Le mouvement de Rénovation de la géographie au Brésil
Ana Cristina da Silva, 2013, Território e significações imaginárias no pensamento geográfico brasileiro, Goîania, Editora UFG, 318 p.
Texte intégral
1On considère généralement que l’histoire de la géographie brésilienne se déroule en trois actes : sous l’influence de la France, elle se développe des années 1930 aux années 1960 comme une science de la diversité régionale fondée sur des recherches de terrain. Durant une quinzaine d’années, du milieu des années 1960 à la fin des années 1970, elle s’aligne sur les approches quantitatives et néopositivistes venues d’Amérique du Nord. A partir de 1978, elle est submergée par une vague critique et marxiste : c’est le mouvement de rénovation de la géographie qui tente de définir une approche moderne et brésilienne de la discipline.
2Une génération s’est écoulée. Quel bilan tirer du courant de rénovation géographique ? C’est la question que se pose Ana Cristina da Silva. Le mouvement a-t-il tenu ses promesses ? A-t-il effacé toutes les traces des géographies antérieures, ou compose-t-il avec elles ?
3Pour répondre à ces questions, Ana Cristina da Silva analyse un des thèmes centraux de la géographie contemporaine au Brésil, celui du territoire. D’un point de vue épistémologique, elle s’inspire largement de Castoriadis, ce qui explique la place que l’ouvrage réserve à l’imaginaire.
4Le cheminement d’Ana Cristina est sinueux : elle part de la genèse de la géographie humaine en Allemagne et en France à la fin du XIXe siècle (première partie). Elle s’attache alors à la conception originale de l’imaginaire que Castoriadis développe des années 1940 à sa mort (deuxième partie). La troisième partie fait passer de l’institution imaginaire de la société à la signification imaginaire du territoire, et montre en quoi les idées de Castoriadis peuvent éclairer la rénovation de la géographie brésilienne. La quatrième partie analyse la place dévolue au territoire, et sa signification dans la géographie brésilienne contemporaine à travers un large choix d’auteurs : Milton Santos, Antonio Moraes, Wanderley da Costa, Manoel de Andrade, Iná de Castro, Bertha Becker, Rogerio Haesbaert, Bernardo Fernandes.
5L’originalité du texte tient à ce qu’il repose sur l’opposition de deux conceptions de l’épistémologie des sciences sociales. La première met l’accent sur les déterminations qui expliquent l’enchaînement des phénomènes et se fonde sur une logique des ensembles et de l’identité (la logique du tiers exclu, pour faire simple). La seconde interprétation (celle de Castoriadis) part de l’idée que la société ne s’explique pas par un jeu de déterminations, mais qu’elle est, au moins au départ, une création de l’imaginaire collectif. La géographie classique, la géographie néo-positiviste et la géographie marxiste ont en commun de s’appuyer sur la logique des déterminations. Dans certains cas, la réflexion sur le territoire met en jeu la logique de la création.
6Ana Cristina da Silva éclaire également son propos en faisant appel à Michel Foucault sur les conceptions du pouvoir et à Félix Guattari et Suely Rolnik sur la micro-politique. Elle tire profit de l’utilisation que Marilena Chauí fait de l’idée de mythe fondateur pour expliquer la tradition autoritaire de la société brésilienne.
7Au départ, le mouvement de rénovation de la géographie brésilienne se présente comme une science de l’espace. Avec le temps, il se fait plus complexe ; aux alentours de 1990, l’attention se focalise de plus en plus sur le territoire. En quoi celui-ci diffère-t-il de la région ou de l’espace invoqués jusque-là ?
8Ce qui est en jeu, c’est la conception même de la société et de ses rapports à l’espace. Pour la plupart des marxistes, le mode de production se projette sur l’espace naturel et produit ainsi à la fois une seconde nature et l’espace social. Les représentations sont imaginées par les classes dominantes et imposées par elles à l’ensemble de la société : la majorité de la population vit dans un espace qu’elle n’a pas pensé, qu’elle n’a pas modelé et auquel elle ne s’identifie pas vraiment.
9Ce que révèle les enquêtes est différent : l’identification au groupe et au territoire n’est pas parachutée depuis les hautes couches de la société ; c’est une expérience première des hommes. C’est pour l’expliquer que Castoriadis fait appel à l’imaginaire – non pas l’imaginaire vulgaire, celui des images que véhiculent les médias, mais un imaginaire qui naît au tréfonds de chaque être et témoigne de sa puissance créative : Castoriadis est, entre autres, psychanalyste et croit que la vérité de l’homme ne se situe pas seulement – ou pas essentiellement – dans la raison, mais dans un jaillissement créatif intime et profond. En cela, il se rattache à un courant des sciences sociales qui, au XXe siècle, propose une interprétation du social qui ne soit pas fonctionnelle et trouve sa source dans la créativité. Cette orientation est surtout sensible, depuis Caillois, chez certains anthropologues.
