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2025

Qu’est-ce qu’un intermédiaire mondial ?

Compte rendu de Gisèle Sapiro, Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? Le champ littéraire transnational, Paris, ehess ; Gallimard ; éditions du Seuil, « Hautes Études », 2024, 480 p.
Ewoud Goethals
Traduction de Magali Claeskens

Texte intégral

1Publié vingt-cinq ans après l’étude emblématique La République mondiale des lettres (1999) de Pascale Casanova, l’ouvrage de la sociologue française de la littérature Gisèle Sapiro, Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? Le champ littéraire transnational (2024), la complète harmonieusement. Dans les deux cas, les auteures s’appuient sur la théorie des champs de Pierre Bourdieu pour rendre compte de la littérature dite mondiale. Pour ce faire, Casanova s’attarde principalement aux trajectoires et stratégies mises en œuvre par les écrivains : comment un auteur issu d’une zone périphérique comme l’Irlandais Samuel Beckett acquiert-il une renommée mondiale à Paris en raison des innovations et de la révolution symbolique qu’il opère ? Sapiro, au contraire, s’intéresse moins aux écrivains qu’aux intermédiaires, par lesquels elle entend les divers acteurs qui, ensemble, « fabriquent » l’auteur mondial et représentent un maillon essentiel dans la réception transnationale de celui-ci : traducteurs, éditeurs, agents littéraires, organisateurs de festivals, jurys littéraires ou agents institutionnels. Sapiro justifie ainsi sa démarche : « Placer la focale sur le processus d’intermédiation constitue un complément indispensable [à la démarche de Casanova] pour construire une véritable sociologie de la littérature mondiale » (p. 19).

2Sapiro est une chercheuse confirmée dans le domaine de la sociologie de la littérature et de la traduction : directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (cnrs) et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (ehess), elle est également l’auteure de nombreux articles et ouvrages fondateurs sur la littérature, la traduction, le monde intellectuel et celui de l’édition. Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? synthétise le fruit de ses recherches publiées au cours des deux dernières décennies, et forme donc provisoirement un sommet dans l’étendue de son œuvre académique. À l’introduction succèdent quatre parties qui se répartissent sur une dizaine de chapitres. L’introduction et la première partie, constituée de deux chapitres, assoient les bases indispensables à toute étude sociologique de la traduction. Sapiro y esquisse entre autres les diverses approches théoriques et méthodologiques pertinentes à l’étude de la littérature mondiale, montre comment le métier d’écrivain s’est professionnalisé par l’introduction de droits d’auteur internationaux, énumère les acteurs impliqués dans la production et la traduction d’un ouvrage littéraire, explique finalement en quoi la circulation de la littérature est sujette à des inégalités et comment un ensemble intriqué de facteurs politiques, économiques et culturels agit directement sur les flux de traduction. Les huit chapitres suivants couvrent environ un siècle d’histoire, de l’entre-deux-guerres à nos jours, une période que Sapiro détaille selon trois configurations socio-historiques.

3La première, celle de l’« internationalisation », commence au lendemain de la Première Guerre mondiale et conduit assez paradoxalement à un renforcement des identités nationales. Le champ littéraire international en développement est régi par une forme de compétition entre États-nations et le concept de littératures nationales devient prépondérant dans la classification de la littérature importée en traduction. Sapiro explique tout d’abord le rôle central que joue la traduction dans la formation des littératures nationales puis détaille le contexte socio-historique de l’entre-deux-guerres : avant-gardes, création de la Société des Nations, du prix Nobel ou du PEN Club français, internationales communiste et fasciste entre autres. Elle s’intéresse ensuite à l’intensification des traductions dans les revues, les séries et anthologies littéraires, à l’apparition d’agents littéraires comme William et Jenny Bradley, ou encore à la formation d’un canon moderne transnational amené à remplacer progressivement le canon classique de la littérature gréco-latine. Cette première partie se termine sur les relations littéraires entre la France, alors centre incontesté de la « république mondiale des lettres », et les États-Unis, pays relativement périphérique à l’époque. Ce propos s’accompagne d’une étude de cas relative aux flux de traductions françaises de William Faulkner.

