1Le Brésil est considéré depuis de nombreuses années comme l’une des meilleures nations du football au monde (5 Coupes du monde de football et 8 Coupes d’Amérique du Sud). Les exploits sportifs des grands joueurs (Pelé, Zico, Romario, Bébéto, Ronaldo, Ronaldhino, Kaká, Robinho…) ont permis et permettent de faire vivre la reconnaissance et le culte du beau jeu, le rêve et la magie qui entourent des footballeurs brésiliens à travers le monde. Leurs performances font partie de l’histoire sportive brésilienne et internationale.
2La professionnalisation croissante du football, sport le plus pratiqué et diffusé dans le monde, fait apparaître depuis la fin des années 1990 un marché international de footballeurs. Ce marché est marqué par des périodes de transferts et met en évidence des espaces producteurs (Afrique, Amérique du Sud…) et des espaces consommateurs (Union Européenne). On distingue des régions spécialisées dans la production de joueurs. « A l’intérieur de chaque continent, il existe des pays ou des zones de production de joueurs prioritaires » (POLI ; 2008). Ce marché est composé d’un processus d’offre et de demande de joueurs organisé par les clubs professionnels du monde entier. Les clubs professionnels brésiliens sont parfaitement intégrés dans ce processus de transferts de footballeurs professionnels et de jeunes joueurs apprentis. Si le joueur est devenu un produit, la formation peut être aussi considérée comme une activité de production. Les clubs français et européens recrutent chaque saison de nombreux joueurs brésiliens qu’ils intègrent soit dans leur équipe professionnelle, soit dans leur centre de formation. Dès lors, dans quelles mesures les clubs professionnels de football français et européens organisent leurs stratégies spatiales du recrutement au sein de l’espace brésilien ? Le premier temps d'analyse démontre comment le Brésil s’intègre dans le système productif international de footballeurs professionnels. Le second axe prend en compte le déploiement des stratégies spatiales du recrutement des clubs professionnels européens et brésiliens sur l’espace brésilien. Enfin, il s’agit de démontrer comment le footballeur brésilien est devenu un « produit » footballistique diffusé à travers les clubs du monde entier.
3Les plus grands clubs transnationaux conçoivent depuis une quinzaine d’années leur organisation productive de joueurs et leur développement commercial à l’échelle internationale. Les politiques d’investissement à l’étranger des grands clubs européens de football concernant la formation des jeunes joueurs prometteurs nous ont conduit à les comparer aux politiques d’investissement des grandes firmes transnationales (cf. figure n° 1).
Figure n° 1 : Les systèmes décisionnels des firmes et des clubs de football transnationaux
4Les entreprises qui détiennent au minimum une entité de production à l’étranger et qui répartissent donc leur production dans plusieurs pays sont définies comme des firmes transnationales. Les unités de production de ces firmes sont alors considérées comme des filiales. L’association des différentes filiales dont dispose chaque firme constitue un réseau mondial de relations entre elles. Toutefois, si les grands clubs comme les grandes entreprises ont une logique de fonctionnement mondial, il subsiste un enracinement national dans la prise de décision. La logique est donc systémique, tous les acteurs de la décision jusqu’à l’application des ordres de production sont interdépendants. La taille des firmes (firmes régionales ou locales, firmes nationales, firmes de taille plus restreinte souvent orientées vers des pays limitrophes et firmes multinationales) met en avant plusieurs systèmes productifs locaux. Les clubs comme les firmes définissent l’implantation de leurs filiales en fonction de nombreux critères sportifs et économiques des pays. Néanmoins, la stratégie d’investissement des clubs est orientée en fonction des avantages productifs de formation. Paul Dicken (2003, p. 237-240) a montré l’influence politique et économique sur les choix de localisation des firmes avec leurs caractéristiques spécifiques des contextes qui ont influencé leur choix (rapports de force entre les firmes, concurrence,…). Les firmes multinationales ont un poids économique très important au sein de l’espace international. « Les grandes entreprises sont beaucoup plus mobiles ; elles peuvent développer une stratégie spatiale à l’échelle internationale, voire mondiale pour être présente sur tous les marchés et profiter au maximum de la Division Internationale du Travail » (Merenne-Schoumaker, 2003, p. 37).
