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Dossiê Turismo, Patrimônio e Políticas Públicas

L’ethnicisation du regard par le tourisme : ethnographie d’un parc à thème ethnique en Malaisie (Sabah)

A etnização do olhar através do turismo: etnografia de um parque temático étnico na Malásia (Sabah)
The ethnicisation of the gaze through tourism: ethnography of an ethnic theme park in Malaysia (Sabah)
Bertrand Réau
Traduction(s) :
A etnização do olhar através do turismo: etnografia de um parque temático étnico na Malásia (Sabah) [pt]

Résumés

Après avoir présenté les contexte historique et touristique de Sabah en Malaisie, cet article propose une analyse de la mise en scène de l’ethnicité pour les touristes au sein du Sabah Village. Selon le profil socio-culturel des touristes, la visite peut être perçue comme : un renforcement du sentiment nationaliste, un renforcement d’un sentiment de supériorité et de la différence entre « nous » et « eux », ou encore comme une visite qui favorise une quête d'exotisme et de primitivisme. Ces différents types se rejoignent autour de l’aspect ludique des activités offertes.

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Entrées d’index

Index de mots-clés :

tourisme, ethnicité, Malaisie, parc à thème

Index by keywords:

tourism, ethnicity, Malaysia, theme park

Index géographique :

Malaisie

Índice de palavras-chaves:

turismo, etnia, Malásia, parque temático
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Texte intégral

1Depuis les années 1990, les parcs à thèmes ethniques connaissent un succès important en Chine et en Asie du Sud-Est. Majoritairement construits par les Etats, ils ont pu être interprétés comme des instruments de propagande nationaliste (Nyiri, 2006) dans le cadre de sociétés pluri-ethniques. Afin de complexifier cette interprétation en prenant en compte la diversité des types de parcs, Edward Bruner (2001) souligne leurs racines historiques au début du 20e siècle. Selon Bruner, celles-ci ont donné lieu à des parcs à thèmes spécifiques : d’un côté, le musée folklorique représenterait un affichage de « Soi » pour « Soi », alors que les expositions coloniales renverraient à un affichage des « Autres ». Ces typologies semblent donc correspondre à des publics et des objectifs spécifiques, en fonction de chaque parc à thème ethnique. Depuis les années 1980, les nombreuses créations de parcs en Chine (Taunay, 2009 ) et en Asie du Sud-Est correspondraient alors à un affichage de « Soi » pour « Soi », par des gouvernements de sociétés pluriethniques ayant pour objectif d’afficher l’unité, le plus souvent au bénéfice du groupe dominant. Le discours nationaliste s’adresserait principalement à des touristes « domestiques ». D’un autre côté, l'affichage des « Autres » correspondrait, quant à lui, à la forme « postcoloniale » étudiée par Bruner à travers le Ranch Mayers, détenu par une famille britannique, mettant en scène les Maasai. Le discours est nostalgique d’un passé impérial. Il viserait principalement les touristes étrangers, à la recherche de l'authentique « primitif ».

2Cette interprétation demeure pourtant très discutable pour deux raisons. D’une part, elle s’appuie uniquement sur le discours des producteurs de ces villages sans tenir compte de la diversité des significations que peut revêtir une visite en fonction des profils sociaux et culturels des touristes. Par ailleurs, la typologie de Bruner est problématique : même lorsque les visiteurs appartiennent au même groupe ethnique ou national que les populations mises en scène, il ne s’agit justement pas des « mêmes », soit les acteurs jouent une représentation de ce groupe tel qu’il « était » dans le Passé, soit ils mettent en scène une distance géographique en représentant un monde rural à l’attention de visiteurs urbains. Ce sont d’ailleurs ces différences qui suscitent la curiosité du public.

  • 1 Pour une présentation de tous les résultats de l’enquête voir Bertrand Réau, Investir le temps libr (...)

3A travers l’étude d’un parc à thème (ethnographie de 6 mois en 2012, questionnaires, observations, entretiens)1, situé à proximité de Kota Kinabalu, cet article vise à rendre compte de la complexité de la mise en scène touristique de l’ethnicité en dégageant différentes significations adossées à la visite par les touristes en fonction de leurs profils sociaux et culturels.

Qu’est-ce que le « Sabah village » ?

  • 2 Le nom a été modifié.

