Les fondements de la géographie humaine
Résumés
La géographie humaine s’attache à l’espace comme support et environnement des sociétés et met en lumière le rôle que tiennent les représentations que les hommes s’en font. Aux modèles simplifiés des origines, à celui plus subtil de Vidal de la Blache, au fonctionnalisme économique de la nouvelle géographie succède l’approche culturelle qui s’attache (i) à l’espace concret des réalités observées, (ii) à l’espace et à la société qui sont institués grâce (iii) aux imaginaires que mettent en œuvre les hommes. Ils leur permettent de structurer leur relation à l’environnement, d’instituer le social, de l’articuler autour de relations contrôlées et de l’animer de valeurs et d’intentionnalités, celles des éthiques de réalisation ou des éthiques de conviction. La coopération et la compétition que mettent en œuvre les acteurs sociaux se développent dans les champs du pouvoir, de la richesse et du prestige. Ce dernier reçoit enfin l’attention qui lui est due. L’approche culturelle est particulièrement éclairante pour saisir les dynamiques du monde actuelle. La géographie dont elle rend compte n’est pas seulement celle des savants. C’est celle dont chaque individu est porteur.
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espace, environnement, homme, société, culture, représentation, imaginaire, déterminisme, possibilisme, fonctionnalisme, approche culturelle.Index by keywords:
space, environment, man, society, culture, representation, imaginary, determinism, possibilism, cultural approach.Índice de palavras-chaves:
espaço, ambiente, homem, sociedade, cultura, representação, imaginação, determinismo, possibilismo, funcionalismo, abordagem cultural.Plan
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- 1 Cet article reprend avec plus de recul, à vingt ans de distance, un thème que j’ai déjà abordé il y (...)
1La géographie humaine apparaît à la fin du XIXe siècle. C’est alors davantage une science naturelle des sociétés humaines qu’une science de l’homme et de la société. Elle ne rentre dans ce dernier cadre qu’en rejetant le modèle évolutionniste qui l’a fait naître et en attribuant à la société des forces politiques ou économiques capables de s’imposer à tous. Certains, comme Vidal de la Blache, élaborent déjà des types plus subtils d’interprétation. Dans les années 1950, la Nouvelle Géographie se rapproche du modèle d’explication imaginé par les économistes et adopte des schémas fonctionnalistes. À partir des années 1970, la discipline connaît un tournant culturel qui modifie les façons de la concevoir, de penser l’espace et de mener la recherche1.
Des modèles évolutionnistes à des modèles simplifiés de l’homme et de la société
Les modèles évolutionnistes et la naissance de la géographie humaine
- 2 Darwin, C., 1859, On the Origin of Species by Means of Natural Selection, Londres, Murray.
2En tant que description de la terre, la géographie savante s’intéresse depuis ses origines grecques à la distribution des hommes, de leurs activités et de leurs œuvres sur la planète, mais sans en faire un secteur autonome. La géographie humaine se différencie du reste du domaine lorsque l’évolutionnisme darwinien2 met l’accent à la fois sur le jeu des mutations aléatoires qui affectent les vivants et sur les pressions qu’exerce sur eux le milieu et qui conduisent à la sélection des plus aptes. Darwin tire de Malthus son interprétation du rôle des contraintes environnementales : les populations d’êtres vivants croissent à un rythme exponentiel, alors que les ressources qu’il est possible de tirer de la nature n’augmentent qu’à un rythme arithmétique : la pression qui en résulte est responsable d’un tri qui n’assure la survie qu’aux plus résistants.
- 3 Haeckel, E., 1866, Generelle Morphologie der Organismen, Berlin, Reiner.
3Comme le montre Haeckel3 en 1866, l’évolutionnisme appelle la constitution d’une discipline consacrée à l’analyse des rapports des êtres vivants à leur environnement : l’écologie. Celle-ci prend en compte les pressions du milieu local comme celles qui s’exercent dans des cadres territoriaux plus larges lorsque les espèces vivantes se diffusent.
- 4 Darwin, C., 1871, The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex, Londres, Murray, 2 vol.
- 5 Wagner, M., 1868, Die Darwinsche Theorie und das Migrationsgesetz der Organismen, Leipzig, Duncker (...)
4Darwin nuance son interprétation lorsqu’il montre, en 18714, que la sélection des hommes ne se fait plus essentiellement sur des critères biologiques, mais sur des critères culturels. Ce n’est pas cette version des processus évolutionnistes relatifs à l’homme que retient Friedrich Ratzel, mais la version malthusienne et la variante qu’en a tirée Moritz Wagner5 pour tenir compte du jeu des migrations et de l’isolement dans la spéciation – un évolutionnisme intermédiaire, en quelque sorte, entre celui de Lamarck et de Darwin.
- 6 Ratzel, F, 1885-1886, Völkerkunde, vol. 1 et 2, Die Naturvölker, Leipzig, Bibliographisch Institut.
- 7 Ratzel, F, 1888, Völkerkunde, vol. 3, Die Kulturvölker, Leipzig, Bibliographisch Institut.
- 8 Ratzel, F.,1897, Politische Geographie, Munich, Oldenburg.
5Si Ratzel, naturaliste de formation, est darwiniste lorsqu’il rappelle le rôle de la sélection des plus aptes par l’environnement – hypothèse déterministe qu’on n’a cessé de lui reprocher –, il considère qu’elle n’est décisive que chez les peuples de Nature, les Naturvölker6, ceux qu’étudient les anthropologues ; il leur consacre plusieurs années de recherche. À partir d’un certain seuil, les Kulturvölker7 arrivent à surmonter les contraintes du milieu par leurs déplacements ou par leurs innovations. La géographie des peuples développés est de moins en moins dictée par l’environnement. Elle dépend de plus en plus des besoins d’espace vital nécessaire aux groupes humains et des formes d’organisation sociale dont ils se dotent. En élaborant des institutions étatiques, les hommes apprennent à organiser de plus en plus efficacement leur action et à domestiquer de mieux en mieux la nature. Pour le monde avancé, Ratzel fait de l’individu, doté d’une capacité d’innovation, un atome dans une société dotée collectivement d’une force biologique d’expansion et, institutionnellement, d’une organisation qui assure sa supériorité dans le domaine de la production et surtout des forces armées. C’est ce modèle qui caractérise la géographie politique8, celle que mettent en œuvre les peuples avancés.
- 9 Berdoulay, V., O. Soubeyran, 1991, "Lamarck, Darwin et Vidal : aux sources naturalistes de la géogr (...)
- 10 Febvre, L., 1922, La Terre et l 'évolution de l'humanité. Introduction géographique à l'histoire, P (...)
6La perspective qu’adopte les géographes britanniques est également darwinienne, mais sous l’influence de la sociologie de Herbert Spencer davantage que sous celle de Ratzel. L’inspiration des géographes français est différente dans la mesure où ils adoptent généralement la conception lamarckienne9 de l’évolution, plus attentive que le modèle malthusien aux faits de coopération au sein des espèces et de symbiose entre celles-ci. Selon cette interprétation, les sociétés s’adaptent à l’environnement en échappant progressivement à ses contraintes. Comme pour Ratzel, la géographie des peuples de nature et celle des peuples évolués diffèrent, mais sans que la formation de l’État et le jeu de la force disciplinée ne jouent un rôle aussi grand. Ce qui intervient à tous les niveaux de développement, c’est la capacité d’innovation des hommes. Lucien Febvre10, essayant en 1922 de résumer ce qui donne à l’école géographique française sa spécificité, la qualifie de possibiliste : la nature impose des contraintes, mais les hommes arrivent à les tourner par leurs innovations – pas en bloc, mais l’une après l’autre. Le progrès s’affirme, mais le contrôle qu’il assure sur l’environnement n’est jamais total.
7Ainsi conçue, la géographie française oppose une nature statique à un homme innovateur. La géographie raconte la manière dont l’homme se libère des contraintes environnementales, mais sans pouvoir en déduire de loi universellement valable. C’est la raison pour laquelle Lucien Febvre ne concède à la discipline qu’il analyse qu’une place mineure dans la hiérarchie des sciences puisqu’elle ne débouche sur aucune généralisation.
Les premiers modèles anthropologiques de l’homme et de la société et la géographie culturelle américaine
- 11 Linton, R., 1968, De l'Homme, Paris, Editions de Minuit, éd. or. américaine, 1936.
8On a longtemps bâti les sciences sociales en combinant des modèles de l’homme et de la société conçus comme des entités dotées, au départ, de traits spécifiques et indépendants, mais qui interféraient ensuite. L’exemple de l’anthropologie le montre : dans son ouvrage De l’Homme11, un de ses théoriciens des années 1930, Ralph Linton, conçoit l’individu comme une cire vierge ; il est programmé par la culture que lui inculque la société et ainsi préparé à remplir exactement les rôles qui lui seront dévolus dans les relations institutionnalisées auxquelles il participera. Chaque individu connaît à l’avance les conduites à tenir pour répondre aux attentes de ses partenaires. La société ainsi conçue fonctionne comme une machine parfaitement huilée. L’ordre résulte de la culture, qui distribue à chacun les scripts où sont notées les choses qu’il doit dire ou faire en chaque circonstance. Le modèle paraît particulièrement intéressant pour les anthropologues à une époque où leurs études insistent sur le dressage que les rites de passage imposent à chacun pour progresser d’un âge de la vie à l’autre.
- 12 "De la torture dans les sociétés primitives" in : Clastres, P., 1974, La Société contre l'Etat, Par (...)
9Pour Ralph Linton, ce modèle explique que les sociétés qu’étudient les anthropologues n’aient pas d’histoire et échappent de ce fait aux luttes politiques. Dans son ouvrage sur La Société contre l’État12, Pierre Clastres dresse un tableau très sombre de la formation des jeunes dans les sociétés amérindiennes : elle les soumet totalement à la collectivité. Les luttes politiques jouent un rôle essentiel dans ces groupes, mais leur but est d’éviter la concentration du pouvoir aux mains d’un seul. On a affaire à des sociétés qui préfèrent le contrôle collectif à la tyrannie d’un seul : la politique n’y a pas le même sens que dans d’autres cultures.
10Ce modèle anthropologique repose sur l’existence, en dehors de l’homme et de la société, d’une troisième entité, la culture, qui est parachutée sur le monde comme depuis un niveau surplombant. La société a le pouvoir de l’imposer, ce qui modèle l’individu et conduit à la reproduction indéfinie de l’ensemble, qui ignore le progrès : le groupe politique vit sans luttes politiques dans le modèle de Linton ; avec des luttes intenses, mais sans concentration du pouvoir dans celui de Clastres. D’un côté, le monde des anthropologues ignore l’histoire. De l’autre, il en connaît une fort agitée, mais qui ne débouche sur aucune dynamique d’ensemble.
11On observe le même type de construction théorique chez les géographes qui s’intéressent, dès le départ, à la culture. Le modèle de l’homme que mobilise le plus célèbre d’entre eux, l’Américain Carl Sauer, est alors celui de l’homo faber, appréhendé à travers les objets qu’il fabrique et les plantes et les animaux qu’il domestique. Les individus se contentent, pour cela, de répéter les gestes qu’ils ont appris. Dans la grande majorité des cas, ils se montrent incapables de sortir de la routine. Des innovations se produisent cependant, mais rarement : si un mode de vie ou un artefact est présent en un lieu, c’est donc qu’un processus de diffusion a pris place entre l’endroit où il a été originellement conçu et celui où il est observé. Lorsqu’elle est possible, la datation des restes archéologiques permet de localiser le foyer d’origine et les étapes de la diffusion. C’est sur ce même schéma théorique que repose l’interprétation que propose Torstein Hägerstrand de la diffusion des innovations dans le monde rural de la Scanie, au Sud de la Suède entre 1920 et 1950 : quelques individus instruits et mobiles, et qui se répartissent au hasard, adoptent des techniques et des équipements nouveaux ; la majorité des agriculteurs ne font de même que lorsqu’ils ont pu évaluer leur efficacité à travers les contacts qu’ils nouent avec ces pionniers.
- 13 Duncan, J., 1980, "The superorganic in American cultural geography", Annals, Association of America (...)
12Dans ce schéma – une variante de ceux de Linton ou de Clastres –, la société façonne l’homme à travers la culture qu’il reçoit et qui est conçue comme une somme de tours de main et de savoir-faire qui permettent de gérer des pyramides écologiques. Ces savoirs planent au-dessus de la société, sur laquelle ils laissent choir, de temps en temps et au hasard, une innovation sans que l’on explique pourquoi. Le schéma selon lequel est construit la géographie culturelle de Carl O. Sauer est dénoncé James Duncan dans l’article qui est à l’origine de la New Cultural Geography américaine13.
Un modèle plus subtil : Vidal de la Blache, les genres de vie et l’intelligence collective
- 14 Vidal de la Blache, P., 1922, Principes de géographie humaine, Paris, Armand Colin, p. 7.
- 15 Ibid. p. 11.
13La géographie que structure Paul Vidal de la Blache est plus subtile que la vision qu’en donne Lucien Febvre. Elle se bâtit autour « d’une idée essentiellement géographique, [celle d’un milieu] doué d’une puissance capable de grouper et de maintenir ensemble des êtres hétérogènes en cohabitation et corrélation réciproque »14. Les groupes humains sont généralement de nature diverse, mais « ces groupes hétérogènes se combinent dans une organisation sociale qui fait de la population d’une contrée, envisagée dans son ensemble, un corps »15 : influence du milieu sur l’homme ? La chose est plus complexe :
- 16 Ibid., p. 13.
« … le rôle qu’il convient d’attribuer à l’homme comme facteur géographique [est double]. Actif et passif, il est à la fois les deux »16.
14Les géographes d’alors mettent surtout l’accent sur le côté passif et insistent sur les contraintes exercées par le milieu. Pour Vidal de la Blache, le côté actif est essentiel. Il reflète la capacité des hommes à innover :
- 17 Ibid., p. 13.
15« Ce n’est pas seulement à la faveur des agents inorganiques que se produit l’action transformatrice de l’homme : il ne se contente pas de mettre à profit, avec sa charrue, les matériaux de décomposition du sous-sol ; d’utiliser des chutes d’eau, la force de la pesanteur accrue par les inégalités du relief ; il collabore avec toutes ces énergies vivantes qui se groupent et s’associent suivant les conditions du milieu. Il entre dans le jeu de la nature »17.
16L’objet de la géographie humaine n’est pas d’étudier les rapports que l’homme peut entretenir, en tant qu’individu, avec son environnement. Il est d’analyser comment les sociétés s’adaptent aux milieux et les transforment en s’appuyant, en particulier sur les forces vivantes.
- 18 Jean Brunhes insiste particulièrement sur ce point : Brunhes, J., 1910, La Géographie humaine. Essa (...)
17Les chercheurs qui inventent la géographie humaine à la fin du XIXe siècle sont à la fois des naturalistes et des praticiens des sciences de l’homme. Les progrès des sciences naturelles et le développement de l’écologie à partir de ses bases botaniques et zoologiques les inspirent dans le premier domaine. La plupart des sciences sociales n’ont encore que peu de choses qui puissent les intéresser. Les géographes, Vidal de la Blache en particulier, tirent essentiellement parti de l’histoire et de ce qu’apportent l’anthropologie et la préhistoire – cette dernière étant confrontée au même problème que celui que rencontrent souvent les géographes : comprendre des sociétés dont on ne connaît que les artefacts fabriqués et les paysages. Le positivisme qui inspire alors la plupart des chercheurs va dans le même sens : dans un souci de rigueur, ils doivent s’en tenir aux faits observables18. Leur métier, c’est de les faire parler sans interroger leurs auteurs.
