Une approche géographique du tourisme intérieur dans un pays émergent : l’exemple du Brésil
Résumés
Le tourisme n’est plus l’apanage des sociétés occidentales. La fin du vingtième siècle a été marquée par un formidable boom des flux touristiques dans les pays émergents. Au même titre que leur intégration croissante dans la mondialisation, cette nouvelle donne contribue à faire évoluer notre regard sur les pays du Sud. Elle nous conduit aussi à nous interroger sur les paysages, les formes spatiales, les acteurs et les enjeux de ce développement touristique. De même, se pose la question des logiques d’imitation ou, au contraire, de singularisation entre les pratiques des touristes des pays du Nord et ceux des « Suds ». L’exemple du Brésil permet d’appréhender ces évolutions socio-économiques et ces dynamiques territoriales, en montrant notamment que les flux internationaux, pourvoyeurs de devises, occultent souvent l’ampleur des flux touristiques intérieurs. Il montre aussi que les deux types de tourisme se déploient de manière assez différenciée au sein du territoire brésilien. Peu fréquenté par les touristes étrangers – à l’exception notoire des Argentins – le Sud du Brésil constitue un terrain d’étude approprié pour l’étude du tourisme des nationaux. L’analyse approfondie de Balneário Camboriú et Gramado, deux pôles touristiques de cette partie du pays, vise à expliciter les modalités de la mise en tourisme de lieux au site et à la situation assez distincts. Le premier, localisé sur le littoral entre Florianópolis et Curitiba, constitue la principale station balnéaire de l’État du Santa Catarina. Le second se situe à 800 mètres d’altitude sur les plateaux au nord de Porto Alegre (Rio Grande do Sul). Malgré des similitudes dans la chronologie de leur développement touristique, Balneário Camboriú a été créé ex nihilo par l’activité touristique alors que Gramado préexistait et a été investi par le tourisme. Surtout, leurs trajectoires ont assez tôt différé, en fonction des choix effectués par les acteurs locaux. La massification de Balneário Camboriú contraste ainsi avec le caractère plutôt élitiste de Gramado. Désormais, l’un se trouve à la tête d’une conurbation touristique dont l’étalement se poursuit, tandis que l’autre s’efforce de se construire une image de village idéalisé qu’on peut qualifier de « disneylandisée ». Toutefois, dans un cas comme dans l’autre, la fréquentation touristique maximise les interactions sociales, potentielles ou réelles, propre à satisfaire la quête de sociabilité, de distinction sociale et, plus généralement, d’altérité, de ceux qui s’y rendent. Il s’agit là d’une caractéristique universelle des lieux touristiques.
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1L’accroissement du nombre de visiteurs en provenance des pays émergents est l’un des éléments nouveaux du fait touristique mondial ces dernières années. Si le phénomène ne revêt pas le caractère massif qu’il peut avoir en ce qui concerne les touristes en provenance des pays du Nord, cette nouvelle donne touristique est révélatrice des mutations qui touchent l’ensemble des pays émergents où les effectifs des classes moyennes se sont considérablement étoffés ces dernières décennies. Ainsi, à mesure que le niveau de vie de ces pays progresse, les déplacements touristiques se densifient. Le total des populations concernées prend de plus en plus d’ampleur et s’étend en particulier aux classes moins aisées, reflétant ainsi le niveau de développement du pays.
2Réalisé en 2008-2009, mon mémoire de master 2 s’était fixé pour objectif de répondre à une question fondamentale sur l’accès au tourisme des non-occidentaux à travers l’exemple du Brésil : en quoi les pratiques touristiques des Brésiliens se rapprochent-elles ou diffèrent-elles de celles des touristes des pays du « Nord » ? L’enjeu était de mettre en évidence les pratiques des touristes nationaux dans un pays émergent en montrant, notamment, que celles-ci reflètent le niveau de développement du Brésil, en particulier des régions situées les plus au Sud et, éventuellement, de mettre en évidence des processus d’imitation des modèles européens.
3Une des principales visées de la géographie consiste à envisager les pratiques des acteurs – ici, les touristes – sous l’angle de leur spatialité. L’activité touristique s’inscrit dans des lieux qu’elle a créés ou investis et dont elle a transformé les paysages et les formes d’organisation territoriale. En s’appuyant sur deux lieux touristiques brésiliens, Balneário Camboriú et Gramado, le mémoire replace ces mutations paysagères et territoriales dans une perspective géohistorique mettant en évidence les étapes de la mise en tourisme, la multiplicité des acteurs qui ont été partie prenante de ces dynamiques ainsi que, plus généralement, le spectre des facteurs pouvant expliquer la création de ces lieux touristiques. Dans le cas de Balneário Camboriú, comment un modeste village de villégiature familiale du littoral atlantique est-il devenu une ville-champignon, pôle touristique majeur du Sud du Brésil ? Comment expliquer la subversion de Gramado, autrefois modeste village de colons italiens vivant de l’agriculture et de l’artisanat, devenu une ville touristique fondée sur la construction de paysages et d’une culture germanisés totalement factices ? En outre, les formes d’organisation territoriale du tourisme dans un pays émergent sont-elles différentes de celles qu’on peut observer dans les pays du Nord ? Peut-on parler d’une mondialisation des paysages des lieux touristiques, transcendant la fracture Nord/Sud ? À l’inverse, dans quelle mesure ces lieux touristiques sont-ils marqués par des formes de « brésilianité » ? Plus généralement, il s’agit de montrer que le tourisme n’est pas simplement un moteur pour le développement du Brésil mais qu’il est la matérialisation, la substance même de ce niveau de développement qui place le Brésil au rang de puissance émergente.