4Alors qu'il est officiellement habité par 32 groupes ethniques, la promotion touristique de Sabah 2se concentre avant tout sur la nature (le mont Kinabalu, les forêts avec des animaux en liberté, les parcs marins), la plage et les « resorts » cinq étoiles. Le tourisme ethnique est familier avec la mise en scène de la nature: il est également question de protéger, maintenir en vie et de préserver les éléments culturels des groupes ethniques, un discours proche de celui du zoo et qui était déjà présent dans les premiers musées folkloriques en Europe.

Figure 1 Plan de Sabah village 

Figure 1 Plan de Sabah village 
  • 3 Celui-ci est resté très secret sur sa trajectoire. Il serait d’origine philippine. Avec la directri (...)
  • 4 La manager du village m’explique que l’origine ethnique des acteurs n’est pas le critère le plus im (...)

5Dans ce contexte, l'émergence d'un parc à thème ethnique, le Sabah Village, près de Kota Kinabalu représente un attrait supplémentaire pour la zone de concentration touristique à Sabah (Luquiau, 2015). Il a été créé, en 2009, par un entrepreneur local3, le propriétaire d'une agence de tourisme spécialisée dans le rafting, qui, avec sa collègue, ont construit un « village » situé à dix kilomètres de Kota Kinabalu, le centre administratif de Sabah. Le Sabah Village représente une mise en scène de différents groupes ethniques de cet État de la fédération, et non une mise en scène de différents groupes ethniques de l'ensemble du pays (comme le Taman Mini Malaysia). Les différents groupes ethniques sont joués par des acteurs qui proviennent presque tous du groupe majoritaire à Sabah, les Kadasan-Dusun4. Par conséquent, le Sabah Village peut être vendu de façon ambiguë aux Occidentaux comme un village « authentique », compte tenu du fait que les acteurs appartiennent à des groupes ethniques locaux et donc censés pratiquer leur « culture », même celle-ci n’est pas au bon endroit : le plus souvent, les jeunes acteurs, d’origine populaire, ont appris leurs connaissances des cultures ethniques de Sabah sur leur lieu de travail dans le Sabah Village.

  • 5 Tzvetan Todorov offre un panorama historique des usages des « autres » à partir de l’analyse d’un v (...)

6Chaque maison accueille une « tribu » (Kadazan-Dusun, Rungus, Lundayeh, Bajau, Murut) avec un stand consacré à un métier ou une activité réputée spécifique au groupe5. Un des points mis en avant dans le marketing du village est précisément qu’il rend possible la familiarisation avec cinq groupes ethniques différents dans un village, à un moment donné. Il est très clair que ces groupes vivent dans des régions éloignées l'une de l'autre à Sabah. Ici, la réunion physique est aussi métaphorique : l'unité dans la diversité. Dans le Sabah village, la culture est « animée » de façon ludique et participative. Le guide agit comme un médiateur. Il donne du sens, bien que, la plupart du temps, les touristes écoutent plus ou moins attentivement les explications.

7Tout est fait pour que le village ressemble à un véritable village, où tout le monde participe à son activité quotidienne. Les acteurs ne vivent pas dans le village, mais arrivent le matin dans un bus collectif, avant les touristes. La plupart d'entre eux vivent dans un immeuble à la périphérie de Kota Kinabalu. La visite dure deux heures, suivie d'une pause d'une heure pour le déjeuner, avec un buffet. Il y a trois sessions par jour. Le voyage de Kota Kinabalu au village dure environ 25 minutes. Le village est situé sur le bord d'une rivière sur une pente, et n’est donc pas propice à l'agriculture. La taille du groupe de tourisme varie considérablement, de deux à plus de 35 personnes. Alors que les guides, tous des hommes, ont reçu un scénario à suivre pour chaque étape de la visite, les variations peuvent être très importantes d’un guide à l’autre. Vêtu d'une chemise traditionnelle Kadazan, le guide explique les règles de la visite aux touristes (il est interdit de fumer, de prendre des objets, de jeter des ordures, etc.) afin de ne pas contrarier les « esprits de la Nature ». Le guide choisit un chef de groupe parmi les touristes, un homme, la plupart du temps. Il doit montrer l’exemple et encourager les autres à participer aux activités du village. (cf. Figure 1 et 2).