18Le modèle que met en œuvre Vidal de la Blache est original. Il le présente en soulignant ce qu’apprennent les musées ethnographiques sur l’intelligence collective des peuples :
- 19 Vidal de la Blache, 1903, "La géographie humaine. Ses rapports avec la géographie de la vie", Revue (...)
« Dans les principales villes du monde civilisé, il s’est fondé, depuis trente ans, des musées ethnographiques, dont quelques-uns sont remarquablement ordonnés. Rien, en ce cas, n’est plus instructif. Tout est réuni pour nous aider à comprendre à la fois la nature qui a fourni les matériaux, et l’esprit qui a guidé la fabrication » 19.
19Vidal revient sur ce thème ans Les Principes de géographie humaine, où il tire leçon de sa longue expérience de chercheur :
- 20 Vidal de la Blache, Paul, 1922, Principes de géographie humaine, Paris, A. Colin, p. 9
« Plusieurs de ces formes primitives d’existence sont périssables : plusieurs sont éteintes ou en voie d’extinction : soit. Mais elles nous laissent, comme témoins ou comme reliques, les produits de leur industrie locale, armes, instruments, vêtements, etc., tous les objets dans lesquels se matérialise, pour ainsi dire, leur affinité avec la nature ambiante. On a eu raison de les recueillir, d’en former des musées où ils sont groupés et géographiquement coordonnés. Un objet isolé dit peu de chose ; mais des collections de même provenance nous permettent de discerner une empreinte commune, et donnent, vive et directe, la sensation du milieu. Aussi des musées ethnographiques tels que celui qu’a fondé à Berlin l’infatigable ardeur de Bastian, ou ceux de Leipzig ou d’autres villes, sont-ils de véritables archives où l’homme peut s’étudier lui-même, non point in abstracto, mais sur des réalités »20.
20Ce que mettent en évidence ces collections, ce n’est pas le déploiement de l’intelligence de chaque individu, mais celle que chaque groupe s’est bâtie dans la confrontation avec le milieu : une sagesse collective, qui lui permet de tirer suffisamment parti du milieu pour survivre. En tirant profit de celle-ci, comme le précise Vidal de la Blache :
- 21 Vidal, 1922, p. 11-12.
« […] ces groupes hétérogènes se combinent dans une organisation sociale qui fait de la population d’une contrée, envisagée dans son ensemble, un corps. Il arrive que chacun des éléments qui entrent dans cette composition s’est cantonné dans un genre de vie particulier : les uns chasseurs, les autres agriculteurs, les autres pasteurs : on les voit, en ce cas coopérer, unis les uns aux autres par une solidarité de besoins. Le plus souvent […] dans nos sociétés d’Europe, l’influence du milieu a tout rallié à des occupations et à des mœurs analogues. Telle est la force assouplissante qui prévaut sur les différences originelles et les combine dans une adaptation commune »21.
21Les influences « assouplissantes » du milieu finissent par imposer dans un même environnement la division du travail entre plusieurs genres de vie ou la mise au point d’un genre de vie partagé par tous. Dans les deux cas, ce n’est pas l’individu qui compte : c’est l’inventivité dont fait montre l’ensemble des membres d’un groupe qui lui permet, seul ou en collaboration avec d’autres groupes, de s’adapter au milieu et de triompher des contraintes auxquelles il était soumis. L’esprit qui compte pour le géographe, ce n’est pas celui des individus isolés, mais l’expression qu’en donne les collectivités humaines. C’est ainsi que s’explique la genèse des genres de vie :
- 22 Ibid., p. 115-116
« L’homme s’est créé des genres de vie. À l’aide de matériaux et d’éléments pris dans la nature ambiante, il a réussi, non d’un seul coup, mais par une transmission héréditaire de procédés et d’inventions, à constituer quelque chose de méthodique qui assure son existence et qui lui fait un milieu à son image. Chasseur, pêcheur, agriculteur, il est cela grâce à une combinaison d’instruments qui est son œuvre personnelle, sa conquête et qu’il ajoute de son chef à la création. Même dans les genres de vie qui ne dépassent pas un degré assez humble de civilisation, la part d’invention est assez sensible pour attester la fécondité de cette initiative »22.
22La pratique du terrain et la fréquentation des musées conduisent ainsi Vidal de la Blache à élaborer une interprétation originale des formations de densités (le grand problème que posent, selon lui, les rapports de l’homme et de la nature) et à mettre au point une lecture du social où l’homme et la société ne sont pas envisagés séparément. Cette approche a cependant des limites : elle est datée par le rôle trop exclusif accordé au milieu vivant ; elle ne s’applique qu’aux sociétés à fondement agro-pastoral où la division du travail social est peu poussée.
23Dans la seconde partie de sa carrière, Vidal de la Blache se montre sensible à la mutation des formes de l’organisation de l’espace qui est en train de s’effectuer en Amérique. Une autre géographie est en train d’y naître des facilités offertes par la circulation et par le machinisme :
- 23 Vidal de la Blache, 1922, op.cit. p. 172.
"L'Amérique a installé son système de peuplement sur d'autres bases. Elle a brûlé les étapes. Sans doute, le village existe aux Etats-Unis dans les parties de colonisation ancienne. Mais les moyens actuels de circulation, de création d'entrepôts approvisionnés de toute espèce de marchandises, l'usage de transformer les produits agricoles en valeurs de banque, ôtent à la formation des villages une part de sa raison d'être. C'est à la ville, et même à la très grande ville, que tendent les groupements. C'est la ville qui régit les relations entre ruraux"23.
24Le résultat, c’est évidemment une géographie où, grâce au rail, la ville commande tout :
- 24 Vidal de la Blache, 1922, op.cit. p. 293.
"Si l'on veut voir la vie urbaine, livrée à elle-même, agir dans toute sa force, c'est […] vers les Etats-Unis qu'il faut regarder. La nécessité de maîtriser la distance, de combiner de vastes espaces en un domaine économique s'impose : la ville, seul organisme économique correspondant à ces besoins, met partout sa marque. Tout groupement nouveau, si modeste soit-il, débute comme un centre urbain. Déjà à l'état embryonnaire, il possède ou tend à se donner les organes qui font la ville : hôtels, banque, grands magasins (general stores)"24.
25Vidal de la Blache est sensible à la nouveauté des géographies qui se dessinent ainsi, mais ne propose pas une interprétation de la vie sociale aussi élaborée que celle que constitue, dans le monde traditionnel, le genre de vie et sa construction grâce à l’intelligence collective.
L’utilitarisme, les approches économistes et la Nouvelle Géographie
26L’économie, la première née des sciences sociales modernes met en œuvre un modèle de l’homme et de la société qui évite d’avoir à observer et à expliquer directement les décisions humaines. Elle l’emprunte à l’utilitarisme. (i) Les hommes sont mus par des préférences et par l’aptitude qu’ils ont à les classer rationnellement, c’est-à-dire selon un ordre univoque. (ii) En matière de dépense, ils ne sont prêts à satisfaire tel ou tel besoin que jusqu’à un certain prix ; au-delà, ils s’abstiennent. (iii) De son côté, la société est divisée entre des producteurs et des consommateurs qui confrontent leurs offres et leurs demandes sur des marchés. Grâce à un mécanisme de rétroaction, à un jeu de feed-backs, les prix se fixent au niveau où les quantités offertes par les vendeurs sont égales à celles demandées par les acheteurs. C’est ainsi que fonctionne le couple homo economicus/société de marché.
27La mécanique des marchés où règne la transparence évite la domination individuelle et les effets de monopole : dans la confrontation des prix, personne du côté des offreurs comme du côté des acheteurs n’a le pouvoir d’imposer le prix de son choix, mais chacun doit s’incliner devant l’accord des choix de l’autre bord : une courte phase d’ajustement conduit ainsi au prix d’équilibre.
28Le modèle utilitariste est issu du sensualisme, qui a été introduit dans la pensée sociale par Thomas Hobbes et dont le rôle s’est affirmé avec John Locke. Le fonctionnement efficace du marché est, au départ, expliqué par « une main invisible », responsable de l’équilibre de l’offre et de la demande, avant que son analyse ne prenne en compte les effets de rétroaction réciproque entre acheteurs et vendeurs.
29Le modèle utilitariste permet à la science économique de se développer comme une connaissance de l’homme sans avoir à étudier les mécanismes psychologiques qui président aux choix des acteurs qu’elle étudie : puisque les décisions sont rationnelles, il n’est pas nécessaire de partir de leur observation directe pour les comprendre ; il suffit de connaître la situation dans laquelle se trouvent les protagonistes pour reconstituer leurs options. Dans la mesure où, grâce aux mécanismes de marché, les choix se fixent en fonction des prix, c’est-à-dire à des niveaux objectivement mesurables, la science économique a, de plus, l’avantage, sur les autres disciplines sociales, de se prêter à des expressions statistiques ou mathématiques.
30Les géographes qui s’attachent à l’œuvre humaine sur la terre s’intéressent a sa dimension économique, mais dans un premier temps, la géographie économique qu’ils mobilisent ne doit rien à l’économie politique. Elle ne s’attache qu’aux formes que revêt l’échange dans les pays avancés : celui-ci y repose sur une division du travail poussée et sur des transactions réalisées sur des marchés où offre et demande s’équilibrent. La recherche ne dit rien de l’autoconsommation, pourtant essentielle dans les parties du monde qui n’ont pas encore connu la révolution industrielle : elle n’y étudie que les enclaves de plantations que la colonisation y installe pour fournir les matières premières industrielles ou les produits alimentaires qui ne poussent pas dans le monde tempéré. Dans l’économie globale dont la révolution industrielle hâte la mise en place, cette géographie économique insiste sur le rôle que jouent les grands marchés de matières premières, d’une part, et les bourses de valeurs, de l’autre ; celles-ci recueillent l’épargne et la mobilisent pour répondre aux besoins de trésorerie des entreprises ou pour leur fournir des capitaux à long terme.
31Cette forme de science économique rend compte de ce que nécessitent les besoins du monde déjà industrialisé mais ignore ce qui se passe en dehors ; elle est incapable de comprendre le fonctionnement de l’économie en cas de guerre ou lorsque des crises périodiques frappent le monde développé ; elle est muette sur le fonctionnement des pays où le triomphe du communisme a éliminé les marchés – en URSS entre les deux guerres mondiales, puis dans les démocraties populaires d’Europe orientale et centrale, en Chine, en Corée du Nord et au Vietnam.
- 25 Dockès, P., 1969. L’Espace dans la pensée économique du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Flammarion.
- 26 Smith, A., 1776, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Londres, Straham a (...)
32Comme Pierre Dockès25 l’a souligné, l’économie politique est née dans une large mesure des problèmes spatiaux que posent la production, l’échange et la consommation. Les hypothèses sur lesquelles reposent l’économie politique réduisent l’intérêt pour la localisation des différentes étapes du cycle économique, mais ne l’éliminent pas, comme le prouve le deuxième chapitre du traité d’Adam Smith26 (la division du travail est limitée par la dimension des marchés), et comme en témoigne surtout l’accent qu’il met sur l’entité territoriale majeure que du point de vue économique, constitue déjà la nation. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, le tournant marginaliste de la discipline conduit à négliger largement les aspects macro-économiques de la circulation que les physiocrates avaient mis en évidence, et à mettre l’accent, en deçà, sur la micro-économie, et au-delà, sur l’équilibre global.
- 27 Ponsard, C., 1955, Économie et espace, Paris, SEDES.
- 28 Gould, P., 1969, « The New Geography », Harper’s Magazine, n° de mars.
33À partir des années 1820 et donc avant le tournant marginaliste, une sous-discipline consacrée à la dimension spatiale des faits économiques était née en Allemagne où la tradition caméraliste avait suscité un grand intérêt pour les aspects territoriaux de l’économie. Durant un siècle, ces recherches restent confinées aux pays germanophones et à la Scandinavie. Elles ne sont prises en compte dans le reste du monde que dans les années qui précèdent ou suivent la seconde guerre mondiale27. Certains géographes les découvrent à partir de 1950 et proposent, en s’appuyant sur elles, une interprétation nouvelle de la dimension spatiale de la vie économique : ainsi apparaît ce qu’on qualifie de New Geography, de Nouvelle Géographie, à partir d’un article publié par Peter Gould28 en 1969.
34La Nouvelle Géographie fait siens les principes de base de l’économie spatiale : elle conçoit l’homme sur le modèle de l’homo economicus : un être rationnel et dont les comportements sont partout soumis à la même logique. La société ne connaît comme processus que ceux de l’économie de marché. L’espace possède deux caractéristiques : les ressources naturelles y sont inégalement réparties ; la distance constitue un obstacle qui ne peut être surmonté que moyennant des coûts liés à des dépenses d’énergie et aux délais impliqués par les déplacements de biens, de personnes et – innovation majeure de l’époque – d’informations.
35À partir de ces hypothèses, l’analyse des conditions d’implantation des activités productives, du déroulement des échanges et de la distribution spatiale des consommations montre qu’à chaque instant, la physionomie de la terre est commandée par le jeu des marchés. Qu’elles soient ponctuelles ou par aires, les localisations, répondent au jeu des forces économiques et peuvent être remises en cause à chaque instant. La géographie est ainsi en constante transformation, mais les changements qui la caractérisent ne sont jamais irrémédiables : on est dans un monde qui évolue en permanence, mais qui ignore les coupures brutales.
- 29 Voir par exemple : Claval, P., 1974, Éléments de géographie humaine, Paris, Librairies techniques.
36Un tel modèle n’est évidemment applicable que tant que les échanges peuvent s’effectuer librement : il ne vaut pas pour les périodes de crise ou de guerre, et lorsque des ruptures dans le temps et des discontinuités durables dans l’espace apparaissent. Ce mode d’explication peut, en revanche, être étendu du champ économique à celui de l’ensemble des activités humaines, ce à quoi on assiste dans les années 1970, lorsque la géographie humaine se trouve repensée dans sa totalité selon une logique fonctionnaliste29.
37Le choix d’entités interdépendantes, mais de nature différente (l’homo économicus et la société comme système de marchés) ouvre à la géographie l’interprétation des sociétés modernes et la modélisation à grands traits de l’évolution de l’économie depuis les origines, mais souffre de limites : il ne prend en compte qu’une partie des aptitudes et des comportements humains ; il n’explique pas plus les révolutions ou mutations brusques que les événements dramatiques ou tragiques ; il néglige le sens que les hommes donnent à leur devenir individuel et collectif ; il est indifférent à leurs souffrances, aux injustices qu’ils subissent et à leur mort.
38Le tournant culturel que prend alors la discipline naît du besoin d’aller au-delà de ces limitations. Il repose sur une nouvelle conceptualisation de l’homme et de la société dans laquelle ces deux entités cessent d’être d’essence différente parce qu’est prise en compte la dimension qu’elles partagent : la culture – un mouvement déjà esquissé dans les schémas les plus achevés de la géographie classique, comme celui du jeu de l’intelligence collective des genres de vie de Vidal de la Blache.
L’homme et la société comme constructions culturelles
La prise en compte de l’être-là, du Dasein : l’homme comme être social et culturel
- 30 Relph, E., Relph Edward, 1970, "An enquiry into the relations between phenomenology and geography", (...)
- 31 Dardel, E., 1952/1990, L’Homme et la Terre, Paris, PUF. Réédition 1990, Paris, CTHS, 201 p.
- 32 Buttimer, A., 1976, « Grasping the dynamism of lifeworld”, Annals of the Association of American Ge (...)
- 33 Berger, P. L et T. Luckmann, 1966, The Social Construction of Reality. A Treatise in the Sociology (...)
