxe spécifique de cette parole hétérodoxe, de cette parole qui ne cesse pas de s’annoncer comme défi lancé aux « tabous », comme rupture déclarée avec les « idées reçues », est d’être elle-même extrêmement clichée. Elle ne cesse pas d’avancer, martialement, par formations figées, avec ses thèmes obligés et ses mots fétiches, et en ce sens elle a d’autant moins à envier à la « langue de bois » de la « propagande néolibérale » et du « credo progressiste » – abondamment répertoriée par ailleurs sous un angle autrement critique136 – qu’à bien des égards elle n’en est guère que le retournement : non en son contraire, mais en son équivalent inversé, comme il en va d’un gant qui, retourné, n’en conserve pas moins sa forme. À ce clichage expressif correspondront, avec plus de créativité rhétorique que de finesse sociologique, toute une série de stéréotypes posés en regard d’un énonciateur se voyant lui-même en porte-parole d’un « peuple » abusé, oublié, méprisé ou d’une « majorité » silencieuse, garrottée, intimidée : représentants du « clergé » universitaire ou du « parti dévot », de l’« establishment » ou du « système », « élites libérales libertaires », « bien-pensants », « belles âmes », gens de « gôche » ou bien encore « bobos ». « Bobos » auxquels on associera, comme produit par ceux-ci, en signe du racisme de classe qui les anime, le stéréotype symétrique du « beauf », caricature de l’homme du peuple et du provincial inculte, raciste, sexiste, homophobe, figure nouvelle du « plouc » qu’installeraient volontiers face à eux-mêmes, en guise de repoussoir, les membres d’une nouvelle classe moyenne à la fois nomade et parisienne, de gauche et élitiste, tiers-mondiste et consommatrice, moralement désinhibée et imbue de ses privilèges137.

  • 138 Michel Houellebecq, « Le conservatisme, source de progrès », Le Figaro magazine, 8 novembre 2003 ; (...)

60 Discours enrayé, à fort taux de redondance et donc de prévisibilité, le discours « néo-réactionnaire » n’en met pas moins à l’œuvre une rhétorique de la contradiction, dont l’aspect le plus assumé fait signe de son hostilité aux récitations de la doxa. Le paradoxe au sens strict n’est pourtant guère sa marque de fabrique : déformer plaisamment les idées reçues et les évidences, retourner la médaille des truismes est affaire de beaux esprits plus que d’esprits forts. Et lorsqu’un Houellebecq y a recours, c’est en prenant soin de dénier la dimension paradoxale d’un énoncé qui s’en trouve du coup doublement pourvu : « il n’est […] nullement paradoxal d’affirmer que le conservatisme est source de progrès138 ». L’ironie de la formulation importe plus ici que le paradoxe formulé. Elle introduit au vaste spectre des figures de l’agression auxquelles a plus volontiers recours la rhétorique « néo-réactionnaire », allant de formes subtiles, telles que l’ironie en effet ou l’allusion perfide, à de plus brutales, telles que l’insulte et l’invective. C’est que ce discours est par essence un discours-contre et qu’il incorpore d’autant mieux, sous diverses formes, le théâtre des opérations sur lequel il avance que ce théâtre est lui-même très souvent théâtralisé dans les joutes verbales auxquelles se prêtent ses tenants sur les plateaux de télévision, occasions récurrentes d’être mis en présence de représentants de la posture adverse, de mobiliser en direction de ceux-ci tous les ressorts de l’expression polémique et de mettre physiquement autant que verbalement en scène les sursauts d’indignation que leur inspire l’imposture qu’ils affrontent.

  • 139 Éric Fassin met cette même propension à la tautologie en lumière sous l’angle d’un rapport à une «  (...)

61 Ces figures, qui sont de bonne guerre et qu’appelle le dispositif des talk-shows, représentent en quelque sorte la face tournée vers l’extérieur d’une rhétorique de la contradiction qui est aussi, d’autre part, interne à ce discours, c’est-à-dire inhérente à sa propre construction argumentative. L’antithèse joue à ce niveau un rôle d’autant plus grand qu’elle s’offre, en plaçant en regard l’une de l’autre deux grandeurs antinomiques, comme la plus immédiatement intelligible mais aussi la moins dialectique des figures de l’opposition. « Français de souche » et « jeunes des banlieues », « peuple » et « élite », « vérité » et « mensonge », « sens du réel » et « mystification », « laïcité » et « islam », parmi d’autres, participeront ainsi d’un schéma d’autant plus polémique, mais aussi réducteur, que les valeurs opposées y prendront bien souvent l’aspect de deux tautologies inverses (voulant par exemple que « le réel » soit « le réel » face à un « monde factice » qui est « factice ») ou bien d’une tautologie opposant une nature immuable des choses aux déviations infligées à cette nature par les constructions fallacieuses du « néo-progressisme » ou les fâcheuses évolutions dont s’accommodent ou qu’encouragent les fervents du « Progrès »139.

62 Pour peu dialectique qu’elle soit, il y a donc bien une dimension très contradictoire du discours « néo-réactionnaire », au-delà des clichés dont il paie en retour les clichés qu’il dénonce. Cette dimension tient superficiellement à des flottements dans la marche logique d’un propos porté en règle générale à dénoncer le carcan normatif en place tout en se montrant inconsolable à l’égard de normes perdues, et que l’on voit bien souvent condamner l’individualisme croissant des sociétés modernes, avec les revendications en fait de nouveaux droits que cet individualisme suscite, en même temps que l’emprise exorbitante que les sciences sociales et leur déterminisme déresponsabilisant exerceraient sur l’imaginaire contemporain. Mais au total, et plus fondamentalement, c’est d’une rhétorique tiraillée entre deux directions contraires que ce discours semble bien tirer à la fois sa dynamique propre et l’affiche d’un rapport idéologique au monde qui ne se réduit pas à sa verve frondeuse : rhétorique de l’évidence et du constat, comme reconduction horizontale à la réalité des faits masquée par la doxa, et rhétorique de l’invocation toute verticale de grandes essences et de grands principes abstraits (la Nature, la République, l’École, l’Identité, le Peuple, etc.).

Conclusions : un personnage collectif

  • 140 M. Angenot, « La querelle des “nouveaux réactionnaires” et la critique des Lumières », éd. citée, p (...)
  • 141 Id., p. 133.

63 Au sujet du pamphlet de 2002 contre Le Rappel à l’ordre, Marc Angenot fait rétrospectivement la remarque suivante : « On peut lire […] la formule accusatrice de Daniel Lindenberg comme une réplique, piteuse, au procès, lui, terminé par une sentence sans appel, du grand rôle historique de l’intellectuel-oracle, inspiré par les mânes de Voltaire et de Victor Hugo, rôle tenu jusqu’aux années 1980 par Jean-Paul Sartre, avec sa part d’imposture avantageuse et de “complicité” avec le Mal déguisé en bien140. » Et il prolonge ainsi son propos, plus loin : « De nos jours à l’intellectuel omniscient s’est substitué le terne mais sobre expert qui précisément n’est crédible que parce qu’il ne prétend pas vaticiner et avoir réponse à tout : le spécialiste du virus Ébola ne se prononce pas sur les conflits entre sunnites et chiites au Proche-Orient – et réciproquement141. »

  • 142 Il n’est pas absurde de penser, dans ce sens, que l’expertise des uns et la réduction croissante de (...)
  • 143 La manière dont Bernard-Henri Lévy, après avoir valorisé contre lui la figure de Malraux, s’est pla (...)
  • 144 Nous tirons profit, sur ce dernier point, d’une remarque de Louis Pinto, Le Café du commerce des pe (...)

64 On a quelque peine à le suivre jusque-là : si le règne de l’expert est chose avérée – étant d’ailleurs en phase avec la tournure de plus en plus technocratique prise par l’action et le discours politiques à partir des années 1970 –, le moins que l’on puisse dire est que ce règne n’est pas sans partage, car c’est bien à ces mêmes années que remonte d’autre part l’essor des « intellectuels médiatiques », avec les propriétés qu’on leur connaît, dont celle de trancher en tout domaine sans pouvoir guère, à défaut d’une œuvre ou d’une compétence réellement reconnue dans un secteur bien défini du savoir, se recommander d’autre chose que de leur fort taux de présence dans l’univers des médias et de l’aptitude qu’ils montrent à tenir un discours étroitement ajusté aux coordonnées de cet univers142. L’affaissement de la figure de « l’intellectuel total » après 1968 est un fait, ayant eu d’autre part pour contrepartie critique, en marge du règne plus durable et consensuel de l’expert, l’essor de « l’intellectuel spécifique » porté par Foucault, puis celui de « l’intellectuel collectif », sorte de coalition d’intellectuels spécifiques imaginée par Bourdieu et que ce dernier avait tenté de mettre en place après 1995 à travers une association telle que « Raisons d’agir ». C’est un fait avec lequel l’analyse du phénomène doit également compter que cet affaissement a répondu, au-delà du « procès » intenté à cet égard par tant de repentis du gauchisme et au même titre que ce « procès » lui-même, à un réaménagement plus vaste du champ de production intellectuelle au cours du dernier tiers du xxe siècle, orienté en direction d’une hétéronomie croissante, avec intrusion de plus en plus forte au sein de ce champ de logiques médiatiques et commerciales. Et c’est un fait, aussi bien, que nombre de ceux qui, dans les années 1970-1980, ont conduit ledit « procès » ont moins révoqué effectivement la figure de l’« intellectuel-oracle » qu’ils n’ont substitué à celle-ci, pour leur propre compte, tout un ensemble de variantes oraculaires dégradées143. Aussi est-ce moins un affaissement que cette figure a subie qu’une sorte à la fois d’abaissement et de dislocation. Abaissement par conservation de la posture d’engagement au sujet des questions les plus diverses, mais sans le socle de consécration spécifique nécessaire pour prétendre l’exercer, le crédit associé à une œuvre ayant été échangé contre le crédit de notoriété procuré par les médias. Et dislocation par émergence éparse, au lieu d’un auteur fort au moins pour un temps d’une autorité acquise dans les lettres, la philosophie ou toute autre discipline constituée, d’un ensemble très sériel d’« intellectuels » pouvant adopter des positions voisines ou se montrer solidaires sur tel sujet ou tel terrain, mais en rivalité les uns avec les autres pour l’accumulation du capital médiatique – avec plusieurs stratégies à la clé : cumul de postes dans les médias et l’édition ; publication à flux tendu de tribunes, de pétitions et d’essais à rotation rapide ; réactivité à l’actualité, c’est-à-dire aussi aux sollicitations des journalistes ; façons de parler et de se tenir, voire d’incarner physiquement un rôle, adaptées aux canons de la télévision et de la presse magazine, etc. S’est ainsi mis jusqu’à nos jours en place, à l’intersection du champ des médias et du champ littéraire et philosophique, avec aussi porte-à-faux vers certaines hautes institutions d’enseignement supérieur, une sorte d’univers intermédiaire caractérisé, du côté de ses acteurs, par une grande mobilité et une forte multipositionnalité, et, du côté de son fonctionnement, par une logique générale d’anomie – plutôt que d’autonomie, comme y tendent en revanche des champs séparés –, anomie illustrée par une constante et immédiate convertibilité du capital de visibilité en capital culturel et du capital culturel en capital de visibilité144.