4La deuxième configuration socio-historique envisagée est celle de la « transnationalisation » qui, après la Seconde Guerre mondiale, se traduit par un nombre croissant de réseaux d’échanges transnationaux entre éditeurs, auteurs, agences et organisations littéraires, ainsi que par l’unification du marché de la traduction en plein essor, grâce aux foires internationales du livre comme celle de Francfort. Sapiro consacre trois chapitres à trois institutions centrales et intimement liées qui, ensemble, ont marqué le nouveau canon littéraire transnational de leur empreinte : une vision encore toujours européocentriste, certes, mais progressivement élargie à de nouveaux horizons géoculturels. Gallimard constitue la première de ces institutions. Son énorme pouvoir de consécration a permis de lancer la carrière internationale d’écrivains comme Jorge Luis Borges grâce à des collections littéraires emblématiques telles « Du monde entier », « La Croix du Sud », « Connaissance de l’Orient » ou encore « Littératures soviétiques ». Gallimard développera d’ailleurs, par l’intermédiaire de Roger Caillois, une étroite collaboration avec l’Unesco, qui est à l’origine du programme « Œuvres représentatives » visant à stimuler les échanges littéraires transfrontaliers et que Sapiro épingle ici comme deuxième institution déterminante dans la construction d’un canon mondial. Enfin, les auteurs publiés chez Gallimard augmentent leurs chances de remporter le prix Nobel de littérature – troisième institution – dont la liste des lauréats se diversifie elle aussi progressivement.

5Vient enfin la troisième et dernière configuration socio-historique, dite de la « globalisation », qui commence dans les années 1980 et se caractérise par une vision néolibérale, une extrême concentration du marché du livre autour de grands groupes d’édition et une multiplication des foires internationales du livre et des festivals littéraires. Si cette période voit le nombre des traductions s’intensifier, l’anglais s’impose toujours plus au sein des flux de traductions et acquiert même une position relativement dominante en tant que langue source. Le méridien de Greenwich littéraire se déplace de Paris à Londres et à New York et c’est sous cette hégémonie anglo-saxonne qu’émerge une nouvelle conception de la diversité : la littérature de groupes marginalisés telles que les femmes ou les minorités ethniques retient peu à peu l’attention. Le prix Nobel devient par conséquent toujours plus inclusif, mais aussi toujours plus anglophone. En effet, la recherche de la diversité basée sur les catégories identitaires tend à masquer les rapports de force économiques, géographiques et linguistiques qui constituent le nouveau « motif dans le tapis », à savoir que les auteurs les plus reconnus publient en fait dans une langue centrale et habitent un petit nombre de métropoles américaines et européennes. Ils sont le plus souvent représentés par une poignée d’agents littéraires très influents et publient auprès de maisons d’édition dont le siège se situe dans ces mêmes métropoles. Le pôle de grande production, dominé par les groupes britanniques et américains, s’uniformise, tandis que le pôle de production restreinte adopte un modèle rhizomique par le biais d’un réseau transnational informel où petits éditeurs, traducteurs et autres acteurs unissent leurs forces en faveur de la traduction littéraire et de la diversité linguistique et géographique. Les festivals littéraires illustrent, selon Sapiro, une polarisation similaire du champ littéraire transnational.

6Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? est un ouvrage nécessaire, même s’il faut s’attendre – ironie du sort – à ce qu’il ne puisse déployer tous ses effets qu’une fois traduit en anglais. Sapiro nous y montre que la littérature dite mondiale ne le devient pas du fait des seuls auteurs, et qu’une réputation internationale ne résulte pas uniquement de la valeur intrinsèque d’un texte littéraire. Ce qui ne fait aucun doute, par contre, c’est la valeur intrinsèque de l’ouvrage de Sapiro. Experte en son domaine, elle y développe un appareil de notes impressionnant et fait montre d’une méthodologie à la fois pertinente et diversifiée : recherche d’archives, études de réception, entretiens, cartographie de réseaux et analyse des correspondances multiples. Pourtant, vu le caractère essentiel de l’ouvrage, il est aussi impératif d’y souligner quelques lacunes, qui relèvent toutes de l’objection suivante : l’étude de Sapiro reproduit certaines des inégalités et mécanismes d’exclusion qui y sont décrits. Le choix des études de cas manque de représentativité et par ce biais, l’auteure privilégie une approche essentiellement centraliste et hiérarchique.