- 34 Schütz, A., 1932, Die sinnehalte Aufbau der sozialen Welt. Eine Eintleitung in die verstehende Sozi (...)
- 35 Frémont, A., 1972, "La région. Essai sur l’espace vécu" in La Pensée géographique en France, Saint- (...)
39Les modèles de l’homme comme individu programmé de toute éternité et de la société comme une réalité suprahumaine ne débouchent que sur des interprétations partielles – et partiales – de la distribution des hommes, de leurs activités et de leurs œuvres à la surface de la terre. Les êtres humains qu’étudie la géographie ne sont pas des entités abstraites ; ils vivent ici ou là, à tel moment ou à tel autre : il importe de prendre en compte leur Dasein, leur être-là et leur insertion dans le monde naturel et social. Le tournant culturel de la géographie est lié au nouveau regard que l’on porte désormais sur l’individu et que traduit, dans le domaine philosophique, l’essor de la phénoménologie. De ce point de vue, il est utile de rappeler ce que les initiateurs de ce virage doivent à ce courant aux alentours de 1970. Edward Relph30 découvre alors L’Homme et la terre qu’Éric Dardel31 avait consacré à la géographie en 1952 ; il y montrait l’apport à cette discipline de Heidegger, dont il connaissait l’œuvre grâce à son beau-frère, Henri Corbin, le premier traducteur de celle-ci en français. Anne Buttimer insiste, pour sa part, sur l’attention que le géographe doit porter au monde vécu, au Lebenswelt32, une idée qu’elle tire de la lecture de l’ouvrage de Berger et Luckmann33, lui-même inspiré de la sociologie d’Alfred Schutz34 et de la phénoménologie de Husserl – une philosophie qu’elle connaît depuis ses études à Louvain, un des centres essentiels de la recherche en ce domaine. Sans se référer à la philosophie, l’intérêt qu’à la même époque porte Armand Frémont35 à la région comme espace vécu va dans le même sens.
40La manière d’envisager l’individu et la société change alors : au lieu d’en faire des entités interdépendantes, mais distinctes, c’est sur ce qu’elles doivent à l’élément qu’elle partage, la culture, que l’on insiste désormais.
La corporéité
41Premier point : l’homme est un être de chair, une réalité matérielle et vivante, ce qui veut dire que malgré ce qu’il partage avec ses semblables, il en est irrémédiablement distinct : il vit une expérience séparée ; c’est un homme ou une femme ; il se développe, devient adulte, vieillit puis meurt ; son corps s’inscrit dans un milieu naturel et social ; il est intégré dans des pyramides écologiques, puise dans l’environnement l’air qu’il respire, les liquides qu’il boit et les aliments qu’il consomme et qui lui fournissent l’énergie dont il a besoin ; il y déverse ses déchets. Il est lié au monde extérieur par ses sens qui perçoivent des rayonnements et vibrations optiques et sonores (la vue et l’ouïe), des contacts mécaniques (le toucher), des substances chimiques (l’odorat et le goût) et le corps lui-même (la cinesthésie, douleur, plaisir...). Il est physiologiquement programmé par son ADN.
42Il importe de prendre en compte la corporéité de l’individu, ce qu’elle lui permet de faire et ce qui demeure hors de sa portée, ainsi que les pyramides écologiques dans lesquelles il est intégré. Il est indispensable de s’attacher aux différences et à la complémentarité des sexes et à la manière dont elles sont socialisées sous forme de genres. Il convient d’analyser la manière dont les cultures conçoivent ces liens et leur confèrent une dimension normative.
L’homme comme être social : le rôle de l’habitus
43L’homme se différencie des autres animaux par la durée de son enfance et de son adolescence : sa dotation instinctuelle ne lui suffit pas pour survivre. Comme tous les animaux, une partie de ce qu’il doit savoir faire pour vivre lui est inculqué par les aînés, mais cette partie est beaucoup plus importante et les influences auxquelles il est soumis ne viennent pas nécessairement de l’environnement proche.
44Les êtres humains diffèrent aussi des autres animaux par leurs aptitudes plus variées à communiquer. Ils entretiennent entre eux des rapports physiques (toucher, sexualité) et des liens sensoriels. Nombre de ceux-ci reposent sur l’emploi de signes (paroles, sons, images) et de symboles porteurs d’informations codées. Cela en fait des êtres sociaux, capables de s’intégrer dans les systèmes de relations qui structurent des groupes.
45Les hommes sont des êtres pensants et dotés de conscience : ils peuvent se détacher de l’instant et de l’actuel pour s’observer comme de l’extérieur, juger de la rigueur de leur démarche intellectuelle et garder la mémoire les expériences psychologiques qu’ils connaissent, celle, par exemple, d’adhérer complètement au réel par une intuition fulgurante, ou de l’expliquer en démontant les dynamiques qui y sont en œuvre. Ce n’est pas seulement parce que nous sommes capables de raisonner que nous accédons au vrai. Il y faut une expérience intime : un éclair surgit de l’intuition et l’on s’écrie : « Euréka ! J’ai trouvé !» Au terme d’un long raisonnement, la lumière vient enfin et l’on conclut, triomphant : « c.q.f.d., c’est ce qu’il fallait démontrer ».
- 36 La notion, déjà mobilisée dans l’Antiquité, est reprise en sociologie par Dukheim. L’historien de l (...)
46À l’expérience du vrai et du faux s’ajoutent celles du bien et du mal, du juste et de l’injuste, de la joie ou de la tristesse, de l’enthousiasme ou de l’abattement, de l’attirance vers le futur ou de la nostalgie du passé. Il s’agit de réactions individuellement vécues, même si elles portent sur les éléments partagés que transmettent nos sens ou qu’expriment les mots et les symboles par lesquels nous communiquons : c’est cette participation et cette adhésion à une culture qui fait de l’homme un être social ; elle le dote d’un habitus36, de quelque chose qui est déposé en lui, mais d’une manière qui n’est pas automatique, demande souvent répétitions et rappels, et suscite chez lui des réactions dont il se souvient. L’homme devient ainsi un être d’expérience, dont la consistance résulte de ce qu’il a vécu et auquel il a réagi : il a intégré (ou négligé, ou rejeté) ce qui lui était proposé, se le rappelle et en tient compte. Il est le produit de ce qu’il reçoit de ceux qui l’entourent ou qui sont en communication avec lui, mais la culture qu’il a intégrée a pris une touche personnelle. Elle n’en fait pas la copie conforme d’un modèle unique, mais reflète la dimension individuelle des expériences qu’il accumule au cours du temps. La culture qu’il reçoit lui impose des limites, mais ne l’empêche pas de broder à partir des éléments reçus, de rêver, d’imaginer autre chose, d’inventer.
La culture, les pratiques et les savoirs verbalisés
47Le type et la forme de culture que l’habitus installe en chacun est fonction des modes de communication par lesquels s’effectuent les échanges d’attitudes, de pratiques, de savoirs, de croyances ou d’émotions. Le contact, la relation face-à-face, a l’avantage de mobiliser tous les sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, et dans certains cas, le goût et le toucher. Ce qui passe de l’un et l’autre fait, selon les cas, la part belle au regard et à l’imitation, ou à l’oreille et à l’écoute. Ce qui transite dans le premier cas, ce sont les attitudes, les façons de faire, les gestes, les tours de main, les savoir-faire dans le domaine de la production comme dans celui de la vie quotidienne ou de l’alimentation : on parle de pratiques. Ces éléments n’ont pas besoin d’être verbalisés – et ne gagnent pas toujours à l’être : c’est en mettant la main à la pâte que l’on s’habitue à faire les gestes que demande tel ou tel outil, telle ou telle fabrication. On s’accoutume ainsi à associer les mouvements, à les lier en séquences qui deviennent progressivement des automatismes. Les pratiques ne mobilisent que les formes intuitives d’intelligence qui, en se combinant, permettent de réagir vite, de prendre des décisions dans l’instant, de mettre en œuvre des réflexes. Lorsque la répétition des mouvements est automatique, lorsqu’on soumet quelqu’un à un drill tel que celui que l’armée prussienne imposait à ses soldats, on les transforme en automates. L’avantage ? C’est de rendre les individus capables de réagir instantanément à l’urgence par des gestes adéquats – lorsque, au combat par exemple, l’adversaire ne laisse pas le temps de réfléchir.
- 37 Thrift, N., 2008, Non-representational Theory: Space, Politics and Affect, Londres, Routledge.
48L’attention portée à ce type de communication s’est systématisée avec Nigel Thrift37 et ses travaux sur la théorie non-représentationnelle. Le rôle des pratiques a été longtemps essentiel dans la transmission des techniques : tant qu’on n’a pas su verbaliser correctement les gestes et exprimer par des mots – ou par des chiffres – les procédés que l’on mettait en œuvre, la diffusion des techniques était lente, puisqu’elle reposait exclusivement sur la co-présence du maître ou de l’apprenti.
- 38 Collignon, B., 1996, Les Inuit. Ce qu'ils savent du territoire, Paris, L'Harmattan.
49La verbalisation a concerné plus vite les rapports sociaux, les attitudes ou les émotions que la gestuelle : l’objet fabriqué plus que la manière de le réaliser, les manières de table plus que les recettes de cuisine, l’art de conduire une maison plus que le détail des actions impliquées. Comme Béatrice Collignon38 l’a admirablement montré, les capacités d’orientation que montraient traditionnellement les Inuit du Cuivre, qu’elle étudiait au Nord du Canada, ne reposaient pas sur un savoir verbalisé : le petit nombre de toponymes et l’existence de vastes zones pourtant parcourues pour la chasse qui n’en comportaient aucun l’attestent. Pour former leurs garçons, les pères les faisaient participer très tôt à leurs déplacements et les forçaient à se retourner régulièrement pour visualiser, selon une perspective inversée, les espaces parcourus et apprendre ainsi à s’y reconnaître au retour. L’éducation des jeunes Inuit s’est occidentalisée : ils suivent des cours de géographie dans leurs écoles et dans leurs collèges, mais ne savent plus s’orienter…
- 39 Whitehouse, H., 2004, Modes of religiosity. A Cognitive Theory of Religious Transmission, Walnut Cr (...)
50Les travaux de Harvey Whitehouse39 soulignent le rôle des pratiques, et leur place plus ou moins importante le développement des religions. Chez les peuples premiers comme dans les humanités plus avancées, le but de celles-ci est de vivifier le lien social, mais les moyens mis en œuvre ne sont pas identiques. Longtemps, c’est par la participation à des rituels collectifs que la cohérence du groupe est rendue sensible et la solidarité de l’ensemble confortée. Whitehouse parle de religions spectaculaires : elles reposent sur des rites, des danses, des chants, des processions exécutés en commun, sur le sacrifice d’animaux (voire d’hommes) dont les participants consomment ensuite la chair et sur des épreuves d’initiation pour passer d’une tranche d’âge à l’autre. Ce n’est que dans des sociétés où la verbalisation permet de parler d’outre-mondes, de salut, de péché, de faute, de rédemption, que le ressort des religions change : on exige désormais des membres de la collectivité religieuse qu’ils adhèrent par leur foi à certains dogmes. On passe de religions spectaculaires à des religions dogmatiques.
51La plus grande partie des expériences à partir desquelles la culture est intégrée à l’individu s’exprime grâce à des mots ou des figures, des dessins ou des notes musicales. On entre là dans le domaine des savoirs, des connaissances, des croyances partagés. Il est structuré par la forme énonciative de la langue : le récit permet de reconstruire le réel et les dynamiques qui l’animent, de reconstituer des évolutions, de remonter dans le passé ou de se projeter dans le futur. Il revêt souvent une forme prescriptive : il appelle alors à l’existence les actions dont il parle et les fait advenir. À défaut de les modeler, il leur donne un sens. Mais pour la transmission des mots autant que pour celle des pratiques, les modes de communication importent.
Culture et modes de communication : l’oralité, l’écrit et les médias
52Dans les sociétés purement orales, tout ce qui peut être verbalisé se transmet facilement à l’occasion des relations face-à-face. Mettant en jeu tous les sens, celles-ci permettent de saisir ce que dit celui qui parle et d’évaluer aux intonations de sa voix, aux traits de son visage, à sa mimique, à ses gestes, s’il est sincère ou s’il ment, si ce qu’il dit l’enthousiasme ou le laisse indifférent. Le dialogue est facile, et permet de préciser les points qui ont échappé et de discuter de la validité des arguments.
53La communication orale a des limites : (i) elle ne voyage que si ceux qui en sont porteurs se déplacent ; (ii) en passant de l’un à l’autre, les messages se déforment, si bien qu’on ne peut faire entièrement confiance qu’à celui qui est porteur d’éléments qu’il a observés et élaborés lui-même ; (iii) à la mort de chaque individu, c’est comme si une bibliothèque disparaissait, puisque tout ce qu’il avait éprouvé et assimilé est perdu.
54Il existe des moyens de lutter contre cet appauvrissement : les textes rythmés de la poésie se mémorisent mieux que les autres et sont moins sujets à déformation. Les aèdes de la Grèce antique, les griots africains, les repentistas du Nordeste brésilien perpétuaient ainsi des savoirs : c’est comme cela, et grâce aux mythographes qui en ont recueilli plus tard le texte, que l’Iliade et l’Odyssée nous sont parvenues et que le cycle de Charlemagne a continué à être chanté sur les foires brésiliennes pratiquement jusqu’à aujourd’hui.
55Malgré ces efforts, les sociétés d’oralité communiquent mal à longue distance et ne disposent pas de témoignages du passé pour élaborer leur histoire : on y passe très vite de ce dont les vivants gardent le souvenir – de la mémoire – à ce que l’on tient d’une tradition où les durées se télescopent et se mélangent : il s’agit de l’immémorial, d’une autre temporalité.
- 40 Sur les rapports de l’oral et de l’écrit :
56L’écrit modifie profondément les systèmes de communication40 : il voyage sans difficulté, surtout lorsque son support est à la fois léger et résistant ; il se conserve sur de longues périodes. En conséquence, la communication n’a plus de limites dans le temps et dans l’espace. Ses effets sont cependant limités. Cela tient à la nature de ce que l’on veut transmettre : ce qui est difficilement verbalisable voyage mal : il s’agit de tout ce qui touche aux gestes, aux attitudes, aux émotions, c’est-à-dire au domaine technique, mais aussi à la sensibilité. Cela provient de la longueur de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, du prix de supports longtemps onéreux, et du coût des copies manuscrites tant qu’on ne dispose pas de l’imprimerie. Cela traduit l’imagination qu’il faut mobiliser et le temps nécessaire pour tirer tous les partis possibles de l’écrit : celui-ci est connu aux Indes avant notre ère, mais ne sert durant quinze siècles qu’à noter les textes sacrés : le sous-continent ne sort de la préhistoire qu’au XIVe siècle !
57Le résultat, au total ? C’est que sociétés historiques ont juxtaposé oralité et écriture durant une très longue période. Une large partie de la population n’y savait ni lire, ni écrire : c’était le cas de la quasi-totalité des masses paysannes, d’une partie importante des artisans et des petits commerçants, mais aussi d’une fraction souvent notable des couches dirigeantes : les chefs illettrés recouraient à des scribes dans l’Antiquité ou mobilisaient à leur service des clercs dans le monde médiéval. Les horizons géographiques variaient selon les couches de la population et les domaines concernés. Ce qui touchait au travail manuel, aux champs comme dans les ateliers, voyageait mal, si bien que les savoir-faire et les techniques matérielles variaient souvent sur de petites distances. Ce qui s’écrivait facilement, les règles de droit, les ordres, la morale, les croyances, mais aussi certaines formes d’information économique et tout ce que le raisonnement apportait, se répandait facilement.