Le tourisme national dans les pays du Sud : un objet de réflexion géographique récent
4Jusque dans les années 1980, l’idée que les pays dits du « Tiers-Monde » demeuraient incapables de générer un mouvement touristique notable était encore très répandue dans l’opinion publique et même dans la communauté scientifique. À partir des années 1990, les pays du Sud suscitent un regain d’intérêt tout en étant relégués au rang de périphéries du tourisme mondial. Surtout, la plupart du temps, les pays en développement sont envisagés uniquement comme des réceptacles d’un tourisme Nord-Sud tandis que la question du tourisme intérieur reste très peu abordée. On considère alors que le tourisme national (on utilise aussi parfois l’anglicisme « domestique ») n’engendre que des retombées financières faibles à la différence d’un tourisme international pourvoyeur de devises.
5C’est donc tout récemment qu’est apparu l’intérêt pour les touristes des pays du Sud, que ce soit dans le cadre d’un tourisme intérieur ou d’un tourisme à l’étranger. Le facteur économique peut constituer une explication de cette évolution : les professionnels du tourisme ont pris conscience que les marchés émergents (Chine et Inde en tête mais aussi Brésil, Mexique, Afrique du Sud, pays de l’Asie du Sud-Est etc.) représentent un énorme potentiel. Dans ces pays, les effectifs des touristes nationaux sont presque systématiquement supérieurs à ceux du tourisme international et, si leur apport financier est souvent moindre que celui des touristes étrangers, il se trouve compensé par l’effet de masse.
6Les touristes brésiliens ne représentent encore qu’une part minime dans le total du tourisme mondial dans la mesure où seule une part réduite de la population brésilienne peut se permettre la pratique du tourisme international. Mais, comme pour la plupart des pays émergents, la marginalité du tourisme international en provenance du Brésil cache l’ampleur du tourisme intérieur. En effet, alors que le tourisme hors des frontières de l’État brésilien reste le privilège de la frange la plus aisée de la population brésilienne, le tourisme intérieur concerne beaucoup plus directement le groupe des classes moyennes.
Le développement du tourisme au Brésil : acteurs et enjeux
7Pour l’activité touristique – comme pour beaucoup d’autres domaines socio-économiques d’ailleurs – la décennie 1980, marquée par la fin de la dictature et le début du processus de redemocratização, constitue une rupture. Les autorités politiques brésiliennes prennent alors conscience que leur État-continent offre des potentialités énormes mais peu valorisées en matière de développement touristique. Au début des années 1990, le gouvernement Cardoso définit une nouvelle « Politique Nationale du Tourisme », soucieuse de créer une dynamique de développement national. Pour y parvenir, il réforme l’Embratur (Entreprise brésilienne de tourisme créée en 1966 et chargée de répartir les subventions fédérales), désormais chargée de la mise en œuvre de la nouvelle « Politique Nationale du Tourisme » en matière de marketing et de promotion des différentes destinations du territoire national. L’Embratur devient un organisme dépendant du Ministère du Tourisme lui-même créé en 1993. Suivant les recommandations de l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT), ce dernier s’attache, quant à lui, davantage à l’amélioration de la qualification des professionnels du tourisme, à la décentralisation des compétences en matière de tourisme en vue d’une gestion davantage régionalisée et de l’articulation des acteurs publics et privés à différentes échelles. En fonction des potentialités de mise en tourisme (qualité du patrimoine, localisation, accessibilité, mobilisation des acteurs publics et privés locaux, infrastructures d’accueil déjà existantes) des pôles de développement du tourisme sont identifiés qui doivent constituer les fondements de l’émergence du Brésil comme foyer touristique régional autant que comme destination du tourisme international. Pour ce faire, l’État brésilien bénéficie de financements de la Banque Interaméricaine de Développement, notamment en matière de transports (construction d’aéroports et amélioration de la voirie, notamment) et d’équipements collectifs (évacuation des eaux usées, électrification…). Enfin, une politique de développement de l’écotourisme est engagée en collaboration avec l’Institut Brésilien de l’Environnement (IBAMA), en particulier en Amazonie.
8À partir de 2003 et avec l’arrivée au pouvoir du président Lula, l’Embratur voit son rôle modifié : ses opérations de marketing sont désormais destinées uniquement à la captation des flux du tourisme international. En outre, elle centralise l’élaboration des enquêtes d’opinion et des données statistiques sur le tourisme au Brésil. Ces dernières années ont conforté la logique de création de pôles de développement comme l’atteste la mise en place de régions touristiques et de circuits thématiques à l’échelle locale.
9Les conséquences de ces évolutions récentes de la politique nationale brésilienne en matière de tourisme intérieur sont encore difficiles à évaluer, en particulier en termes statistiques. S’il est possible d’obtenir des données qualitatives et quantitatives sur les flux touristiques des nationaux au Brésil ces dernières années, le processus sur le long terme est plus difficile à quantifier même s’il est incontestable que la dynamique de démocratisation du pays à partir de la fin des années 1980 a eu pour corollaire une massification de la pratique touristique dans la population brésilienne.
10De même, le tourisme a acquis une place plus importante que par le passé dans l’économie brésilienne. Toutefois, sa part dans le PIB national demeure modeste : ainsi, les revenus du tourisme n’ont représenté que 3,6 % du PIB national en 2006 (IBGE). Le poids du secteur touristique se fait davantage sentir dans la structure des emplois : il représente 6,1 % de la population active, statistique à considérer avec précaution toutefois, les activités informelles étant, par définition, difficiles à comptabiliser.
Touristes brésiliens et touristes étrangers : une différenciation spatiale des pratiques
11La carte 1 permet de comparer la répartition des touristes étrangers et des touristes brésiliens à l’échelle nationale. Dans chacun des États de la fédération, sans exception, la part des touristes nationaux est très largement supérieure à celle des touristes étrangers.
