1Longtemps bridé par le refus de prendre en compte les processus mentaux, le développement de la géographie culturelle s'est accéléré avec le tournant pris par l'ensemble de la discipline à partir des années 1970. Le domaine est aujourd'hui foisonnant.
2Les dynamiques que met en évidence l'approche culturelle résultent à la fois des processus qui affectent la culture de l'extérieur et de ceux qui la structurent en interne. Ces dynamiques se combinent avec d'autres - ou sont dominantes.
3Certains reprochent à cette approche d'ignorer les déterminations sociales et d'exalter au-delà du raisonnable la puissance de création et d'innovation de l'individu. Ce procès est immérité : c'est de leur entourage, et au-delà, de la société, que les femmes et les hommes reçoivent ce qui chez eux n'est pas inné (Tylor, 1871) ; c'est à travers les signes et la langue qu'ils ont ainsi appris qu'ils communiquent ; c'est en puisant dans le répertoire des imaginaires que véhicule la société où ils vivent que chacun peuple ses rêves de schémas sur lesquels il brode, qu'il enjolive et qu'il modifie ; c'est autour des problèmes d'identité et visibilité que prennent naissance nombre de luttes sociales. Les mondes auxquels se réfèrent les gens apparaissent ainsi comme des créations à la fois individuelles et collectives : ils naissent de l'imagination d'un individu, mais s'enrichissent et gagnent leur pouvoir de séduction en passant de l'un à l'autre.
4La géographie culturelle s'attache d'abord aux processus qui assurent la transmission des attitudes, des pratiques, des savoir-faire, des connaissances et des croyances d'un individu à l'autre, d'une génération à l'autre : ils influent sur ce qui circule et est intériorisé par les uns et les autres.
5(i) La transmission de la culture ne s'effectue pas de la même façon selon qu'elle se fait oralement, par écrit ou grâce aux médias modernes (Westly et Mc Lean, 1957). Les situations de face-à-face qu'a impliquées jusqu'il y a peu l'oralité se prêtaient parfaitement à la transmission locale des gestes, des savoir-faire et des croyances, mais se révélaient moins efficaces lorsqu'il s'agissait d'enseigner des connaissances abstraites dont l'acquisition demande de multiples répétions et exercices. L'absence de mémoire matérielle rendait difficile l'accumulation des savoirs et de l'expérience.
6L'écrit a l'avantage d'être transportable dans l'espace et transmissible dans le temps sans perte d'information, ce qui favorise la diffusion lointaine des savoirs et des croyances, la formation de sociétés étendues et l'accumulation de leurs savoir-faire et de leur expérience. Créant une forme de mémoire objective à laquelle il est possible de se référer sans cesse, il facilite l'intériorisation des contenus abstraits mais se prête mal à la transmission des gestes et des tours de main.
7Les médias dotent l'oralité de mémoires objectives et la rendent transmissible à distance. Par les facilités de transmission dans l'espace et dans le temps qu'ils introduisent, ils assurent à chacun l'accès à une multitude d'informations, mais remettent en cause les hiérarchies qui assuraient jusque-là leur tri. Les sociétés qu'ils modèlent sont secouées par des effets jusque-là inconnus d'entraînement et de contagion. Ces évolutions suscitent des réactions qui se traduisent par le rejet de l'élitisme intellectuel et par la prolifération de communautarismes.
8(ii) Les sciences sociales en général et la géographie en particulier ont souvent privilégié l'analyse des processus qui reposent sur le jeu de l'intellect et sur la dimension rationnelle des comportements. L'approche culturelle souligne la part que joue, dans la communication non verbale, la transmission des émotions, les effets d'empathie ou de rejet qui en résultent et la formation de mouvements collectifs qui s'ensuit. La mise en œuvre de symboles dont la forme est visuelle ou écrite élargit considérablement les aires où se déploient ces effets. Ils sont présents dans les sociétés de l'écrit et atteignent une intensité nouvelle dans les sociétés structurées par les médias modernes.
9Les processus de contagion qui concerne ainsi les émotions introduisent une dimension irrationnelle dans la géographie culturelle, qui aurait sans cela tendance à privilégier ce qui est verbalisé – les représentations – et les jeux de l'intellect.
10(iii) Les représentations prennent deux formes : celle d'une conceptualisation qui conduit à la définition de catégories qui saisissent et découpent le réel et facilitent son appréhension intellectuelle ; celle de reconfigurations du réel par l'imagination à partir d'une combinaison inédite d'éléments réels ou d'images d'au-delàs radicalement différents de notre monde.
11Ces processus conduisent à la création d'imaginaires, qui ne cessent de s'enrichir et de se transformer en circulant (Debarbieux, 1998; 2010). Ils introduisent dans le façonnement du monde une sensibilité et une dimension poétique qu'ignorent les appréhensions purement conceptuelles. Ils conduisent à l'élaboration de l'image d'ailleurs, d'autres mondes, d'au-delàs et d'en-deçàs qui sont perçus comme plus vrais que le monde réel, dotent la vie sociale de moteurs normatifs et conduisent à l'institutionnalisation du cosmos, de la nature, de l'espace, de la société et de l'individu (Claval, 1980 ; 2008). Les géographies de nombre de peuples s'ancrent ainsi dans l'univers du mythe (Bonnemaison, 1992 ; 2001).
12Les conditions dans lesquelles s'effectue la transmission des cultures influent sur leur contenu et contribuent à les différencier depuis l'extérieur, si l'on peut dire. Une dynamique interne naît, en revanche, des débats d'opinion ou de la poursuite (ou du rejet) de l'excellence.