- 41 Habermas, J., 1978, L’Espace public, Paris, Payot ; éd. or., 1962.
58La situation change grâce à la fabrication du papier, à l’invention de l’imprimerie et à l’amélioration des routes et de la navigation. La proportion de ceux qui savent lire et écrire augmente ; les horizons des milieux d’affaires et des classes intellectuelles s’élargissent et leurs relations s’intensifient grâce à la création de systèmes postaux et à la parution de journaux. Alors que l’écrit avait longtemps favorisé les communications de type hiérarchique et dans le domaine intellectuel, le triomphe de systèmes de pensée clos, voici que le dialogue cesse d’être local et permet la formation d’opinions publiques à l’échelle de grands espaces 41 : cela rend possible le fonctionnement de systèmes politiques appuyés sur des bureaucraties efficaces et l’apparition de démocraties à l’échelle de grands espaces.
59La mise au point de nouveaux médias s’est étalée sur deux siècles : saisie d’images fixes puis mobiles, enregistrement des sons et utilisation de dispositifs électriques ou radioélectriques pour la transmission quasi instantanée des informations à toute distance. Le coût des transferts des informations et de leur stockage a spectaculairement diminué. Les capacités de diffusion à partir d’un émetteur et de commutation entre partenaires ont cru rapidement. Le couplage des émetteurs avec des ordinateurs a donné naissance à un réseau mondial accessible à tous, l’Internet.
60L’information est devenue plus abondante, ce qui constitue un progrès majeur, mais entraîne aussi des effets négatifs. La qualité des nouvelles a baissé dans la mesure où les contrôles qui existaient au temps de l’imprimerie, du livre et de la presse écrite ont disparu. L’anonymat dont bénéficient facilement ceux qui émettent favorise les fausses nouvelles, la désinformation et le piratage. Les logiciels que mettent en œuvre les réseaux sociaux orientent systématiquement les internautes vers ceux qui partagent les mêmes goûts et les mêmes aspirations et ne conduisent pas à l’ouverture espérée vers l’autre.
61Internet multiplie l’offre de spectacles, de distractions, de jeux – et de pornographie. Il a toujours existé des hommes et des femmes qui cherchaient à fuir les problèmes et difficultés de leur temps : Pascal condamnait ceux qui choisissaient la distraction au lieu de songer à leur salut dans l’au-delà. Dans le monde actuel, l’allongement des loisirs et l’ouverture de nouveaux horizons grâce à la meilleure circulation des informations multiplient le nombre de ceux qui essaient d’échapper à l’ennui, à la monotonie et aux problèmes du quotidien. Certains le font en consacrant tous leurs moments libres aux jeux vidéo. D’autres rêvent de vivre comme on le faisait en d’autres temps et comme cela s’observe en d’autres lieux. Le nombre de ceux qui préfèrent les paradis artificiels de la drogue aux tracas de la vie réelle est devenu un problème majeur dans toutes les sociétés avancées ; ils font vivre de gigantesques réseaux mafieux à cheval sur les pays riches et ceux qui produisent les stupéfiants et menacent l’équilibre politique des uns et des autres.
62La révolution des médias a des effets profonds sur les cultures du monde contemporain et sur les comportements humains. Certains sont bénéfiques : la diffusion plus large des informations permet de lutter contre l’ignorance ; le poids de l’opinion publique réduit la marge de manœuvre des États et l’arbitraire de leurs décisions. Les effets négatifs sont également considérables : la désinformation progresse aussi vite que l’information et permet aux régimes autoritaires de peser sur la vie politique des pays démocratiques ; le souci d’échapper aux pressions de l’opinion publique mondiale poussent ces régimes à se doter de l’arme atomique. Sous ses diverses formes, le refus de l’actuel et la volonté de s’en échapper – l’escapisme, si on généralise l’emploi d’un terme qui vise originellement ceux que séduisent les jeux vidéo – apparaît comme un des problèmes centraux du monde actuel. Il a changé de dimension grâce aux nouveaux moyens de communication. En facilitant l’évasion hors du quotidien et du réel d’une part importante des populations, les médias font apparaître des failles dans nos sociétés et dans nos systèmes politiques.
Les représentations, les imaginaires de notre monde et ceux de l’outre-monde.
63La parole donne à l’homme la faculté de doubler le monde dans lequel il vit de représentations qu’il partage avec ses semblables. L’offre élargie d’informations lui rend accessibles des connaissances plus diverses ; la circulation plus active des symboles multiplie ses réactions affectives. À la connaissance directe qu’il tire de son immersion dans la nature et du contact avec ses semblables s’ajoute une masse croissante de formes indirectes d’acquisitions : celles qui se basent sur l’opinion. L’étude de l’espace terrestre ne se limite pas à l’inventaire des configurations qu’il prend, à l’analyse de ses paysages naturels et à ce que l’activité des hommes y a apporté comme transformations : elle doit se doubler de celle des représentations qui les accompagnent, de la manière dont elles décrivent le réel, l’expliquent, guident les activités que les hommes y mènent et les aménagements qu’ils y réalisent, reflètent leurs expériences et les chargent de sens.
64Les représentations véhiculent de multiples informations sur le globe, la distribution des terres et des mers, les formes du relief, le caractère souvent capricieux du temps et les climats qui résultent de ses combinaisons. Elles parlent de l’homme, de l’environnement, de la société dont il fait partie et d’autres groupes, de leurs cultures, des paysages qu’ils façonnent et des civilisations qu’ils ont élaborées. Les données qu’elles fournissent et qu’elles permettent de localiser constituent un gigantesque système d’informations géographiques, sur lequel se fondent les tableaux ordonnés et l’analyse des processus qui en expliquent la genèse : les savoirs géographiques.
- 42 Stazsak, J.-F., 2003, Géographie de Gauguin, Paris, Bréal.
65Ces informations géographiques fourmillent de descriptions et d’images qui permettent à ceux qui les consultent d’affermir leur connaissance des lieux et des espaces qui leur sont familiers, et leur en font découvrir d’autres. Aux géographies mentales que leur expérience directe nourrit en partie s’ajoutent celles qu’ils acquièrent par procuration. Les voyageurs, les poètes, les écrivains, les peintres y trouvent une inspiration qui excite leur imagination et double les témoignages directs de versions qu’ils ont personnalisées, poétisées, enjolivées ou enlaidies ; ils créent ainsi des univers de fiction qui doublent le réel : d’où le qualificatif d’imaginaire que l’on donne à cette composante essentielle de la culture, où se mêlent dans des proportions variables observation et imagination. Les imaginaires ont des effets importants. Ils suscitent l’envie de voyager pour acquérir une expérience plus directe de ce qu’on ne connaît qu’indirectement. Ils font naître chez beaucoup le désir d’acquérir les objets, les parures, les costumes que la publicité leur vante ; nombreux sont ceux qui ont envie de goûter à des mets nouveaux. Les imaginaires de notre monde font vendre des produits, poussent aux déplacements touristiques et alimentent les réclames que multiplient les entreprises commerciales et les agences de voyage. Des chaînes d’information se mettent en place pour faire connaître les destinations lointaines. L’imagination et le pouvoir communicatif d’artistes dotent certaines destinations d’un potentiel d’accomplissement que n’avait jamais imaginé les populations locales, comme l’a admirablement montré Jean-François Staszak dans Géographie de Gauguin42.
66Dans tous ces domaines, l’imaginaire se situe dans le champ de l’opinion, un domaine où se mêlent le vrai, et le faux, l’authentique et le toc ; chacun apprend à y démêler ce qui le concerne et se forme « une » opinion. Le vraisemblable y fait souvent concurrence aux témoignages sûrs. Cela fait du champ de la culture de la vie quotidienne et des loisirs un domaine qui excite les enthousiasmes, mais exige de la prudence et du jugement.
67Il est des secteurs où les exigences sont plus strictes : c’est en particulier le cas de tout ce qui touche au sens profond de la vie, au bien et au mal, à la faute et à la rédemption, au sacrifice ou au destin de l’âme. Sur ces problèmes, les hommes veulent disposer de certitudes. Les chenaux habituels de communication ne peuvent les leur fournir : ils permettent en effet de poser des questions à ceux qui proposent des croyances, d’exiger qu’ils fassent connaître l’origine de leurs assertions et qu’ils étayent leurs dires sur une argumentation sans faille. Ce sont là des domaines où les joutes sont âpres et où il est difficile d’emporter l’adhésion : nul n’est prophète en son pays !
- 43 Sur ces points, voir : Claval, P., 2024 (à paraître), Approche culturelle et imaginaires en géograp (...)
68Les imaginaires de la certitude sont bâtis sur des systèmes, dissymétriques de communication43 : les messages sont émis à partir d’une source qu’on ne peut interroger parce qu’elle se situe dans une autre temporalité (celle de l’immémorial de la tradition orale et du mythe), dans un autre monde (le ciel de la transcendance ou la profondeur des êtres, des choses ou de la terre de l’immanence), dans un âge d’or révolu, le futur d’une utopie ou d’une dystopie, ou dans une terre sans mal qui existe au présent, dont on parle, mais qu’on ne peut visiter. Dans les sociétés où la science s’est imposée comme source de vérité, ces imaginaires prennent la forme d’idéologies qui ne traitent que de la destinée des hommes sur terre et trouvent souvent leur fondement dans le dévoilement de strates inconscientes du réel. Les imaginaires de la certitude sont ainsi, paradoxalement, des imaginaires de l’outre-monde ou de l’infra-monde : d’autres mondes.
69Il est impossible de recevoir des réponses aux questions qu’on aimerait poser à ceux qui s’adressent ainsi à nous de très loin. Dans de telles circonstances, seules sont possibles deux attitudes : tout accepter ou tout refuser. Le message venu d’ailleurs a alors d’autant plus de chance d’être accepté qu’il est relayé par des intermédiaires – des prophètes – qui l’ont reçu à la source, ce qui les dotent d’une aura considérable et leur assure un puissant pouvoir de séduction : on parle de leur charisme.
- 44 Claval, P., 2024, Penser politiquement le Monde. Essai sur les configurations spatiales du pouvoir, (...)
70Comme les croyances qui ont trait à l’autre monde, celles relatives au bonheur terrestre et aux moyens de l’assurer par un bon gouvernement44 ont besoin de la caution d’une autorité lointaine et irréfutable : celle-ci confère au pouvoir une base légitime. La légitimité des monarques d’Ancien Régime provenait du mandat que Dieu leur avait, pensait-on, délégué ; c’est sur des idéologies que depuis trois siècles, l’Occident assied la légitimité de ses institutions politiques.
71L’être humain n’est pas un clone, la reproduction à l’identique d’un modèle vivant. Comme être d’expérience, il est porteur d’une version réduite, mais originale et par certains traits, unique, des attitudes, des attentes, des espoirs, des souffrances, des réflexes, des pratiques, des savoirs et des croyances qui constitue une culture. Ce qu’il a reçu n’est pas fait d’une accumulation désordonnée d’éléments ; c’est un ensemble de codes qui lui permettent de généraliser son expérience, de l’organiser, de la structurer et de lui donner un sens ; il enregistre ce qu’il a reçu et dont il reconnaît l’efficacité, ou, agissant en autodidacte, il refait avec peine le travail nécessaire de mise en ordre et de découverte du sens, mais y puise une indélébile originalité.
Culture et institution de l’espace et du social
- 45 Tönnies, F., 1944, Communauté et société, Paris, PUF ; éd. or. al. Gemeinschaft und Gesellschaft, 1 (...)
- 46 Anderson, B., 1983, Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalisms, Lon (...)
72La sociologie s’est bâtie sur un axiome : la vie des hommes se déroulait nécessairement dans le cadre d’une société, qui secrétait un ciment et la rendait solidaire : le lien social. Ce cadre était-il simplement générateur d’une identité ou impliquait-il la mise en œuvre de contraintes ? Quelle était son extension territoriale ? Ces points n’étaient pas précisés. Selon les cas, le terme renvoyait à une (i) expérience partagée ou à une (ii) réalité instituée, c’est-à-dire cautionnée par des valeurs partagées ou imposées. Dans le premier sens, la société était une communauté vécue de petite45 ou de grande taille46 ; dans le second, elle apparaissait comme une forme d’organisation extérieure et contraignante.
73Société et identité : réalité vécue ou réalité imaginée, communauté et société géographique
- 47 Anderson, B., 1983, Imagined Communities, op. cit.
74On sait depuis Benedict Anderson47 que les nations telles que nous les connaissons sont dans une large mesure des catégories imaginées par les historiens, les romanciers et les éditeurs depuis les débuts de la modernité, et spécialement au XIXe siècle. Les groupes nationaux sont ainsi nés des populations diverses à l’origine de certains États occidentaux et des communautés linguistiques que regroupaient les empires du centre et de l’Est de l’Europe. Ce que dit Anderson de la nation est vrai de tous les groupes dès qu’ils dépassent le cadre de la communauté où tout le monde se connaît et entretient des contacts directs avec tous les autres.
- 48 Raison, Jean-Pierre, 1977, "Perception et réalisation de l'espace dans la société Mérina", Annales (...)
75De la communauté à la société, il y a en effet plus qu’une différence d’échelle. Il y a un changement de lien social. Celui de la communauté repose sur l’expérience directe que l’on a de l’autre quand on a des contacts avec lui : on le rencontre face-à-face ; tous les sens sont mobilisés ; on peut mesurer sur les traits du visage ou au ton de sa voix s’il est sincère ou s’il ment48.
76Le lien qui unit les hommes dans une société est indirect : au lieu de s’identifier à ceux que l’on connaît ou que l’on peut connaître personnellement, on apprend à être solidaires de personnes que l’on n’a jamais rencontrées et dont les citoyens parlent, en Suisse par exemple, l’une quatre langues nationales que sont l’allemand, le français, l’italien et le romanche.
77En tant que construction imaginée, la société implique la possibilité de communiquer à distance, et donc l’existence de réseaux de communications ; elle repose sur des critères qui permettent de s’identifier : il peut s’agir de la langue, de l’appartenance religieuse ou idéologique, d’une histoire partagée, d’une civilisation bâtie ensemble, d’un engagement pour un futur élaboré en commun, ou de l’inclusion dans une même État - ces critères n’étant pas exclusifs. Création humaine, la société a une histoire, une date ou une époque de naissance, et peut disparaître. Plusieurs acceptions de ce type de société peuvent coexister aussi d’une population – et coexistent souvent en s’emboîtant. Dans la France d’Ancien Régime, les identités locales et régionales restaient très prégnantes ; on était français parce que sujet du roi ; dans certaines circonstances, c’était du monde catholique ou de la chrétienté que l’on se réclamait. Les citoyens d’aujourd’hui gardent des attaches locales, sont toujours français, mais se sentent, jusqu’à un certain point, européens, occidentaux et citoyens du monde. Les identités emboîtées que l’on observe dans la plupart des pays actuels s’opposent aux identités closes sur elles-mêmes des communautés ou des sociétés géographiques.
78En un premier sens, la société naît ainsi du partage d’une identité : elle apparaît alors comme faite d’une seule pièce pour les communautés ou d’une série d’entités sociales et d’aires qui s’emboîtent comme des poupées-gigognes et qui évoluent comme tout ce qui ressort de l’opinion.
La société comme réalité instituée : un groupe territorialisé
- 49 Gottmann, J., 1952, La Politique des États et leur géographie, Paris, A. Colin.