10Ana Cristina oppose l’approche de Castoriadis à celle de Marilena Chauí : pour expliquer la naissance de la conscience nationale brésilienne, au XIXe siècle, celle-ci insiste sur le rôle des mythes fondateurs, celui de la nation en particulier. Elle parle plus précisément du rôle des sémiophores :
- 1 Marilena Chauí, 2000, Brasil: mito fundador e sociedade autoritária, São Paulo, Fundação Perseu Abr (...)
"Quoique un sémiophore soit quelque chose qui ait été retiré du circuit de l’utilité et qui soit chargé de symboliser l’invisible spatial et temporel et de célébrer l’unité indivise de ceux qui partagent une croyance commune ou un passé commun, il est aussi possession et propriété de ceux qui détiennent le pouvoir pour produire et conserver un système de croyances ou un système d’institutions qui leur permette de dominer un milieu social" (Chauí1, 2000, p. 13).
11L’insistance sur la puissance de création – le mythe fondateur devenu sémiophore – se combine avec une approche marxiste du fonctionnement social.
12La position de Castoriadis est différente :
- 2 Corneliu Castoriadis, 2002, "Entrevista", in As encruzilhadas do labirinto IV: a ascensão da insign (...)
"Toute société crée son propre monde, créant précisément les significations qui lui sont spécifiques […]. Le rôle de ces significations imaginaires sociales est […] triple. Ce sont elles qui structurent les représentations du monde en général […]. En second lieu, elles désignent les finalités de l’action, imposent ce qui est à faire et ce qu’il ne faut pas faire […]. Et, en troisième lieu, […] elles établissent les types d’affects qui caractérisent une société" (Castoriadis2, 2002, p. 146).
13Quels affects ? Le fait que nous aimions le Brésil, ou le football ; tels sont les exemples que propose Ana Cristina da Silva (p. 250).
14Ce qui oppose Mariléna Chauí et Castoriadis, ce sont les processus qui conduisent à la diffusion dans tout le tissu social des mêmes schémas mentaux : d’un côté (Chauí), l’action de classes dominantes ; de l’autre (Castoriadis), une imbibition que véhiculent les groupes les plus proches :
"L’instauration de ces trois dimensions – représentations, finalités, affects – va de pair avec sa concrétisation par tous les types d’institutions particulières, médiatrices – et bien entendu par le premier groupe qui entoure l’individu, la famille – et de plus par toute une série de voisinages topographiquement inclues les uns dans les autres ou qui se recoupent : les autres familles, le clan ou la tribu…" (Castoriadis, 2002, p. 249).
15Ce qui rapproche ces deux conceptions, et que ne souligne pas Ana Cristina da Silva, c’est ce qui fait la singularité des mécanismes qu’ils invoquent : l’un et l’autre supposent une réalité à double niveau. Le mythe fondateur distingue le monde et le temps actuels, et ceux de l’immémorial où se déroulent les évènements qui éclairent le présent parce que la vérité y était alors évidente pour tous ; l’imagination créatrice trouve naissance dans l’instance profonde de l’être d’où jaillit la vie. Dans les deux cas, il y a distanciation. Les religions primitives, et les anthropologues qui ont repris le procédé, l’attribuent au temps des origines, celui du mythe. Le philosophe et psychanalyste grec qu’est Castoriadis la loge à l’intérieur de l’inconscient de chacun, là où prennent naissance les réalités qu’appréhende la philosophie.
16L’idée que le monde humain est ainsi une réalité à deux étages est une des conceptions les plus originales que l’épistémologie des sciences sociales a proposées au XXe siècle. En mettant l’accent sur le territoire, Ana Cristina da Silva montre que ces courants de pensée touchent les lectures de l’espace qu’élaborent, depuis une vingtaine d’années, des historiens (comme Marilena Chauí) et des géographes brésiliens.
17Un livre original donc. Un seul regret : que sa démarche ne soit pas toujours assez directe.
Notes
1 Marilena Chauí, 2000, Brasil: mito fundador e sociedade autoritária, São Paulo, Fundação Perseu Abramo.
2 Corneliu Castoriadis, 2002, "Entrevista", in As encruzilhadas do labirinto IV: a ascensão da insignificância, Rio de Janeiro, Paz e Terra, p. 95-118.
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Référence électronique
Paul Claval, « Le mouvement de Rénovation de la géographie au Brésil », Confins [En ligne], 20 | 2014, mis en ligne le 25 mars 2014, consulté le 11 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/8976 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/confins.8976
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