5Ainsi, la comparaison des processus de production des firmes transnationales et des grands clubs de football européens montre un certain nombre de similitudes entre le centre décisionnel et les centres de production. De la même manière que les firmes, les clubs professionnels évoluent dans un contexte de mondialisation des marchés de joueurs. « La globalisation transforme peu à peu les firmes transnationales en entreprises-réseaux. L’entreprise-réseau est un ensemble d’entreprises qui établissent entre elles des relations sur le modèle du partenariat et de la coopération depuis la transformation des matières premières jusqu’à la consommation finale » (Lussault, 2003, p. 364). Les clubs comme les firmes transnationales définissent donc des espaces géographiques à l’échelle internationale afin de filialiser leur centre de production dont l’objectif principal est de réduire leur coût de production de leurs futurs joueurs professionnels. De nombreux pays en voie de développement bénéficient économiquement de l’implantation des filiales des grandes firmes internationalisées.
6La hiérarchie du processus de production des grands clubs de football européens reflète une logique similaire au processus de production des grandes firmes multinationales. Les dirigeants des clubs européens de football disposent au moins de deux espaces géographiques pour produire leur futur joueur professionnel. « La production ne se réduit donc ni au matériel, ni à l’économique. L’espace constitue une production spécifique » (Lussault, 2003, p. 746). Les dirigeants des grands clubs maintiennent une « unité de production [centre de formation] » dans leur pays. Certains d’entre eux ont développé aussi des centres filials [club amateur] dans leur pays pour augmenter leur chance de produire de futurs joueurs professionnels. Enfin, les clubs filialisent leur formation de joueurs en direction d’espaces internationaux. Le Brésil apparaît comme l’une des régions du monde et d’Amérique du Sud, producteur de jeunes talents, où les clubs filialisent leur production.
7Le Brésil est le premier espace ressource de jeunes footballeurs en Amérique du Sud. Le Brésil compte en 2006, plus de 30 000 footballeurs professionnels, ce qui constitue le plus important marché de footballeurs en activité au monde.« Dans une perspective spatiale, certaines zones (Afrique de l’Ouest, Amérique du Sud) ou pays (Brésil, Argentine, Côte d’Ivoire, Sénégal, Uruguay…) se spécialisent dans la production et l’exportation de joueurs. Cette dernière s’effectue en grande partie à partir des principales villes, là où se concentrent le plus souvent les meilleurs clubs ou centres de formation pour jeunes footballeurs » (Poli, 2008). Les jeunes de moins de 14 ans représentent 28,57 % en 2006 de la population brésilienne (Recensement Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística, 2006). Le fait de posséder de grandes qualités sportives et culturelles est l’un des moyens d’éviter la misère. Avoir des qualités pour le chant, la danse, le théâtre ou bien encore le football apparaît pour de nombreux jeunes Brésiliens, comme une issue pour un avenir prometteur. De nombreux jeunes garçons optent pour le football pour se sortir de leur situation quotidienne. Ces derniers sont souvent originaires de milieux sociaux défavorisés. Avec plus de 150 jeunes footballeurs évoluant dans le centre de formation brésilien de Flamengo, seulement 10 % appartiennent aux classes moyennes ou aisées. Pour les 90 % restant, ils appartiennent à des milieux sociaux défavorisés. En croisant des indices sociaux et le classement des clubs professionnels de football brésiliens, Hervé Théry a pu observer que : « tout se passe comme si pour avoir un bon score, il fallait non seulement de l’argent mais aussi une société très divisée, où la masse des pauvres constitue à la fois le vivier de joueurs de talent qui cherchent dans le football une voie d’ascension sociale et la foule des supporters dont l’enthousiasme porte l’équipe dans les bons et les mauvais jours » (Théry, 2006).
8L’envie de se sortir de situations quotidiennes difficiles met de manière régulière la pression sur les jeunes joueurs brésiliens. « La plupart du temps, la famille pose problème. La mère et le père se disputent. Le père veut que le fils joue mieux pour qu’il puisse ramener plus d’argent à la maison, alors que la mère veut que son fils consacre plus de temps aux études » précise Adriana Lacerda, psychologue du club de Flamengo (Courrier International ; 2006, p. VI). « A l’intérieur de l’Amérique latine, le Brésil, l’Argentine et, dans une moindre mesure, l’Uruguay, fournissent beaucoup plus de joueurs aux clubs européens que les autres pays. C’est au niveau de ces Etats que nous pouvons parler de l’existence d’une spécialisation dans la production et l’exportation de joueurs » (Poli, 2008).