79En un second sens, la société constitue une réalité deux fois née : (i) concrète, car faite d’hommes, de territoires occupés, exploités et habités, et des réseaux de voies qui les relient ; (ii) sociale, parce qu’instituée par les hommes : comme le souligne Jean Gottmann49, l’espace qui est propre à un groupe naît souvent d’une cérémonie religieuse qui la sépare de la nature sauvage et lui donne un cadre de vie ; il est semé de mille toponymes indispensables pour en parler et figuré sur des cartes qui en donnent une image et permettent de l’appréhender à plusieurs échelles. Aux distances géographiques du monde concret se superposent les distances sociales qui reflètent l’existence de hiérarchies entre les hommes ou les lieux, et les jeux de confiance et de méfiance qui réduisent ou accroissent l’éloignement vécu.
- 50 C’est à travers son analyse de la gouvernementalité, dans celle de la microphysique des pouvoirs su (...)
- 51 Giddens, A., 1984, The Constitution of Society. Outline of the Theory of Structuration, Cambridge, (...)
- 52 Mann M., The Sources of Social Power, Cambridge, Cambridge University Press. Vol. 1, 1987, The Hist (...)
80Les études sociologiques ont longtemps reposé sur le postulat que la société était une entité concrète, mais dont on pouvait ignorer les dimensions spatiales : on raisonnait comme si elle s’étalait sur un espace indéfini dont on n’analysait pas les dispositifs concrets et où l’étalement ne posait pas de problèmes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : de même que la géographie a connu un tournant qui lui permet de traiter de la dimension culturelle qu’elle intégrait mal, la sociologie a connu, sous l’impulsion, entre autres, de Michel Foucault50, d’Anthony Giddens51 ou Michael Mann52 un tournant spatial qui l’a conduite à prendre en compte les dispositifs géographiques qu’elle avait jusqu’alors négligés.
81Le monde social est institué grâce à des valeurs. Celles-ci, on l’a vu, ne s’enracinent ni dans l’espace concret, ni dans l’espace social qui les reflète mais ne génère pas d’ordre normatif. Ce dernier est fourni par un troisième plan, celui des représentations, et plus particulièrement, celles des imaginaires des outre-mondes ou des infra-mondes où autorité et légitimité trouvent leur source : il se situe dans la temporalité extra-historique de l’immémorial, dans la transcendance du ciel de la Révélation, dans l’immanence cachée dans le tréfonds de la terre, des choses ou des êtres, ou dans l’ailleurs terrestre inaccessible d’un âge d’or, de l’utopie ou d’une terre d’aujourd’hui à laquelle on ne peut accéder ; pour d’autres enfin, il est localisé dans les processus inconscients de l’économie, de la psyché ou de la langue.
- 53 Durkheim, E., 1913, Les Formes élémentaires de la religion, Paris, Félix Alcan
- 54 Otto, R., 1917, Das Heilige. Über das irrationale in der Idee des Göttlichen un sein Verhältnis zum (...)
- 55 Eliade, M., 1949, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot.
- 56 Gottmann, 1952, La Politique des États et leur géographie, Paris, A. Colin.
- 57 Castoriadis, C., 1975, L’Institution imaginaire de la société, Paris Seuil.
82Les sciences sociales et la géographie humaine reconnaissaient l’importance que revêtaient ces outre-mondes lorsqu’ils étaient religieux : on savait, depuis les recherches sur le sacré d’Émile Durkheim53 , de Rudolf Otto54 et de Mircea Eliade55, qu’ils étaient à l’origine de la différenciation, au milieu de l’espace banal, de lieux ou d’aires où se manifestaient la puissance du numineux et qui étaient, pour cette raison, considérés comme sacrés et de nature différente. Jean Gottmann56 soulignait que l’institution de l’espace revêtait dans les aires pionnières de Serbie, par exemple, une dimension religieuse que matérialisaient les icônes qu’y apportaient les popes qui accompagnaient les colons. Jusqu’à ce que Cornelius Castoradis57 publie en 1975 L’Imaginaire instituant de la Société, rien n’était dit, en revanche, des espaces institués ou sacralisés par les idéologies. Les idées que propose son ouvrage trouvent vite un large écho dans le monde francophone et après traduction, dans le monde anglophone où elles introduisent le terme d’imaginary.
- 58 Taylor, C., 2004, Modern Social Imaginaries, Durham (North Carolina), Duke University Press.
- 59 Warner, M., 2002, Publics and Counterpublics, New York, Zone Books.
- 60 Steger, M., 2008, The Rise of the Global Imaginary : Political Ideologies from the French Revolutio (...)
- 61 Debarbieux, B.,2015, L'Espace de l'imaginaire. Essais et détours, Paris, CNRS Editions.
83Pour Castoriadis, la puissance instituante que manifeste l’imaginaire a ses sources au plus profond de la psyché, dans l’inconscient que connaît bien le psychanalyste qu’il est – dans un des ailleurs, un infra-monde ici, mentionnés plus haut. Ceux qui lui empruntent le thème de l’imaginaire instituant, que ce soit Charles Taylor58, Michael Warner59 ou Manfred Steger60 dans le monde anglophone ou Bernard Debarbieux61 en français, passent sur l’interprétation en termes d’inconscient de Castoriadis. Ce qu’ils en retiennent, c’est que
- 62 Ibid., p. 14.
« l’imaginaire, dans la variété des formes qui sont les siennes, devient cette activité par laquelle chaque société, d’une façon qui lui est propre, s’institue notamment à partir de l’imagination radicale déployée par les individus qui composent cette société. On l’aura compris, cette façon de concevoir l’advenue de nouveaux mondes sociaux, sans continuité historique nécessaire, sans postuler l’existence de structures explicatives récurrentes, permet [à Castoriadis] de s’émanciper de la théorie marxiste à laquelle il avait adhéré antérieurement »62.
84Entre la société comme donnée subjective qui naît d’identités partagées et la société comme institution, il n’y a pas de concordance automatique : l’existence, au sein d’États dont les sociétés sont parfaitement structurées et organisées, de groupes irrédentistes, le rappelle à l’évidence. Mais la coïncidence spatiale des deux registres constitue un avantage : elle favorise l’acceptation comme légitimes des décisions collectives, et favorise la concordance des vouloirs vers des objectifs futurs partagés. Pour Debarbieux, c’est une condition nécessaire à l’auto-institution du social :
- 63 Ibid., p. 24.
« … ce livre se donne un autre postulat de départ : toute communauté a besoin d’être imaginée pour être une communauté ; l’imagination de chacun s’ajuste à un imaginaire social encadrant, quelles que soient les dimensions de la communauté et de l’espace par lequel elle se déploie »63.
85À quelles conditions l’espace peut-il devenir ainsi le facteur instituant ? Pour Debarbieux :
- 64 Ibid., p. 26.
« L’espace est instituant s’il constitue une composante fondamentale de l’univers symbolique d’un collectif et de celle de ses principales institutions. L’univers symbolique est l’ensemble des références dont un collectif se dote pour se penser lui-même, et penser les collectifs avec lesquels il interagit, sur le mode de l’altérité »64.
86La démarche de Depardieu ne couvre, nous semble-t-il, que la seconde partie du parcours qui conduit à l’institution de la société, celle où la mutation prend place chez ceux qui peuplent un espace. Mais celui-ci est également institué, ce qu’il n’explique pas.
- 65 Callon, M. et B. Latour, 2006, « Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? Sociologie de la traduction (...)
87Les hommes ne sont capables de mettre en œuvre des valeurs que pour autant qu’ils n’en apparaissent pas les auteurs, mais qu’ils les ont reçues d’une source qu’ils situent dans un des outre-mondes possibles. Que ce processus joue un rôle, Debarbieux en a pris conscience à la lecture d’un article de Michel Callon et Bruno Latour65 consacré au Léviathan de Hobbes :
- 66 Ibid., p. 271.
« Pour Callon et Latour, Léviathan, ou l’État, n’est que le produit d’un processus de “traduction” si l’on entend par là “l’ensemble des négociations, des intrigues, des actes de persuasion, des calculs, des violences grâce à quoi un acteur, ou une force, se permet ou se fait attribuer l’autorité de parler ou d’agir au nom d’un autre acteur ou d’une autre force”. De ce point de vue, le Léviathan invoqué par Hobbes n’est qu’un porte-parole qui s’impose et obtient d’être reconnu comme tel par le peuple qui lui correspond, un porte-parole qui émerge des interactions sociales sous la forme d’une macro-organisation, l’État, reconnue par tous. Mais […] pour que l’asymétrie instituée entre le Léviathan sociologique et le peuple perdure, il faut qu’elle déborde du champ des seules relations sociales et qu’elle mette à son service quantité de formes matérielles »66.
88La mise en place d’une relation asymétrique que Callon et Latour attribuent au processus de « traduction » au sens large, c’est précisément ce qui se produit lorsque certains acteurs mettent à profit l’autorité incontestée de sources lointaines pour instituer un ordre normatif qui concerne aussi bien l’espace que ceux qui y vivent. C’est cette première phase qu’oblitère Debarbieux. Faut-il y voir, de sa part, une certaine timidité dans l’analyse du domaine idéel et de ses rapports avec l’action ?
89Nous n’avons pas la même retenue. C’est dans le répertoire des représentations et plus spécialement dans celui des imaginaires des outre-mondes dont est dotée leur culture, que les groupes puisent les valeurs et l’autorité qui leur permettent d’instituer à la fois et dans le même mouvement une société et un espace où s’inscrivent l’appropriation du territoire à laquelle elle procède, sa structuration par des réseaux de relations également instituées, l’aménagement de nœuds de rencontre et de contacts, et généralement aussi, la création d’hétérotopies, de lieux ou d’aires différents.
90L’homme est un être social dans la mesure où il incorpore sous forme d’habitus une partie des acquis de sa société. Celle-ci renaît à chaque instant des représentations que s’en font ses membres. Ils s’identifient à elle et agissent en fonction des impératifs qu’elle leur a inculqués, dans le cadre de relations qu’elle a institutionnalisées et des mécanismes et processus dont elle s’est dotée. La société apparaît aux hommes comme une réalité qui les précède, qui les dépasse, mais elle n’existerait pas sans eux : ils l’ont instituée, ce qui assure sa prégnance ; elle double ainsi le monde physique d’un monde social qui reflète l’action collective et assure sa reproduction ; elle est en même temps traversée de tendances qui y créent des injustices, y multiplient les tensions et menacent sa légitimité - et qui poussent ainsi à la transformer. La réactualisation symbolique du social sous la forme de cérémonies, de fêtes ou de sacrifices, consolide le sentiment d’appartenir à une communauté partagée et conforte les sentiments d’identité ; ceux-ci sont d’autant plus prégnants que les traits auxquels ses membres s’identifient, s’opposent à ce que l’on sait, que l’on pense ou que l’on imagine des autres groupes, qu’on a souvent tendance à considérer comme inférieurs et que l’on déprécie.
La structure de l’espace
91Les trois registres de l’espace : le concret, l’institué et l’idéel
- 67 Brunhes, J., 1910, La géographie humaine. Essai de classification positive, Paris, Alcan.
92L’approche culturelle conduit à concevoir l’espace qu’explore le géographe comme un feuilleté : la première strate en est constituée par l’étendue telle qu’elle se donne à voir. Elle comprend des composantes naturelles : les mers et les terres, les reliefs, une atmosphère changeante, le monde vivant, les sols, la végétation, les animaux ; le rayonnement solaire apporte à l’espace qui doit une partie de l’énergie qui l’anime et fait comprendre son fonctionnement : circulation de l’air, de l’eau, des éléments chimiques, présence de la vie. Cette première strate est aussi faite de tout ce que l’activité de l’homme a transformé dans le milieu naturel : substitution aux écosystèmes d’origine d’écosystèmes anthropisés qui couvrent, avec l’agriculture et l’élevage, d’immenses superficies ; parcellaires organisés en bocages ou openfields ; habitat ; lieux de rencontre et d’échanges ; voies de circulation. Pour Jean Brunhes67 dans son approche positive de la discipline, il s’agissait des faits d’occupation improductive du sol, des faits de conquête végétale et animale et des faits d’occupation destructive.
93La seconde strate, l’espace social, celui qui est institué par l’homme est un espace de relations : relations que des individus ou des groupes nouent avec des lieux ou des étendues, et qui se déclinent en droits : droits d’exercer son pouvoir sur l’ensemble de l’espace du groupe pour y assurer la sécurité, la défense contre des ennemis éventuels, y faire régner ordre et justice, y exiger l’obéissance de tous à la loi et y protéger la nature ou le patrimoine ; droit de découper l’espace en ensembles administratifs pour le surveiller et le gérer ; droit de diviser le sol en parcelles sur lesquelles des personnes ou des collectivités disposent de droits de propriété, d’usage, de mise en valeur du sol ou du sous-sol, de passage ou de stationnement. L’espace est ainsi transformé en une réalité sociale avec laquelle le groupe dans son ensemble ou individuellement, noue les liens juridiques de la propriété et de l’usage ; la coutume les garantit dans les communautés où l’autorité trouve sa source dans l’immémorial ; la loi la remplace là où le groupe se crée en mobilisant des sources de légitimité localisées dans les outre-mondes ou les infra-mondes auxquels il se réfère.
- 68 Maquet, J., 1970, Pouvoir et société en Afrique, Paris, Hachette.
- 69 Etzioni, A., 1968, The Active Society. A Theory of Societal and Political Processes, New York, The (...)
94L’espace institué est charpenté par les relations que les individus entretiennent entre eux et qui sont institutionnalisées68 chaque fois qu’elles mettent en jeu le pouvoir sous la forme d’autorité et d’influence, de recours à la force et à la violence physique, ou de domination économique. L’institutionnalisation y détermine les rôles qui reviennent à chaque catégorie de participants et limite les droits qu’ils peuvent exercer. L’institutionnalisation de relations transversales69, administrations publiques, syndicats ou entreprises d’édition et de presse, permet aux tensions de se manifester et limite et désarme souvent la conflictualité que génèrent les interactions sociales.
95L’espace social est ainsi un espace articulé sur des réseaux de relations. Leur institutionnalisation rend possible le fonctionnement de la société en y organisant et contrôlant à la fois l’échange de biens et de services et la circulation d’informations, d’ordres, de signes monétaires ou de formes symboliques. Le progrès technique a un impact sur l’espace social de communication dans la mesure où il conduit à dissocier plus ou moins totalement les voies qu’empruntent les déplacements de personnes, celles qui sont réservées aux transferts d’énergie, d’eau, de marchandises et celles qui acheminent les informations.
96Avec le temps, les gens risquent d’oublier que l’espace où ils vivent a été institué et qu’il n’est pas une donnée naturelle. Des fêtes, des cérémonies, des processions sont périodiquement organisées pour réaffirmer la spécificité de ce qui a ainsi été arraché à la banalité d’un quotidien que l’esprit ne vivifie pas.
97La troisième strate est celle, idéelle, de la culture, des représentations et de la façon dont les gens perçoivent et pensent le cosmos, la nature, l’humanité, la société où ils vivent et les autres. Ces représentations ont une dimension collective : elles sont bâties à partir de mots et de codes qui sont partagés, mais que chacun retouche, bricole, réinterprète peu ou prou – ce qui introduit des possibilités de déviance, d’opposition, de réfutation, d’évolution progressive ou de mutation brutale.
98Ces imaginaires ne se contentent pas de décrire le monde. Ils sont chargés de valeurs parce qu’ils sont bâtis pour répondre aux élans, aux pulsions, aux aspirations ou aux refus des uns et des autres. Les imaginaires qui portent sur notre monde sont ainsi chargés de connotations esthétiques et morales. Ceux qui répondent aux besoins de certitude qu’éprouvent les hommes ont la particularité de définir des intentionnalités ; ils disent ce qui doit être, et pas seulement ce qui est : ils mettent en jeu le beau et le laid, le juste et l’injuste et le bien et le mal.