  • 1 Benoît Denis & Jean-Marie Klinkenberg, La Littérature belge. Précis d’histoire sociale, Bruxelles, (...)
  • 2 « Les flux de traduction doivent être compris au niveau des genres » [nous traduisons] (Thomas Fran (...)

7Les études de cas échouent premièrement à faire état de la diversité des genres littéraires. Il est en effet question la plupart du temps de romans « haut de gamme », et les raisons de cette focalisation disproportionnée ne sont abordées nulle part. L’auteure précise que « le présent ouvrage est centré sur le pôle relativement autonome du champ littéraire » (p. 22), mais elle ne fournit aucune explication. Le titre du livre place clairement les auteurs et le champ littéraire transnational dans son ensemble au centre de la discussion. Cependant, traiter d’un genre dominant sous une bannière plus large – sans explicitation aucune – contribue à naturaliser cette conception hiérarchique et à entretenir les inégalités. Un biais fâcheux car il invalide potentiellement les thèses générales que l’auteure développe concernant le champ littéraire transnational. Chaque genre littéraire connaît une dynamique propre, aussi bien qu’une position et un capital symbolique différents des autres genres. Prenons un exemple en Belgique : afin d’éluder le rôle dominant des maisons d’édition parisiennes dans la publication de romans, les éditeurs belges francophones se sont tournés dès le xxe siècle vers la production artisanale de genres peu lucratifs, tels que la poésie, ou bien vers la production à grande échelle de genres alors considérés comme moins légitimes, comme la littérature fantastique, le roman noir, la BD ou la littérature de jeunesse1. Pour comprendre en profondeur la dynamique qui se joue au sein du champ littéraire transnational, une étude comparative de ces différents genres s’impose. Il ne s’agit donc pas de passer certains d’entre eux sous silence, ou de s’en débarrasser hâtivement sous l’étiquette pôle de grande production. Comme le dit clairement Thomas Franssen à propos des traductions vers le néerlandais aux Pays-Bas : « Translation flows should be understood on the level of genres2 ».

  • 3 Voir Haidee Kotze, Berit Janssen, Corina Koolen, Luka van der Plas et Gys-Walt van Egdom, « Norms, (...)
  • 4 Voir Ann Rigney, The Afterlives of Walter Scott: Memory on the Move, Oxford ; New York, Oxford Univ (...)
  • 5 Delia Guijarro Arribas, Du classement au reclassement : sociologie historique de l’édition jeunesse (...)

8Gisèle Sapiro s’attache en effet à l’étude de la fiction littéraire au sens strict, à l’exception des six pages (p. 246-251) qu’elle consacre à l’anthologie Trésor de la poésie universelle, publiée chez Gallimard par Roger Caillois et Jean-Clarence Lambert dans le cadre du projet « Œuvres représentatives » de l’Unesco. Parmi les grands absents de son ouvrage figurent le théâtre, l’essai ou la non-fiction littéraire, la littérature de jeunesse, la BD et les littératures de genre (science-fiction, fantasy, romans noirs), en d’autres termes, une portion non négligeable de la littérature dite mondiale. N’entrent pas non plus en ligne de compte l’impact des réseaux sociaux comme Goodreads sur la réception de la littérature traduite3, le rôle des adaptations dans la circulation internationale de la littérature, ou les afterlives de certaines œuvres littéraires sous la forme du merchandising, du tourisme littéraire ou de la fan culture4. Sapiro évoque la problématique des genres littéraires à plusieurs reprises sans toutefois s’y attarder, chose regrettable car chacune de ses incursions rapides mériterait un plus ample développement. Elle signale par exemple que les chances de traduction d’une œuvre dépendent non seulement du genre littéraire, mais aussi de la langue source – ainsi, la traduction de la poésie de langue espagnole connaît une surreprésentation en langue française (p. 98) et le genre romanesque domine désormais le marché de la traduction, par opposition au théâtre et à la poésie en net recul (p. 107). L’Académie suédoise, mentionne-t-elle encore, manierait une politique contraire aux tendances du marché en ne se bornant pas aux seuls auteurs de romans dans l’attribution du prix Nobel – même si cela se révèle être le cas pour deux tiers des lauréats (p. 328). Elle consacre un paragraphe à la diversité des genres littéraires représentés dans les festivals littéraires (p. 368) et ajoute, en ce qui concerne le Festival America, que « l’inclusion de la littérature de jeunesse et des romans graphiques marquait une ouverture à la culture dite populaire » (p. 374). Au chapitre 10, un tableau reprenant la répartition selon le genre des ouvrages traduits du français vers l’anglais entre 1993 et 2003 permet à l’auteure d’illustrer sa thèse selon laquelle les traductions du français aux États-Unis se situent surtout au pôle de production restreinte. Ceci s’explique par la dominance de l’anglais dans les genres populaires repris sous le pôle de grande production, pôle auquel elle tourne toutefois résolument le dos par la suite. La littérature de jeunesse est, elle, une fois de plus ignorée. Pourtant, Delia Guijarro Arribas et Jack McMartin ont montré la pertinence du cadre théorique du champ littéraire transnational dans l’étude de cette littérature5. Dans son analyse quantitative des traductions de la littérature flamande dans les langues du monde entier, McMartin intègre, contrairement à Sapiro, tant la littérature pour adultes que la littérature de jeunesse. C’est d’ailleurs aussi la façon dont procèdent nombre de fonds littéraires dans leurs politiques de subventions.

