1Larissa Lira fait partie du petit groupe de géographes brésiliens qui connaissent aussi bien la France et la géographie française que le Brésil et la géographie brésilienne. Elle avait déjà publié en 2013 une étude sur Vidal de la Blache et le monde méditerranéen (Lira, 2013) qui témoignait de sa connaissance approfondie du monde méditerranéen et des débuts de la géographie moderne en France. Voici qu'elle nous offre un ouvrage qui conjugue l'histoire de la pensée géographique en France et au Brésil, et les débuts de la géographie moderne au Brésil.
2L'ouvrage analyse l'œuvre de Pierre Monbeig (1908-1987), un géographe qui rejoint en 1935 la mission que la France vient d'envoyer pour faciliter les premiers pas de l'Université de São Paulo ; il y a été précédé par Pierre Deffontaines, qui vient de partir pour Rio de Janeiro, où il participe à la création de la première université fédérale brésilienne. La guerre prolonge le séjour de Monbeig au Brésil ; il y réside jusqu'à 1946 et continue à travailler sur le pays durant une dizaine d'années après son retour en France.
3Qu'on ne s'attende pas à trouver dans cet ouvrage une biographie de Pierre Monbeig. L'ambition est autre ; comme le dit le sous-titre, elle est d'écrire "une géohistoire des savoirs" et de faire comprendre comment des connaissances et des démarches scientifiques sont passées, grâce à Monbeig, d'un pays à l'autre. L'introduction de l'ouvrage est longue : elle ne présente pas le personnage dont le livre traite, mais indique les fondements épistémologiques et méthodologiques de la démarche suivie ; on ne saura pratiquement rien du milieu où a été formé le jeune Pierre, sinon que ses parents étaient enseignants à Beauvais. Le récit commence avec ses études supérieures. Monbeig suit les cours des grands Vidaliens que sont Lucien Gallois, Emmanuel de Martonne et surtout Albert Demangeon. Il fréquente également Henri Hauser, un historien qui est le plus perspicace des premiers élèves de Vidal : c'est lui qui a mis en œuvre l'idée de régionalisation dans le cadre de la réforme Clémentel.
4Les enseignements magistraux comptent, mais c'est au cours des excursions que se transmet alors une part essentielle de la discipline : les règles méthodologiques et les pratiques qu'elle met en œuvre.
5Larissa Lira ne s'attache vraiment à Pierre Monbeig qu'à partir du moment où il prépare ce que l'on appelle aujourd'hui Maîtrise et qui se nommait alors Diplôme d'Etudes Supérieures. Son mémoire de recherche est consacré au Hurepoix, une petite région au Sud de Paris. Le thème est central dans la géographie française telle qu'elle s'est construite autour de Vidal de la Blache et de ses élèves : une analyse de l'organisation territoriale qui part de ces petites entités caractérisées par leur environnement naturel que l'on nomme des pays. Mais Pierre Monbeig traite d'un ensemble particulier. Les traits de la société et de l'économie traditionnelles s'y effacent rapidement par suite de la proximité de Paris et de la disparition des autarcies locales : le pays est transformé par le front pionnier de l'urbanisation péri-métropolitaine : les forces sociales et économiques jouent désormais davantage que les contraintes naturelles.
Figure 1 Pierre Monbeig avec des collègues brésiliens
6Le style de recherche que met en œuvre Pierre Monbeig est fondé sur un petit nombre de préceptes méthodologiques plus que sur un corps théorique fortement structuré. Faire une étude géographique, c'est prendre à bras le corps un terrain, y analyser les opportunités qu'offre l'environnement en termes de sols, de végétation, de climat, saisir son originalité à travers ses paysages et appréhender ses populations à travers leurs genres de vie et leurs activités, comme le faisait Vidal ; c'est y mettre en évidence les contraintes qu'impose le milieu dans le domaine médical, comme l'enseigne alors Max. Sorre ; c'est explorer les archives pour restituer l'état ancien du peuplement et de la mise en valeur, comme Albert Demangeon et Jules Sion ont appris à le faire ; c'est interroger les travailleurs sur les techniques qu'ils mobilisent ; avec Raoul Blanchard, c'est s'habituer à changer sans cesse d'échelle et à analyser la situation des lieux après avoir décrit leur site.