Carte 1 – Les touristes étrangers et brésiliens par État de la fédération brésilienne
Source : Embratur/FIPE (2007)
12 En outre, alors que les touristes brésiliens fréquentent l’ensemble du territoire national – avec, certes, de forts contrastes – les touristes étrangers témoignent d’une pratique beaucoup plus sélective. On constate qu’ils privilégient le Sudeste et le Sud, en particulier l’État de São Paulo (2,3 millions de touristes étrangers en 2005). Ceci peut sembler assez contre-intuitif tant l’imaginaire collectif a érigé Rio de Janeiro en pôle majeur du tourisme au Brésil. Le littoral pauliste n’est sans doute pas le principal centre d’intérêt touristique de cet État pour les touristes étrangers : la métropole de São Paulo est la capitale économique du Brésil et si elle ne possède pas les qualités architecturales baroques des villes du Nordeste ou du Minas Gerais, il s’agit d’un pôle important du tourisme culturel (nombreux musées) et du tourisme de shopping. Surtout, elle est une porte d’entrée quasi obligée pour les touristes venant visiter le Brésil même si depuis peu d’autres métropoles brésiliennes sont desservies par des vols directs depuis l’étranger. Rio arrive en seconde position des destinations du tourisme international avec seulement 766 000 visiteurs étrangers en 2005 suivie du Rio Grande do Sul et du Paraná. Le Nordeste apparaît comme le second foyer du tourisme international au Brésil, en particulier la Bahia, le Ceará et le Pernambouco. À l’inverse, malgré un développement récent de l’écotourisme, le bassin amazonien et le Pantanal demeurent encore à l’écart des flux touristiques en provenance de l’étranger ce qui peut s’expliquer par la faiblesse des infrastructures d’accueil et une accessibilité moindre qui rend cette partie du pays plus difficile à intégrer dans des circuits organisés, par exemple.
13La carte 1 fait aussi ressortir la littoralisation du tourisme brésilien. À l’exception du Minas Gerais, les dix États les plus touristiques du Brésil possèdent tous un littoral et ceci vaut aussi bien pour le Nordeste que pour le Sudeste et le Sud.
Carte 2 – La fréquentation des dix États les plus touristiques du Brésil par les Brésiliens, les Européens, les États-uniens et les Argentins
Source : Embratur/FIPE (2007) et Embratur (2008)
14La planche de cartes 2 permet de préciser ces observations en détaillant, pour les trois nationalités les plus représentées dans le total des touristes étrangers ayant visité le Brésil en 2005, la fréquentation des dix États les plus touristiques du pays. L’observation des chiffres relatifs permet, tout d’abord, de constater que la part des touristes brésiliens est moins importante dans les États les plus touristiques (São Paulo et Rio de Janeiro) alors que leur proportion est beaucoup plus forte dans les États dont la fréquentation est moindre (Pará, Ceará). Les territoires encore peu intégrés à l’espace touristique brésilien sont d’abord visités par des nationaux avant une éventuelle internationalisation de leur fréquentation.
15La répartition des touristes européens au Brésil présente assez peu de contrastes d’un État à un autre, à l’exception de l’État amazonien du Pará et de ceux du Santa Catarina et du Rio Grande do Sul, dans le sud du pays. L’État de Rio accueille le plus grand nombre d’Européens mais sans que cette prépondérance soit spectaculaire. Les autres États présentent des niveaux assez similaires. On peut expliquer cela par le type même de voyage réalisé par les visiteurs européens qui voyagent en suivant un circuit pré-établi. En effet, la longue distance parcourue en avion et la courte durée de leur séjour les incitent à rentabiliser leur investissement physique et financier (à l’inverse, les nationaux ont plutôt tendance à privilégier une unique destination au sein de leur pays, notamment du fait d’un niveau de vie plus faible). La carte permet de retrouver les principales étapes de ces circuits : le Nordeste (bien souvent Salvador, éventuellement Recife ou Fortaleza), Rio, São Paulo et le Paraná (chutes d’Iguaçú). À l’inverse, les États du sud du pays aux caractéristiques moins tropicales intéressent moins les touristes Européens venus au Brésil en quête d’exotisme.
16Le tourisme américain au Brésil présente des différences assez sensibles avec le tourisme des Européens. On voit, en effet, qu’il se concentre dans le Sudeste, particulièrement les États de Rio de Janeiro et de São Paulo. Une même concentration spatiale caractérise la pratique touristique des Argentins qui fréquentent surtout le sud du pays (Rio Grande do Sul, Santa Catarina, Paraná) dont ils apprécient les plages et les eaux plus chaudes que celles de leurs côtes... Les logiques de proximité géographique sont essentielles pour comprendre ce niveau de fréquentation élevé, d’autant plus que la circulation entre l’Argentine et le Brésil est facilitée par l’ouverture des frontières dans le cadre du Mercosur et l’existence d’infrastructures routières d’assez bonne qualité.
Carte 3 – L’origine des touristes nationaux par État de la fédération brésilienne (2005)
Source : Embratur/FIPE (2007)
17La carte 3 montre que le Sudeste est la région du Brésil qui émet le plus de touristes nationaux. Si on lui adjoint le Sud, ces régions représentent, à elles deux, près de 60 % des émissions de touristes au Brésil. À l’inverse, le Nordeste, le Nord et le Centre-Ouest demeurent encore largement en marge de ce phénomène. Ceci peut s’expliquer par le fait que les sept États du Sud et du Sudeste concentrent, à eux seuls, près de 60 % de la population brésilienne. Au facteur démographique vient s’ajouter une dimension économique : le Sudeste et le Sud présentent des niveaux de richesse largement supérieurs au reste du pays.