9Une autre lacune en matière de représentativité dans l’ouvrage de Sapiro se rapporte à sa focalisation quasi exclusive sur les stratégies d’un nombre limité d’intermédiaires centraux de la culture cible, jouissant d’un pouvoir de consécration transnational élevé au sein d’un nombre limité de langues et de pays dominants. En d’autres mots : la perspective de l’argument de Sapiro est celle du pouvoir, qui, de cette façon, se trouve légitimé. Sapiro fait bien entrevoir l’inégalité des conditions de circulation des œuvres littéraires, mais elle ne questionne pas en profondeur ces rapports de force ou intermédiaires centraux. Elle s’emploie à montrer l’ouverture plus ou moins progressive du centre vers plus de diversité, mais elle laisse peu entendre les voix de la périphérie ou les approches ascendantes émanant des cultures sources. Comparativement, Casanova nous livrait une vision moins hiérarchisée, et ce malgré la perspective extrêmement centraliste qui sous-tend « la république mondiale des lettres », en relatant les stratégies et révolutions symboliques d’auteurs de la périphérie. Qu’est-ce qu’un auteur mondial consacre par exemple deux chapitres (4 et 10) aux relations qu’entretiennent deux champs littéraires centraux : le français et l’américain. La prestigieuse maison Gallimard ou la Nouvelle Revue française, son prédécesseur, occupent le devant de la scène dans trois chapitres différents (4, 5 et 6) et figurent à l’occasion dans trois autres (7, 8 et 10). Les chapitres 7 et 8 sont en outre intégralement consacrés au prix Nobel de littérature, un pilier du pouvoir en littérature. Même dans les chapitres (3 et 9) où elle adopte une perspective linguistique et géographique plus large, Sapiro porte une attention disproportionnée aux intermédiaires centraux français et américains et n’embrasse la perspective de langues et de pays (semi-)périphériques que de façon ponctuelle. Un exemple révélateur : à propos des anthologies structurées en fonction des littératures nationales, Sapiro s’attarde aux pratiques éditoriales françaises pendant quatre pages, pour ensuite introduire un seul et dernier paragraphe par la phrase suivante : « Pareil phénomène s’observe dans d’autres pays européens » (p. 141).

  • 6 « La circulation internationale de la littérature ne se conforme pas exclusivement à la demande éma (...)

10Une approche plus complète de la dynamique du champ littéraire transnational doit envisager le rôle des intermédiaires de la culture source et leur contribution effective en tant que maillon de la chaîne de coopération. En effet, les œuvres littéraires ont souvent parcouru bien du chemin avant d’atterrir à Londres, New York, Paris, ou de concourir pour le prix Nobel. Comme l’exprime Ondrej Vimr : « The international circulation of literature is not shaped exclusively by demand on the target side, but is heavily influenced by the source or supply side 6». Les traductions de langues périphériques vers les langues centrales sont en effet souvent déterminées par l’offre. Dans ces cas, l’impulsion provient généralement d’intermédiaires issus de la culture source dominée. Vu le déséquilibre des rapports de force, ces tentatives se soldent régulièrement par un échec en matière de transfert, ou par un intraduit, phénomènes eux aussi inhérents au champ littéraire transnational, mais que Sapiro laisse globalement de côté au profit des démarches qui ont abouti.