7Il s'agit de mettre en œuvre intelligemment un métier davantage que d'élaborer des schémas théoriques ensuite confrontés au réel. C'est la forme que prend entre les deux guerres la géographie française, celle qui assure sa fécondité, lui permet de rendre compte de la diversité d'un monde en pleine évolution, mais ne conduit pas à l'élaboration d'une approche vraiment cohérente, même si certains, Albert Demangeon en particulier, en éprouvent le besoin.
8Ce que Larissa Lira a appris auprès de Marie-Claire Robic et des chercheurs qu'elle a formés, c'est ce qui fait de la géographie classique française de l'entre-deux-guerres une discipline innovante même si ses fondements sont imparfaitement explicités : elle garde une forme littéraire alors même qu'elle devient de plus en plus scientifique. Les premières publications de Monbeig découvrent un chercheur qui a tiré le meilleur de son apprentissage du métier de géographe : il est également soucieux de la qualité de son écriture et de la rigueur de ses enquêtes.
9L'agrégation passée, Monbeig entreprend la préparation d'une thèse sur les îles Baléares. Il mène ses travaux depuis la Casa de Velásquez, qui vient d'ouvrir à Madrid et qui accueille de jeunes chercheurs français travaillant sur le monde hispanique. L'atmosphère qui y règne est stimulante. Alors que Jean Brunhes avait présenté l'économie de l'archipel comme refermée sur elle-même, Monbeig montre qu'elle est, dès le XVIIIe siècle, largement ouverte sur le monde extérieur, ce qui explique ses spécialisations et le dynamisme de ses exploitations.
10Après deux ans à la Casa de Velázquez, Monbeig enseigne au lycée de Caen lorsque Henri Hauser lui offre, en 1935, l'opportunité de se rendre au Brésil. La guerre civile, qui éclate en Espagne en 1936, le contraint d'abandonner ses recherches sur les Baléares. Il reprend la chaire qu'avait occupée en premier Pierre Deffontaines ; celui-ci avait jeté les bases de la nouvelle organisation de la géographie brésilienne en fondant l'Association des Géographes Brésiliens. C'est dans ce cadre que va évoluer Monbeig durant onze ans ; retourné en France, il consacre encore ses travaux au Brésil pendant dix ans.
11L'Université de São Paulo a été conçue pour doter l'État de São Paulo de l'élite intellectuelle qui permettra à la ville et à l'État de continuer à dominer le pays. Dans un premier temps, les étudiants qui fréquentent le nouvel établissement sont peu nombreux, si bien que des bourses sont attribuées à des enseignants des écoles et lycées de l'État de São Paulo pour y acquérir une formation supérieure. Le recrutement n'est pas limité aux milieux aisés ; il s'ouvre aux classes moyennes et populaires du pays.
Figure 2 Pierre Monbeig supervisant le travail des étudiants
12Ce qu'enseigne Pierre Monbeig avec beaucoup de rigueur, de sévérité même, c'est le métier du géographe moderne tel qu'il l'a appris en France. Comme en France, il y accorde une large place au travail de terrain. Là, il n'est pas question de donner des cours magistraux : dans une atmosphère conviviale, les étudiants participent directement à la recherche aux côtés de leur maître. C'est comme cela que naît la géographie moderne au Brésil : elle est d'emblée menée par de jeunes Brésiliens sous la houlette d'un professeur français qui leur apprend leur métier et découvre, en collaboration avec eux et en même temps qu'eux, les réalités du pays. Pour rendre compte d'une contrée qui diffère de la France, les pratiques enseignées doivent être adaptées aux conditions locales.
13Le travail de géographe qu'enseigne Monbeig passe par la préparation d'études où sont appréhendés à la fois le milieu naturel et l'occupation humaine de l'espace – une occupation récente dans le cas de l'État de São Paulo, dont la pénétration s'est faite avec la diffusion de la culture du café. Les genres de vie y sont plus contrastés que dans la France de l'époque.