Balneário Camboriú et Gramado : deux hauts lieux du tourisme intérieur brésilien
18Balneário Camboriú (Santa Catarina), station balnéaire située entre Florianópolis et Curitiba, et Gramado (Rio Grande do Sul), ville de la Serra Gaúcha – une région de plateaux située au nord de Porto Alegre – figurent parmi les principaux pôles touristiques du Sud du Brésil (carte 4). Peu fréquentés par les touristes des pays du Nord, il s’agit donc des terrains propices à l’étude du tourisme des nationaux au Brésil.
Les acteurs et formes initiales de la mise en tourisme
- 1 En effet, dans les premières années du XXe siècle, toute l’économie de la vallée de l’Itajaí est c (...)
19À la fin des années 1920, le toponyme de Balneário Camboriú n’existe pas encore, la plage n’abritant alors que quelques baraques de pêcheurs, descendants d’immigrés açoriens. La mise en tourisme de cette portion du littoral catarinense commence au début des années 1910 lorsque des membres de la bourgeoisie industrielle de Blumenau, d’ascendance allemande1, se mettent à fréquenter la plage de Cabeçudas, entre Itajaí, au nord, et la plage de Camboriú, au sud, qui reste, pour un temps, à l’écart de cette dynamique (carte 5).
20Ces immigrés allemands ne se contentent pas de faire du tourisme. Certains ont l’idée de tirer profit de cette manne naissante en créant les premiers établissements hôteliers. Cependant, l’alignement des maisons installées directement sur la petite plage de Cabeçudas – dont la longueur n’excède pas un kilomètre – entraîne, assez tôt, un véritable verrouillage du front de mer cachant la vue à ceux qui voudraient s’installer dans ce nouveau lieu à la mode fréquenté par les élites locales et même régionales (CHRISTOFFOLI, 2003). La densification rapide du bâti dans un site exigu – sans qu’on puisse parler de saturation – et, surtout, l’inégale distribution des lots sur la plage de Cabeçudas, conduisent alors certains touristes à rechercher une alternative tant pour établir une résidence secondaire que pour trouver un nouvel environnement leur permettant de profiter de la vue sans entrave. Leur choix s’oriente vers la plage de Camboriú, située à moins de cinq kilomètres plus au sud.
- 2 Les autorités qui craignent de possibles attaques des forces de l’Axe font réquisitionner les hôte (...)
21La mise en tourisme de la plage de Camboriú débute dans les années 1920. Les premiers achats de cabanes de pêcheur et de terrains agricoles pour construire des maisons de plage ont lieu en 1926. Leurs acquéreurs sont alors, en grande majorité, des Germano-brésiliens. La Seconde Guerre Mondiale marque, toutefois, un coup d’arrêt à la fréquentation de la plage de Camboriú : les Brésiliens d’origine allemande sont tenus à l’écart des côtes pendant le conflit2. La guerre terminée, la fréquentation touristique reprend. C’est à partir de 1950 qu’elle s’intensifie avec, pour corollaire, une extension des constructions le long du front de mer puis vers l’intérieur. L’acquisition d’une résidence secondaire par Jõao Goulart, président du Brésil de 1961 à 1964, contribue à faire connaître encore davantage Balneário Camboriú qui se trouve alors à l’aube de son entrée dans l’ère du tourisme de masse (CHRISTOFFOLI, 1997).
22Les points communs entre la mise en tourisme de Balneário Camboriú et celle de Gramado sont frappants. C’est en 1918 qu’est créé, à Gramado, le premier hôtel destiné à accueillir les estivants fuyant la chaleur de Porto Alegre, située 115 km plus au sud, dans la plaine. Cet établissement est la propriété d’un « colon » d’origine italienne comme le sont la plupart des habitants de Gramado à cette époque. Puis, en 1930, un couple d’origine allemande, João Fisch Sobrinho et Selma Gerhardt Fisch, rachètent à un compatriote du nom de Weiss le second hôtel de la ville (CASAGRANDE, 2007). Mais c’est surtout l’année 1937 qui constitue une date charnière pour la mise en tourisme de Gramado. Leopoldo Rosenfeldt, fils d’immigré allemand originaire de Karlsruhe (Bade-Wurtemberg), s’installe alors dans ce village de la Serra Gaúcha dans l’intention d’en faire un lieu de villégiature pour la bourgeoisie porto-alegrense.
23Leopoldo Rosenfeldt fait viabiliser un terrain, la Vila Planalto, destiné à accueillir un lotissement de résidences secondaires pour la riche bourgeoisie porto-alegrense auprès de laquelle Leopoldo Rosenfeldt développe une active publicité. Le promoteur participe aussi à la construction d’un hôtel aux allures de chalet alpin, le Parque Hotel (photographie 1), face auquel il fait creuser le Lac Joaquina Rita Bier. La localisation de la Vila Planalto,, à l’écart du noyau villageois, témoigne d’une volonté de prise de distance vis à vis de la société locale. Il s’agit, pour ces touristes dont le séjour estival se prolongeait souvent au delà d’un mois, de favoriser l’entre-soi, de ménager une forme de distinction sociale
Photographie 1 – Le Parque Hotel et le lac Joaquina Bier à Gramado
Source : N. LE BRAZIDEC, juillet 2008
24Si la plupart des touristes étaient mus par la recherche du bien-être et la reconstitution de leurs forces physiques et mentales, les médecins de Porto Alegre conseillaient aussi aux tuberculeux de se rendre dans la Serra dont l’air était réputé plus sain. En outre, sur le modèle de ce qui se passe en Europe dès la fin du XVIIIe siècle, les citadins aiment à redécouvrir la nature et ses beautés.