Figures 1 et 2 « Nous » et les « Autres » : primitivisme et alcoolisme

Figures 1 et 2 « Nous » et les « Autres » : primitivisme et alcoolisme

Explications par le guide touristique et maison longue Murut.

Sources : Bertrand Réau (2013)

8À l'entrée de la première maison, celle des Dusun, il y a un panier pour le stockage de riz, quelques instruments de musique et un couffin de bébé. Le guide décide s’il présente ces éléments aux touristes ou non. Le choix se fait en fonction du temps dont le guide dispose pour la visite (à son tour fonction du nombre de groupes dans le village), ses intérêts et ses connaissances.

9Dans la maison Dusun, chaque guide présente à chaque fois ces deux éléments : 1. Au-dessus de la salle principale, il y a un espace réservé aux jeunes filles, accessible par une échelle amovible prévue pour permettre aux jeunes filles de se protéger contre les agressions potentielles des hommes, gros buveurs d’alcool de riz, à l'intérieur de la maison. 2. L'actrice, figure muette et costumée, assise sur le sol, prépare la pâte de riz qui sera utilisée pour la production d'alcool de riz. Le guide explique comment cette pâte est préparée. Il fait sentir et toucher aux touristes qui, eux, prennent des photos. Il souligne l’importance de la taille des bocaux qui contiennent la liqueur. En dehors de la maison du Dusun, le stand de la distillerie d’alcool de riz met en scène le processus de macération et de filtrage de la pâte de riz. Les touristes sont invités à goûter et à prendre des photos.

Figures 3 et 4 Activités touristiques

Figures 3 et 4 Activités touristiques

Figure 3. La production de l’alcool de riz. Figure 4. Les touristes attendent à l'entrée de la maison Murut.

Sources : Bertrand Réau (2013).

  • 6 Il faut noter ici que la grande majorité des Kadasan-Dusun ont été christianisés et soumis par les (...)

10L'accent mis par les guides sur la grande consommation d'alcool fort contribue à établir la distance entre un « eux » (primitifs, « alcooliques » et violents) et un « nous » (les touristes civilisés et pacifiques). Certains guides n’hésitent pas à jouer sur l'ambiguïté entre le passé et le présent, ajoutant que la bière a aujourd'hui remplacé l’alcool de riz, ce qui implique, avec la complicité amusée des touristes, que la consommation d'alcool n'a pas diminué6. Si les guides, le plus souvent Kadasan-Dusun eux-mêmes, ne s’émeuvent pas de cette présentation peu flatteuse c’est sans doute parce qu’ils aspirent à des emplois et un mode de vie urbain plutôt qu’à la défense des traditions. Ainsi, la typologie d’un affichage de « Soi » pour « Soi » définie par Bruner trouve ici une limite : le « Soi » du Passé et du monde rural peut être moqué par des membres du groupe qui aspirent à la « modernité » incarnée par un mode de vie urbain.

« Nous » et les « Autres » : ingéniosité technique

  • 7 Ces maisons existent encore dans des villages bien que leurs usages diffèrent largement de ceux pré (...)

11Dans la même veine, le Sabah village représente une tentative pour récupérer des éléments culturels antérieurs à la période coloniale, où la connexion entre les hommes et la nature était « harmonieuse » (utilisation de matériaux « naturels », agriculture de subsistance et peu variée, mythe des « chasseurs- cueilleurs « ). Cependant, il n’est pas question de reproduire l'image du « bon sauvage », un peu naïf et ignorant, mais plutôt de louer les capacités techniques autochtones, le savoir-faire, les astuces et les technologies (cf. le trampoline fait maison dans la maison longue des Murut7). Par exemple, dans la maison longue des Rungus, l'activité consiste à montrer aux touristes comment allumer un feu dans la forêt en utilisant des morceaux de bambou secs en les frottant d'une certaine manière. Dans la troisième maison, celle des Lundayeh, le guide insiste sur l'ingéniosité de cette tribu, soulignant que le poulailler a une fonction d’alarme contre les ennemis potentiels qui approchent. À l'intérieur, il explique le système de « climatisation » en montrant le toit ouvrant.