- 70 Weber, M., 1964, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon ; éd. originale alle (...)
99C’est à partir des valeurs que garantissent ces outre-mondes ou infra-mondes que se construit le sens que les gens donnent à leur vie. (i) Certains considèrent que l’essentiel, c’est d’atteindre l’objectif final qu’ils se sont fixés, ce qui les conduit à transiger quelquefois sur leurs principes pour y parvenir : pour Max Weber70, ces conduites sont rationnelles par rapport aux fins. (ii) D’autres estiment que leurs valeurs ne sont pas négociables et sacrifient leurs projets plutôt que de renoncer à la rigueur de leur comportement ; Weber parle, pour eux, d’éthique de conviction. Dans le premier cas, la cohabitation des êtres humains est facilitée parce que les règles qui guident leur action sont adaptables aux circonstances. Dans le second cas, elle ne l’est pas toujours, puisque les valeurs de certains sont infrangibles. Cela conduit à des tensions, à des heurts, à des affrontements : il n’est parfois d’autre issue à ces oppositions que le triomphe d’un groupe sur l’autre et son élimination éventuelle, ou la ségrégation, la division de l’espace en entités séparées.
Les frontières
100L’institution de la société et de l’espace qui lui est associé implique nécessairement – corrélativement pourrait-on dire - celle d’une limite, d’une frontière, qui les sépare des espaces naturels qui subsistent alentour ou d’autres territoires institués : dans le premier cas, la limite s’inscrit entre deux étendues dont les logiques sont différentes ; dans le second, elle confronte deux entités dont les principes sont similaires, mais dont la mise en œuvre n’est pas la même et qui se révèlent parfois rivales et hostiles.
- 71 Dion, R., 1947, Les Frontières de la France, Paris, Hachette.
101De la même façon que la structuration interne des sociétés dépend des techniques qu’elles mettent en œuvre, le visage de la frontière71 se modifie avec les progrès des moyens de transport, des communications et de l’art militaire. Aux symboles et aux temples qui jalonnent souvent la limite de l’espace humanisé et de la nature dans les premières étapes de l’évolution se substituent les lignes de fortins ou les murailles des limes qui protègent les espaces peuplés de sédentaires des incursions de pasteurs nomades souvent belliqueux. Des marches séparantes intercalent des zones peu occupées entre les espaces tribaux ou les proto-États. L’artillerie conduit à fortifier les frontières par des ouvrages plus ou moins espacés. La guerre de mouvement que rendent possible les engins blindés ne peut être contrée que par des lignes totalement fortifiées sur une largeur souvent notable.
102La frontière évolue avec les moyens de transport et de communication : elle a toujours connu une certaine porosité, mais celle- ci n’affectait qu’un liseré étroit, à la mesure de déplacements qui se faisaient à pied. Avec le train et surtout la voiture, sa porosité devient sensible sur 20, 50 kilomètres et bien davantage dans certains domaines. Les limites officielles n’arrêtent pas les ondes radio pas plus que les avions, les fusées et les drones. Elles ne sanctuarisent plus les espaces nationaux, que les formes modernes d’agression hybride menacent en tout point.
103La frontière a longtemps permis aux États de sécuriser leur territoire et de se protéger des ambitions de leurs voisins, ce qui leur permettait de mener des politiques différentes de celles. L’évolution actuelle rend poreuses les limites, qui se trouvent, de ce fait, dévalorisées. Une des parades, c’est la formation de grands espaces où un certain nombre de règles, dans le domaine économique en particulier, sont arrêtées en commun : cela réduit la compétition que crée la porosité des limites tout en assurant aux activités productives le bénéfice des économies d’échelle qu’autorisent les grands marchés.
Espace banal, gradients et coupures
104L’espace que configure et fait naître l’institutionnalisation se voit parfois attribuer partout la même valeur du point de vue juridique : ses membres jouissent des mêmes droits et sont soumis aux mêmes lois en tout point du territoire et peuvent s’y déplacer librement. Cela ne veut évidemment pas dire que la diversité de sa nature physique et de son peuplement soit effacée ; l’éloignement constitue toujours une protection et un obstacle dont le franchissement coûte de la peine et entraîne des coûts. L’espace juridiquement unifié par son institution demeure divers par ses milieux naturels et par les transformations qui y résultent de l’action humaine : la valeur qu’il revêt est économique et se mesure alors à ses capacités productives (c’est à la fois un facteur et un support de production), à son accessibilité, à tout ce qui y rend la vie agréable (on parle d’aménités) ou désagréables (il s’agit, entre autres, de pollutions, et de manière plus générale, de nuisances) ; cette valeur se mesure aussi en termes de risques et de sécurité (le lieu est menacé par des fléaux naturels, paisible, soumis aux exactions d’un pouvoir oppressif ou aux actions subversives d’une puissance étrangère, agité par des troubles sociaux) ; les gens sont également sensibles à la visibilité qu’il leur assure, ou à la discrétion qui leur permet d’y échapper au regard des autres. Dans les pays d’économie libérale, ces divers facteurs concourent à la formation de prix fonciers et immobiliers, qui pèsent sur la localisation des activités et sur la répartition du peuplement. L’ordre spatial qui s’impose dans ce que l’on qualifie d’espace banal parce qu’il est désacralisé (il ne comporte pas de gradient général de valeurs religieuses ou de coupures qui séparent des zones inégales ou d’enclaves soustraites à la règle commune) est régulé par des mécanismes économiques qui reflètent aussi les formes de compétition et de coopération que la société connaît dans les domaines du pouvoir ou du prestige.
- 72 Wheatly, P., 1970, The Pivot of the Four Corners, Chicago, Chicago University Press.
- 73 Delissen, Alain, 2004, "Frustrations centripètes et pays cachés. Retour sur le régionalisme coréen (...)
- 74 Lombard, D., 1990, Le Carrefour Javanais. Essai d’histoire globale, Paris, Editions de l’EHESS.
105L’institutionnalisation de l’espace peut aussi le différencier en le dotant d’un gradient ou en y distinguant des niveaux ou en y isolant des enclaves. Les civilisations de l’Asie de l’Est, du Sud-Est et du Sud ont connu le premier système. Les autorités politiques et religieuses qui avaient institué ou dirigeaient un territoire étaient installées au point où, en Chine, passait symboliquement l’axe du monde, dans une capitale dessinée entre quatre coins au milieu desquels passait l’axe du monde72. À partir de ce point, la valorisation diminuait avec la distance. Dans les royaumes hindouistes de l’Asie du Sud et du Sud-Est, le palais du souverain symbolisait le mont Méru, le plus haut sommet de la terre, et le prestige des titres de possession des terres diminuait avec l’éloignement. Pour Délissen73, l’organisation régionale de l’espace en Corée reposait aussi sur des critères de morale et de prestige, mais ce qui était pris en considération, ce n’était pas la distance au centre, mais l’inégale mise en œuvre du confucianisme auquel adhérait le pouvoir. Dans son étude sur le Carrefour javanais, Denys Lombard74 insiste sur la gêne que la structure concentrique et sacralisée des États hindouisés constituait pour le commerce : elle conduit à l’adoption de l’islam sur leurs façades littorales, puis dans la totalité du pays.
- 75 Jourdain-Annequin, C. et P. Claval, 2022, Penser la Méditerranée hier et aujourd’hui, Paris, CNRS-É (...)
106Les conceptions grecque ou romaines de l’espace75 étaient également de type concentrique, avec des paliers liés à la fois à leurs modes d’utilisation et à leur statut religieux. En Grèce, on distinguait ainsi la ville, asty dominée par son acropole, la partie haute, où étaient édifiés les temples des divinités protectrices et qui servait de citadelle en cas de siège, la chora, couronne des terres cultivées, puis l’eschatiai, les confins, les marges, où la nature restait sauvage. À Rome, en partant de l’urbs, on rencontrait les ceintures de l’ager (celle des terres cultivées), puis du saltus (étendues plus ou moins boisées où paissait le bétail et où se fabriquait le charbon de bois qui servait à cuisiner et à chauffer les maisons et alimentait les fours des boulangers aussi bien que les forges). Au-delà, on pénétrait enfin dans la silva, la forêt native, inexploitée, livrée aux bêtes sauvages, mais abritant aussi des marginaux.
Les hétérotopies
- 76 Foucault, M., 2004, « Des espaces autres », in Foucault, M., Dits et écrits, Paris Gallimard, repro (...)
107Michel Foucault76 qualifie d’hétérotopies certaines des discontinuités observées au sein de l’espace social. Pour lui, celui-ci était, au Moyen Âge, considéré comme « un ensemble hiérarchisé de lieux » liés à la foi. La désacralisation de l’espace est alors initiée par Galilée. L’espace qui résulte de cette mutation (encore incomplète) n’est plus fait de la juxtaposition d’éléments inégalement valorisés : nous vivons dans « un monde de relations qui définissent des emplacements différenciés » – un monde où l’espace est fonctionnel. Mais, ajoute-t-il :
« … ce qui m’intéresse, ce sont, parmi tous ces emplacements, certains d’entre eux qui ont la curieuse propriété d’être en rapport avec tous les autres emplacements mais sur un mode tel qu’ils suspendent, neutralisent ou inversent, l’ensemble des rapports qui se trouvent, par eux, désignés, reflétés ou réfléchis »
108Ces rapports, essentiellement symboliques, se situent dans la sphère des représentations et impliquent l’échange d’informations plus que des flux de matière. Les espaces qui l’intéressent sont deux types : des utopies et ce qu’il baptise des hétérotopies. Les utopies sont des emplacements qui « entretiennent avec l’espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée » et constituent des espaces « fondamentalement essentiellement irréels ».
109Les hétérotopies des sociétés primitives sont faites de « lieux privilégiés, ou sacrés, ou interdits, réservés aux individus qui se trouvent, par rapport à la société et au milieu humain à l’intérieur duquel ils vivent, en état de crise ». Elles ont été aujourd’hui remplacées « par des hétérotopies qu’on pourrait appeler de déviation, celle dans laquelle on place les individus dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée. Ce sont les maisons de repos, les cliniques psychiatriques, ce sont bien entendu aussi les prisons… ».
110Quelle est la fonction des hétérotopies ?
« Ou bien de créer un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoirement tout l’espace réel, tous les emplacements à l’intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée – peut-être est-ce ce rôle qu’ont joué pendant longtemps ces fameuses maisons closes dont on se trouve maintenant privé –, ou bien, au contraire, créant un autre espace, un autre espace réel, aussi parfait, aussi méticuleux, aussi bien arrangé que le nôtre est désordonné, mal agencé et brouillon. Ça serait l’hétérotopie non pas d’illusion mais de compensation et je me demande si ce n’est pas un petit peu de cette manière-là qu’ont fonctionné certaines colonies ».
111L’hétérotopie d’illusion permet, à ceux qui y pénètrent, d’oublier les contraintes de leur existence bornée, et à ceux qui en rêvent, de se dire qu’un jour, ils connaîtront le même soulagement. L’hétérotopie de compensation rend plausible l’existence d’un monde où le désordre et le péché seraient ignorés, d’un monde parfait et juste. Elle donne à leurs instigateurs le sentiment du bien accompli.
112Les enclaves bien réelles que constituent les hétérotopies permettent le défoulement ou, à l’inverse, l’accomplissement dont les idéologies n’offrent qu’une version rêvée. En « suspendant, neutralisant ou inversant, l’ensemble des rapports qui se trouvent, par eux, désignés, reflétés ou réfléchis », les hétérotopies évitent l’accumulation des tensions et les explosions qu’un refoulement plus systématique ne manqueraient pas de provoquer. Elles constituent des dispositifs utiles ou nécessaires au fonctionnement symbolique de la société.
Les dimensions spatiales de la vie sociale
Les données et leur exploitation
113La géographie humaine a longtemps reposé sur l’exploitation de données concrètes portant sur la présence et l’activité des hommes, sur leur inscription paysagère, les artefacts qu’ils inventent, fabriquent et emploient, et sur leur mobilité et les déplacements de tout ce qui influençait leurs comportements ou en résultait. Ces données étaient par l’observation directe, des sondages ou des recensements ; ces derniers avaient l’avantage de localiser les faits, mais l’inconvénient de les agréger par circonscriptions administratives : communes, cantons, départements ou régions en France. Ils ne permettaient pas de reconstituer les trajectoires individuelles, de savoir dans le détail en quels lieux se rendaient les gens et qui ils y rencontraient ; elles saisissaient les individus à leur domicile. En croisant des données plus finement localisées à celles concernant l’ensemble de circonscriptions administratives, on perdait une partie de leur pouvoir explicatif. Les recensements ne fournissaient de plus, que des tableaux d’une situation saisie à un moment précis : des données transversales.
- 77 Hägerstrand, T., 1970, "What about People in Regional Science ?", Papers of the Regional Science As (...)
114Les recensements constituent toujours une source essentielle de données géographiques, mais on sait, depuis Torstein Hägerstrand77, que pour aller plus loin, pour connaître les lieux où se nouent des contacts, les lieux où les gens ont des expériences qui les marquent, il faut reconstituer la trajectoire de chaque individu à travers l’espace et le temps et pratiquer ce que ses émules qualifient bientôt de time geography. Ces données longitudinales sont essentielles pour saisir dans quels types de relations institutionnalisées interviennent les femmes et les hommes et quel rôle ils y jouent : pour prendre en compte l’armature de l’espace social.
- 78 Törnqvist, G., 1968, Flows of Information and the Location of Economic Activity, Lund, Gleerup.
115Comme le montre Gunnar Törnqvist78, ces données éclairent certains aspects essentiels de la vie économique. Elles font comprendre pourquoi, jusqu’aux alentours de 1970, les établissements de fabrication des entreprises étaient inscrits dans une circonférence de moins de 250 km de rayon autour de leurs sièges sociaux ou de leurs directions : c’était la distance que les cadres et les techniciens qui assuraient leur supervision pouvaient parcourir par le train ou en voiture, aller et retour, en une journée tout en disposant, arrivés sur place, du temps d’accomplir leurs contrôles. Ayant ainsi leurs fabrications localisées dans leur espace national, les firmes avaient de la peine à se soustraire aux injonctions ou aux pressions de leur gouvernement : elles demeuraient nationales même lorsqu’elles effectuaient l’essentiel de leurs achats ou de leur chiffre d’affaires à l’étranger. Ces contraintes disparaissent avec la révolution des transports rapides, qui multiplie par dix les rayons de déplacement, et celle des télécommunications, qui rend possible le contrôle à distance de toutes une série d’opérations. Les rapports du politique et des affaires s’en trouvent bouleversés sur l’ensemble de la planète.
116Les situations concrètes dans lesquelles se trouvent les individus ne se répercutent pas seulement dans le domaine économique : elles conditionnent bon nombre des expériences qui marquent l’existence humaine, de l’acquisition de la vérité à l’émerveillement face à certains paysages ou à l’angoisse que suscitent certains environnements. Yi-Fu Tuan m’a un jour confié que son intérêt pour les réactions affectives qu’éprouvent les gens face au monde était né des menaces qu’il ressentait dans l’espace américain, une expérience qu’il n’avait jamais connue lorsqu’il vivait en Australie, au Royaume-Uni ou au Canada.
117En résumé, c’est l’accès au monde d’expériences dont la phénoménologie a fait découvrir l’extrême importance que facilitent les données longitudinales.