25Durant la Seconde Guerre Mondiale, deux facteurs conjoncturels entraînent un accroissement de la fréquentation. Tout d’abord, Gramado tire profit des restrictions imposées à la population (a fortiori aux Brésiliens d’ascendance allemande) concernant l’accès aux plages du pays. Le second facteur est d’ordre climatique : les hivers 1940 et 1941, particulièrement rigoureux dans la Serra Gaúcha, ont été marqués par des hauteurs de neige peu communes dans la région. Voici donc un élément pittoresque qui ne pouvait que renforcer la conception romantique qu’avaient eue de la Serra, ses découvreurs puis les premiers touristes.
26Raisons médicales, recherche du bien-être et de l’entre-soi, esthétisation de la nature : la distinction mer/montagne qui existe entre Balneário Camboriú et Gramado se trouve transcendée par ces constantes fondatrices. De même, que ce soit sur le littoral catarinense ou dans la Serra Gaúcha, l’initiative de la découverte du lieu revient à des acteurs qui n’appartiennent pas à la société locale, donnée récurrente dans l’origine de la mise en tourisme (on peut penser au rôle des Anglais sur la Côte d’Azur). Ces découvreurs, à l’origine d’un regard neuf sur les lieux et de territorialités inédites, présentent d’ailleurs le même profil dans le Sud du Brésil qu’en Europe : l’appartenance aux franges les plus aisées de la population, en l’occurrence une bourgeoisie enrichie dans l’industrie et le commerce, qui fait de l’utilisation de son temps libre un moyen de distinction sociale. Ces pionniers du développement touristique contribuent à la transformation progressive des valeurs locales : les pratiques qu’ils ont promues deviennent peu à peu synonymes d’idéal et d’objectifs à atteindre pour les autres.
Des lieux touristiques aux évolutions différenciées
27Comme pour la plupart des lieux touristiques, les transports jouent un rôle central dans le développement touristique de Balneário Camboriú et Gramado. Sur le littoral catarinense, l’année 1954 voit l’inauguration de la ligne de chemin de fer entre Blumenau et Itajaí. Celle-ci entraîne un accroissement de la fréquentation touristique de la plage de Camboriú. Mais c’est surtout la démocratisation de la voiture qui, à partir de la fin des années 1960, entraîne une massification de la fréquentation touristique concurrençant d’ailleurs la voie ferrée. Celle-ci est fermée dès 1971, année d’inauguration de la « translittorale », autoroute qui longe la côte atlantique sur plus de 4500 km et dessert Balneário Camboriú. La réduction du temps de parcours au départ des grandes aires urbaines régionales entraîne un élargissement géographique de la provenance de ses visiteurs. En outre, le pays est alors en pleine période du « miracle brésilien », marqué par la vitalité du secteur de la construction automobile, des taux d’équipement des ménages en forte croissance, le tout sur fond de boom démographique.
28Comme pour Balneário Camboriú, les transports sont davantage un catalyseur que le facteur déclencheur de la mise en tourisme de Gramado. Toutefois, le désenclavement de la Serra Gaúcha grâce au chemin de fer contribue à l’accélération de la fréquentation en réduisant le temps de transport qui la sépare de Porto Alegre. En 1960, la route entre Porto Alegre et Nova Petrópolis (à 35 km à l’ouest de Gramado) est asphaltée. Désormais, les touristes se rendent à Gramado en voiture ce qui leur permet une plus grande liberté de déplacement. De nos jours, Gramado, tout comme Balneário Camboriú, bénéficie de la proximité des deux principales concentrations de population et de hauts revenus d’Amérique du Sud : le triangle São Paulo-Rio de Janeiro-Belo Horizonte et le bassin de la Plata autour de Buenos Aires.
29Reproduisant le modèle de création de bon nombre de lieux touristiques européens de la fin du XVIIIe siècle au XIXe siècle, c’est la bourgeoisie industrielle régionale qui a découvert la plage de Camboriú dans la première moitié du XXe siècle. Certes, le lieu n’était pas inhabité puisqu’il y avait déjà des pêcheurs. Mais on peut parler d’invention touristique du lieu car les visiteurs ont proposé une nouvelle perception de la mer et surtout une nouvelle utilisation de cette ressource à travers la pratique des bains de mer. Comme en témoigne la photographie 2, malgré un front de mer dédié au tourisme, cette activité a précédé l’équipement du lieu ce qui montre bien que c’est la fonction touristique qui a fait exister Balneário Camboriú.
Photographie 2 – La plage et l’avenue du front de mer à Camboriú en 1958
Source : Arquivo histórico de Balneário Camboriú
30À partir des années 1970, le boom de la fréquentation touristique entraîne une explosion du nombre d’habitants, alimentée par un fort exode rural. La station touristique étant désormais consolidée, la présence d’une population résidente à l’année pouvant vivre du tourisme se justifie. La croissance se poursuit à un rythme exponentiel des années 1980 aux années 2000 : la population de Balneário Camboriú fait plus que doubler entre 1991 et 2008. De même la ville accueille 3,4 millions de touristes en 2008. La traduction spatiale de ce dynamisme démographique et touristique est un étalement urbain très rapide mais aussi une « verticalisation » du bâti (SKALEE, 2008). La photographie 3 présente une skyline qui n’est pas sans rappeler celle de Benidorm, station balnéaire espagnole qualifiée de « Manhattan balnéaire » par les géographes de l’équipe MIT (2008).