  • 7 Tristan Leperlier, « La langue des champs : Aires linguistiques transnationales et Espaces littérai (...)
  • 8 Peggy Levitt, « Explaining variations in scale shifting: The role of spatiality, topography and inf (...)
  • 9 Francis Mus et Elke Brems et Arvi Sepp, « A Belgian Perspective on Translation and World Literature (...)

11Le choix d’une perspective hiérarchique où de puissants intermédiaires jouent un rôle déterminant pour les langues centrales, explique aussi la focalisation de Sapiro sur la dynamique observée dans des pays officiellement unilingues, à forte identité nationale, plutôt que sur la situation des régions où langue et nation ne se recouvrent pas. Tristan Leperlier s’est récemment attaché à définir cette problématique, par la conceptualisation d’espaces littéraires plurilingues et d’aires linguistiques transnationales en tant que champs à part entière7. De son côté, Peggy Levitt parle de scale shifting en évoquant le parcours d’auteurs issus de pays multilingues comme le Liban : leurs œuvres quittent leur zone linguistique respective, définie au sein du champ littéraire national, et circulent à une échelle toujours plus grande, d’abord via une aire linguistique plus large, enfin dans le champ littéraire global. Certains auteurs changent ainsi d’échelle en intégrant une autre aire linguistique du champ littéraire national, ou « remontent une échelle » pour « en descendre une autre » : il leur faut être publiés par une grande maison d’édition américaine, pour ensuite être lus par les locuteurs d’une autre langue dans leur propre pays8. Comme l’expliquent en outre Francis Mus, Elke Brems et Arvi Sepp dans le récent numéro thématique de Perspectives, offrant une discussion de la littérature mondiale sous l’angle belge, « a limited number of literatures – very often coinciding with dominant nation-states featuring a strong official monolingualism – are more visible on a world scale than others9 ». Sans surprise, c’est aussi à ces littératures nationales fortes que Sapiro accorde le plus de visibilité dans son livre.

12La nuance s’impose, cependant, car Sapiro se montre régulièrement consciente de cette problématique. En témoigne la citation suivante :

Le marché mondial du livre étant subdivisé par deux types de frontières, étatiques et linguistiques, lesquelles ne se recoupent pas toujours, cette compétition, qui exclut des régions entières ainsi que la plupart des langues régionales, se déroule sur le marché de la traduction, mais aussi dans les aires linguistiques polarisées entre centres et périphéries. Elle est arbitrée dans les deux cas par les intermédiaires détenteurs d’un pouvoir de légitimation transculturel, qui se situent dans les centres géographiques de ces marchés (p. 20-21).

13Malheureusement, elle s’en tient à peu de choses près aux intermédiaires les plus puissants des centres géographiques en question, et se contente de citer ici et là, en des termes très généraux et en l’espace de quelques lignes, les dynamiques présentes à des échelles différentes (voir aussi p. 27, 28, 69, 80, 116, 264, 313-314). La perspective d’intermédiaires opérant depuis un pays plurilingue situé en périphérie, ou depuis une région dépendante d’une aire linguistique plus vaste, aurait pu, à elle seule, faire l’objet d’un chapitre, et venir enrichir l’analyse que Sapiro fournit en adoptant le point de vue des puissants. Il en découlerait une image plus représentative des diverses dynamiques animant le champ littéraire transnational, ainsi que de la multiplicité des trajectoires susceptibles de mener un auteur à devenir un auteur mondial.

  • 10 Geert Buelens, « Pleidooi voor een neerlandistiek zonder centrum », de lage landen, mis en ligne le (...)