9En Amérique du Sud, « le débutant se forme d’abord à l’école de la rue, lors de matchs quartiers contre quartiers. L’improvisation est la règle, le schéma l’exception. On y développe une technique rare et une créativité inégalée » (Talles, 2006). Les exemples de grands footballeurs brésiliens qui se sont formés dans les structures d’entraînement de leur pays, après avoir été recrutés dans des favelas sont nombreux. Nous n’en citerons que quelques-uns. Certainement le plus grand joueur brésilien de toute l’histoire du football mondial, Edson Arantes do Nascimento dit Pelé qui a été un modèle pour de nombreux jeunes évoluait dans une favela de Très Coracoës dans l’État du Minas Gerais. Luiz Nazario Da Lima dit Ronaldo a été recruté dans une favela de Rio de Janeiro, Ronaldo de Assis Moreira dit Ronaldhino a été quant à lui, recruté dans un quartier pauvre de Porto Alegré dans le sud du pays, Romário de Souza Faria dit Romario a été recruté dans la favela de Vila de Penha, quartier éloigné de Rio enfin Robson de Souza dit Robinho a été recruté dans les ruelles des favelas de São Vicente à São Paulo. « Robinho est ce qu'on appelle une star footballistique, un jeune magicien qui fait tourner les têtes comme la balle qu'il mène du pied! Son histoire est déjà légendaire et tout aussi caractéristique du Brésil, terreau fertile qui voit éclore périodiquement de grands joueurs du ballon rond, où de la misère naissent de grandes stars qui font rêver, où l'ascenseur social du football propulse à cent à l'heure de jeunes garçons des bidonvilles vers les hauteurs mirobolantes de ce sport de haut niveau, un des rares pays où cela est encore possible ! » (Aquadesign.be ; 2006). Toutefois, il faut nuancer, tous les joueurs brésiliens n’ont pas été recrutés dans des favelas avant d’intégrer des centres de formation brésiliens. C’est le cas par exemple de Ricardo Izecson Dos Santos Leite dit Kaka, né à Brasilia dans une famille aisée. « Sa bonne situation familiale a fait que contrairement à la majorité des petits brésiliens, il n’a pas appris à jouer au football dans les favelas. Il jouait cependant dans la rue avec ses camarades » (Football.fr ; 2007) avant d’être recruté par le Football Club de São Paulo. Pour repérer et recruter les meilleurs jeunes espoirs du football brésilien, les clubs professionnels brésiliens développent des stratégies spatiales du recrutement très structurées.
10Les grands clubs européens comme les entreprises transnationales contribuent à l’augmentation des transferts internationaux de joueurs et de produits ainsi qu’au phénomène de mondialisation de la pratique footballistique et de l’économie. Par leurs investissements à l’étranger, les clubs comme les firmes développent une certaine influence sur les politiques sportives et économiques des États et modifient les spécificités internationales. La plupart des grands clubs européens sont obligés d’internationaliser leur production de joueurs, ainsi de devenir des clubs transnationaux sous peine de disparaître de la hiérarchie des plus riches clubs du football mondial. Depuis une dizaine d’années, le nombre de clubs européens transnationaux augmente.
11Le nombre de filiales développées par les clubs augmente également très rapidement. À l’image des investissements des firmes transnationales à l’étranger, les clubs transnationaux ont comme objectif le contrôle de la ressource de jeunes joueurs mais depuis quelques années les dirigeants des clubs cherchent avant tout à réduire les coûts de production. Ces objectifs produisent ce que l’on appelle la division internationale du processus productif. Dès lors, de la même manière qu’une firme transnationale spécialisée dans la fabrication de voiture va faire intervenir plusieurs entités de production, les clubs transnationaux vont constituer leur équipe en cherchant le meilleur rapport « qualité-prix » de leurs joueurs en faisant intervenir leurs différentes filiales. Le marché international des joueurs professionnels est largement déterminé par les politiques menées par les clubs transnationaux qui doivent aussi tenir compte du coût et des contraintes administratives.
12Bon nombre de joueurs brésiliens arrivent en Europe après avoir terminé pour une majorité d’entre eux leur formation au Brésil. Le prix de revente est beaucoup plus élevé, ce qui permet aux clubs brésiliens de réaliser une plus-value plus importante. Plus le joueur brésilien est formé et compétitif, plus il coûte cher et donc plus il rapporte de l’argent à son club formateur lors de son transfert en Europe. Au Brésil, on a compris que le jeune joueur prometteur pouvait rapporter beaucoup d’argent une fois que ce dernier était formé au pays. Les clubs brésiliens cherchent donc à contrôler leurs espaces géographiques afin de pouvoir recruter les meilleurs jeunes qui évoluent dans les clubs amateurs, les quartiers, les favelas et autres terrains vagues.