31Outre le bétonnage du paysage, la verticalisation de Balneário Camboriú pose un certain nombre de difficultés d’aménagement (STARLE LEE, 1998). La faible largeur des rues, mal proportionnée par rapport à la hauteur des immeubles, contribue au manque de luminosité des appartements, à l’étroitesse des trottoirs, au grand nombre d’axes à sens unique entraînant la congestion des quartiers du front de mer, à l’accumulation des polluants et de la chaleur. La hauteur des immeubles contribue, en outre, à l’assombrissement de la plage dès quinze heures en été. La rareté des espaces verts et l’imperméabilisation provoquent des inondations récurrentes tandis que les infrastructures de traitement des eaux usées ne sont pas adaptées au gonflement estival de la population. En fait, depuis sa fondation en 1964, la municipalité privilégie le laisser-faire et l’aménagement de la ville consiste en un patchwork d’initiatives privées qui prennent le pas sur un véritable projet collectif. Cette absence de régulation des pouvoirs publics tient à la collusion qui existe depuis de nombreuses années entre la mairie et les entrepreneurs privés du secteur du bâtiment.
32Si aujourd’hui le succès de la station balnéaire ne se dément pas, c’est surtout parce que, outre les attributs de la station touristique (plage, promenade, hôtels et restaurants de toutes les catégories…), Balneário Camboriú possède des fonctions qui lui confèrent une réelle urbanité. Elle constitue aujourd’hui un lieu polyfonctionnel, même si l’activité touristique y demeure encore très fortement ancrée et que beaucoup de fonctions urbaines sont en filiation avec elle (immobilier, construction, écoles hôtelières). Surtout le développement récent du secteur du commerce, caractérisé par l’apparition des shopping centers – véritables temples de la consommation de masse comprenant des galeries marchandes, des restaurants, des cinémas, parfois autour d’un supermarché, a fait de Balneário Camboriú un véritable complexe touristico-commercial.
33À la différence de Balneário Camboriú qui est née du tourisme, Gramado préexistait à l’activité touristique qui n’a fait que l’investir. Après s’être concentrée dans un quartier isolé du reste des habitants, la Vila Planalto, le tourisme s’est progressivement étendu à l’ensemble du village devenu, par là même, une ville. Plutôt qu’à une crise de l’activité agricole, la mise en tourisme du village a reposé sur la volonté d’une société locale qui, ayant accumulé un capital suffisant pour investir dans un nouveau secteur, s’est montrée désireuse d’opter pour une activité plus rémunératrice. L’occasion d’un développement touristique potentiel s’étant présentée, les habitants l’ont saisie pour mettre en œuvre une stratégie de diversification économique. Le choix de jouer à fond la carte du développement touristique tient, parallèlement, à la détermination des acteurs publics locaux, en particulier la municipalité. L’idée est alors de créer un événement qui donnerait à la ville un rayonnement national. C’est chose faite en 1973, année du premier Festival de Cinéma brésilien et latino-américain de Gramado dont le succès est total.
34En même temps qu’elle s’équipe des infrastructures propres à l’accueil des touristes, Gramado se dote des attributs qui lui confèrent son urbanité. La rue centrale de la ville, encore largement résidentielle dans les années 1970 et 1980, devient le cœur battant de la vie touristique locale. Celle-ci s’organise autour de deux lieux structurant l’espace urbain : le palais des Festivals qui fait face à une promenade couverte et végétalisée, sorte de Croisette en miniature… Tout autour, le centre de la ville a vu son paysage complètement bouleversé par l’implantation de bars, restaurants, chocolatiers, boutiques de luxe…
Conurbation touristique contre village idéalisé
35Depuis les années 1980, le développement touristique de Balneário Camboriú dépasse largement ses limites communales. Suite à la mise en tourisme d’une série de petites villes et de villages voisins, il s’organise linéairement et de façon relativement continue le long du littoral sur environ 80 km. Ce littoral touristique dominé par une fréquentation haut de gamme, présentant de fortes densités sur un étroit liseré littoral situé entre mer et montagne mérite donc l’appellation de riviera. C’est même une véritable conurbation touristique qui est en formation sur le littoral catarinense, structurée par l’autoroute BR-101 qui facilite les migrations pendulaires entre les différentes stations, Balneário Camboriú demeurant le principal pôle d’emploi de cette aire urbaine d’environ 550 000 habitants. Si l’autoroute, l’aéroport de Navegantes et, désormais, les structures d’accueil des bateaux de croisière, garantissent un flux de touristes considérable chaque été, la proximité des aires urbaines de Blumenau et Curitiba permet la fréquentation d’une clientèle régionale hors-saison.
36Mais ces dynamiques territoriales, qui ont vu l’émergence de nouvelles polarités autour de l’activité touristique, conduisent aussi à des recompositions en termes de mobilité et de résidence des individus. La marginalisation socio-spatiale de certains groupes sociaux a touché Balneário Camboriú dès l’accélération de sa croissance touristique et urbaine. La difficulté à acquérir – voire simplement à maintenir – une résidence sur le front de mer pour les premiers habitants du lieu les a souvent contraints à habiter dans des zones résidentielles plus éloignées du front de mer. Comme dans la plupart des lieux touristiques, aucune infrastructure de logement n’a été pensée pour la main d’œuvre saisonnière qui s’est trouvée reléguée dans des quartiers périphériques, où domine un habitat informel et précaire.