65 C’est sur cette toile de fond installée par les premiers « intellectuels médiatiques », au nombre desquels figuraient déjà plusieurs d’entre eux, que peut se détacher le profil de ce que, pour terminer, nous proposons d’appeler, hors de tout « effet » de liste, le personnage collectif des « nouveaux réactionnaires ». Tous ceux qui se trouvent associés à cette dernière posture ne sont pas, il est vrai, des « intellectuels médiatiques », et tous les « intellectuels médiatiques » d’aujourd’hui ne sont pas, plus loin de là encore, susceptibles d’être mis à cette enseigne. La dimension médiatique du courant de pensée que ce personnage recouvre n’en reste pas moins, sous plusieurs rapports, ce qu’il présente de plus saillant à l’appréhension.

66 Sous le rapport, d’abord, du personnel qui l’incarne. Celui-ci agrège en effet autour de quelques représentants de la première génération des « intellectuels médiatiques » un contingent significatif d’éditorialistes et de chroniqueurs s’employant non pas seulement à commenter l’actualité du monde comme il va, mais à indiquer aussi, à la lumière de cette actualité, où va ce monde et d’où il vient, c’est-à-dire à tenter d’influer sur le cours des idées en circulation dans l’opinion publique. S’ils se considèrent eux-mêmes comme les médiateurs d’une sensibilité minoritaire, c’est au rôle de leaders d’opinion qu’ils aspirent toutefois, rôle qu’ils parviennent en bien des cas à jouer auprès du grand public, en raison de la rente de visibilité que leur assure leur profession, de l’aplomb dont ils font montre dans leurs prestations ou encore des ouvrages, recueils de chroniques, essais de compilation, qui leur procurent à la fois un accès à un second marché et un reflet de l’aura attachée en France au monde du livre et de la librairie. Derrière ces journalistes-écrivains, fantassins de première ligne ayant notamment pour office d’unifier et de vulgariser des tendances idéologiques diffuses, figurent d’autre part des auteurs au sens certes plus classique du terme. Romanciers, essayistes, philosophes, leur aptitude à se saisir de problématiques sensibles les relie par un côté à la longue tradition, non plus seulement des « réfractaires » dont il a été question plus haut, mais des écrivains « réalistes » ayant, à partir d’un Balzac ou d’un Tocqueville, uni à une perception souvent aiguë des transformations politiques et sociales une représentation très engagée de ces mêmes transformations. Mais par un autre côté cette aptitude les relie également à la narrativité caractéristique des médias de masse et donc à un réel déjà raconté, déjà criblé, source très canalisée de « sujets » ajustés à la double logique qui préside dans l’univers de ces médias, voulant qu’il soit parlé de ce dont tout le monde parle et en même temps qu’il en soit parlé sur un mode propre à réveiller l’attention.

  • 145 Problématiques tantôt diffuses et constantes comme l’École, l’évolution démographique, la jeunesse, (...)
  • 146 Friedrich Nietzsche, Humain trop humain, trad. A.-M. Desrousseaux et H. Albert, Paris, Hachette, co (...)
  • 147 Sur cet écosystème néo-télévisuel et viral – mais aussi éditorial – au sein duquel se déploie le di (...)

67 C’est là un deuxième aspect par où se manifeste la dimension médiatique du personnage collectif des « nouveaux réactionnaires », quel que soit leur statut ou leur genre de prédilection. Si les « sujets » de préoccupation dont leur discours se nourrit participent de problématiques en suspension dans « l’air du temps », tel qu’il est brassé par le discours journalistique145, le mode sous lequel ces « sujets » se trouvent montés en épingle – véhémence, indignation, protestation, catastrophisme, provocation, etc. –, répond en règle assez générale aux effets de grossissement spectaculaire appelés par la dynamique de « fausse alerte permanente146 » qu’un Nietzsche voyait déjà à l’œuvre dans la grande presse de son temps. On aperçoit de ce point de vue à quel impératif de visibilité – et donc à quelle nécessité en fait de survie médiatique chez ceux qui en jouent – peuvent correspondre les ressorts de pathos et de transgression mobilisés pour la cause, au-delà de l’urgence politique ou du péril moral que ces affects sont censés manifester : dans un système d’attente comme celui des médias de masse, où un message n’est significatif, n’est même perceptible que porteur d’un indice de « nouveauté » et de différence, ces ressorts contribuent à éviter, en forçant l’attention par un surcroît d’emphase et de différenciation, que lesdits « sujets » se noient dans un bruit de fond général. Journalistes ou écrivains, écrivains-journalistes ou journalistes-écrivains, beaucoup des « aventuriers » auxquels font allusion Boltanski et Esquerre évoluent en tout état de cause comme des poissons dans l’eau de médias de masse dominés depuis plus de vingt ans par les formes spectaculaires induites par la « néo-télévision », où ils font tantôt, comme invités, figure de « bons clients » et tantôt, comme chroniqueurs, office de « snipers » redoutables. Il est frappant de constater que leur montée en force sur la scène intellectuelle s’est produite dans la foulée de ce tournant néo-télévisuel du système médiatique et qu’elle coïncide avec la prise en relais croissante de ce système par les sites de partage de vidéo en ligne et les réseaux sociaux, où les « clashes » dont ils sont plus souvent qu’à leur tour les acteurs, le registre des affects dans lequel ils excellent, les transgressions dont ils font parade se prêtent d’autant mieux à propagation virale que celle-ci en constitue rétroactivement l’un des facteurs surdéterminants147.

68 C’est à deux égards en somme que l’ensemble flou des « nouveaux réactionnaires » constitue un personnage. Parce qu’il a été dès l’origine un rôle créé, en fait de théâtralisation médiatique et de personnalisation des forces en présence, pour les besoins d’une polémique déclenchée circonstanciellement par la publication du pamphlet de Daniel Lindenberg et, plus généralement, par l’entrée en crise des mécanismes de reproduction du consensus démocratique. Et parce que ce rôle a d’autre part stimulé jusqu’à nos jours, dans le microcosme intellectuel et médiatique, tout un processus d’identification voulant que, stigmatisés sous cette appellation, des acteurs très divers lui ont en quelque sorte, par bravade, provocation en retour, renversement du stigmate en signe de prestige, donné à la fois un poids de réalité et autant de formes incarnées en des individus singuliers. Tout cela au prix, insistons-y, d’une attitude doublement contradictoire : en ce que ces individus ne cessent pas de révoquer, comme une assignation subie, l’image qu’ils s’emploient pourtant à valider par leur mode d’intervention polémique et les transgressions qu’ils multiplient en direction de « tabous » intensément désignés ; et contradictoire aussi, d’autre part, en ce que ces mêmes individus ne cessent pas de fonder la familiarité de pensée et de tempérament qui les unit sur leur propre irréductibilité à une identité collective. La diversité des genres qu’ils pratiquent, l’étendue du spectre politique qu’ils couvrent, la coprésence aussi, dans leurs rangs, d’aînés et de cadets renvoyant moins à la reproduction d’un groupe qu’à une concaténation d’esprits libres confondue avec toute l’histoire très tendue des relations entre littérature (au sens large) et société (au sens restreint) contribuent, il est vrai, ainsi qu’il faut encore le souligner, à valider la représentation qu’ils donnent de leur « collectif » en tant que coprésence à distance, au sein d’un même espace, de singularités aussi hostiles à toute inféodation qu’à tout enrôlement exercé du dehors ou du dedans.

  • 148 Ainsi, du symbolisme au « nouveau roman », en passant par le surréalisme, la forme groupale, quoiqu (...)

69 On voit par là l’utilité de la notion de personnage collectif que nous avançons à leur propos, et l’on entrevoit ce qu’elle pourrait recouvrir plus généralement. Particulièrement adéquate aux groupes informels, faiblement institutionnalisés, elle l’est aussi pour rendre compte des groupes qui résistent ou de ce qui, au sein des groupes même constitués, tend à résister à leur propre reconnaissance comme instance répondant à une forme collectivisée de la pratique148. Dans ces groupes, qui se dénient comme tels, l’affirmation par tous de la singularité de chacun constitue pourtant l’un des éléments caractéristiques de leur appartenance à un même horizon de référence – par exemple l’horizon moderne d’un champ littéraire socialement ordonné, dans l’imaginaire de ses agents, à un idéal d’absolue incommutabilité des uns par les autres – et, plus particulièrement, à un ensemble d’intérêts communs et de représentations partagées. Dans le cas du personnage collectif qui nous a occupés, la dénégation par ses propres représentants du collectif qu’ils forment néanmoins se voit portée à plusieurs niveaux : en opposant une fin de non-recevoir à leur réduction à tout ensemble autre que la série de fortes individualités qu’ils composent ; en cultivant un tempérament ostensiblement rebelle à la doxa en place et sans doute, par principe, à toute doxa ; en se réclamant d’une tradition de « réfractaires » dont la résistance aux idoles et à l’idéologie du « progrès » aura été le meilleur gage de modernité ; en se montrant, enfin, hostiles à l’égard des sciences sociales (« Non, tout n’est pas social ») et plus généralement envers ce qu’ils appellent, d’une expression significative, « l’animal social ».

  • 149 Ces plates-formes font également office, comme chez d’autres collectifs plus ou moins militants, de (...)
  • 150 Cette machine médiatique produit quelques best-sellers. Elle se montre aussi capable de lancer à gr (...)
  • 151 E. Lévy, « Alain Finkielkraut : Habemus Papam ! », Causeur.fr, 7 mai 2014. URL : http://www.causeur (...)