14Comme le montre Larissa Lira,
« Pierre Monbeig [est] ainsi appelé à construire un discours normatif sur la méthode, à adapter à [l'État de] São Paulo une structure pédagogique, scientifique et institutionnelle qu'il dirigera, et à opter pour une orientation portant sur la pratique des études géographiques » (p. 198).
15Larissa Lira poursuit :
« Dans les excursions, Pierre Monbeig construisit une atmosphère d'échanges réciproques, où tous participaient à l'aventure de la connaissance, lui compris, parce que le Brésil et les Brésiliens le motivaient. Il se fit également le point de convergence entre les différents groupes de géographes. A travers l'Association de Géographes Brésiliens, il articula entre elles les diverses communautés géographiques. En conséquence, […] il parvint à construire un public d'intellectuels 'consommateurs' des travaux et des réflexions offerts par cette communauté de géographes. D'un côté, par la façon dont il parvint à consolider son autorité, il réussit, en s'appuyant sur celle-ci, à conserver les valeurs épistémologiques qui lui étaient chères. De l'autre, il s'adapta aux exigences du Brésil et des Brésiliens » (ibid., p. 198).
16La greffe prend en quelques années : elle est déjà réussie dans les années 1940, quand sont soutenues ou publiées les premières thèses de ceux qu'il a formés : celle de Maria Carvalho sur Santos e a Geografia Humana do litoral paulista (1944), celle de João Dias de Silveira qui offre Um estudo geografico dos contrafortes occidentais da Mantiqueira (1945) ou celle de Nancy Lecoq-Muller sur Sitios e sitiantes no Estado de São Paulo (1945). Elles saisissent les différents milieux de l'État, sa façade littorale, le versant occidental de la barre montagneuse que constitue la Mantiqueira et les collines d'interfluve, les espigões, qui couvrent l'essentiel de l'intérieur. Elles racontent la difficile maîtrise des milieux d'un littoral coincé entre la mangrove et le talus de près de 1000 mètres de haut de la Serra do Mar, et les efforts pour faire de Santos le débouché de l'immense arrière-pays qui s'ouvre à partir du bassin de São Paulo. Elles analysent le passage de la plantation esclavagiste, telle qu'elle se développe dans la vallée du Paraíba, et la forme moderne qu'elle prend lorsque la caféiculture atteint l'intérieur de l'État de São Paulo. Nancy Lecoq-Muller saisit la dernière phase, celle de la mise en valeur de l'Ouest de l'État : face à la crise, de petites exploitations se substituent alors aux grandes propriétés qui avaient jusqu'alors dominé.
17Ces travaux montrent que l'élaboration de la thèse de Monbeig, sur Planteurs et pionniers de São Paulo (Monbeig, 1952), est, dans une large mesure une œuvre collective – une œuvre franco-brésilienne.
Figure 3 L’expansion du café à l’époque de Pierre Monbeig
18La géographie française n'ignorait pas le rôle des fronts pionniers, mais aucun de ceux-ci n'avait jusqu'alors été étudié par des collègues formés à Paris ou en France. C'est à travers les travaux d'Isaiah Bowman, consacrés en bonne partie à l'Amérique du Sud, que le thème était surtout connu. Mais sa version pauliste est très particulière : jusque dans les années 1930 et 1940, le front pionnier qui balaie l'État puis l'Ouest du Paraná en effet la particularité de ne valoir que par les dernières marges défrichées : les méthodes extensives utilisées épuisent rapidement les sols, si bien que le système ne peut se maintenir que par la construction de nouveaux tronçons de voies ferrées et le défrichement de nouvelles forêts ; en amont, il implique le recours à des techniques évoluées de transport et de financement.
19À travers la dynamique de l'agriculture pauliste, c'est toute celle de la vie rurale brésilienne, avec son appétit de sols vierges ou de nouveaux gisements minéraux qui est saisie : celle d'un système qui combine extensivité de l'exploitation et investissements importants dans les transports et les capacités de premier traitement des produits obtenus.