14Pour conclure, Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? demeure un livre précieux, qui appelle toutefois d’autres recherches relatives aux genres et acteurs secondaires du champ littéraire transnational. Ceci conduirait à une « décentralisation » de ce champ, selon l’argument récemment évoqué par l’historien flamand de la littérature Geert Buelens à propos de la littérature de langue néerlandaise10. Par rapport à la Flandre, à l’Indonésie, au Suriname ou aux Antilles néerlandaises, les Pays-Bas occupent aujourd’hui encore une position prépondérante dans cette aire linguistique. Comme dans l’ouvrage de Sapiro, les choix de sujets et de perspectives de recherche reflètent souvent cette domination littéraire. Soulignons que Sapiro fournit quant à elle les ressources nécessaires à cette décentralisation. Pour étudier le rôle crucial, quoique rarement mis en lumière, des petites maisons d’édition et des intermédiaires de la périphérie du champ littéraire transnational, les concepts et méthodologies déployés dans Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? offrent une prise idéale.

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Notes

1 Benoît Denis & Jean-Marie Klinkenberg, La Littérature belge. Précis d’histoire sociale, Bruxelles, Labor, « Espace Nord références », 2005, p. 57-58.

2 « Les flux de traduction doivent être compris au niveau des genres » [nous traduisons] (Thomas Franssen, « Book Translations and the Autonomy of Genre-Subfields in the Dutch Literary Field, 1981–2009 », Translation Studies, vol. 8, n° 3, p. 302-320, mis en ligne le 11 septembre 2015, consulté le 27 février 2025, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1080/14781700.2015.1061446

3 Voir Haidee Kotze, Berit Janssen, Corina Koolen, Luka van der Plas et Gys-Walt van Egdom, « Norms, Affect and Evaluation in the Reception of Literary Translations in Multilingual Online Reading Communities: Deriving Cognitive-Evaluative Templates from Big Data », Translation, Cognition & Behavior, vol. 4, n° 2, p. 147-186, mis en ligne le 14 décembre 2021, consulté le 10 février 2025, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1075/tcb.00060.kot

4 Voir Ann Rigney, The Afterlives of Walter Scott: Memory on the Move, Oxford ; New York, Oxford University Press, 2012.

5 Delia Guijarro Arribas, Du classement au reclassement : sociologie historique de l’édition jeunesse en France et en Espagne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Le sens social », 2022, p. 93-139 ; Jack McMartin, « Dutch Literature in Translation: A Global View », Dutch Crossing, vol. 44, n° 2, p. 145-164, mis en ligne le 6 juin 2020, consulté le 10 février 2025, URL : https://0-www-tandfonline-com.catalogue.libraries.london.ac.uk/doi/full/10.1080/03096564.2020.1747006

6 « La circulation internationale de la littérature ne se conforme pas exclusivement à la demande émanant d’un public cible, elle est largement déterminée par la source, c’est à dire l’offre existante » [nous traduisons] (Ondřej Vimr, « Supply-driven Translation: Compensating for Lack of Demand », dans Translating the Literatures of Small European Nations, sous la direction de Rajendra Chitnis, Jakob Stougaard-Nielsen, Rhian Atkin, Zoran Milutinović, Liverpool, Liverpool University Press, p. 47-67).

7 Tristan Leperlier, « La langue des champs : Aires linguistiques transnationales et Espaces littéraires plurilingues », COnTEXTES, n° 28, 2020, mis en ligne le 29 septembre 2020, consulté le 10 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/contextes/9297 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/contextes.9297

8 Peggy Levitt, « Explaining variations in scale shifting: The role of spatiality, topography and infrastructure in global literary fields », Poetics, vol. 79, 2020, consulté le 10 février 2025, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1016/j.poetic.2019.101397

9 Francis Mus et Elke Brems et Arvi Sepp, « A Belgian Perspective on Translation and World Literature », Perspectives, vol. 32, n° 6, p. 1-6, mis en ligne le 21 novembre 2024, consulté le 10 février 2025, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1080/0907676X.2024.2404776

10 Geert Buelens, « Pleidooi voor een neerlandistiek zonder centrum », de lage landen, mis en ligne le 17 février 2023, consulté le 10 février 2025, URL : https://www.de-lage-landen.com/article/pleidooi-voor-een-neerlandistiek-zonder-centrum/

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ewoud Goethals, « Qu’est-ce qu’un intermédiaire mondial ? »COnTEXTES [En ligne], Notes de lecture, mis en ligne le 10 mars 2025, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/contextes/12662 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/13g2g

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