70 Une cartographie précise des positions qu’ils occupent au sein de l’univers littéraire et intellectuel, sinon du sous-champ qu’il sont parvenus à y découper pour leur propre compte, ferait voir qu’il y a loin, comme il en va toujours, de l’idéal aux réalités et des principes aux faits. Leur en faire grief serait absurde : si protestataire qu’elle se veuille et si détachée qu’elle se croie de toute contingence sociale, une posture a besoin de supports et en l’occurrence, pour agir ou réagir, d’accéder à divers leviers de pouvoir. Nombre de leurs interventions montrent qu’« amalgamés » en 2002 au rebours de leur splendide dispersion individuelle, ils savent à l’occasion faire front commun et parfois œuvre commune. Pétitions, manifestes, citations et cooptations mutuelles, ouvrages cosignés, interviews croisées, conversations publiées installent l’image d’un réseau de sociabilité et de solidarité plutôt que d’un collectif véritablement éclaté. Plusieurs d’entre eux cumulent les postes dans les médias et l’édition, moyen de concentrer et d’exercer une part du pouvoir dont ils persuadent trop aisément qu’ils seraient seuls à le subir. Leur réactivité aux thèmes du moment trouve son répondant dans la créativité dont ils font preuve en matière d’instances de diffusion de leurs idées et de leurs valeurs : un magazine en ligne tel que Causeur, un journal d’opinion tel que Le Meilleur des mondes, un site tel que Le Nouveau Réactionnaire sont autant de moyens d’intervention à chaud et de supports à prises de position collectives – sur tel fait d’actualité ou telle polémique lancée ou subie par l’un d’entre eux149 –, à côté de structures éditoriales plus classiques, collections et petites maisons d’édition tenues par des sympathisants ou des directeurs ayant mesuré le potentiel commercial que représente la pensée « réactionnaire », telles que les Éditions Pierre-Guillaume de Roux, les Éditions Mordicus ou la jeune et bien nommée maison Ring, initiatrice en France de la technique des bandes-annonces filmées pour le lancement de ses ouvrages. Les gros succès de librairie ne leur sont pas inconnus, des romans d’un Michel Houellebecq à un essai aussi fortement médiatisé que Le Suicide français, ayant valu à son auteur vedette une tournée de débats en librairie et dans des centres culturels, sans négliger différents cercles privés de l’élite politique et économique150. Ils savent aussi se placer sous la tutelle symbolique de quelques grands aînés, figures prestigieuses remontant à Léon Bloy, mais aussi, plus près d’eux, un Philippe Muray et, plus près encore, un Alain Finkielkraut, dont l’élection à l’Académie française en 2014, idéalement sujette à controverse, a été l’occasion, dans Causeur, d’un vibrant article sous un titre trop démonstrativement ironique pour ne pas capter un reflet de vérité : « Finkielkraut : Habemus Papam ! »151. Cette élection et le Grand Prix de Littérature Henri Gal décerné par la même Académie à Bruno de Cessole en 2015 pour l’ensemble de son œuvre montrent en tout cas que les « nouveaux réactionnaires », réfractaires et marginaux, représentants minoritaires d’une majorité opprimée, ne sont pas à l’abri des lauriers que dispensent les institutions les plus étatiques de la vie littéraire.

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Notes

1 Le présent article participe d’un Projet de Recherche soutenu par le Fonds National de la Recherche Scientifique belge (« Rhétorique des “Nouveaux Réactionnaires” : positions, postures, discours »).

2 Richard Millet, De l’antiracisme comme terreur littéraire (Paris, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2012) ; Langue fantôme suivi de Éloge littéraire d’Anders Breivik (id., 2012). Le même jour et aux mêmes éditions l’écrivain publiait aussi un roman : Intérieur avec deux femmes (id., 2012).

3 Jérôme Garcin, « Breivik prix Goncourt ? », Le Nouvel Observateur, 17 août 2012. URL : http://bibliobs.nouvelobs.com/la-tendance-de-jerome-garcin/20120817.OBS9799/breivik-prix-goncourt.html.

4 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « La lugubre élucubration de Richard Millet », Le Nouvel Observateur, 6 septembre 2012. URL : http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20120905.OBS1344/la-lugubre-elucubration-de-richard-millet.html.

5 Annie Ernaux, « Le pamphlet fasciste de Richard Millet déshonore la littérature », Le Monde, 10 septembre 2012. URL : http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/09/10/le-pamphlet-de-richard-millet-deshonore-la-litterature_1758011_3232.html.

6 Richard Millet, « Pourquoi me tuez-vous ? », L’Express, 12 septembre 2012. URL :http://www.lexpress.fr/culture/livre/richard-millet-pourquoi-me-tuez-vous_1160088.html.

7 Pierre Jourde, « L’affaire Millet : un débat faussé », blog Confitures de culture. URL : http://pierre-jourde.blogs.nouvelobs.com/archive/2012/08/31/l-affaire-millet-un-debat-fausse.html.

8 Patrick Besson, « La liste Ernaux », Le Point, 20 septembre 2012. URL : http://www.lepoint.fr/editos-du-point/patrick-besson/la-liste-ernaux-20-09-2012-1508203_71.php.

9 Franck Spengler, « Jean-Marie Gustave Le Clézio et Annie Ernaux se déshonorent », Le Monde, 21 septembre 2012. URL : http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/09/21/jean-marie-gustave-le-clezio-et-annie-ernaux-se-deshonorent_1763734_3232.html.

10 R. Millet, Lettre aux Norvégiens sur la littérature et les victimes, Paris, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2014. Signalons encore, au sujet de l’affaire et partie intégrante de celle-ci, la publication, entre-temps, de l’essai de Muriel de Rengervé, L’Affaire Richard Millet. Critique de la bien-pensance, Paris, Jacob-Duvernet, 2013.

11 Marcel Gauchet figurera dans le programme au double titre de conférencier inaugural (« Qui sont les acteurs de l’histoire ? ») et de participant à une table ronde organisée par Le Monde sur le thème « Vous avez dit rebellocrates ? » (aux côtés de Jean Birnbaum, Aymeric Caron et Nicolas Offenstadt). URL : http://www.rdv-histoire.com/-DEBATS-CONFERENCES-ET-1000-.html

12 Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis, « Pourquoi nous appelons à boycotter les Rendez-Vous de l’Histoire de Blois », Libération, 30 juillet 2014. URL : http://www.liberation.fr/debats/2014/07/30/pourquoi-nous-appelons-a-boycotter-les-rendez-vous-de-l-histoire-de-blois_1072778.

13 « Rendez-Vous de l’Histoire. La rébellion continue », Libération, 6 octobre 2014. URL : http://www.liberation.fr/culture/2014/10/06/rendez-vous-de-l-histoire-de-blois-la-rebellion-continue_1116036

14 François Chevrier, Jean-Noël Jeanneney et Michelle Perrot, « La direction des Rendez-Vous de l’Histoire de Blois répond à l’écrivain Édouard Louis et au philosophe Geoffroy de Lagasnerie qui avaient appelé au boycott de l’édition 2014 », Libération, 8 août 2014. URL : http://www.liberation.fr/culture/2014/08/08/marcel-gauchet-parlera-a-blois_1077640.

15 Mathieu Block-Côté, « Marcel Gauchet : retour sur un “procès en sorcellerie” », Le Figaro, 12 août 2014. URL : http://www.lefigaro.fr/vox/culture/2014/08/12/31006-20140812ARTFIG00275-marcel-gauchet-retour-sur-un-proces-en-sorcellerie.php.

16 Alexis Feertchak, « Marcel Gauchet contre les “vrais rebelles” : le pluralisme existe-t-il encore en France ? », Le Figaro, 13 octobre 2014. URL : http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2014/10/13/31003-20141013ARTFIG00177-marcel-gauchet-contre-les-vrais-rebelles-le-pluralisme-existe-t-il-encore-en-france.php.

17 Ran Halévi, « Marcel Gauchet et les nouveaux épurateurs 2.0 », Le Figaro, 17 octobre 2014. URL : http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2014/10/17/31003-20141017ARTFIG00389-marcel-gauchet-et-les-nouveaux-epurateurs-20.php.

18 Voir, en amont de la période considérée, Anne Boquel et Étienne, Une histoire des haines d’écrivains. De Chateaubriand à Proust, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2010.

19 Voir Thierry Discepolo, « À l’abri de la religion littéraire française. L’“affaire Millet” comme erreur d’ajustement d’un consensus hégémonique apolitique », dans Agone, n° 54, 2014, pp. 161-190. Voir aussi, plus récemment, la contribution de Jérôme Meizoz (« Richard Millet : le scénario Céline ») à l’ouvrage collectif sur Le discours « néo-réactionnaire ». Transgressions conservatrices (P. Durand et S. Sindaco dir.), Paris, CNRS Éditions, coll. « Culture & société », 2015.

20 Le sociologue entendait en gros par « analyseur » un événement rupteur ayant pour effet de porter au jour les structures sous-jacentes d’une institution (ou, par métaphore, de faire parler d’elles-mêmes des structures sociales ordinairement muettes sur leurs propres enjeux et leur propre fonctionnement). Voir René Lourau, L’Analyse institutionnelle, Paris Minuit, coll. « Arguments », 1970 et, pour l’analyse d’un cas de figure, L’Analyseur Lip, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1974.

21 Sur la distinction entre « lieu commun » (fait de contenu de pensée), « cliché » (fait formel d’expression) et « stéréotype » (fait de logique abusive), voir Pascal Durand, « Lieu commun et communication. Concepts et application critique », dans Médias et Censure. Figures de l’orthodoxie (P. Durand dir.), Liège, Éditions de l’Université de Liège, coll. « Sociopolis », 2004, pp. 83-108.

22 Maurice T. Maschino, « Intellectuels médiatiques. Les nouveaux réactionnaires », Le Monde diplomatique, octobre 2002. URL : http://www.monde-diplomatique.fr/2002/10/MASCHINO/9467. L’appellation, au singulier, avait figuré un an plus tôt, dans la revue Esprit, en tête d’un article de Joël Roman au sujet de Philippe Muray : « Un nouveau réactionnaire : M. Philippe Muray » (Esprit, n° 279, novembre 2001, pp. 135-142).

23 Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre : enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2002. Exception faite du label « nouveaux réactionnaires » au pluriel et malgré plusieurs cibles en commun avec Lindenberg, l’article de M. T. Maschino déjà cité préfigure moins Le Rappel à l’ordre qu’il ne fait suite au brûlot publié une quinzaine d’années plus tôt par Guy Hocquenhem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary (Paris, Albin Michel, 1986), lequel sera significativement réédité en 2003 chez Agone, avec une préface de Serge Halimi (voir aussi rééd. récente aux mêmes éditions, Marseille, Agone, 2014).

24 On précisera plus loin de quelle(s) diversité(s) ces horizons sont porteurs.

25 Dans une livraison spéciale de sa revue Discours social, Marc Angenot a ainsi relayé nombre des critiques adressées à l’essai de Lindenberg, en particulier celles qu’un Pierre-André Taguieff avait formulées en 2002 : « dénonciation des mal-pensants », « “mentalité” dogmatique », « regroupement bariolé d’intellectuels », concepts mal définis, absence de démonstration et d’argumentation concernant les thèses mises en cause, etc. (« La querelle des “nouveaux réactionnaires” et la critique des Lumières », Discours social, vol. 45, 2014, pp. 27-30).