13La domination du football brésilien dans le monde n’est donc pas le fruit du hasard. Le football, sport national, revêt une importance dans la vie quotidienne de millions de brésiliens. Le football brésilien est à l’image du football français, les instances dirigeantes brésiliennes ont organisé des sélections sévères qui débutent dès le plus jeune âge. Les méthodes de sélections s’inscrivent comme un parcours connu par l’ensemble des jeunes footballeurs brésiliens. La « peneira » (la passoire : cf. figure n° 2) représente la première épreuve de sélection. Elle consiste à « filtrer » les meilleurs joueurs après de nombreux matchs organisés par les responsables des clubs professionnels.
Figure n° 2 : Le modèle du recrutement brésilien en 2004
14Une peneira traditionnelle se réalise avec quatre équipes. Elles se rencontrent chacune à leur tour, jusqu’à ce que l’éducateur se soit fait une idée des qualités de chaque joueur. Ensuite les entraîneurs, réunis autour d’éducateurs, sélectionnent uniquement les joueurs les plus prometteurs. Plusieurs clubs « formateurs » brésiliens utilisent cette méthode de sélection pour recruter leurs meilleurs espoirs. Ainsi, le club de Flamengo, club situé dans le quartier résidentiel de Gavéa, au Sud de Rio de Janeiro a développé l’un des plus grands centres de formation de joueurs Sud-américains. Tito Araujo, responsable du recrutement des jeunes du club de Flamengo (cf. photographie n° 1), passe « au peigne fin le plus grand pays de l’hémisphère sud pour y dénicher de nouveaux talents. Pour l’aider, il dispose de 27 écoles de football situées dans des endroits stratégiques du Brésil. Il peut également compter sur un bataillon d’"olheiros" (scruteurs) (=des yeux) qui se rendent à sa demande sur les terrains situés autour des favelas des grandes villes » (Courrier International ; 2006, p. VIII). La stratégie brésilienne du recrutement des jeunes footballeurs ressemble à la stratégie des clubs français. Toutefois, si les terrains de football situés à proximité des favelas constituent des espaces ressources pour de nombreux clubs brésiliens et européens, il est à noter que depuis quelques années, ces derniers diminuent afin de laisser la place à de grands projets immobiliers. « Je déplore dans les villes argentines, la disparition du football des terrains vagues à cause des constructions qui se sont élevées partout. Ce football sauvage était un véritable vivier pour nos clubs qui allaient y recruter des garçons de 15 ans dotés de cette fameuse technique qui a tant fait notre réputation » (Ibid.) précise José Nestor Pekerman, sélectionneur argentin des équipes de moins de 16 ans.
Photographie n° 1 : Portrait des joueurs recrutés par Tito Araujo, directeur de formation du club de Flamengo
Source : Courrier International, Supplément, n° 809, mai 2006, p. VIII
- 1 Si nous savons que d’autres clubs professionnels brésiliens utilisent cette méthode du recrutement (...)
- 2 Il est possible que d’autres pays d’Amérique Latine (Chili, Paraguay, Uruguay…) développent la str (...)
15Face aux recrutements des clubs européens en Amérique du Sud, les dirigeants des clubs professionnels brésiliens ont adopté la politique de filialisation sur leur territoire afin d’éviter de se faire « piller » les meilleurs jeunes. Luiz Inacio Lula da Silva, le président du Brésil a mis en place le 24 novembre 2007 une commission pour réfléchir aux mesures à prendre pour éviter une fuite des meilleurs jeunes brésiliens (L'Equipe ; 2007). Le départ des jeunes surdoués brésiliens vers l’Europe est l’un des sujets majeurs de préoccupations dans le domaine du sport brésilien. À titre d’exemple, le club professionnel de l’Atlético-Paranaense a développé un véritable réseau au Sud du Brésil, ce qui correspond à son aire « régional » du recrutement (cf. carte n° 2). En 2007, le club de l’Atlético Paranaense qui est localisé dans la ville de Curitiba, capitale de l’État du Paraná dispose respectivement de club(s) filiale(s) situé(s) dans les États du Paraná (10), de Santa-Catarina (2) et du Rio Grande Do Sul (1). La majorité de ses clubs filiaux sont situés dans sa région d’implantation et ses régions limitrophes, l’espace de filialisation s’explique alors par la forte concurrence qui s’exerce entre les clubs brésiliens. Chaque club professionnel brésilien s’est organisé afin de développer plus ou moins intensivement cette stratégie sur leurs espaces régionaux1. Les clubs brésiliens ne sont pas les seules entreprises sportives d’Amérique Latine à développer cette stratégie. Les clubs argentins et mexicains2 se sont investis dans la politique de filialisation à l’échelle de leur pays (cf. carte n° 2). Nous constatons que les entreprises footballistiques comptent le plus de clubs filiales au sein de leur Etat/Province, à savoir respectivement 25 filiales dans la province de Santa-Fé et 12 clubs filiales dans l’État de Mexico. De la province de Salta au Nord de l’Argentine à la province de la Tierra del Fuego au Sud pays, le club de Rosario a tissé un véritable réseau. La province de Buenos Aires est le second espace de filialisation du club argentin, ce qui s’explique par une ressource importante de jeunes joueurs dans cette zone. Le club mexicain s’est quant à lui investi dans la politique de filialisation au Sud de son pays, là où se concentre une ressource importante de jeunes footballeurs.