- 3 « Soleil et plage »
37Si les paysages de Gramado ont été, eux aussi, profondément remodelés en l’espace de quelques décennies, le processus n’a rien de commun avec celui du littoral catarinense. On ne peut pas dire que Gramado ait entraîné, dans la Serra Gaúcha, un processus comparable de diffusion régionale du tourisme. En effet, la municipalité a très tôt fait en sorte de réguler l’évolution du paysage de la ville dont l’activité touristique repose sur d’autres attributs que ceux du littoral. La stratégie a été de présenter Gramado comme une alternative à l’offre touristique des littoraux, largement fondée sur les trois « S » (sea, sand, sun), connus localement sous l’appellation « sol e praia »3. Mieux, alors que Gramado était à l’origine un lieu de villégiature estival, sa fréquentation touristique s’effectue désormais surtout en hiver. En effet, cette région fait partie des zones les plus froides du pays ce qui attire en nombre les Brésiliens pour lesquels Gramado constitue une Europe en miniature. Les particularismes climatiques et culturels de la Serra Gaúcha sont d’ailleurs au cœur des opérations de promotion menées par les autorités locales. Celles-ci n’hésitent pas à réécrire l’histoire en l’érigeant en véritable Suisse brésilienne alors même que ce sont les colonos d’origine italienne qui ont été les premiers à s’y installer. Patrimonialisant les chalets de la Vila Planalto, elles étendent ce type d’architecture à une grande partie de la ville et transforment l’habitat originel en maisons qui semblent tout droit sorties du monde de Heidi. Se multiplient alors les chalets aux toits pentus pour déblayer une neige dont la couche excède pourtant rarement quelques centimètres… lorsque les flocons sont au rendez-vous, ce qui est loin d’arriver tous les ans. On assiste donc à une instrumentalisation de la composante ethnique régionale, beaucoup plus complexe qu’elle n’est présentée. L’exemple du ravalement subi par le cinéma Embaixador de Gramado, devenu le palais des Festivals, montre que l’architecture de la ville ne résulte pas de la conservation d’un héritage mais bien de la création d’un artifice destiné à donner l’illusion d’un patrimoine local préservé et restauré (photographies 4 et 5).
Photographie 4 – Le cinéma Embaixador au milieu des années 1980
Source : Mairie de Gramado, secrétariat à l’éducation (1987)
38La municipalité continue de veiller à ce que les nouvelles constructions soient conformes à ce sens esthétique « européanisé ». Ainsi, elle lutte contre la pollution visuelle en légiférant sur la taille des enseignes des magasins ou sur la hauteur maximale des constructions. Elle veille aussi à ce que les zones d’habitat précaires soient reléguées sur les versants non visibles du centre-ville fréquenté par les touristes. Plus qu’une patrimonialisation, Gramado a subi, ces dernières années, une véritable « disneylandisation ». La propreté irréprochable, la chasse à la pollution visuelle, le fleurissement surabondant et l’architecture standardisée témoignent d’une préoccupation esthétique constante qui tourne à l’obsession. Tout concourt à en faire un lieu idéal, une utopie, dans un décor qui se veut aussi hors du temps. Hors du temps du travail, hors du quotidien du citadin marqué par l’agitation et la violence des villes brésiliennes.
Profils et pratiques des touristes nationaux à Gramado et Balneário Camboriú
39La part des étrangers dans le total des touristes fréquentant Balneário Camboriú n’excède pas 10 % et huit sur dix sont Argentins. En fait, les touristes du Santa Catarina et de l’États voisins du Paraná représentent 56 % de l’ensemble des visiteurs. Plus encore que pour Balneário Camboriú, l’origine des touristes à Gramado met en exergue la prédominance des flux touristiques de proximité. Plus de la moitié d’entre eux provient du Rio Grande do Sul, la plupart étant originaire de la région métropolitaine de Porto Alegre.
40D’un point de vue sociologique, le pouvoir d’achat constitue un facteur très discriminant dans la fréquentation de ces deux lieux. Balneário Camboriú incarne le temple de la consommation du sud du Brésil. Il faut donc avoir un certain niveau de vie pour se permettre de fréquenter les bars, restaurants, discothèques et galeries marchandes voire s’offrir une excursion en famille au parc d’attraction Beto Carrero situé à Penha. En 2007, environ deux tiers des touristes ayant séjourné à Balneário Camboriú s’y sont rendus en voiture et 20 % étaient logés dans leur propre résidence secondaire. Ces pratiques révèlent un niveau de vie plutôt élevé. Pour autant, comparativement à d’autres stations touristiques brésiliennes Balneário Camboriú n’est pas une plage élitiste. Plus que par le passé, elle se présente comme un lieu de mixité sociale, même si les classes moyennes y demeurent majoritaires. Il en va différemment de Gramado qui incarne sans ambigüité la destination touristique élitiste. Une enquête réalisée durant l’hiver 2007 (UNIVERSIDADE DE CAXIAS DO SUL e FUNDO DE TURISMO DE CANELA, 2007) révèle qu’un tiers des touristes interrogés appartient à un ménage dont le revenu mensuel est supérieur à 6000 reais soit environ 2440 euros et donc plus de quinze fois le salaire minimum de l’époque. Les professions exercées par les touristes fréquentant Gramado constituent aussi un bon indicateur : les chefs d’entreprise, enseignants, médecins, avocats constituent à eux seuls 37 % du total des visiteurs.
41Les sondages visant à cerner le profil des visiteurs à Balneário Camboriú et Gramado mettent en évidence le pouvoir d’attraction des centres d’intérêts « naturels » sur les touristes fréquentant l’un et l’autre de ces deux lieux. En 2007, 80 % des touristes interrogés à Balneário Camboriú (SANTUR, 2008) sur ce qui constitue, selon eux, le principal centre d’intérêt de la ville ont répondu « les sites naturels ». Ceci incarne, d’une certaine manière, l’universalité du modèle des « trois S », véritable produit de la mondialisation qui a fait du trinôme plage/sable/soleil un produit de consommation de masse. Selon un modèle proche de celui observé à Balneário Camboriú, les beautés naturelles et architecturales reviennent dans 69 % des réponses lorsqu’on demande aux touristes ce qu’ils ont préféré lors de leur séjour à Gramado (UNIVERSIDADE DE CAXIAS DO SUL e FUNDO DE TURISMO DE CANELA, 2007). Viennent ensuite le climat froid (36 % des personnes interrogées) puis la propreté et la tranquillité des lieux dans 27 % des réponses.