« Nous » et les « Autres » : tous les mêmes « Autres »

12Le manque de différenciation dans les pratiques des groupes ethniques contribue à mélanger la représentation des différences ; le guide parle généralement de « Malais de l’ancien temps » sans prendre en compte les différences entre les groupes ethniques, leurs conflits, etc., les rassemblant dans une seule étiquette, « Malais », qui a une signification raciale et politique spécifique en Malaisie contemporaine. Par exemple, dans la maison Lundayeh, le guide montre un crâne humain, expliquant que les trophées accrochés dans les maisons étaient destinés à dissuader les ennemis, et que si les touristes veulent voir des crânes humains réels, entretenus par un chaman, ils peuvent aller à Monsopiad. Personne ne sait que ce village est en fait un village Kadazan, dédié au héros de Monsopiad, tandis que le crâne présenté dans le village de Sabah est hébergé dans une maison Lundayeh. Dans le spectacle de danse finale, qui met en scène des danses traditionnelles des tribus visitées, la différenciation entre les groupes est là aussi loin d'être évidente. Le spectateur ne sait pas si telle ou telle danse est spécifique à un groupe ethnique. La dernière danse, qui consiste à sauter entre des bambous qui sont ouverts et fermés à un rythme de plus en plus rapide, réunit tous les acteurs et le public est invité à participer.

« Nous » et les « Autres » : nos amis effrayants

13Avant d'arriver à la dernière maison, celle des Muruts, le guide regroupe les touristes et leur explique les règles de comportement qu'ils doivent respecter. Les Muruts sont en effet connus pour être des individus dangereux et des coupeurs de tête. Le leader du groupe des touristes est à la tête de la file indienne, alors que les acteurs Murut cachés dans un bosquet attendent que le groupe passe afin de sauter au bon moment, en criant et en agissant de façon légèrement agressive. Le chef du groupe des touristes est ensuite invité à mettre la main sur l'épaule du chef Murut, dans le cadre d'une petite cérémonie de bienvenue. Les touristes peuvent ensuite entrer dans la maison Murut. Il s’agit d’une maison longue avec à l'intérieur un trampoline en bambou. Les acteurs effectuent des sauts. Aucun touriste ne peut rivaliser avec eux, malgré de nombreuses tentatives. Le saut est une performance et une compétence qui crée l'admiration des touristes. Ils sont invités à sentir le trampoline en formant un cercle et en chantant des chants malais avec les acteurs.

14Ainsi, les acteurs sont à la fois lointains, exotiques et proches, effrayants et conviviaux. Ils jouent la distance culturelle avec les touristes (avec leur accueil suspect) et les encouragent à « tester » leurs activités (sarbacane, trampoline). Tout se passe comme si, une fois le rite de passage effectué, les touristes étaient admis dans l'intimité de la tribu. Ce passage de la distance à la proximité est ce qui produit l'émotion et le sensationnel pour les touristes. Enfin, les touristes peuvent prendre des photos avec les acteurs costumés. Un déjeuner les attend. Les touristes se servent au buffet et s’installent sur des tables collectives sous un grand toit. Les touristes ont environ une heure pour le déjeuner, puis, après le déjeuner, reviennent à l'autobus pour retourner vers Kota Kinabalu.

Des significations sociales et culturelles différenciées : les touristes malais, chinois et australiens.

  • 8 La production de données statistiques « internationales » pose d’importants problèmes méthodologiqu (...)

15Les significations sociales et culturelles associées à cette visite peuvent varier d'un type de touriste à l'autre. Trois cas serviront d'exemples. Les touristes Malais, les Chinois de Chine continentale et les touristes Australiens sont bien représentés parmi les visiteurs du village Sabah (selon les données statistiques du questionnaire), mais je choisi ces exemples avant tout pour montrer que la même visite peut être interprétée différemment en fonction des différents milieux socio-culturels. Même si ces touristes partagent le plus souvent des propriétés sociales communes (classes moyennes urbaines), celles-ci prennent un sens différent lorsqu’elles s’inscrivent dans des contextes nationaux particuliers. Il ne s’agit pas de n’importe quels Chinois, Malais ou Australien ici. Leurs trajectoires sociales particulières, leurs positions sociales dans leur pays d'origine, sont des éléments qui doivent être pris en compte pour interpréter le sens qu'ils donnent à leurs pratiques, malgré toutes les difficultés et les limites de ce type d’exercice8.