Carte n° 2 : Les « clubs filiales » de l’Atlético-Paranaense, du Club Universidad Nacional et de Rosario en 2007
16Par cette stratégie, les clubs tissent un véritable maillage de leur espace national et ciblent aussi parfois des espaces internationaux. Les clubs professionnels argentins, brésiliens, mexicains… tissent alors de véritables réseaux à travers le monde. Les clubs professionnels cherchent ainsi à contrôler leur espace national afin de ne pas laisser échapper le moindre talent aux clubs concurrents nationaux et étrangers. Les clubs professionnels argentins et brésiliens ont donc eux aussi organisé leur processus du recrutement au sein de leur territoire. Il est difficile pour les clubs européens et français de recruter les meilleurs jeunes argentins et brésiliens sans passer directement par leurs clubs. Devant la quantité et la qualité sportive reconnue des jeunes athlètes brésiliens, les clubs européens s’investissent humainement et financièrement pour déployer des stratégies spatiales du recrutement au sein de l’espace brésilien.
- 3 Marcelo est un ancien joueur professionnel de l’Olympique Lyonnais, il est aujourd’hui le recruteu (...)
- 4 Entretien téléphonique réalisé le 14 février 2005 avec Olivier Blanc, responsable de la communicat (...)
17De nombreux clubs européens organisent et développent des stratégies spatiales du recrutement au sein de l’espace brésilien, soit en appliquant une stratégie de prospection spatiale, soit en organisant une stratégie partenariale. Par l’intermédiaire d’un ancien professionnel brésilien, les responsables lyonnais du recrutement sont tenus au courant des jeunes joueurs évoluant au Brésil. « Tous les trois ou quatre mois, Marcelo3 fait parvenir au responsable du recrutement du club lyonnais, une série de fiches sur lesquelles figurent tous les joueurs qu'il estime "intéressants". Il indique notamment leur nombre de sélections, l’âge, leurs éventuelles blessures... Parfois, une cassette vidéo accompagne le courrier4 ». Le recrutement opéré au Brésil par les dirigeants lyonnais est très ciblé et se concentre sur des régions précises. « Pour des Brésiliens, nous essayons de privilégier ceux qui sont issus de São Paulo ou de Recife, plutôt que ceux qui viennent de Rio de Janeiro. Ces derniers sont beaucoup plus extravertis et, dans une ville comme Lyon, ils pourraient ne pas s'adapter » souligne Marcelo. Enfin, le responsable du recrutement basé à Lyon effectue deux voyages par an pour donner son avis sur les joueurs sélectionnés par Marcelo. Une fois les conditions (administratives, familiales…) réunies pour le recrutement d’un jeune joueur brésilien, les responsables lyonnais se concertent et cherchent à rencontrer les agents et les nombreux intermédiaires du joueur avant de le faire venir au club. Les bonnes performances des joueurs brésiliens évoluant au sein de l’équipe professionnelle de Lyon encouragent les recruteurs lyonnais à prospecter en direction du Brésil.
- 5 Entretien téléphonique réalisé le 12 janvier 2005 avec Pascal Viardot, directeur du centre de form (...)