118L’approche culturelle n’exige pas seulement la mobilisation de données géographiques matérielles transversales et longitudinales. Elle repose plus encore sur l’analyse des données idéelles, toutes celles qui font savoir comment les gens perçoivent le monde et l’expérimentent : textes, images et documents graphiques de toute sorte, enregistrements sonores. Ces éléments sont puisés dans des publications ou fournis par les questionnaires qui permettent d’évaluer, par sondage, l’adhésion à telle ou telle opinion. Ils résultent des interviews qui font connaître les positions, les attitudes ou les convictions de tel ou tel personnage ou de tel ou tel groupe. Dans ce domaine, l’important, ce n’est pas la moyenne ou le pourcentage, c’est ce qui rompt avec le tissu général et signale des sensibilités ou des orientations inédites.
Coopération, division des tâches et compétition dans la vie sociale
119L’approche culturelle a pour but d’éclairer les multiples facettes de la vie sociale. Celle-ci repose à la fois sur la coopération entre les hommes – coopération qui implique la division du travail, des responsabilités et de l’action – et sur leur compétition ; celle-ci s’exprime dans trois domaines : celui de la richesse, celui du pouvoir et celui de la considération et du prestige.
120La compétition pour la richesse a ceci de particulier qu’elle attache un prix à chaque chose. Pour l’utilitarisme, chaque individu classe ses préférences sur une échelle unique. De la compétition pour l’acquisition de tel ou tel bien particulier telle qu’elle se manifeste sur un marché, il résulte un prix, qui décide en définitive du choix des acheteurs potentiels. C’est la base des approches fonctionnalistes de type économique qui ont longtemps dominé la géographie et qui rendent compte d’une bonne partie de ce qui se passe dans l’espace banal des pays d’économie libérale. Comme nous venons de le signaler, la configuration de l’espace qui résulte de type de mécanisme ne reflète pas seulement le jeu des forces économiques : un bien est aussi recherché pour le pouvoir qu’il procure, le prestige qu’entraîne sa possession ou la visibilité qu’il assure.
- 79 Sur les logiques du politique : Claval, P., 2024, Penser politiquement le monde. Essai sur les conf (...)
121Aux processus économiques – et aux dimensions de pouvoir et de statut qu’ils intègrent – s’ajoutent ceux qui sont proprement liés à ces deux derniers aspects. Dans la mesure où le pouvoir politique79 est exercé dans la perspective du bien commun selon une logique de réalisation des fins, il met en œuvre la capacité d’arbitrage que le gouvernement doit à la position dominante qu’il exerce sur son territoire : il peut ainsi apaiser les différends et assurer l’ordre, la sécurité et s’il le peut, la prospérité. A l’échelle internationale, aucune instance n’a pu, jusqu’il y a un siècle, éviter les heurts et le déclenchement de conflits armés : on savait alors que la guerre était toujours possible ; nombre d’États essayaient de l’éviter en pratiquant des négociations. Depuis plusieurs millénaires, on savait qu’il convenait, pour cela, de neutraliser, pour le temps d’une rencontre ou d’un échange, un espace intermédiaire, ou d’accepter la création, au sein de l’espace national, d’enclaves de pays étrangers, ambassades ou consulats, afin de maintenir en permanence des contacts et de mener des négociations. La pratique de grandes conférences internationales adaptait aux États la stratégie du médiolanum, de l’espace neutralisé le temps d’une négociation générale.
- 80 Badie, B. 2020, Intersocialités. Le monde n'est plus géopolitique, Paris, CNRS-Éditions, 2020.
122La création d’une instance supranationale d’arbitrage, la SDN puis l’ONU, témoigne des efforts déployés par les diplomaties occidentales et sous l’égide des États-Unis pour rendre permanente la paix. La révolution des télécommunications a donné un poids nouveau à l’opinion internationale. Comme le souligne les travaux de Bertrand Badie80, celle-ci exerce une pression croissante sur les dictatures ou les pays agressifs. Après avoir permis durant un demi-siècle l’instauration d’un équilibre de terreur entre les deux super-grands, USA et URSS, l’arme atomique s’est transformée en moyen, pour les pays qui la possèdent, d’échapper aux pressions de l’opinion internationale et de mener des politiques étrangères d’autant plus perturbantes qu’elles ajoutent à l’invasion de voisins par des armées conventionnelles toutes les formes de guerre hybride que les technologies modernes ont rendu possibles.
- 81 Staszak, J.-F., B. Debarbieux et R. Piéroni, 2017, « Frontières, identité, altérité » dans Jean-Fra (...)
123Les processus de compétition pour le statut étaient les grands absents des approches géographiques jusqu’au tournant culturel de la discipline. La situation a changé. Une grande attention est aujourd’hui attachée à ce qui conduit les gens à s’identifier à d’autres ou à s’en distinguer. La géographie poststructuraliste met ainsi l’accent sur la matrice de domination qui repose sur la race, le genre et la classe81 et qui constitue, selon elle, une caractéristique commune à tous les groupements humains – seules variant les modalités selon lesquelles les discriminations et la dominance se trouvent exercées.
124Dans la perspective de l’approche culturelle, la recherche de la distinction ne conduit pas seulement des minorités à exploiter des populations à l’intérieur de leur pays et à vassaliser ou coloniser d’autres contrées. Elle incite aussi certains individus à se distinguer des autres par l’excellence dont ils font preuve dans un domaine valorisé : ferveur religieuse, courage guerrier, inventivité artistique, littéraire ou scientifique … Ce qu’ils cherchent ainsi, c’est un bien précieux mais difficile à acquérir et à conserver, la visibilité, avec ses corrélats, le prestige qu’il assure à ceux qui en jouissent et le statut qu’il vaut à ceux qui sont en pleine lumière.
125La visibilité est un bien rare parce que l’horizon de la plus grande partie de la population est limité : dans chaque tribu ou dans chaque village, il existait des individus et des familles que l’on admirait pour leur efficacité dans tel ou tel domaine, pour leur générosité ou pour leur dévouement, mais leur réputation restait locale. Dans ce registre, les cérémonies du potlatch des Indiens kwakiutl de la Colombie britannique mettaient en pleine lumière ceux qui cherchaient à s’affirmer au sein d’une tribu ; ils y parvenaient par un gaspillage ostensible entraînant la destruction des biens qu’ils avaient accumulés : leur prestige était ainsi rendu éclatant en même temps que s’évanouissaient les richesses qu’ils avaient mises de côté pour s’imposer face à leurs concurrents – ce qui évitait aux inégalités de se creuser.
126Comment bénéficier d’une grande visibilité au-delà du cercle local où tout le monde se connaît ? C’est un problème qui se pose depuis toujours. Les monarques l’avaient compris, qui inauguraient leur règne par un voyage inaugural autour de leur royaume. Ils y étaient accompagnés par leurs meilleures troupes, affichaient un train luxueux et multipliaient fêtes et cérémonies à chaque étape. Les aèdes, les griots et autres spécialistes de la mémoire orale composaient des chants et des poèmes qui portaient au loin la gloire des héros L’élargissement des aires de visibilité va de pair avec la modernité et le développement de réseaux d’écrivains, d’éditeurs, de journalistes et de publicistes dont Jürgen Habermas et Benedict Anderson ont souligné le rôle dans la formation d’opinions publiques à l’échelle des nations et dans l’invention de la société et de la démocratie modernes.
- 82 Heinich, N., 2012, De la Visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallima (...)
- 83 Packard V., 1960, Les Obsédés du standing, Paris, Calmann-Lévy; éd. originale am. The Status Seeker (...)
127Les médias accélèrent l’évolution : la photographie, le cinéma et la télévision multiplient les images et démocratisent leur accès ; il en va de même pour la voix avec toutes les formes d’enregistrement et la radio. Le poste à transistor puis le smartphone étendent à la dimension de la planète l’horizon ouvert à tous les êtres humains. L’audience des orateurs se joue des barrières linguistiques avec la traduction simultanée. Comme l’ont souligné les travaux de Nathalie Heinich82, la fabrique de la visibilité est devenue le critère essentiel sur lequel repose aujourd’hui la création artistique. L’accès aux produits de consommation durable a largement contribue à la prospérité des industries de l’ère fordiste, comme le souligne Vance Packard83 : les masses populaires se jettent alors sur les voitures, les réfrigérateurs ou les postes de télévision qui témoignent de leur promotion sociale. Avec l’essor contemporain des industries de luxe, la recherche de la visibilité affecte un nouveau secteur de l’économie.
128L’élargissement à l’échelle mondiale de la compétition sociale pour le statut est une des caractéristiques des sociétés post-modernes. C’est en partie à travers leur dimension économique et leur impact sur certains secteurs de la production, de la distribution et de la consommation (via le tourisme en particulier) qu’ils se manifestent. Mais leur effet prend aussi d’autres voies. Nous avons souligné les limites du fonctionnalisme économique axé sur la production et la consommation des biens matériels. L’approche culturelle montre que les sociétés ont un fonctionnement symbolique, qui est au moins aussi important que leur fonctionnement matériel.
129Les êtres humains sont mus par des pulsions, des passions, des enthousiasmes et des coups de folie. C’est à eux que la scène sociale doit de passer sans cesse de la comédie, au drame et à la tragédie, des pantalonnades aux épopées. Grâce à Michel Foucault, on sait que des dispositifs spatiaux adéquats, les hétérotopies, limitent les dysfonctionnements qui en résultent. Les hommes supportaient d’autant mieux le puritanisme étroit des sociétés du XIXe siècle qu’ils pouvaient vivre leurs fantasmes dans des maisons closes, ou en rêver sans les fréquenter. Pour ceux qu’un peu plus tôt, les compromissions de l’Église catholique en Europe décevaient, l’existence, dans l’entre-deux des empires espagnol et portugais, en Amérique du Sud, des missions jésuites prouvait l’efficacité civilisatrice d’une foi profonde et dédouanait l’Église des compromissions auxquelles elle succombait ailleurs.
130L’interprétation de Foucault est généralisable. C’est parce qu’il existe des opposants aux régimes en place que plutôt de les supprimer (ce qui serait contraire à leurs principes), les gouvernements les expulsent. C’est parce que la présence de fous, de déviants ou de minorités religieuses troublait l’ordre public que l’on procédait, à partir du XVIIe siècle en particulier, à leur enfermement. C’est au prix d’une certaine duplicité, ou d’une certaine hypocrisie, que les régimes créent ainsi des dispositifs spatiaux qui leur permettent de vivre sans renoncer officiellement à des lois trop rigides. Pour imposer aux terroristes islamistes qu’il détient un régime que condamne ses lois, mais qu’il juge nécessaire au vu de leur dangerosité, le gouvernement des États-Unis installe la prison où il regroupe les terroristes islamistes à Guantanamo, où il exerce sa souveraineté hors des limites du territoire américain
131Avec le tournant culturel, le champ de la géographie humaine s’élargit prodigieusement : la discipline cherche toujours à mettre en évidence et à expliquer l’empreinte des êtres humains à la surface de la terre et à analyser les processus socio-environnementaux qui les expliquent ; elle explore l’ensemble des représentations qui leur sont liées, les reflètent, reconstituent la logique et le déroulement des processus naturels et échafaudent les stratégies qu’implique leur utilisation en vue de l’aménagement humain de la terre ; elle s’intéresse aux mille formes d’expérience que les hommes éprouvent au cours de leur existence, aux lieux où elles se déroulent et aux émotions qui leur sont liés.
132La discipline s’attache à la fois à l’expérience et à la connaissance directes ou indirectes des lieux, à ce qui s’y passe et à la manière d’en jouir, d’y participer ou de les condamner. Elle se penche à la fois sur l’élaboration des géographies vernaculaires et de leurs composantes émotives, et sur celle de connaissances savantes.
Conclusion
133L’autonomisation de la géographie humaine comme branche de la discipline résulte d’un pari impossible : celui de rendre compte de l’humanité et de son empreinte sur la surface de la terre par l’influence de l’environnement. Le milieu impose des contraintes, mais celles-ci ne sont pas insurmontables : l’homme y parvient grâce à son inventivité. La discipline ne peut reposer sur l’analyse de la seule relation des groupes humains au milieu dans lesquels ils vivent ; elle implique une réflexion sur l’homme et la société. Celle-ci s’inspire des modèles alors dominants de la pensée sociale : l’homme et la société y constituent des entités de nature différente ; selon les cas, c’est l’individu ou le groupe qui l’emporte – le groupe la plupart du temps. Ces modèles, souvent utilisés par les anthropologues pour rendre compte des humanités premières, sont insuffisants pour construire une discipline cohérente. Le seul essai réussi en ce domaine vient de Vidal de la Blache : les genres de vie, qui permettent aux sociétés traditionnelles de maîtriser leur environnement, naissent de l’accumulation, au sein d’un groupe, de savoirs innovants – de la culture qu’ils élaborent. C’est grâce à elle qu’ils progressent et apprennent à tirer du milieu où ils vivent ce qui leur est nécessaire. Vidal de la Blache est conscient des bouleversements que le progrès technique entraînent dans la distribution des hommes à la surface de la terre, mais ne propose pas, dans ce cas, de modèle achevé d’interprétation.
134Après la seconde guerre mondiale, les géographes prennent modèle sur l’économie spatiale pour construire une interprétation de l’homme et de la société applicable aux sociétés modernes : l’homme et la société y sont toujours conçus comme des entités de nature différentes, mais les choix de l’homme économique sont rationnels, ce qui veut dire qu’ils sont traduisibles sur une échelle de prix. L’équilibre de l’offre et de la demande sur les marchés résulte des jeux de rétroaction, des feed backs, qui y sont en œuvre. Grâce à ces emprunts à l’économie, la Nouvelle Géographie offre une interprétation relativement satisfaisante des distributions économiques, puis de l’ensemble des faits humains à la surface de la terre – mais au prix de simplifications qui limitent la portée d’une partie de ses résultats.
135Le tournant culturel traduit, sur le plan de la géographie, une mutation profonde de la conception que se font les hommes de ce qu’est la société et de ce qu’est le milieu : c’est celle dont témoigne, dans le domaine philosophique, la phénoménologie. L’homme n’est plus réduit à son intellect ; sa corporéité, la multiplicité de ses expériences et toutes les formes de sa sensibilité sont prises en compte ; les faits humains se caractérisent par leur intentionnalité.
136Dans cette perspective, la société a une double consistance : c’est une entité subjective à laquelle les hommes s’identifient, et une réalité instituée, c’est-à-dire créée grâce à l’imposition de valeurs. Celles-ci ne font pas partie de l’ordre naturel. Ce sont des créations culturelles ; leur nature est idéelle. L’autorité dont elles jouissent provient de l’asymétrie des dispositifs de communication qu’elles mettent en œuvre : la source de vérité doit être si lointaine qu’on ne peut la discuter : on accepte en bloc les valeurs qu’elle enseigne, ou on les refuse.
137Les réalités concrètes auxquelles s’attache la géographie humaine ont ainsi la particularité d’être deux fois nées : une première fois comme choses ou êtres vivants, ce qui les rend explicables en termes de physique, de chimie ou de sciences naturelles ; une seconde fois comme entités instituées, c’est-à-dire inscrites dans un univers de valeurs et de significations. L’espace de l’approche culturelle est donc stratifié : il superpose à une couche matérielle une couche de nature sociale et une couche idéelle, celle des représentations du monde et des imaginaires qui le doublent. Ils y introduisant une part de sensibilité et de rêve ou parlent des arrière-mondes, des outre-mondes, des infra-mondes où jouent le vrai et le faux, le bien et le mal, le beau et le laid, le juste et l’injuste.