26 Plus précisément, mais sans que Lindenberg s’y référât formellement, Le Rappel à l’ordre avait servi de titre à un recueil d’essais publié par Jean Cocteau en 1926 chez Stock. On y trouve notamment une allocution prononcée le 3 mai 1923 au Collège de France, « D’un ordre considéré comme une anarchie », où l’auteur plaidait en faveur d’un classicisme vivant et d’une « discipline de liberté », c’est-à-dire d’un ordre esthétique conçu comme véritable terrain d’expression de l’individualité créatrice.

27 On trouvera toutes ces thématiques dans le premier chapitre intitulé « La levée des tabous » : le « procès de la culture de masse » (D. Lindenberg, op. cit., pp. 19-23), le « procès de la liberté des mœurs » (id., pp. 23-25), le « procès de Mai 68 » (id., pp. 27-33), le « procès de la société “métissée” (id., pp. 35-37) ou encore le « procès de l’islam » (id., pp. 37-39).

28 On pourrait retrouver là l’expression d’un aristocratisme typique du milieu culturel français, la constitution d’une nouvelle élite de savants et d’artistes ayant toujours hanté l’intelligentsia française postrévolutionnaire. Illustrée par Baudelaire ou Flaubert, cette résistance à l’égalitarisme contemporain est particulièrement sensible chez des écrivains tels que Philippe Muray ou Michel Houellebecq. Daniel Lindenberg n’a d’ailleurs pas fait mystère que le point de départ de sa réflexion a été le succès rencontré et les polémiques induites par le roman Plateforme de Houellebecq. Il y a là, sans doute, un trait significatif sur lequel nous reviendrons : si le phénomène des « nouveaux réactionnaires » est propagé essentiellement par l’intermédiaire de journalistes ou de polémistes opérant dans le seul champ des médias, c’est dans le champ littéraire qu’il a néanmoins trouvé ses actualisations les plus abouties.

29 Notons la présence sur ce plateau de l’humoriste Dieudonné, qui ne s’était pas encore signalé à l’époque par les sorties antisémites qu’on lui connaît aujourd’hui. URL : http://www.ina.fr/video/I08295167.

30 « Les nouveaux réactionnaires » : La réponse de Marcel Gauchet à Daniel Lindenberg, Télérama, n° 2758, 20 novembre 2002.

31 Jean-François Kahn et Marcel Gauchet, « Le Monde est-il un journal réac ? », interview dans Marianne, n° 293, 2-8 décembre 2002.

32 Alain Finkielkraut, interview avec Joseph Macé-Scaron et Alexis Lacroix, Le Figaro, 14 novembre 2002. URL : http://www.nouveau-reac.org/textes/alain-finkielkraut-interview-avec-joseph-mace-scaron-et-alexis-lacroix/.

33 Philippe Muray, « Les nouveaux actionnaires », Le Figaro, 16 novembre 2002. URL : http://www.nouveau-reac.org/textes/philippe-muray-les-nouveaux-actionnaires/.

34 Pierre-André Taguieff, « Le nouvel opium des intellectuels », Le Figaro, 27 novembre 2002. URL : http://olivier.hammam.free.fr/actualites/documents/reacs/figaro.htm.

35 Le manifeste est publié en ligne à l’URL suivante : http://appeldr.free.fr/dos26doclexpress021128.htm.

36 « Controverse. Autour du “Rappel à l’ordre” », Esprit, n° 291, janvier 2003.

37 Michel Houellebecq, « L’homme de gauche est mal parti », Le Figaro, 6 janvier 2003. L’article est lisible à l’URL suivante : http://www.nouveau-reac.org/textes/michel-houellebecq-philippe-muray-en-2002/. Il a été republié sous le titre « Philippe Muray en 2002 » dans M. Houellebecq, Interventions 2. Traces, Paris, Flammarion, 2009, pp. 227-236.

38 « En sa qualité de flic en chef, Edwy Plenel se devait de couvrir son subordonné ; il s’en est acquitté avec conscience, quoique sans enthousiasme ; peut-être sentait-il déjà que l’affaire était mal engagée. La plupart des journalistes en effet semblent avoir considéré avec réticence ce fastidieux exercice de name dropping […]. »

39 Parmi les effets à répétition de la querelle de 2002 figure effectivement une tendance au name-dropping qui ne semble pas près de s’affaiblir, liée qu’elle est à la tournure de plus en plus médiatique que l’affaire a prise jusqu’à nos jours, le contenu des listes établies variant, à partir d’un fonds commun, au gré des circonstances et des débats politiques du moment. Un dossier du Canard enchaîné sorti à l’occasion des polémiques et manifestations autour du « mariage pour tous » est très symptomatique à cet égard. À des figures aussi attendues qu’un Robert Ménard, une Élisabeth Lévy, un Éric Zemmour ou un Ivan Rioufol, ce dossier paru en 2013 associait sous l’étiquette « nouveaux réac » des catholiques traditionnalistes (Ludovine de la Rochère, Tugdual Derville, Béatrice Bourges, Christine Boutin), des umpéistes (Hervé Mariton, la droite « décomplexée » de Jean-François Copé, inspirée par Patrick Buisson ; la « Droite forte » d’un Guillaume Peltier et d’un Geoffroy Didier), des partisans de l’extrême droite (la droite « dédiabolisée » de Marine Le Pen et de Marion Maréchal-Le Pen, l’antisémitisme et l’islamophobie d’Alain Soral et de Dieudonné) ou bien encore un nostalgique du royalisme orléaniste tel que Lorànt Deutsch (Les Dossiers du Canard enchaîné, no 129 : « Les nouveaux réac. Après le mariage pour tous, à droite toute ! », octobre 2013).

40 Ces inexactitudes de détail n’en témoignant pas moins de la dimension bâclée de l’ouvrage.

41 Jules Vallès, Les Réfractaires (1865), dans Œuvres, tome 1, éd. R. Bellet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, pp. 137-320. Vallès dressait ainsi le profil type de ces « irréguliers » : « Il existe de par les chemins une race de gens qui […] ont juré d’être libres ; qui, au lieu d’accepter la place que leur offrait le monde, ont voulu s’en faire une tout seuls, à coups d’audace ou de talent ; qui, se croyant de taille à arriver d’un coup, par la seule force de leur désir, au souffle brûlant de leur ambition, n’ont pas daigné se mêler aux autres, prendre un numéro dans la vie ; qui n’ont pu, en tout cas, faire le sacrifice assez long, qui ont coupé à travers champs au lieu de rester sur la grand-route, et s’en vont maintenant battant la campagne, le long des ruisseaux de Paris. / Je les appelle des réfractaires » (id., p. 138). Ce qualificatif de « réfractaire » a été, on le verra plus loin, repris à son compte par Bruno de Cessole pour caractériser un très vaste ensemble d’écrivains (Le Défilé des réfractaires. Portraits de quelques irréguliers de la littérature française, Paris, L’Éditeur, 2011 ; rééd. Perrin, coll. « Tempus », 2013).

42 Pierre-André Taguieff, Les Contre-réactionnaires. Le progressisme entre illusion et imposture, Paris, Denoël, coll. « Médiations », 2007. Lindenberg avait cru devoir dénoncer, sous l’étiquette des « nouveaux réactionnaires », autant de hérauts d’un « rappel à l’ordre » ; l’accusation lui fut donc renvoyée en retour de manivelle : l’« ordre » auquel il s’agissait d’être « rappelé » – et dont il s’était fait le servile porte-étendard – n’était rien d’autre en vérité que la doxa progressiste sous ses deux variantes libérale et sociale-démocrate, avec les diverses dimensions qu’elle revêt dans la culture ambiante au prix d’une intimidation constante exercée sur qui s’aviserait de la questionner.

43 Né en 1940 dans une famille juive d’origine polonaise, Daniel Lindenberg a fait des études d’histoire et de sociologie à la Sorbonne. Dans les années 1960, il milite d’abord au sein de l’UEC, pour rejoindre ensuite un groupuscule maoïste. Compagnon de lutte de Blandine Kriegel, il rompra comme elle avec le marxisme, en évoluant vers un ancrage « deuxième gauche ». Historien des idées, professeur de sciences politiques à Paris 8 (Vincennes-Saint Denis), membre du comité de rédaction de la revue d’histoire intellectuelle Mil neuf cent, conseiller à la rédaction de la revue Esprit, il est également proche de Pierre Rosanvallon, lequel lui a probablement passé commande de ladite « enquête sur les nouveaux réactionnaires » pour la collection qu’il venait de lancer aux Éditions du Seuil.

44 Éric Zemmour, Le Suicide français, Paris, Albin Michel, 2014.

45 La modalité de l’« enquête » au sujet de représentants d’un courant « réactionnaire », modalité dont Lindenberg s’est le premier autorisé, ainsi que l’indiquait le sous-titre du Rappel à l’ordre, reste elle aussi chose assez courante. Un nouvel exemple en a été fourni par le dossier « Enquête sur deux réactionnaires » réservé à Marcel Gauchet et Michel Onfray dans le numéro de lancement de La Revue du Crieur coéditée par les Éditions La Découverte et Mediapart (juin 2015).

46 La revendication du stigmate est banale dans ce genre de polémiques. Voir Ivan Rioufol, De l’urgence d’être réactionnaire (Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Perspectives critiques », 2012) ; Denis Tillinac, Du bonheur d’être réac (Paris, Éditions des Équateurs, 2014) ou bien, dans l’autre camp, Aymeric Caron prenant pour cible la « droite bobards » en réponse à la « gauche bobo » qu’il incarne aux yeux de ses opposants (Incorrect. Pire que la gauche bobo, la droite bobards, Paris, Fayard, 2014).

47 M. Angenot, « La Querelle des “nouveaux réactionnaires” et la critique des Lumières », éd. citée, p. 19.

48 Id., p. 24.

49 Cet éclairage, certes, n’est pas sans point de vue, non plus que l’histoire des idées en général, si impavide qu’elle se veuille. On devine toutefois que l’empathie de M. Angenot à l’égard du camp visé par D. Lindenberg est pour une part le contre-effet de l’antipathie très vive que lui inspirent les procédés d’amalgame et de stigmatisation idéologiques.

50 Cet oxymore, parmi une volée d’autres expressions non moins féroces, figure dans le virulent pamphlet de P.-A. Taguieff, Les Contre-réactionnaires, éd. citée, p. 63. Au-delà du caractère peu flamboyant du style de Lindenberg, la figure entend caractériser la position d’énonciation idéologique occupée par celui-ci : une gauche très centriste, et engagée en l’occurrence dans la défense et l’affirmation de valeurs conformes.