Les touristes malais

  • 9 Qui était aussi le slogan de campagne de Najib Razak en 2008, le Premier Ministre de la Malaisie.

16Le Sabah village participe du discours nationaliste : « la diversité dans l'unité ». Tel est le slogan national9, Satu Malaysia, diffusé régulièrement par les médias. Il associe l'exotisme avec la découverte d'une partie de la nation. Cette partie de la nation est, si l'on considère les aspects culturels et sociaux, la plus éloignée de la nouvelle classe moyenne urbaine, qui s’inscrit dans la modernisation. En retour, les touristes malais incarnent les rêves d'aller à la ville des acteurs villageois (Kota Kinabalu, mais aussi peut-être la capitale) et de participer à la vie moderne urbaine. Par conséquent, durant le seul moment de battement, avant le spectacle, les acteurs ne manquent jamais une occasion de discuter avec les jeunes malais urbains de leurs séjours en ville, de leurs amis qui ont trouvé un emploi en ville, ou qui ont déménagé dans la capitale, des notifications récentes sur Facebook, etc.

17Le Sabah village offre une présentation des groupes ethniques d'une région. Pourtant, les guides adaptent leur discours à leur auditoire. Pour les personnes non-malaises, ils ne craignent pas de généraliser en appelant les tribus « peuple malais », alors qu'ils les appellent les « Bumi Sabah », qui se réfère à Bumiputera de Sabah, devant les Malais, faisant explicitement référence à leur statut d’Orang Asli (peuples autochtones). Ce statut leur permet officiellement d'être intégrés dans la catégorie Bumiputera, mais, dans les faits, ils sont largement exclus des droits associés. Grâce à cette généralisation « spontanée », le guide montre sa vision « intégrative » des groupes ethniques présents ; ils font clairement partie des Bumiputera. Bien que cela corresponde au discours officiel de l'État, il est largement contesté par les forces politiques de Sabah qui condamnent souvent la façon dont la population des États malaisiens de l'Est est traitée dans le pays.

18 Cette vision de « l'harmonie » entre les Malais et des groupes ethniques, assez éloignés les uns des autres, correspond à la propagation de discours à l'école. À travers les programmes d'études, les élèves sont encouragés à respecter « les droits spéciaux des Malais et Bumiputera et les intérêts légitimes des autres races » (Brown, 2005 : 11). La langue malaise est promue comme un « moyen de l'unité ». La section du programme qui traite du processus d'indépendance reflète une « histoire selon les gagnants », avec une focalisation exclusive sur les partis politiques malais » (Brown, 2005 : 11). En fin de compte, « ces « citoyens ethniques » sont encouragés à participer à la nation malaisienne sans esprit critique à travers le culte virtuel de symboles de développement et une déférence aveugle au leadership politique » (Brown, 2005 : 3).

19Dans ce contexte d'une éducation nationaliste qui promeut l’harmonie ethnique, le Sabah village offre la découverte d'autres groupes ethniques, dans un cadre enchanteur, protégé et mythifié. Les touristes malais sont les seuls qui déclarent avoir recherché des informations sur les minorités ethniques avant de venir à Sabah. De fait, le plus souvent ils en ont entendu parler à l'école et dans les médias. En offrant une vision complètement a-historique des groupes ethniques de Sabah, le village produit des représentations rassurantes de la culture, passant sous silence les défis contemporains liés à la préservation des identités locales face à la migration des Malais de la péninsule à Sabah (captation des postes administratifs, la gestion du territoire et des populations de Sabah par l’État fédéral, exploitation des ressources pétrolières et forestières). La promotion de cette vision, se présentant comme apolitique, cristallise dans un cadre « hors du temps » les oppositions, entre urbains/ruraux et classe moyenne moderniste/classe populaire de banlieue. Les touristes malais s’adressent principalement au guide et très peu d'entre eux déclarent avoir parlé aux acteurs. Ainsi, le tourisme alimente une vision promue par l’État à travers les médias et l'éducation. Cette « harmonie multiethnique et déshistoricisée » dans un village imaginaire de groupes ethniques généralement dispersés géographiquement ne prend pas le même sens pour les visiteurs étrangers.