20L'économie brésilienne apparaît ainsi comme la projection sur des terres neuves de formes de capitalisme dont les foyers sont ailleurs, et qui profitent de l'immensité des horizons ouverts pour se permettre de gaspiller les sols et les ressources. L'interprétation que propose Monbeig de la construction économique du Brésil va dans le sens de celle avancée par l'historien portugais Lúcio de Azevedo en 1929 (Azevedo, 1929) : celle d'une succession de cycles liés à la mise en valeur successive d'une série de ressources par ce qui est déjà un capitalisme. La thèse est vite reprise au Brésil par le marxiste Caio Prado Jr (Prado Jr, 1933), un des intellectuels paulistes que fréquente Monbeig. Ce dernier lui donne une dimension géographique nouvelle, en la "tropicalisant", c'est-à-dire en soulignant que c'est la conjonction de grands espaces libres et d'un climat où les sols sont rapidement lessivés qui explique la dynamique particulière des fronts pionniers brésiliens.
21L'interprétation des dynamiques économiques du Brésil en termes de capitalisme que propose Monbeig est originale, comme le souligne Larissa Lira ; elle tranche avec les modes d'explication alors en œuvre dans la géographie française et montre comment l'exportation du métier de géographe à la française conduit à une transformation profonde de celui-ci.
22Qu'ajouter à cette analyse innovante et passionnante ? Que l'œuvre de Monbeig est assez riche et complexe pour permettre d'autres lectures. Monbeig est un homme informé qui prend en compte tout ce qui lui paraît innovant. Il renouvelle ainsi la géographie des milieux naturels brésiliens en y intégrant tout ce que la médecine pastorienne a découvert sur les mécanismes en jeu dans les maladies endémiques comme dans la propagation des épidémies.
23Monbeig est également sensible à la qualité des recherches menées par l'Institut agronomique de Campinas : elles montrent qu'il est possible de donner une seconde vie aux sols épuisés par le front pionnier en utilisant des engrais et des pesticides. L'État de São Paulo que décrit Monbeig n'est pas seulement fait d'une frange pionnière prospère dont la progression laisse retourner à la friche des terres épuisées. On y assiste déjà à la reprise par la culture des terres mortes pour le café, et à une seconde vague de mise en valeur qui n'est plus liée à l'exploitation extensive d'immenses étendues vouées à l'épuisement rapide, mais à celle de terres que la mécanisation des cultures et les progrès de la chimie ouvrent à une nouvelle forme de grande exploitation : celle qui produit d'immenses quantités de canne à sucre, d'alcool, de jus d'orange ou de bois eucalyptus destiné à la fabrication du papier ; cela va rapidement devenir le support d'un nouveau capitalisme international et désormais aussi brésilien.
24Larissa Lira ne met pas seulement l'accent sur ce que le métier de géographe apprend sur les mécanismes fonciers et économiques à l'œuvre sur les fronts pionniers. Monbeig garde constamment le souci d'exposer ses résultats de manière élégante. Il est ainsi conduit à mettre en œuvre de "grands discours" qui mettent en scène les personnages qui incarnent les évolutions en cours. Il parle des individus et des familles qui ouvrent de nouvelles terres et font progresser les voies ferrées, mais rappelle que "la marche pionnière fut primordialement assurée par les petits propriétaires" (Monbeig, 1952). Et dans ces zones pionnières, il ne voit pas seulement une frange où se juxtapose les nationalités :
« Il s'y passe, en fait, quelque chose de nouveau, une société qui abandonne ses anciennes habitudes pour en créer de nouvelles. [La zone pionnière] transforme les hommes ; elle les unifie dans un projet commun elle est, en ce sens, le chaudron d'une nouvelle société et le germe d'où éclot un sentiment régional et même national » (Lira, 2020, p. 325).
25Au-delà de l'économie, c'est la totalité du Brésil qui se trouve renouvelé par l'expérience pionnière de l'État de São Paulo.
26Au total, un livre solide, austère, mais passionnant, et qui témoigne de la qualité de la recherche géographique dans le Brésil contemporain.