51 Ce même paradigme s’est enrichi récemment d’un essai de Jean-Loup Amselle sur Les Nouveaux Rouges-Bruns, sous-titré Le racisme qui vient (Paris, Éditions Lignes, 2014). Notons que des « nouveaux romanciers » aux « nouveaux réactionnaires », en passant par les « nouveaux philosophes », l’agrégation de collectifs sous l’invocation de la nouveauté, en même temps qu’elle s’est graduellement banalisée, a changé de valeur : promotionnelle, elle est devenue péjorative ; manifestaire, elle est devenue publicitaire ; brandie en signe de ralliement offensif, elle est devenue en bien des cas moyen d’imputation ou de stigmatisation.

52 C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons pris le parti de systématiquement entourer de guillemets les expressions « nouveaux réactionnaires » ou « néo-réactionnaire » : guillemets de citation, renvoyant à l’essai de Lindenberg et à ses relais jusqu’à nous ; guillemets de prudence à l’égard d’une catégorie dont la pertinence prête très certainement à discussion ; guillemets aussi de construction par mise à distance de l’objet en débat. Par commodité d’expression, nous ne préciserons pas à chaque fois que sous « nouveaux réactionnaires », ce n’est pas seulement de l’appellation elle-même qu’il s’agira mais du fait aussi d’y envelopper un ensemble plus ou moins divers et extensible de personnalités – ni que si certaines de celles-ci refusent de s’y laisser envelopper, d’autres s’y résignent, y consentent ou s’y rangent parfois elles-mêmes.

53 L’un des traits qu’ils présentent en partage réside d’ailleurs dans leur défiance – le mot est faible – à l’égard des sciences sociales en général et de la sociologie dite « critique » en particulier (la sociologie de Bourdieu ou « bourdieusienne » faisant notamment chez la plupart d’entre eux, bien qu’ils ne soient pas seuls à s’y adonner dans le domaine surtout francophone, l’objet de réductions grossièrement caricaturales : fabrication de « types » et de « listes », infatuation scientiste, déterminisme confinant à une pensée du complot, emprise du soupçon, etc.). Alors que la critique du « système » qu’ils attribuent volontiers aux sociologues devrait avoir de quoi séduire les esprits qui se veulent « réfractaires », la réduction en bloc des sciences sociales à une pensée rapportant à des causes sociales déculpabilisantes les formes les plus diverses de violence ou de radicalité dont la société est la scène constitue presque une sorte de carte d’admission au club des penseurs « néo-réactionnaires », ainsi qu’on l’a vu –– tant du côté de l’auteur que des critiques très vives dont son ouvrage a fait l’objet – avec l’essai publié par Philippe Val, Malaise dans l’inculture (Paris, Grasset, 2015).

54 L’expression est d’Élisabeth Lévy, rédactrice en chef du magazine Causeur, qui l’emploie volontiers pour caractériser son propre positionnement.

55 Nous ne pourrons toutefois pas faire l’économie de nommer certaines des personnalités concernées ou généralement visées par l’imputation « néo-réactionnaire ». S’il y a en règle générale discontinuité des individus à l’espace social au sein duquel ceux-ci agissent, du fait que s’interposent entre l’appréhension des sujets (y compris par eux-mêmes) les structures à l’intérieur desquelles ces sujets se distribuent, cet espace et ces structures n’en sont pas moins incarnés et incorporés dans des individus et des sujets. En dehors de tout effet de liste, nommer à titre exemplaire et emblématique les acteurs concernés, qu’ils soient journalistes, écrivains ou intellectuels, s’imposera de toute façon avec d’autant moins de difficulté que la plupart d’entre eux revendiquent fortement leur propre singularité individuelle : c’est là même paradoxalement, insistons-y, l’un de leurs traits les plus collectifs.

56 Voir Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain. 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1996 ; Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand, La Modernité romantique. De Lamartine à Nerval, Paris-Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, coll. « Réflexions faites », 2006.

57 Voir Benoît Denis, Littérature et engagement. De Pascal à Sartre, Paris, Seuil, coll. « Points Lettres », 2000.

58 Cet art de la conversation peut prendre aussi l’aspect d’ouvrages dialogués, à l’image du Festivus, festivus de Philippe Muray, sous-titré Conversations avec Élisabeth Lévy (Paris, Fayard, 2005), ou procéder moins classiquement d’un échange de courriels (ainsi entre Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, auteurs en commun d’Ennemis publics (Paris, Flammarion/Grasset, 2008) ; précisons qu’à la différence du premier, le second de ces deux auteurs, figure quasi antonomastique de l’intellectuel médiatique, ne se voit jamais mis dans les rangs « néo-réactionnaires » : c’est sans doute qu’on voit en lui tantôt un représentant pugnace d’une gauche sociale-démocrate, tantôt un diplomate sans mandat – du second Mitterrand à François Hollande et Manuel Valls, en passant par Nicolas Sarkozy –, proche de toute façon du pouvoir, dont il contribue à consolider l’orthodoxie en la nimbant de grandiloquence et de moralisme.

59 Une autre lignée pourrait en effet être profilée, chez des auteurs appartenant davantage à l’espace savant de l’histoire, de la sociologie ou de la philosophie (tel Pierre-André Taguieff). Elle consisterait à procéder à rebours, en faisant remonter de Raymond Aron à Alexis de Tocqueville l’évolution d’une pensée libérale-conservatrice de la démocratie, attentive à ses travers ou à ses possibles dérives.

60 Bruno de Cessole, éd. citée, pp. 13-14.

61 Antoine Compagnon, Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2005.

62 Marc Fumaroli, « Les abeilles et les araignées », dans La Querelle des Anciens et des Modernes. xviie-xviiie siècles, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 2001, p. 140.

63 A. Compagnon, op. cit., p. 10.

64 Avec Michel Contat, inspiré par les analyses sartriennes du cas Baudelaire et du cas Flaubert, soulignons que le « pessimisme esthétique » propre aux artistes d’extraction bourgeoise à partir des années 1830 peut apparaître, sous un autre angle, comme la contrepartie, sinon comme l’avers de médaille, de ce qu’il appelle « l’optimisme salaud de la bourgeoisie » (Pour Sartre, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Perspectives critiques », 2008, p. 19). Si agressif qu’il paraisse à l’endroit des valeurs de progrès et d’utilité, ce pessimisme, articulé à un credo artiste, tient en effet, pour une part, d’un pacte de non-agression passé avec la classe au pouvoir, mais propre à sauver les apparences. Sartre, dans son Baudelaire, avait ainsi fait remarquer que « la bourgeoisie de Louis-Philippe tolérera plus volontiers les outrances de l’Art pour l’Art que la littérature engagée de Hugo, de Sand et de Pierre Leroux » (Paris, Gallimard, coll. « Les Essais », 1947, p. 154).

65 À l’appui de ce topos, on peut rappeler avec quelle féroce ironie Baudelaire s’en prend à la confusion entre progrès matériel (technique, scientifique) et progrès moral et spirituel dans l’article qu’il réserve à l’Exposition universelle de 1855. Cette confusion constitue, il est vrai, l’un des marqueurs de la transformation de l’idée de progrès, héritée de la philosophie critique des Lumières, en idéologie du Progrès propre à la bourgeoisie ayant accédé au pouvoir. « Le pauvre homme », écrit-il ainsi [au sujet de « tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet], est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels, qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel » (« Exposition universelle » (1855), dans Œuvres complètes, tome 2, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 580).

66 On reviendra dans la quatrième section du présent article sur cet « éthos pamphlétaire » et le pathos qui l’accompagne.

67 On a vu plus haut que Pierre Jourde, en intervenant dans l’affaire Millet, ne manquera pas, l’écrivain se trouvant là informé par le spécialiste universitaire de la littérature, de convoquer la fascination du « Mal » qui est l’une des composantes du tempérament moderne, au moins depuis Baudelaire.

68 Sur cette disposition contre-révolutionnaire des premiers grands poètes romantiques français et les solutions esthétiques paradoxales qu’ils y apportent – réactionnaires politiquement, révolutionnaires poétiquement –, voir J.-P. Bertrand et P. Durand, La Modernité romantique, éd. citée.

69 P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, éd. citée, p. 155.

70 On consultera avec profit les pages consacrées à Pierre-Simon Ballanche dans le chapitre intitulé « Contre-révolution et littérature » (id., pp. 152-166).

71 Dolf Oehler, Le Spleen contre l’oubli. Juin 1848. Baudelaire, Flaubert, Heine, Herzen, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1996.

72 Voir sur ce sujet l’ouvrage à présent classique de Paul Lidsky, Les Écrivains contre la Commune, Paris, Maspero, 1970. Les exceptions à cette expression littéraire de la violence de classe – à quoi un Zola même ne déroge pas – ne se recensent guère que dans les rangs des écrivains de la Commune ou très proches de ceux-ci – tels Jules Vallès, Paul Verlaine ou Arthur Rimbaud. Hugo, horrifié par la Semaine sanglante et qui militera ardemment pour l’amnistie des Communards, n’en avait pas moins condamné l’insurrection parisienne, en diluant sa réprobation politique dans un bain de philanthropie paternaliste. L’Année terrible, qu’il publie en 1872, est partiellement la consignation poétique de cette ambivalence qui a cependant contribué à relever l’honneur des lettres en regard de la question politique et sociale.

73 Sur les positions littéraires de Léon Bloy, en regard de sa position au sein du champ littéraire, voir P. Durand, « L’effraction critique. La littérature selon Léon Bloy », dans Cahier de l'Herne (Léon Bloy), 1988, pp. 301-313.

74 Georges Bernanos, La Grande Peur des bien-pensants. Édouard Drumont, Paris, Grasset, coll. « Pour mon plaisir », 1931.

75 Pour un tableau général de cette période, voir Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1999, première partie (« Les années Barrès ») et, en particulier, chap. 1 (« La visite à Barrès ») et chap. 9 « La Boutique des Cahiers ». On en trouvera une approche historique plus construite et dialectique aux chapitres XI et XII de l’ouvrage de Benoît Denis, relativement aux retombées de l’affaire Dreyfus et, au-delà, à ce qu’il appelle le « laboratoire de l’entre-deux-guerres » (Littérature et engagement, éd. citée, pp. 202-258).

76 Alain Finkielkraut, Le Mécontemporain. Péguy, lecteur du monde moderne, Paris, Gallimard, 1991.

77 Gisèle Sapiro, « Notables, esthètes et polémistes. Manières d’être un écrivain “réactionnaire” des années 1930 à nos jours », dans P. Durand et S. Sindaco (dir.), Le discours « néo-réactionnaire », éd. citée.