42Que ce soit à Gramado ou sur le littoral catarinense, les personnes interrogées ne font pas de la concentration humaine un facteur d’attractivité en soi. Or, l’observation empirique des pratiques des touristes montre que les espaces piétonniers du centre de Gramado ou bien la promenade du front de mer de Balneário Camboriú constituent les principaux points de repère et de rencontre des visiteurs qui arpentent ces lieux en couple, en famille ou entre amis. La quête de la rencontre avec l’Autre constitue donc aussi une des motivations de la fréquentation de ces lieux touristiques, mais les touristes y sont aussi mus par la recherche de la distinction sociale conférée par la réputation élitiste de cette ville.
43En effet, fréquenter Gramado ou Balneário Camboriú, c’est affirmer et même revendiquer son appartenance aux élites de la société brésilienne. La foule maximise les possibilités de se trouver légitimé dans le statut que l’on revendique tout en ménageant, lorsqu’on le souhaite, des moments où l’on privilégie l’entre-soi. Le grand hôtel, les terrasses des restaurants réputés (photographie 6), la marina – dont l’accès est rigoureusement filtré – constituent des lieux privilégiés où le retranchement entre semblables garantit une forme d’homogénéité sociale. Même si la fréquentation de Balneário Camboriú présente une mixité sociale plus forte que Gramado, ce brassage est une condition nécessaire à la mise en scène de la réussite individuelle qu’on expose voire qu’on donne en spectacle.
44À bien des égards, Balneário Camboriú et Gramado sont marqués par la mondialisation des paysages des lieux touristiques qui semble dépasser la fracture Nord/Sud : skyline de Balneário Camboriú, transformation de Gramado en véritable parc à thème, fragmentation socio-spatiale… Cette uniformisation se retrouve aussi dans les pratiques mises en œuvre par les touristes, qui se caractérisent par leur universalité : modèle des « trois S », recherche de la rencontre pour satisfaire son besoin d’altérité, de sociabilité, de distinction sociale, son besoin de recréation. Au Brésil, comme ailleurs, la capacité des lieux touristiques à multiplier les potentialités d’intersubjectivité constitue une attraction en soi. Pour autant, les touristes brésiliens ne sont pas des copies conformes de leurs modèles des pays du Nord. Les particularismes tiennent moins à la nature des comportements qu’à l’utilisation du tourisme comme moyen de revendiquer son appartenance à une certaine frange de la société brésilienne. Bien plus que dans les pays du Nord, le tourisme constitue un puissant facteur de distinction sociale dans ce pays, un des plus inégalitaires au monde. Plutôt qu’une véritable « brésilianité » des pratiques, on assiste à une réappropriation par les Brésiliens, d’usages nés dans les pays du Nord. Le fond culturel européen très marqué, produit de l’histoire du Brésil, a fortiori dans les États du Sud n’y est sans doute pas étranger.
Notes
1 En effet, dans les premières années du XXe siècle, toute l’économie de la vallée de l’Itajaí est contrôlée par les Allemands qui s’imposent aussi dans la gestion des affaires politiques.
2 Les autorités qui craignent de possibles attaques des forces de l’Axe font réquisitionner les hôtels de la plage par l’armée brésilienne qui y installe des postes d’observation.
3 « Soleil et plage »
Haut de pageTable des illustrations
Titre | Carte 1 – Les touristes étrangers et brésiliens par État de la fédération brésilienne |
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Crédits | Source : Embratur/FIPE (2007) |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/6714/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 76k |
Titre | Carte 2 – La fréquentation des dix États les plus touristiques du Brésil par les Brésiliens, les Européens, les États-uniens et les Argentins |
Crédits | Source : Embratur/FIPE (2007) et Embratur (2008) |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/6714/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 164k |
Titre | Carte 3 – L’origine des touristes nationaux par État de la fédération brésilienne (2005) |
Crédits | Source : Embratur/FIPE (2007) |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/6714/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 68k |
Titre | Carte 4 – Localisation des terrains d’études |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/6714/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 100k |
Titre | Carte 5 – Extrait de la carte topographique au 1/50 000e d’Itajaí (édition de 1966) |
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Fichier | image/jpeg, 180k |
Titre | Photographie 1 – Le Parque Hotel et le lac Joaquina Bier à Gramado |
Crédits | Source : N. LE BRAZIDEC, juillet 2008 |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/6714/img-6.jpg |
Fichier | image/jpeg, 184k |
Titre | Photographie 2 – La plage et l’avenue du front de mer à Camboriú en 1958 |
Crédits | Source : Arquivo histórico de Balneário Camboriú |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/6714/img-7.jpg |
Fichier | image/jpeg, 148k |
Titre | Photographie 3 – La plage de Balneário Camboriú en hiver |
Crédits | Source : N. LE BRAZIDEC, août 2008 |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/6714/img-8.jpg |
Fichier | image/jpeg, 80k |
Titre | Photographie 4 – Le cinéma Embaixador au milieu des années 1980 |
Crédits | Source : Mairie de Gramado, secrétariat à l’éducation (1987) |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/6714/img-9.jpg |
Fichier | image/jpeg, 44k |
Titre | Photographie 5 – Le palais du Festival de cinéma de Gramado |
Crédits | Source : N. LE BRAZIDEC, juillet 2008 |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/6714/img-10.jpg |
Fichier | image/jpeg, 124k |
Titre | Photographie 6 – Une terrasse sur la promenade de Gramado |
Crédits | Source : N. LE BRAZIDEC, juillet 2008 |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/6714/img-11.jpg |
Fichier | image/jpeg, 210k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Nicolas Le Brazidec, « Une approche géographique du tourisme intérieur dans un pays émergent : l’exemple du Brésil », Confins [En ligne], 10 | 2010, mis en ligne le 28 novembre 2010, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/6714 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/confins.6714
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