18L’Olympique lyonnais n’est pas l’unique club français à investir le territoire sud-américain (cf. carte n° 3). Le club du Mans a officialisé en 2005 un partenariat avec un club de São Paulo Football Club. Le club de Nancy avait un partenariat avec le club du Gremio à Porto Alegre. La filière brésilienne « Curbelo », qui a débutée en 1997, s’est arrêtée en 2000. « Nous faisions venir deux par deux à Nancy des jeunes joueurs originaires de Porto Alegre5 ». En 2006, le club de Feyenoord Rotterdam s’est lié par des accords de partenariat avec seize clubs étrangers dont un club brésilien l’America Minas Gerais. Le Football Club de Barcelone a signé le 15 novembre 2007 un partenariat avec les Corinthians de São Paulo. En même temps que se développe de manière intensive cette politique partenariale entre des riches clubs européens et des clubs brésiliens, d’autres clubs européens cherchent d’autres alternatives partenariales vers le Brésil dont l’objectif principal est la plus value financière liée aux transferts de jeunes joueurs brésiliens. « Le 9 février 2007, le club de Lausanne-Sport annonçait avoir conclu un partenariat avec Sports Investments SCA, un fonds d’investissement luxembourgeois, dont les promoteurs entendent placer des jeunes brésiliens dans le club vaudois afin qu’ils puissent être mis en valeur et revendus » (POLI ; 2008). Le footballeur brésilien est donc devenu un produit à forte valeur ajoutée dont les clubs européens ont compris les bénéfices financiers qu’ils pouvaient en obtenir en les recrutant puis en les transférant de club en club.
Carte n° 3 : Le déploiement de la stratégie partenariale des clubs européens au Brésil et en Argentine en 2006
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19Les footballeurs brésiliens sont des sportifs très appréciés par les dirigeants des clubs professionnels du monde entier. En 2004, on recense 846 joueurs brésiliens qui ont rejoints des clubs professionnels de 80 pays du monde entier. « Le pays qui en a accueilli le plus est le Portugal (132 joueurs), pour des raisons linguistiques évidentes. Mais on en a vu aussi 35 partir au Japon, 32 en Corée et d’autres vers des pays plus exotiques pour des brésiliens, d’autant que la plupart des joueurs sont d’origine populaire et bien peu préparés à la vie à l’étranger : 26 en Indonésie, 17 au Viêt-Nam, 13 en Chine, 12 en Azerbaïdjan. Parmi les plus petits effectifs, 6 en Finlande, au Koweït et au Qatar, 3 en Bosnie et aux Iles-Féroé » (THERY ; 2006). Les données recensées en 2008 (cf. carte n°4) montrent que 1 176 joueurs de football ont été transférés dans 94 pays du monde. En analysant les variations des effectifs par rapport à 2004, on observe des diminutions de flux notamment en Amérique du Sud et au Japon, mais on constate aussi une très forte augmentation des flux vers l'Europe de l'Est, pour qui la croissance économique et l'intégration à l'Union européenne se traduit aussi par une capacité à importer des joueurs brésiliens.
- 6 On peut mesurer de façon très objective le rayonnement du Brésil à partir des données très précise (...)
Carte n° 4 : Les transferts internationaux des footballeurs brésiliens en 20086
20La diffusion des joueurs brésiliens est en progression constante depuis la fin des années 1990. La Fédération Brésilienne de Football recense ainsi un millier de départs de joueurs brésiliens vers l’étranger chaque année depuis 2000. « Au niveau de l’ensemble des ligues professionnelles et semi-professionnelles de l’UEFA (78 ligues de 50 pays), lors de la saison 2002/2003, le pays exportant le plus de footballeurs était aussi le Brésil (509), suivi de la Serbie et Monténégro (275), de la France (259), de l’Argentine (244) et du Nigeria (193) » (Poli, 2008).À ce titre, 804 joueurs brésiliens ont été transférés dans des clubs étrangers en 2005, 851 en 2006 et 1 085 en 2007. « Fin août 2007, sept cents joueurs brésiliens avaient déjà fait le grand saut à destination de l'Europe, de l'Asie et même de l'Afrique. Mais comment s'y opposer tellement le football est devenu un vecteur de promotion sociale, de réussite sur tous les plans, y compris financier. Même si évidemment tout autour règne nombre de personnages attirés par l'odeur de l'argent et qui exploitent la situation sans états d'âme » (France Football ; 2007).
- 7 Au cours de ce recensement, l’Argentine (88 joueurs) et la France (82 joueurs) arrivent respective (...)
21L’Observatoire des Footballeurs Professionnels a recensé pour la saison 2005-2006 139 joueurs brésiliens expatriés dans les cinq principales ligues européennes de football (Allemagne, Espagne, France (cf. carte n° 5), Italie, Angleterre), ce qui en fait le premier pays « exportateur » de footballeurs professionnels à destination des cinq pays européens7.