78 La sociologue de la littérature établit en ce sens quelques parallèles – structuraux – entre l’entre-deux-guerres et l’époque actuelle : aux « notables » qu’étaient dans les années 1930 des leaders de l’Action française tels que Charles Maurras (Académie française) et Léon Daudet (jury Goncourt) ou des romanciers à succès tels qu’Henry Bordeaux, Claude Farrère ou Abel Hermant, correspondraient aujourd’hui Angelo Rinaldi ou Alain Finkielkraut, tous deux académiciens ; en position tendanciellement homologue à celle qu’occupaient Drieu la Rochelle, Henry de Montherlant, Jacques Chardonne ou Marcel Jouhandeau, les « esthètes » seraient identifiables de nos jours du côté d’un Michel Houellebecq, d’un Richard Millet ou d’un Renaud Camus ; un Éric Zemmour, un Éric Naulleau ou un Philippe Muray, avec des orientations politiques assez diverses sur fond de posture commune, se situeraient quant à eux sur le terrain des « polémistes » occupé dans les années 1930 par un Robert Brasillach ou un Lucien Rebatet (G. Sapiro, art. cité). On aura compris, mais il n’est pas inutile d’y insister, que cette approche toute morphologique ne consiste en aucun cas à rabattre polémiquement l’époque actuelle sur les années 1930, au nom du retour à l’identique d’un même climat idéologique.

79 Jean-Louis Loubet del Bayle, Les Non-Conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Seuil, 1969.

80 « Le retour actuel à de telles ambivalences, ou aux ambiguïtés idéologiques, de plus en plus souvent assumées, nous ramène aux années trente, aux troisièmes voies, aux syncrétismes (“ni droite, ni gauche !”), bref aux non-conformistes jadis étudiés par Loubet del Bayle, et aux oxymores du type “révolution conservatrice” » (D. Lindenberg, op. cit., p. 53).

81 J.-L. Loubet del Bayle, op. cit., pp. 41-84.

82 Id., pp. 131-165.

83 Id., pp. 85-129.

84 Jacques Laurent, « Paul et Jean-Paul », La Table ronde, no 38, février 1951, pp. 22-53. Le texte a paru en volume chez Grasset la même année (coll. « Les cahiers irréguliers »).

85 Roger Nimier, Les Épées, Paris, Gallimard, 1948 ; Jacques Laurent, Les Bêtises, Paris, Grasset, 1971.

86 Répertoire auquel emprunte à sa manière un film tel que Le Petit Soldat de Jean-Luc Godard (1960). L’action se déroule pendant la guerre d’Algérie et met en scène Bruno Forestier, jeune réfractaire français exilé en Suisse, où il opère pour un groupuscule d’extrême droite : traditionnellement associée à l’opposition de gauche à la guerre d’Algérie, cette figure du réfractaire connaît dans le film de Godard un renversement pour le moins provocateur et ambigu, d’autant que le jeune homme affiche une indifférence dilettante et un mépris pour toute forme d’engagement, ainsi qu’une posture de dandysme esthète, typiques des Hussards. Le film a fait l’objet d’une interdiction totale lors de sa sortie et c’est la première fois qu’une œuvre cinématographique fut officiellement prohibée en France pour raisons politiques. Le Petit Soldat restera d’ailleurs pour son réalisateur un film difficile à assumer pleinement, surtout en regard de son évolution ultérieure. Pour une analyse plus fouillée du film, ainsi que de sa novellisation, voir Sarah Sindaco, Ennui, Violence, Oubli. Le roman français de l’ère gaullienne à l’épreuve de l’Histoire (1958-1974), thèse de Doctorat en Langues et Lettres, Université de Liège, Faculté de Philosophie et Lettres, 2012, pp. 178-184.

87 Cette remarque provient d’Éric Hazan, faisant valoir que jusqu’à la veille de la Révolution « l’éloquence était l’affaire des gens de loi et surtout d’Église – oraisons funèbres, homélies diverses, grands sermons où parfois affleurait un propos politique –, mais ceux qui dirigeaient les affaires de l’État ne prenaient pas la parole en public ». « Et d’ailleurs, continue-t-il, devant quel public auraient-ils parlé ? Mais voici que soudain, au crépuscule de l’Ancien Régime, l’éloquence politique surgit et atteint tout de suite des sommets. Mirabeau est le premier en date des grands orateurs révolutionnaires dont la parole, imprimée à des centaines de milliers d’exemplaires, s’entendra dans le pays tout entier » (Une histoire de la Révolution française, Paris, La Fabrique, 2012, p. 45).

88 Cité par É. Hazan, d’après Furet et Richet, id., p. 391, note 1.

89 Benjamin Constant, Des réactions politiques. Seconde édition, Augmentée de l’examen des effets de la terreur, An V, pp. 3-4. Consulté ici : http://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k6267088v.

90 A. Compagnon, Les Antimodernes, éd. citée, pp. 22-25.

91 René Rémond, Les Droites en France de 1815 à nos jours. Continuité et diversité d’une tradition politique, Paris, Aubier-Montaigne, 1954 (rééd. 1963, 1968 et 1982) ; Les Droites aujourd’hui, Paris, Louis Audibert, 2005. Une quatrième droite a pu compléter cette typologie historique : la droite nationaliste et « populiste ». Le profil de cette droite populaire s’est dessiné après 1880 en France sur fond d’aventure boulangiste, de propagande antisémite et d’âge commençant des masses ; le Front National de Jean-Marie Le Pen en a été l’incarnation contemporaine. Cette typologie fait de nos jours encore l’objet de discussions. Voir notamment Jean-François Sirinelli (dir.), Histoire des droites en France, Paris, Gallimard, coll. « Nrf essais », 1992. Tout aussi débattue, jusque très récemment, est la description des avatars de la « droite révolutionnaire » développée par Zeev Sternhell en tant que matrice française du fascisme (La Droite révolutionnaire (1885-1914). Les origines françaises du fascisme (1978), Paris Gallimard, coll. « Folio histoire », 1997).

92 « La vérité est une, l’erreur multiple. Ce n’est pas un hasard si la droite professe le pluralisme », écrivait-elle ainsi à l’incipit d’un article sur « La pensée de droite, aujourd’hui » (dans Les Temps modernes, 1954), formule sous laquelle l’auteur des Contre-réactionnaires a raison de voir logé l’un des énoncés les plus dogmatiques qui se puissent lire.

93 Pierre Bourdieu, « Séminaires sur le concept de champ, 1972-1975 », séances du 11 mai et du 5 juin 1973, dans Actes de la recherche en sciences sociales, n° 200, décembre 2013, pp. 19-29.

94 Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », dans Actes de la recherche en sciences sociales, 1976, vol. 2, n° 2-3, pp. 3-73 [republié en volume, Paris, Raisons d’agir/Demopolis, 2008].

95 Définition essentialiste que l’article de Simone de Beauvoir sur « La pensée de droite », mentionné ci-dessus, illustrait par excellence aux yeux du sociologue (« Séminaires sur le concept de champ », séance du 11 mai 1973, art. cité, pp. 19-20).

96 Id., pp. 19-20.

97 Id., p. 21. Ajoutons, dans l’esprit du sociologue, que l’accumulation de ces « biens » et la position de domination qui en résulte mettent en condition, avec les enjeux de préservation de la hiérarchie établie qui l’accompagne, de procurer la définition légitime de ces « biens » (de quelle étoffe est faite, par exemple, la vraie, la grande littérature ?) et de légitimer, pour un temps plus ou moins long, au profit de quelques-uns, le monopole de cette définition (avec l’appui bien souvent, en l’exemple, d’appartenances à de hautes institutions telles que l’Académie ou à des postes de décision tels que conseils de rédaction et comités de lecture).

98 C’est ainsi, pour l’époque où nous sommes, que l’autonomisation et la montée en force du champ économique – champ qui est autant celui de la production économique que de la production de discours savants ou experts sur l’économie – tendent à transformer l’exercice de la politique, du journalisme, de la littérature, de la recherche ou de l’enseignement, en soumettant sans doute l’ensemble de ces champs à des impératifs de rentabilité, mais d’abord à travers un effet exercé sur l’autonomie de leurs structures et leurs compartimentations (en termes de genres littéraires et éditoriaux, en termes de rapports entre enseignement et recherche, en termes de rapports de force entre ministères, etc.).

99 Il faudrait faire en effet place, au sein desdites fractions, à ceux qui, prétendant en vain à consécration au sein de leur propre champ, sinon même, en certains cas, à être simplement reconnus comme appartenant à ce champ, se trouvent portés à mener, au nom d’une lutte déclarée contre l’orthodoxie, une sourde contestation des normes en vigueur au sein de ces champs, lutte qu’ils déplacent le plus souvent, par conséquent, vers d’autres terrains – en gros ceux de la grande presse et surtout des médias audiovisuels –, à l’intérieur desquels ces normes peuvent être aisément combattues aux yeux d’un public peu conscient ou peu soucieux de celles-ci, ce public étant fait à la fois des journalistes qui les reçoivent et de l’audience à laquelle ils s’adressent avec l’intercession de ces derniers.

100 Ceci ne correspond, insistons-y, qu’à l’une des raisons possibles du succès rencontré par cet essai, dans lequel est entré aussi l’effet d’identification induit par le miroir déformant et grossissant que son auteur tendait à une France se voyant ou se pensant en perte d’influence sur la scène politique et culturelle internationale, en lui procurant à la fois un diagnostic catastrophiste de son déclin et une image agrandie de son passé. Le discours du déclin est toujours en quelque façon, rumination gratifiante, une rumination de la grandeur.