Les touristes chinois

20La visite des lieux retraçant l'histoire de la Chine est incluse dans les programmes scolaires chinois en Chine. Certains de ces lieux, qui représentent et symbolisent des « minorités ethniques », appartiennent à la liste des choses à voir (Chen, 2014 ; Xu, Wan & Fan, 2014). Le tourisme est un outil de propagande nationaliste pour le gouvernement chinois (Nyiri, 2006). Ainsi, « l'une des spécificités de la Chine est que la nouvelle classe moyenne, celle des ingénieurs, ne remplace pas l'ancienne classe moyenne, celle des petits commerçants, artisans et autres intermédiaires » (Rocca, 2010 : 65). Ces classes moyennes sont représentées dans les catégories de nos visiteurs du Sabah village. Pour elles, le tourisme est un moyen d'affirmer leur statut social (Rocca, 2010 : 72). On retrouve au Sabah village, plusieurs aspects déjà mis en avant dans d’autres travaux (Xie, 2011) : de rares échanges entre les touristes et les employés ; des caractéristiques socio-démographiques identiques ; un comportement similaire lors de la visite ; et des impressions superficielles de la culture présentée. Leur priorité n’est pas de visiter un village folklorique, ni de faire l'expérience de l’authenticité. La visite s’inscrit dans le cadre d'un voyage organisé que les touristes ont choisi plutôt pour les restaurants de fruits de mer et la plage. L'objectif n’est pas d’apprendre, mais d’expérimenter, de goûter, de participer aux activités offertes. Le but est de jouer à être l'Autre. L’anachronisme des techniques affichées les rend encore plus attrayantes et amusantes. Par exemple, pendant que l'acteur avait des difficultés pour allumer un feu avec des bambous, un touriste a sorti un briquet et l’a offert à l'acteur, dans une tentative pour amuser l'ensemble du groupe. Finalement, la visite de Sabah Village est l'occasion d'une réassurance de l'identité collective et d'une valorisation de soi, dans un contexte ludique et sécurisé. Il ne consiste pas à apprendre l'histoire des populations locales, mais plutôt à (ré)affirmer la supériorité de la modernité, par opposition à la primitivité indigène. Cette modernité est affichée aussi bien à l’égard des Chinois qui ne peuvent pas se permettre de voyager, que des populations locales de Sabah Village (acteurs, guides), qui se mettent en scène pour le plaisir des touristes, par la démonstration des techniques anciennes qui ne sont d'aucune utilité dans le monde moderne.

Les touristes australiens

  • 10 Cela interroge, en retour, les catégories de perceptions des Chinois et des Malais, sans doute moin (...)

21Les touristes australiens sont en moyenne plus âgés, même s’ils appartiennent aussi aux classes moyennes urbaines. Une partie d'entre eux est à la recherche d'authenticité dans le Sabah village, comme en témoigne leur déception face à la mise en scène jugée « artificielle » et « superficielle » des traditions10 (voir, McCannell, 1976). Ici réside toute l'ambiguïté de la façon dont le village est vendu aux touristes. La publicité du village fait une promesse : « voir, goûter et sentir l'essence de Sabah présenté à vous comme il était et comme il est. Chaque dollar que vous dépensez aide les autochtones à préserver la culture et les traditions de leurs ancêtres ». (Site Web de Sabah Village, 2015). Cette publicité est alors destinée aux touristes voyageant par eux-mêmes.

22Il est intéressant d'observer que la proportion de touristes asiatiques et occidentaux a été complétement inversée en deux ans : de 2009 à 2011, les chiffres sont passés de 80% des touristes occidentaux à 80% d’Asiatiques (selon la manager du village). La politique marketing orientée vers l’Asie ainsi que la mise en place de vols directs en provenance de Hong-Kong, Shenzhen, Taipei, Singapour expliquent en partie l’augmentation du nombre de touristes asiatiques. Mais « l’artificialité » du village, aux yeux des Occidentaux, a probablement aussi eu un impact sur la baisse du nombre de ces touristes. Les fractions cultivées des classes moyennes et supérieures occidentales (enseignants, professions libérales, etc.) sont de facto sous-représentées parmi les visiteurs du Sabah village. Et ceux qui y vont, par hasard, font partie des visiteurs « déçus ». Ils préfèrent aller dans des « vrais » villages. Au contraire, la fraction économique des classes moyennes et supérieures (employés, petits commerçants, entrepreneurs, etc.) trouve le lieu attrayant, parce qu’il correspond à leur aspiration de « culture générale ». Il permet d'embrasser en un seul endroit la diversité ethnique et d'obtenir un « goût » de la culture locale (au sens « culinaire » et d’« ambiance »). Ils apprécient donc le même type d'activité que les touristes chinois, mais ils insistent plus sur la « culture » et les éléments de « connaissance » qu’ils croient avoir appris. L'aspect ludique est mis en avant parce qu’il permet aux enfants de se familiariser avec ce qui est souvent présenté de façon ennuyeuse dans les musées (entretien informel, famille australienne, 13/07/2012).