Carte n° 5 : Le recrutement des clubs français à travers le monde en 2006
22L’Espagne et le Portugal se présentent pour les joueurs brésiliens comme des « pays tremplins » pour rebondir en Europe. « En Espagne, après deux saisons passées dans le championnat, les joueurs sud-américains sont considérés comme des communautaires. De même, au Portugal, après une année de présence, les joueurs brésiliens peuvent demander au Gouvernement un statut spécial qui leur permet d’être considérés comme des footballeurs nationaux » (Poli, 2008). L’expatriation des footballeurs brésiliens peut avoir des conséquences. SelonVanderlei Luxemburgo, manager général du club de Santos, « le football brésilien souffre de l'exode de ses principaux joueurs dit-il très clairement. Non seulement vers l'Europe, mais aussi dans le monde entier. Du coup, le championnat a chuté de façon vertigineuse, la compétition est de plus en plus faible » (France Football ; 2007). Dès lors, « le gouvernement brésilien souhaite limiter l'exode massif des joueurs de football locaux vers l'étranger, un phénomène récurrent qui touche des adolescents de plus en plus jeunes et qui prive le Brésil de ses joueurs les plus prometteurs » (Info Sport ; 2008).
23Un faible nombre de jeunes footballeurs d’Amérique latine (15 joueurs : cf. tableau n° 1) a été recruté par les centres de formation français entre 2002 et 2007.
Tableau n° 1 : Flux de joueurs originaires d’Amérique Latine arrivés dans les centres de formation entre 2002 et 2007
Année
|
Jamaïque
|
Haïti
|
Argentine
|
Brésil
|
Total
|
2002-2003
|
1
|
0
|
3
|
7
|
11
|
2003-2004
|
0
|
1
|
0
|
0
|
1
|
2004-2005
|
0
|
1
|
0
|
2
|
3
|
2005-2006
|
0
|
0
|
0
|
0
|
0
|
2006-2007
|
0
|
0
|
0
|
0
|
0
|
2007-2008
|
0
|
0
|
0
|
0
|
0
|
Total
|
1
|
2
|
3
|
9
|
15
|
Source : L.F.P 2002-2007
24On recense 9 joueurs de nationalité brésilienne, 3 argentins, 2 haïtiens et un jamaïcain évoluant dans les centres de formation français (cf. carte n° 6) entre 2002 et 2007. Deux principales raisons expliquent cette faible représentation de joueurs brésiliens au sein des structures françaises. D’une part, le recrutement opéré par les clubs professionnels brésiliens sur l’espace brésilien est extrêmement organisé et efficace. D’autre part, les meilleurs jeunes joueurs une fois recrutés peuvent exprimer leur talent au sein des clubs professionnels brésiliens, ce qui leur permet de grandir et s’épanouir dans leur discipline sportive sans être déracinés de leur famille. Les joueurs d’Amérique latine sont répartis dans 8 centres de formation français (soit ¼ des centres de formation) entre 2002 et 2007. Le centre niortais présente la particularité d’avoir reçu 4 joueurs brésiliens au sein de sa structure d’entraînement. Bordeaux, Laval, P.S.G, Sochaux et Strasbourg composent le second groupe ayant accueilli un joueur entre 2002 et 2007. Il ne faut pas chercher de logique spatiale dans la répartition des joueurs brésiliens au sein des centres de formation français. La présence des joueurs brésiliens dans les clubs est avant tout le résultat des stratégies spatiales développées par les dirigeants des clubs français.
Carte n° 6 : Présence des brésiliens dans les clubs pros français
25Il est difficile de recruter des joueurs brésiliens mineurs. « Des hommes brésiliens sont soupçonnés d’enrôler de jeunes joueurs afin de mieux les revendre dans plusieurs pays européens. Le trafic de faux-passeports qu’a connu l’Europe aurait été commandité par des hommes d’affaires brésiliens peu scrupuleux de gagner de l’argent rapidement » (Sevilla, 2001). C’est d’ailleurs pour cette raison que les migrations des joueurs professionnels brésiliens se font tardivement, vers l’âge de 18 à 20 ans, à destination des meilleurs clubs européens. Depuis la saison 2005-2006, on ne recense plus aucun joueur recruté au Brésil. Plusieurs raisons expliquent cette situation. Tout d’abord, les dirigeants des centres rencontrent de plus en plus de difficultés (administratives, financières et sportives) à recruter des footballeurs mineurs originaires d’Amérique du Sud. De plus, les clubs Sud-américains ont pris conscience des plus-values plus importantes qu’ils peuvent obtenir d’un transfert d’un joueur formé au pays vers les grands clubs européens.