101 P. Bourdieu, « Séminaires sur le concept de champ », séance du 5 juin 1973, art. cité, p. 25.

102 Id., pp. 25-26.

103 P. Bourdieu et L. Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », art. cité, p. 42.

104 Le premier à pointer ce qu’on a aussi appelé le « tournant » libéral de la gauche de gouvernement aura été Guy Hocquenghem dans sa Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary publiée en 1986, au moment où la première cohabitation sanctionnait la politique de « rigueur » engagée par Laurent Fabius. Il y dénonçait le retournement de veste idéologique d’un certain nombre d’anciens soixante-huitards ou gauchistes passés dans les années 1980 à un libéralisme décomplexé qui leur a permis de se lancer à la conquête des lieux du pouvoir politique, intellectuel ou médiatique. Épinglant les figures très en vue de Jack Lang ou de Bernard Kouchner, de Serge July ou de Jean-François Bizot, de Régis Debray, Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner ou encore André Glucksmann, Hocquenghem insistait sur la pratique du reniement que ces acteurs auraient, selon lui, érigé en méthode avant d’en faire la théorie justificative : « Vous êtes, vous, devenus, si je puis dire, réactionnaires par conformisme, comme vous étiez de gauche par conformisme » (Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, Marseille, Agone, coll. « Contre-feux », 2003, p. 47). S’est ainsi dessiné dès 1986 le topos d’un basculement à droite des intellectuels naguère de gauche, topos promis à un certain avenir jusqu’à l’opuscule de Lindenberg. La transformation générale du paysage idéologique français, notamment à la gauche du champ politique, n’en est pas moins un fait, certes complexe, dont témoigne l’évolution d’un journal aussi emblématique que Libération, ayant progressivement glissé, de 1973 aux années 2000, d’une extrême gauche d’inspiration sartrienne à une gauche de plus en plus sociale-démocrate (voir, à ce sujet, Pierre Rimbert, Libération. De Sartre à Rothschild, Paris, Éditions Raisons d’agir, 2005). Dans un registre moins ouvertement polémique que Guy Hocquenghem, l’historien américain Michael S. Christofferson a très précisément décrit le rôle joué par toute une série d’intellectuels le plus souvent de gauche dans l’émergence, entre 1968 et 1981, de « l’idéologie antitotalitaire en France » (Les Intellectuels contre la gauche (2004), trad. A. Merlot, Marseille, Agone, coll. « Contre-feux », 2009). La séquence suivante de cette transformation du paysage politique, des années 1980 aux années 2000, a fait l’objet, sous la plume de Didier Éribon, d’un essai aussi percutant que solidement argumenté, et qui a d’autre part le mérite, en portant l’accent sur le travail de production et d’inculcation idéologique conduit par nombre de revues et de cénacles en temps de recul des sciences sociales et de disparition des grands représentants de la pensée critique, de mettre en discussion le topos du « libéralisme moral » associé, par tant de pamphlétaires de droite et de gauche, à la conversion de la gauche dominante aux valeurs du Marché (D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, Paris, Éditions Léo Scheer, coll. « Variations », 2007). Ces glissements de terrain idéologiques ont bien entendu prêté à d’autres interprétations, non moins engagées, qu’elles émanent de ceux qui en ont été les agents ou d’historiens des idées mieux disposés à l’égard des valeurs dont ces derniers se sont voulus porteurs ; il en va ainsi dans la contextualisation rétrospective proposée par M. Angenot de la « Querelle des nouveaux réactionnaires », vue comme ultime sursaut de résistance, sous alibi progressiste, à la démonétisation de l’utopie révolutionnaire au sein de l’intelligentsia française (voir Discours social, vol. 45, 2014, ainsi que sa contribution à l’ouvrage collectif Le discours « néo-réactionnaire » (éd. citée), « Les Rayons et les ombres. Querelle des “nouveaux réactionnaires” et critique des Lumières »). Il n’y a rien de bien surprenant, au demeurant, à ce que ces événements intellectuels et politiques successifs prêtent à lectures antagonistes, le point de vue adopté sur ces événements participant de la dimension idéologique qu’ils présentent, au sein d’une histoire générale des idées répliquant les conflits d’idées qu’elle prend pour objet.

105 Ces deux expressions « messagers de l’inquiétude » et « propagandistes du “Tout va bien” » sont empruntées au « Manifeste pour une pensée libre » que publieront dans les colonnes de L’Express, en 2002, quelques-unes des personnalités visées par l’auteur du Rappel à l’ordre.

106 Cette substitution du « sociétal » au « social » ou du Tiers Monde au prolétariat (ou encore, sous une variante évidemment extrémiste, des populations immigrées au peuple « de souche ») constitue l’un des lieux communs des opposants de gauche et de droite à la gauche sociale-démocrate. Comme à d’autres égards se combinent ici, en diverses proportions, des éléments relevant d’un constat factuel et des éléments de polémique proprement idéologique semblant validés par le fait qu’ils circulent de la droite dure à une certaine gauche radicale.

107 Ce type de retournement dialectique, dont l’essai de Lindenberg a montré l’exemple en 2002, a été illustré, très récemment, par la réaction induite, au plus haut niveau du gouvernement, par l’essai du démographe Emmanuel Todd au sujet des manifestations parisiennes ayant réagi à la tuerie du 11 janvier 2015 à Charlie Hebdo, manifestations dont l’unanimisme politique et médiatique, sur fond d’islamophobie maquillée aux couleurs de la liberté d’expression, lui avait fait, disait-il, l’impression d’un « flash totalitaire » (Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Paris, Seuil, 2015). Une polémique s’en est suivie mettant aux prises l’auteur de cet essai avec le premier ministre Manuel Valls, lequel avait aussitôt, dans une tribune au Monde, associé la thèse et le ton de cet ouvrage au climat de cynisme et de déclinisme où il voyait s’enfoncer un nombre croissant d’intellectuels de tous bords : « Je réponds, ici, à Emmanuel Todd, mais je ne réponds pas qu’à lui. Le plus inquiétant dans ses thèses, c’est qu’elles participent d’un cynisme ambiant, d’un renoncement en règle, d’un abandon en rase campagne de la part d’intellectuels qui ne croient plus en la France. J’aimerais que plus de voix s’élèvent pour défendre notre pays, pour mieux en penser les défis, pour relever l’étendard de l’optimisme » (Manuel Valls, « Non, la France du 11 janvier n’est pas une imposture », Le Monde, 7 mai 2015 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/05/07/manuel-valls-nous-devons-resister-au-pessimisme-ambiant_4629245_3224.html). Moins que l’inflation subséquente de la polémique (Todd assimilant Valls à un nouveau Pétain rappelant à l’ordre les « mauvais Français »), c’est la réaffirmation de « l’optimisme » nécessaire, en réponse à la charge polémique de l’ouvrage, réaffirmation transparente jusque dans la métaphore de « l’étendard » qu’elle convoque, qui paraît ici significative de l’intérêt susceptible d’être retiré, du côté du pouvoir « progressiste » en place, par les charges très vives dont il peut faire l’objet venant d’intellectuels outrancièrement réfractaires à la doxa commune.

108 Pour reprendre l’expression de Sébastien Fontenelle, Les Briseurs de tabous. Intellectuels et journalistes « anticonformistes » au service de l’ordre dominant, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2012.

109 La question de savoir si les usages d’une œuvre et a fortiori d’un ensemble d’œuvres engagent de manière même non formelle la responsabilité de leur(s) auteur(s), la frontière à tracer entre détournement d’une œuvre par ses récepteurs et destination potentiellement inscrite dans cette œuvre relèvent de problématiques trop complexes pour être abordées ici. Celles-ci devraient être, au surplus, examinées dans le cadre plus général de la définition de la production intellectuelle et du statut de l’écrivain à l’âge moderne et démocratique. Voir, sur ce cadre, l’ouvrage de Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (xixe-xxe siècle), Paris, Seuil, 2011.

110 « Si vous proposez de supprimer le CDI, on saluera votre audace, mais si vous appelez à le généraliser, on vous traitera de démagogue. Lancez la conversation sur le racisme anti-blanc, on s’extasiera sur votre courage. Parlez d’islamophobie, on vous ostracisera. Aujourd’hui le sexisme ordinaire prétend briser les tabous féministes, tandis que la xénophobie la plus banale affirme rompre avec la doxa “immigrationniste”. » Et de relier ce discours de fausse transgression, inspiré par une morale du « bon sens », aux politiques néolibérales : « La xénophobie d’en haut joue un rôle décisif : elle offre l’identité culturelle pour compenser la désaffiliation néolibérale. [Celle-ci] a besoin des discours sur l’identité nationale et l’insécurité culturelle pour valider sa conception du peuple. En dépit, ou à cause, de leur haine de la modernité, ces “briseurs de tabous” sont donc les intellectuels organiques du néolibéralisme » (Éric Fassin, entretien avec Marion Rousset, Regards.fr, 2 décembre 2014 : http://www.regards.fr/web/article/eric-fassin-les-briseurs-de-tabous). Ajoutons que l’un des éléments de discours des néolibéraux étant d’appeler à des « réformes », c’est-à-dire à une réforme demandant que soient sans tarder profondément réformées (c’est-à-dire inversées) les réformes sociales obtenues dans le passé, c’est un semblable renversement qui se trouve, au fond, à l’œuvre dans la volonté de « briser les tabous » ou d’en découdre avec le « politiquement correct » dont se réclament tant de « néo-réactionnaires » et ceux qui les suivent : les tabous à briser, le « politiquement correct » en place sont en grande partie le résultat, le produit démocratique de tabous brisés dans un passé plus ou moins récent (c’est-à-dire de structures de domination longtemps données et pensées comme appartenant à l’ordre naturel des choses : phallocratisme, ethnocentrisme français, européen, occidental, etc.).

111 R. Millet, De l’antiracisme comme terreur littéraire, éd. citée.

112 Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite, Paris, Éditions Dehors, 2014, p. 15.

113 Id., p. 68.

114 Id., pp. 73-74.

115 Loc. cit.

116 P. Bourdieu et L. Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », art. cité.

117 Certains juristes, en particulier, ont à cette occasion multiplié interventions télévisées ou publications dans diverses revues de droit témoignant d’une conception très jusnaturaliste des problématiques relatives au mariage et à la filiation. Voir à ce sujet la contribution très documentée de Nicolas Thirion, « La science du droit aux mains des “nouveaux réactionnaires”. PaCS, mariage pour tous et ordre naturel », dans P. Durand et S. Sindaco (dir.), Le discours « néo-réactionnaire », éd. citée.

118 Nous reviendrons au moment de conclure sur cette coalition interdiscursive – mode de coopération ajusté à un collectif fonctionnant davantage sous la forme d’un réseau informel – avec quelques moments et quelques points fusionnels – que d’un groupe à proprement parler.

119 Cette même circulation peut contribuer à faire émerger à la surface du discours social des problématiques, des opinions, des expressions clichées qui jusque-là appartenaient à des zones de radicalité politique n’ayant que peu accès à l’espace public général. L’expression de « Grand Remplacement » référant à un processus de contre-colonisation silencieuse de la France par les populations immigrées, en est un cas frappant. Le romancier Jean Raspail avait, le premier, tourné ce processus en fable apocalyptique dans Le Camp des saints, publié chez Laffont dès 1973 et significativement republié en 2011. Mais c’est à Renaud Camus que l’on doit d’avoir forgé l’expression recouvrant ledit processus dans un ouvrage assez confidentiel paru la même année sous ce titre (Le Grand Remplacement, Paris, Éditions David Reinharc, 2011). Bientôt relayée sur différents sites identitaires, l’expression s’est vue ensuite plus largement diffusée, avec émollient médiatique, par l’intermédiaire d’un Éric Zemmour ou d’un Ivan Rioufol au Figaro, en perdant en chemin chez celui-ci, d’un éditorial à l’autre, les guillemets dont il avait d’abord cru devoir l’entourer (voir sur ce point Nolwenn Le Blevennec, « Le “grand remplacement” : l’idée raciste qui se propage », Rue89, 11 juin 2014). Ainsi blanchie, l’expression figure désormais en bonne place dans la phraséologie du Front National. Rappelons que l’idée qu’elle recouvre a aussi hanté, en 2015, un roman-événement tel que Soumission de Michel Houellebecq. La propagation de ce thème, idéologème reliant discours « néo-réactionnaire » et discours d’extrême droite, a été décrite par Edwy Plenel, dans un article sur Mediapart, « L’idéologie meurtrière promue par Éric Zemmour » (5 janvier 2015).