Conclusion : Des formes différentes de « réassurance de soi » ?

23Finalement, la relative adaptation du discours des guides à leurs publics et la diversité des significations possibles permet d’attirer des visiteurs d’horizons socio-culturels variés. A l’encontre des typologies simplistes de Bruner (2001), on peut donc dire que plusieurs niveaux de sens peuvent cohabiter. Si le Taman Mini Malaysia met en scène la Nation en faveur des Malais, le Sabah village dépolitise les relations entre les groupes ethniques d'une région et offre une vision d'harmonie qui prend une signification particulière pour les Malais par rapport aux autres touristes. Ils y trouvent une réaffirmation du discours nationaliste qui prévaut, l'unité dans la diversité, bien que les relations entre la péninsule et Sabah soient souvent condamnées par les Sabahans comme une forme de colonialisme interne. Les Chinois trouvent ici la réaffirmation de leur supériorité, lié à leur modernité, dans ce qui est souvent perçu comme une zone sous l'influence croissante de la Chine continentale. Enfin, les Australiens y trouvent une forme d'exotisme et de primitivité qui, en fonction de leurs expériences de voyage antérieures et de leurs caractéristiques sociales, peut correspondre à leurs attentes en termes de « culture générale » et de découverte ou au contraire, générer de la déception pour ceux qui sont en quête d'authenticité. A la différence du Taman Mini Malaysia construit par les pouvoirs publics, le Sabah village a été créé par un entrepreneur ayant pour objectif principal la rentabilité de son investissement. Les pouvoirs publics locaux ne se sont intéressés au Sabah village qu’à partir du moment où il a connu un succès économique. Face à cette mise en scène des différentes ethnies locales, ils ont construit à Kota Kinabalu un village concurrent uniquement centré sur l’ethnie dominante, les Kadazan, qui fût un relatif échec économique, faute de visiteurs. Par conséquent, la diversité des significations possibles au Sabah village est sans doute une des clefs de son succès. Elle invite à réfléchir aux enjeux politiques des marchés du tourisme dans le cadre d’une globalisation de la culture. Comment les marchés du tourisme produisent-ils une ethnicisation du regard ? Quelles en sont les conséquences sociales et politiques ?

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Annexe

Repères historiques sur la Malaisie

Ancienne colonie britannique, les frontières actuelles de la Malaisie datent de 1963, au moment de l'indépendance des régions de l'Est situées sur l'île de Bornéo et de Singapour. En plus de la péninsule malaise, l'état de Sarawak et de Sabah (ex British North Borneo), Singapour a rejoint la Fédération de Malaisie en 1963. En 1965, Singapour a quitté la Fédération et est devenue une ville-État indépendante. Cette division est liée aux conflits ethniques qui ont opposés les Malais et les Chinois (parfois soutenus par les Indiens) détenteur du pouvoir économique.

Dès lors, les définitions des groupes ethniques revêtent une importance particulière. A la suite des émeutes raciales du 13 mai 1969, le gouvernement a mis en place, en 1971, la New Economic Policy (NEP), une politique de discrimination positive en faveur des Malais (Shamsul; 2001; Kahn 2006). Si la NEP fût un échec économique qui n’a pas permis de réduire significativement les écarts de richesse entre la minorité chinoise et la majorité malaise, elle a été poursuivie afin de maintenir l’hégémonie politique des Malais via le parti de gouvernement, l’UMNO (De Koninck, 2007 ; Lafaye de Micheaux, 2012). Les orang asli (peuples autochtones) de Sabah et de Sarawak, ont largement été exclus de cette politique de discrimination positive. Cette logique de l'État est abondamment diffusée parmi la population (Zawawi, 2004). Elle préside, enfin, à la création de parcs à thème « ethniques » sur la péninsule dès les années 1980. Dans l'est de la Malaisie (les États de Sabah et Sarawak), le contexte politique est complexifié par une histoire locale et une diversité de groupes ethniques (Lasimbang & Miller, 1993) et les Malais de la péninsule sont encouragés à migrer à Sabah par le gouvernement.