138La strate naturelle est celle des paysages, des établissements humains, des forêts, des prés et des champs, des fermes isolées, des villages ou des villes, des voies de communication et des espaces de rencontre, des individus isolés, des familles, des tribus et des États. La strate instituée du social est faite de faisceaux de liens : ceux de propriété ou d’usage de la terre et des biens immobiliers ; ceux des relations institutionnalisées ou libres que les hommes entretiennent entre eux. Cette strate confère l’autorité des coutumes ou des lois aux liens qu’ils nouent avec l’espace où ils évoluent, travaillent, résident, et en même temps, avec les formes de vie qui y prennent place et avec les pyramides écologiques qui les caractérisent. L’espace et la société institués sont faits d’un puzzle d’aires appropriées et de faisceaux de liens où les distances ne sont pas métriques, mais traduisent des hiérarchies ou le jeu psychologique de la proximité, de l’éloignement ou de la négation.
139La strate idéelle éclaire la complexité des relations sociales : celles-ci juxtaposent aux liens que les individus et les groupes tissent et vivent avec l’environnement physique, ceux qu’ils développent au sein des groupes sociaux et ceux qu’ils établissent entre ces derniers. Les logiques des acteurs sociaux sont commandées par le souci des résultats, ou la volonté de rester fidèle à des principes. Les formes de coopération et de compétition qu’elles mettent en jeu s’inscrivent dans les registres du politique, de l’économique et du social – du pouvoir, de la richesse ou du prestige. Les dispositifs sociaux-spatiaux mis en place pour l’exercice de chacun de ces champs reflètent, également et dans une moindre mesure, l’effet des autres : le prix des choses ne reflète pas seulement leur rôle dans le circuit de production, de distribution et de consommation des richesses ; le pouvoir politique le manipule grâce à des taxes ou à des subventions ; le prestige attaché à la possession de certaines terres, de certains biens immobiliers ou d’objets de luxe retentit sur leur valeur. La géographie a longtemps privilégié l’analyse des processus économiques et politiques. Le tournant culturel attire l’attention portée sur ceux qui sont de nature purement sociale et liés aux jeux de la distinction et du prestige. Plus significatifs longtemps à l’échelle locale qu’à celle de grands ensembles territoriaux ou sociaux, les progrès récents des systèmes de transport et de communication renforcent leur rôle en élargissant les rayons de visibilité.
140L’approche culturelle permet de donner plus de profondeur à l’analyse géographique, de l’appliquer également aux humanités premières, aux sociétés traditionnelles et au monde moderne, et de prendre en compte, à côté des dynamiques politiques et économiques, celles de civilisation. Elle fait comprendre comment le progrès technique dans les domaines des transports, de la communication et de l’informatique accélère la globalisation, libère les grandes entreprises d’une large partie de l’influence que les États exerçaient sur elles, affaiblit les États anciennement industrialisés et remet en cause leurs politiques de redistribution des revenus et le fonctionnement de leurs institutions démocratiques. Elle éclaire les dynamiques globales, le poids nouveau de l’opinion publique internationale dans la compétition mondiale, et à l’opposé, la place nouvelle que tient l’arme nucléaire depuis que les régimes qui veulent échapper aux pressions de l’opinion internationale ont découvert qu’elle était seule à leur permettre de bafouer toute morale, de multiplier impunément les ingérences dans les affaires des autres et de recourir à des formes classiques de guerre pour élargir leur domination.
141L’approche culturelle a un effet plus important encore : la géographie était née et s’était développée comme une forme de connaissance savante. Ce que l’on découvre, c’est qu’en ce domaine, tout homme est porteur d’expériences et de connaissances qui lui sont propres ; elles sont faites d’un ensemble de pratiques, de savoir-faire, de connaissances et de croyances, mais aussi des expériences qu’il a éprouvées au contact de certains milieux, dans certaines atmosphères et de la conscience personnelle qu’il a acquise de la diversité des lieux, de leur prégnance, des opportunités de rencontre qu’ils offrent ou des restes du passé qu’ils conservent. Ces géographies personnelles s’extériorisent par des déplacements, des souvenirs patiemment accumulés, des notes, des journaux personnels, des textes publiés, des dessins, des tableaux, des photos ou des films. Les lieux ne sont pas seulement des points sur une carte, mais sont faits d’images, de sons, de parfums, de goûts et de mille types d’expériences dont la liste ne cesse de s’allonger… Le progrès technique affecte ces géographies personnelles : elles accordaient naguère une place importante aux problèmes d’orientation et de localisation. Celles qui se construisent à l’ère du GPS les négligent : le monde ne s’inscrit plus sur la géométrie d’une sphère ; il se présente comme un kaléidoscope.
142J’essaie depuis des années de faire le tour de ce que l’approche culturelle apporte à la géographie. Comme pour d’autres nouveautés – comme celle de l’écriture à ses origines, que nous évoquions plus haut –, ses effets se sont progressivement affirmés. Nul n’imaginait au début des années 1970, par exemple, la place qu’allaient tenir les femmes et les questions de genre dans la discipline qui commençait à s’ouvrir ! Le panorama de ce qu’elle a initié est encore appelé à s’élargir.
143Depuis des années, je multiplie les efforts pour éclairer cette évolution et les transformations des fondements de la discipline qui en résultent. Il m’a semblé que le tableau tiré de mes tâtonnements pourrait être utile à d’autres, même s’il n’est que provisoire et s’il est fait pour être contesté, révisé et remis en cause.
Notes
1 Cet article reprend avec plus de recul, à vingt ans de distance, un thème que j’ai déjà abordé il y a vingt ans : Claval P., 2003, « Géographie culturelle, culture des géographes », Géoconfluences, février. En ligne https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/remue-meninges/paul-claval
2 Darwin, C., 1859, On the Origin of Species by Means of Natural Selection, Londres, Murray.
3 Haeckel, E., 1866, Generelle Morphologie der Organismen, Berlin, Reiner.
4 Darwin, C., 1871, The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex, Londres, Murray, 2 vol.
5 Wagner, M., 1868, Die Darwinsche Theorie und das Migrationsgesetz der Organismen, Leipzig, Duncker & Humblot.
6 Ratzel, F, 1885-1886, Völkerkunde, vol. 1 et 2, Die Naturvölker, Leipzig, Bibliographisch Institut.
7 Ratzel, F, 1888, Völkerkunde, vol. 3, Die Kulturvölker, Leipzig, Bibliographisch Institut.
8 Ratzel, F.,1897, Politische Geographie, Munich, Oldenburg.
9 Berdoulay, V., O. Soubeyran, 1991, "Lamarck, Darwin et Vidal : aux sources naturalistes de la géographie humaine", Annales de Géographie, vol. 100, n° 561-562, p. 617-634.
10 Febvre, L., 1922, La Terre et l 'évolution de l'humanité. Introduction géographique à l'histoire, Paris, La Renaissance du Livre.
11 Linton, R., 1968, De l'Homme, Paris, Editions de Minuit, éd. or. américaine, 1936.
12 "De la torture dans les sociétés primitives" in : Clastres, P., 1974, La Société contre l'Etat, Paris, Ed. de Minuit, chapitre 10, p. 92-102.
13 Duncan, J., 1980, "The superorganic in American cultural geography", Annals, Association of American Geographers, vol. 70, p. 181-192.
14 Vidal de la Blache, P., 1922, Principes de géographie humaine, Paris, Armand Colin, p. 7.
15 Ibid. p. 11.
16 Ibid., p. 13.
17 Ibid., p. 13.
18 Jean Brunhes insiste particulièrement sur ce point : Brunhes, J., 1910, La Géographie humaine. Essai de classification positive, Paris, Alcan, 3 vol.
19 Vidal de la Blache, 1903, "La géographie humaine. Ses rapports avec la géographie de la vie", Revue de Synthèse historique, vol. 7, p. 219-240 ; reproduit aux p. 223-244 de Sanguin, 1993, op. cit p. 240 de Sanguin, 1993
20 Vidal de la Blache, Paul, 1922, Principes de géographie humaine, Paris, A. Colin, p. 9
21 Vidal, 1922, p. 11-12.
22 Ibid., p. 115-116
23 Vidal de la Blache, 1922, op.cit. p. 172.
24 Vidal de la Blache, 1922, op.cit. p. 293.
25 Dockès, P., 1969. L’Espace dans la pensée économique du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Flammarion.
26 Smith, A., 1776, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Londres, Straham and Cadell.
27 Ponsard, C., 1955, Économie et espace, Paris, SEDES.
28 Gould, P., 1969, « The New Geography », Harper’s Magazine, n° de mars.
29 Voir par exemple : Claval, P., 1974, Éléments de géographie humaine, Paris, Librairies techniques.
30 Relph, E., Relph Edward, 1970, "An enquiry into the relations between phenomenology and geography", Canadian Geographer, vol. 14, p. 193-201.
31 Dardel, E., 1952/1990, L’Homme et la Terre, Paris, PUF. Réédition 1990, Paris, CTHS, 201 p.
32 Buttimer, A., 1976, « Grasping the dynamism of lifeworld”, Annals of the Association of American Geographers, vol. 66, p. 277 -292.
33 Berger, P. L et T. Luckmann, 1966, The Social Construction of Reality. A Treatise in the Sociology of Knowledge, New York, Anchor Books ; trad. fse, La Construction de la réalité sociale, Paris, A. Colin, 2006.
34 Schütz, A., 1932, Die sinnehalte Aufbau der sozialen Welt. Eine Eintleitung in die verstehende Soziologie, Vienne, Springer Verlag.
35 Frémont, A., 1972, "La région. Essai sur l’espace vécu" in La Pensée géographique en France, Saint-Brieuc, Presses Universitaires de Bretagne, p. 663-678.
Frémont, A., 1976, La Région, espace vécu, Paris, PUF ; rééd., Paris, Champs/Flammarion, 1999.
36 La notion, déjà mobilisée dans l’Antiquité, est reprise en sociologie par Dukheim. L’historien de l’art Erwin Panofsky en tire une interprétation originale de l’art gothique. C’est chez lui que la découvre Pierre Bourdieu, qui en en donne une lecture plus déterministe.
Panofsky, E., 1967, Architecture médiévale et pensée gothique, traduit de l’anglais et postfacé par Pierre Bourdieu, Paris, Minuit ; éd. originale, 1951.
37 Thrift, N., 2008, Non-representational Theory: Space, Politics and Affect, Londres, Routledge.
38 Collignon, B., 1996, Les Inuit. Ce qu'ils savent du territoire, Paris, L'Harmattan.
39 Whitehouse, H., 2004, Modes of religiosity. A Cognitive Theory of Religious Transmission, Walnut Creek, Altamaria Press.
40 Sur les rapports de l’oral et de l’écrit :
Goody, J., 1979, La Raison graphique, Paris, les Editions de Minuit ; éd. or., 1977.
Goody, J., 1985, La Logique de l'écriture. Aux origines des sociétés humaines, Paris, A. Colin.
Goody, J., 1994, Entre l'Oralité et l'écriture, Paris, PUF ; éd. or., 1993..
41 Habermas, J., 1978, L’Espace public, Paris, Payot ; éd. or., 1962.
42 Stazsak, J.-F., 2003, Géographie de Gauguin, Paris, Bréal.
43 Sur ces points, voir : Claval, P., 2024 (à paraître), Approche culturelle et imaginaires en géographie, Palaiseau, Sérendip Éditions.
44 Claval, P., 2024, Penser politiquement le Monde. Essai sur les configurations spatiales du pouvoir, Paris, Sorbonne-Université Presses
45 Tönnies, F., 1944, Communauté et société, Paris, PUF ; éd. or. al. Gemeinschaft und Gesellschaft, 1887
46 Anderson, B., 1983, Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalisms, Londres, Verso.
Sur cet ouvrage : Chivallon, C., 2007, « Retour sur la “Communauté imaginée” d’Anderson. Essai de clarification théorique d’une notion reste floue », Raisons Politiques, n° 27, p. 131-172.
47 Anderson, B., 1983, Imagined Communities, op. cit.
48 Raison, Jean-Pierre, 1977, "Perception et réalisation de l'espace dans la société Mérina", Annales E. S. C ., n° 3, p. 412-432.
Joël Bonnemaison et Jean-Pierre Raison ont étudiés à Madagascar ou en Océanie ce qu’ils appellent des « sociétés géographiques ». Il s’agit de communautés à tel point ancrées dans le cadre géographique où elles vivent que celui-ci constitue pour elles la totalité de l’univers habitable : leurs membres sont incapables de penser leur existence hors de leur coin de terre et ne supportent pas d’être déracinés. Il s’agit là d’une forme poussée à l’extrême de communauté.
49 Gottmann, J., 1952, La Politique des États et leur géographie, Paris, A. Colin.
Mann M., The Sources of Social Power, Cambridge, Cambridge University Press. Vol. 1, 1987, The History of Power from the Beginning to A. D. 1760. Vol. 2, , Rise of Classes and Nation States 1760-1914,. Vol. 3, 2012, Global Empires and Revolutions 1890-1945. Vol. 4, 2012, Globalizations 1945-2011.
50 C’est à travers son analyse de la gouvernementalité, dans celle de la microphysique des pouvoirs sur le corps et dans son étude des hérérotopies que Foucault prend en compte la dimension spatiale des réalités sociales.
Foucault, M., 1975, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard. Cf. plus particulièrement p. 31-32.
Foucault, M. 1984, "Des espaces autres", Conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967, in Architecture, Mouvement, Continuité, no 5, p 46-49.
51 Giddens, A., 1984, The Constitution of Society. Outline of the Theory of Structuration, Cambridge, Polity Press.
52 Mann M., The Sources of Social Power, Cambridge, Cambridge University Press. Vol. 1, 1987, The History of Power from the Beginning to A. D. 1760. Vol. 2, , Rise of Classes and Nation States 1760-1914,. Vol. 3, 2012, Global Empires and Revolutions 1890-1945. Vol. 4, 2012, Globalizations 1945-2011.
53 Durkheim, E., 1913, Les Formes élémentaires de la religion, Paris, Félix Alcan
54 Otto, R., 1917, Das Heilige. Über das irrationale in der Idee des Göttlichen un sein Verhältnis zum Rationalen, 9ème éd., Breslau, Trewendte et Garnier, 1922
55 Eliade, M., 1949, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot.
Eliade, M., 1965, Le Sacré et le profane, Paris, Gallimard ; éd. or., 1957
56 Gottmann, 1952, La Politique des États et leur géographie, Paris, A. Colin.
57 Castoriadis, C., 1975, L’Institution imaginaire de la société, Paris Seuil.
58 Taylor, C., 2004, Modern Social Imaginaries, Durham (North Carolina), Duke University Press.
59 Warner, M., 2002, Publics and Counterpublics, New York, Zone Books.
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61 Debarbieux, B.,2015, L'Espace de l'imaginaire. Essais et détours, Paris, CNRS Editions.
62 Ibid., p. 14.
63 Ibid., p. 24.
64 Ibid., p. 26.
65 Callon, M. et B. Latour, 2006, « Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? Sociologie de la traduction », in M. Akrich et M. Callon, Paris, Presses de l’École des Mines de Paris, p. 11-32.
66 Ibid., p. 271.
67 Brunhes, J., 1910, La géographie humaine. Essai de classification positive, Paris, Alcan.
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77 Hägerstrand, T., 1970, "What about People in Regional Science ?", Papers of the Regional Science Association, vol. 24, p. 7-21.
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Référence électronique
Paul Claval, « Les fondements de la géographie humaine », Confins [En ligne], 64 | 2024, mis en ligne le 07 septembre 2024, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/58514 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12f36
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