120 M. Angenot, La Parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot, coll. « Langages et Sociétés », 1982.

121 Id., p. 38. Nous résumons dans ce paragraphe et le suivant l’analyse développée par l’auteur de La Parole pamphlétaire et lui empruntons son matériau conceptuel (signalé par les italiques).

122 Id., p. 21.

123 Id., p. 337.

124 Ibid.

125 Id., p. 35.

126 Id., p. 339.

127 Id., p. 349.

128 Id., p. 341.

129 Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, coll. « L’espace du politique », 1991.

130 Id., p. 27.

131 Ibid.

132 Id., p. 28.

133 Id., p. 35.

134 Id., pp. 33-39.

135 On voit ici l’intérêt tactique de deux des postures politiques que les « néo-réactionnaires » affichent volontiers, à côté du « pas de gauche » déjà évoqué et sans oublier ceux qui se revendiquent d’une droite « décomplexée » : posture du repenti du gauchisme ou du renégat de la gauche, propre à placer les uns en position avantageuse de ceux à qui « on ne la fera plus », dessillés qu’ils sont quant aux « illusions » et aux « impostures » pour y avoir donné et en être revenus ; et posture « ni de droite ni de gauche », de nature à en placer d’autres en condition de percer à jour, sans se laisser tromper par des divisions de surface ou des conflits conjoncturels, l’uniformité en fait de vision du monde caractéristique des élites au pouvoir.

136 Voir Éric Hazan, LQR. La propagande du quotidien (Paris, Liber-Raisons d’agir, 2006), Alain Bihr, La Novlangue libérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste (Lausanne, Éditions Pages Deux, coll. « Cahiers libres », 2007), Pascal Durand (dir.), Les Nouveaux Mots du Pouvoir. Abécédaire critique (Bruxelles, Aden, 2007) ou encore Thierry Guilbert, L’« évidence » du discours néolibéral (Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, coll. « savoir / agir », 2011).

137 Sur la genèse de ces deux stéréotypes et la « mythologie » qui les articule, voir Gérard Mauger, « Le Beauf et le Bobo », dans Lignes, n° 45, dossier sur « Les nouvelles droites extrêmes », octobre 2014, pp. 130-140. Qu’il entre dans l’imaginaire social ainsi représenté une part de vérité – de puissants mécanismes de « distinction » sont effectivement à l’œuvre au sein desdites classes moyennes, qui les portent aussi bien à caricaturer les classes inférieures qu’à idéaliser les classes supérieures – n’ôte guère à la chape mythologique dont on recouvre cet imaginaire, et l’on pourrait même estimer qu’elle tend plutôt à l’alourdir : répondre à un racisme de classe par un autre racisme de classe ne rééquilibre pas plus les choses que l’on ne corrige une injustice par une autre injustice.

138 Michel Houellebecq, « Le conservatisme, source de progrès », Le Figaro magazine, 8 novembre 2003 ; repris sur le site du Nouveau Réactionnaire : http://www.nouveau-reac.org/textes/michel-houellebecq-le-conservatisme-source-de-progres/.

139 Éric Fassin met cette même propension à la tautologie en lumière sous l’angle d’un rapport à une « science » identifiée au « bon sens » : « Parmi ceux qui opposent la “réalité” aux intellectuels de gauche, accusés d’être des “bobos”, beaucoup n’hésitent […] pas à se réclamer de la science. C’est ce qu’on a vu contre “la-théorie-du-genre” : en 2011, la Droite populaire confondait délibérément science et sens commun dans sa critique des manuels de SVT. D’où le slogan de la Manif pour tous en 2012 : “Pas d’ovules dans les testicules !” La “vraie science”, à leurs yeux, c’est donc ce qui confirme le bon sens. Les femmes sont des femmes, les Français sont des Français et les musulmans sont des musulmans : la tautologie est la figure préférée de cette rhétorique droitière » (art. cité).

140 M. Angenot, « La querelle des “nouveaux réactionnaires” et la critique des Lumières », éd. citée, p. 131.

141 Id., p. 133.

142 Il n’est pas absurde de penser, dans ce sens, que l’expertise des uns et la réduction croissante des enjeux politiques à un ajustement des décisions et des structures aux « changements » d’un monde « de plus en plus complexe » ont aujourd’hui pour répondant, sinon pour escorte, l’emphase et le pathos des autres. Par une sorte de répartition des rôles et des places, les « experts » agissent dans l’ombre des cabinets ministériels, des commissions, des fondations et autres think tanks, mais aussi dans les émissions de débat politique les plus sérieuses en guise de médiateurs, sous couvert de « commentaire », des décisions ou des directions prises ; les « intellectuels médiatiques », eux, jouent plutôt leur partie, par définition, dans les pages débats des grands journaux et sous les projecteurs des plateaux de talk shows – non sans faire office, à l’occasion, de conseillers des princes lorsque ceux-ci entendent conférer à leur action, auprès d’un public élargi, le relief d’héroïsme intellectuel, la prime morale et philosophique dont cette action est ordinairement dépourvue.

143 La manière dont Bernard-Henri Lévy, après avoir valorisé contre lui la figure de Malraux, s’est placé dans l’héritage de Sartre en est une des manifestations (voir Le Siècle de Sartre. Enquête philosophique, Paris, Grasset, 1999, et aussi les dix volumes de ses Questions de principe, remémorant à la fois Question de méthode et la série des Situations I-X de son illustre aîné). En témoignerait aussi la biographie de Camus très réflexivement hagiographique publiée par Michel Onfray (L’Ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus, Paris, Flammarion, 2012). Ces deux essais pourraient au demeurant être examinés sous l’angle de la compétition de plus en plus forte que leurs auteurs entretiennent – à travers aussi l’opposition radicale construite par le second entre Sartre et Camus – au sein du champ des philosophes médiatiques.

144 Nous tirons profit, sur ce dernier point, d’une remarque de Louis Pinto, Le Café du commerce des penseurs. À propos de la doxa intellectuelle, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2009, p. 10. C’est un fait de conversion de ce type que Michael Christofferson procurait, au sujet de François Furet, en remarquant que le livre publié par ce dernier avec Denis Richet sur La Révolution française, en 1965 chez Hachette, « lui [a permis] de quasiment transformer sa célébrité journalistique en titre académique, opération qui fait progresser sa carrière d’historien même s’il n’a pas fini son doctorat. La publication de La Révolution française inaugure sa carrière d’historien “révisionniste” de la Révolution » (Les Intellectuels contre la gauche, éd. citée, p. 320).

145 Problématiques tantôt diffuses et constantes comme l’École, l’évolution démographique, la jeunesse, la sécurité et l’ordre public, la culture de masse ; et tantôt mises en relief sous les feux de l’actualité, par des événements comme telle réforme des programmes scolaires, telle poussée de violence dans les banlieues, tel fait divers dramatique, tel attentat, etc. Le discours sur l’École tournera en ces cas en discours sur le déclin de l’école républicaine, le discours sur la sécurité en discours sur l’insécurité croissante, le discours sur l’immigration en discours sur l’immigration incontrôlée et les menaces que celle-ci fait peser sur une « laïcité » instituée, non plus en principe juridique, mais en valeur identitaire, etc.

146 Friedrich Nietzsche, Humain trop humain, trad. A.-M. Desrousseaux et H. Albert, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1988, p. 488.

147 Sur cet écosystème néo-télévisuel et viral – mais aussi éditorial – au sein duquel se déploie le discours des « nouveaux réactionnaires », voir P. Durand, « Le marché des radicaux libres. Sur quelques conditions médiatiques de la posture “néo-réactionnaire” », dans Quaderni, n° 87, printemps 2015, pp. 101-118. La métamorphose générale du champ de la télévision après 1980, avec les effets qu’elle a exercés sur la mise en représentation de la politique et sur la politique elle-même, a fait l’objet d’un remarquable ouvrage de synthèse sous la plume de Pierre Leroux et Philippe Riutort, La Politique sur un plateau. Ce que le divertissement fait à la représentation, Paris, Presses Universitaires de France, 2013.

148 Ainsi, du symbolisme au « nouveau roman », en passant par le surréalisme, la forme groupale, quoique signifiée par diverses structures ou attitudes, a été aussi classiquement désavouée que par leurs leaders successifs leur position de chef de file.

149 Ces plates-formes font également office, comme chez d’autres collectifs plus ou moins militants, de dossiers de presse. Un site très actif comme Stalker. Dissection du cadavre de la littérature relève plus classiquement de la critique littéraire, mais d’inspiration néo-bloyenne : les comptes rendus, très fouillés, y tiennent fréquemment de l’éreintement ou du règlement de compte, y compris au sein de la mouvance « réactionnaire ».

150 Cette machine médiatique produit quelques best-sellers. Elle se montre aussi capable de lancer à grand succès en 2013 sur le marché du livre et de l’opinion un produit de marketing commercial et idéologique tel que La France orange mécanique de Laurent Obertone, à l’enseigne des éditions Ring, compilation de faits divers parus dans la presse régionale censée faire état de l’ensauvagement de la France et du peu de cas fait de ses victimes, sur fond de darwinisme social et de vision racialisée de la criminalité (Paris, Ring, coll. « Sur le ring », 2013). Sous la signature de ce même auteur, soutenu par le criminologue Xavier Raufer et abondamment relayé sur les sites d’extrême droite, ont ensuite paru, aux mêmes éditions, un récit de la tuerie sur l’île d’Utøya, narré du point de vue d’Anders Breivik, avec une préface par Stéphane Bourgoin, spécialiste des tueurs en série (Utøya, 2013), et La France Big Brother (2015).

151 E. Lévy, « Alain Finkielkraut : Habemus Papam ! », Causeur.fr, 7 mai 2014. URL : http://www.causeur.fr/alain-finkielkraut-academie-francaise-lancelin-27432.html#

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pascal Durand et Sarah Sindaco, « Postures et figures « néo-réactionnaires » »COnTEXTES [En ligne], Varia, mis en ligne le 01 novembre 2015, consulté le 04 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/contextes/6104 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/contextes.6104

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Pascal Durand

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