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Notes

1 Pour une présentation de tous les résultats de l’enquête voir Bertrand Réau, Investir le temps libre, HDR en sociologie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, novembre 2016, p. 161-214

2 Le nom a été modifié.

3 Celui-ci est resté très secret sur sa trajectoire. Il serait d’origine philippine. Avec la directrice du marketing, ils ne se sont pas inspirés des nombreux villages en Chine, mais ils ont pris pour modèle les parcs à thèmes visités en Nouvelle Zélande. Ils ont ensuite parcouru Sabah pour identifier les coutumes et les pratiques les plus intéressantes d’un point de vue touristique. C’est donc avec un regard marketing, sans faire appel à un ethnologue ou à des lectures, qu’ils ont sélectionnés les activités du parc (entretien avec le propriétaire et la directrice du marketing-gestionnaire du parc, le 13 mars 2012)

4 La manager du village m’explique que l’origine ethnique des acteurs n’est pas le critère le plus important. Elle cherche surtout des jeunes « motivés » et qui ont du « talent artistique » (entretien informel, le 29 mars 2012). De fait, les autres groupes ethniques sont moins bien représentés dans la région de Kota Kinabalu, ce qui explique aussi la surreprésentation des jeunes Kadasan-Dusun parmi les acteurs.

5 Tzvetan Todorov offre un panorama historique des usages des « autres » à partir de l’analyse d’un vaste corpus littéraire. Il souligne notamment les caractéristiques du « bon sauvage » que l’on trouve déjà chez Montaigne : un mode de vie minimaliste et une conformité à la Nature. (Todorov, 1989, p. 355-376). Les analyses présentées ici visent à comprendre les mises en scène touristiques de cette figure générale.

6 Il faut noter ici que la grande majorité des Kadasan-Dusun ont été christianisés et soumis par les agents de l’Eglise à une lutte farouche contre l’alcoolisme et les violences conjugales.

7 Ces maisons existent encore dans des villages bien que leurs usages diffèrent largement de ceux présentés au Sabah village.

8 La production de données statistiques « internationales » pose d’importants problèmes méthodologiques de comparabilité. Le questionnaire (700 répondants) avait pour objectif de permettre, modestement, un cadrage des observations et des entretiens. Il fournit quelques éléments sur les profils des visiteurs : 1. les nationalités les plus représentées : 31% de Malais, 20% de Chinois de République populaire de Chine, 8,5% d’Australiens ; 2. Les professions : 18% d’étudiants, 12% d’employés administratifs ; 6% d’employés de commerce ; 6% de petits entrepreneurs, 10% de cadre du public ; 3. 25% de 19 à 29 ans ; 25% de 30-40 ans.

9 Qui était aussi le slogan de campagne de Najib Razak en 2008, le Premier Ministre de la Malaisie.

10 Cela interroge, en retour, les catégories de perceptions des Chinois et des Malais, sans doute moins socialisés au tourisme démystifié et n’ayant pas la même notion de « l’authenticité ».

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Table des illustrations

Titre Figure 1 Plan de Sabah village 
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/45344/img-1.png
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Titre Figures 1 et 2 « Nous » et les « Autres » : primitivisme et alcoolisme
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/45344/img-2.png
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Titre Figures 3 et 4 Activités touristiques
Légende Figure 3. La production de l’alcool de riz. Figure 4. Les touristes attendent à l'entrée de la maison Murut.
Crédits Sources : Bertrand Réau (2013).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/45344/img-3.png
Fichier image/png, 287k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Bertrand Réau, « L’ethnicisation du regard par le tourisme : ethnographie d’un parc à thème ethnique en Malaisie (Sabah) »Confins [En ligne], 54 | 2022, mis en ligne le 31 mars 2022, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/45344 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/confins.45344

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Auteur

Bertrand Réau

Conservatoire National des Arts et Métiers, bertrand.reau@lecnam.net

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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