26De nombreux clubs professionnels français et européens recrutent de nombreux joueurs brésiliens dans le but de leur apporter une plus-value sportive et financière. Les exemples de plus values réalisées sur des joueurs brésiliens sont nombreux et de plus en plus « exorbitants ». Au mercato d'été 2008, le club du Milan AC refuse une offre en provenance de Chelsea évaluée a 100 millions d'euros pour son joueur brésilien du nom de Kaka dont le club italien a estimé sa valeur à 130 millions d'euros. Les clubs professionnels brésiliens bénéficient aussi de plus-value concernant la vente de leur joueur aux clubs professionnels européens. « Selon la Banque centrale du Brésil, par exemple, le transfert de Fred de Corinthians São Paulo à l’Olympique Lyonnais en 2004 a rapporté 18 millions de dollars au club brésilien. Ce montant aurait été suffisant pour financer le centre de formation basé à Lyon pour une période de cinq ans » (Poli, 2008). Les stratégies spatiales du recrutement développées par les clubs européens intègrent de plus en plus dans leur logique sportive une logique financière qui profite aussi aux joueurs brésiliens. « Lors de l’été 2008, alors qu’il annonce haut et fort qu'il souhaite rejoindre Chelsea, il signe à la surprise générale à Manchester City lors du dernier jour du mercato pour un transfert évalué à 42 millions d'euros. Robinho a sensiblement augmenté son salaire durant ce transfert : 6 millions d'euros annuel à Manchester City contre 1,7 millions au Real » (L’Equipe ; 2008). Les transferts des footballeurs brésiliens n’échappent pas aux dérives financières (détournements de fonds, blanchiment d’argent, intermédiaires douteux…). « Le problème des millions détournés par ces agents à l'occasion d'un transfert a bien été illustré lors d'un dernier scandale: l'affaire Paulo Miranda, joueur brésilien vendu aux Girondins de Bordeaux en 2001. Le club français a déboursé l'équivalent de 4,28 millions d'euros. Seulement 1,44 million sont effectivement entrés officiellement sur le compte du club brésilien. La différence (2,84 millions) étant passée par des banques, en Suisse et aux États-Unis... sans avoir jamais été enregistrée par la Banque centrale du Brésil, donc le fisc local.... » (Poli, 2008). L’augmentation des transferts des joueurs brésiliens à destination des clubs européens multiplie les plus-values mais aussi les dérives financières dans le marché international des footballeurs professionnels.
27Le Brésil n’échappe pas au marché international des footballeurs professionnels. Le Brésil est un espace footballistique pleinement intégré dans le système productif des riches clubs professionnels européens (cf. figure n° 3).
Figure n° 3 : Les joueurs brésiliens intégrés dans le système productif international de footballeurs professionnels en 2008
28À ce titre, nous assistons à une nouvelle division internationale de production de sportifs professionnels dans le football européen. « D’un point de vue quantitatif, le nombre de joueurs provenant d’Afrique et d’Amérique latine présents au sein des meilleurs clubs européens augmentent tant en valeur absolue, par rapport à l’ensemble des joueurs, qu’en termes relatifs, par rapport aux joueurs étrangers d’autres origines » (Poli, 2008). La fragmentation du système productif des footballeurs à l’échelle internationale est le résultat d’un développement intensif et réfléchi des stratégies spatiales du recrutement des clubs européens orientées sur les pays du Sud. Les stratégies participent à la mise en place d’avantages comparatifs dans la production de joueurs. Si les recrutements réalisés par les clubs européens au Brésil apparaissent être « rentables » sportivement et financièrement, il n’en reste pas moins que les clubs professionnels brésiliens ont compris aussi les intérêts financiers qu’ils pouvaient tirer en maîtrisant le départ de leurs meilleurs jeunes vers les clubs du monde entier. L’espace footballistique brésilien est sans aucun doute l’un des espaces géographiques de référence en ce qui concerne la production de jeunes joueurs qui de par leur talent dans leur club respectif feront rêver la planète football. Les trajectoires migratoires des footballeurs professionnels brésiliens à travers les clubs où ils évoluent laissent ainsi entrevoir des logiques spatiales complexes.