13Les jeux de l'opinion
14Les jeux de l'opinion introduisent un processus interne d'évolution, de convergence ou de diversification. Lorsqu'ils se rencontrent, les gens discutent des problèmes qui les affectent et de ceux qui concernent l'ensemble de leurs sociétés ou de leurs pays. Des heurts et des confrontations ont lieu : les positions des uns et des autres évoluent, se raidissent ou se rapprochent.
15La confrontation des opinions dans le cadre d'un forum d'échange a longtemps été le privilège des sociétés d'oralité. L'écrit a élargi les sphères de circulation des connaissances et des croyances, mais à travers des structures hiérarchiques qui en favorisaient le contrôle. L'imprimerie et la démocratisation de l'écrit à laquelle elle a mené ont élargi ce cadre à l'échelle des nations et du monde, mais en privilégiant un establishment qui assurait le tri et la mise en forme des opinions. La révolution contemporaine des télécommunications ouvre les forums à toutes les classes de la société et remet en cause les structures sociales et politiques qui s'étaient mises en place depuis deux siècles et demi ou trois siècles.
16À l'occasion des débats d'opinion, les gens prennent souvent conscience des intérêts qu'ils partagent avec ceux qui ont en commun les mêmes tâches et les mêmes engagements, et qui les opposent à d'autres catégories. Les jeux de l'opinion conduisent donc au développement de luttes sociales. L'approche socio-économique insistait sur celles qui opposaient propriétaires et locataires, capitalistes et salariés. D'autres tensions s'ajoutent à (ou se combinent avec) celles que nourrit le heurt des intérêts économiques, comme le souligne l'approche culturelle (Cosgrove 1984 ; 1993; Mitchell, 2000). Au sein des relations familiales, politiques, religieuses ou de loisir, ceux qui jouent les mêmes rôles partagent des préoccupations qui divergent de celles de leurs partenaires ; cela engendre des oppositions et des conflits qui tiennent plus de place dans le monde actuel que ce n'était le cas dans celui qui l'a précédé.
17Le refus des objectifs sociaux que véhiculent la culture dominante se traduit par la formation de sous-cultures de la marginalité (les gens cherchent à se soustraire aux impératifs prescrits en s'insérant dans les lieux où les réseaux sociaux sont les plus faibles) et de contre-cultures (dans ce cas, ils essaient de substituer aux institutions en place des réseaux dont les logiques sont différentes).
18Habiter la terre : un problème général, mais des solutions particulières
19Les processus de transmission et les jeux d'opinion conduisent à une certaine différenciation du bagage que reçoivent les individus. Elle les aide à prendre conscience de la spécificité de leur situation. Le fait d'être là et pas ailleurs confronte chacun à des problèmes qui sont à la fois généraux (tout individu a besoin de s'insérer dans l'espace et dans la société) et spécifiques (il s'agit de le faire à partir d'un lieu et d'un bagage particuliers) : il doit habiter la terre, c'est-à-dire résoudre, à son échelle, dans un lieu précis et muni des lunettes culturelles qui informent son regard, un problème universel, mais qui n'a de solution que particulière.
20La géographie culturelle est ainsi conduite à s'interroger sur ce que signifie habiter - ou visiter – la ville, la campagne, la montagne, un rivage, sur ce qu'apportent la proximité ou l'éloignement, la solitude ou la multitude. Elle se penche sur les rituels qui entourent l'institutionnalisation des lieux et sur les cérémonies et les fêtes qui en renouvellent les effets bénéfiques. Elle s'interroge sur les liens que les habitants nouent avec leur milieu, sur leur prégnance, sur leur fragilité ou sur leur permanence.
21Les dynamiques de la mimésis et de la distinction
22Nombre d'individus cherchent à se fondre dans un groupe en gommant tout ce qui les en différencie, alors que d'autres cherchent à s'en distinguer en menant plus loin que les autres la quête d'excellence que privilégient les valeurs dominantes de la culture, ou en choisissant d'autres valeurs.
23Les stratégies d'imitation-mimésis, ou de distinction, tiennent une place essentielle dans les dynamiques sociales, comme le soulignent René Girard (1972) ou Pierre Bourdieu (1979). Elles ont des conséquences considérables sur la configuration des sociétés - au premier chef, la formation d'une compétition spécifiquement culturelle au sein de la vie collective : les sociétés qui prônent la valeur guerrière développent des idéologies du courage et de la performance militaire qu'exaltent les arts martiaux ; les sociétés axées sur les valeurs religieuses développent des formes d'ascèse qui libèrent ceux qui les choisissent des autres contraintes de l'existence et leur permettent de se consacrer à la prière, à la méditation, ou de choisir la voie de la charité et de l'amour du prochain ; les sociétés qui mettent l'accent sur les performances de l'esprit développent les lettres, les arts et les sciences – un secteur où la culture est prise au sens du Ministère de la culture. Au-delà de la formation de ces secteurs spécialisés, c'est toute la collectivité qui se trouve affectée par cette recherche de la perfection : on doit à Norbert Elias (1939/1969 ; 1974 ; 1976) une analyse passionnante du processus de civilisation qui se met ainsi en place dans les sociétés de cour, à l'exemple de celle de Louis-XIV.
24La volonté de se distinguer en s'opposant plutôt qu'en se fondant dans la masse est une des caractéristiques de la modernité : dans le domaine artistique, ce n'est plus la perfection et l'harmonie que l'on recherche, mais ce que l'évolution d'un monde en effervescence perpétuelle est en train de faire émerger. L'artiste est celui qui décèle dans l'actualité les contours du futur et se place ainsi dans l'avant-garde (Heinich, 2005).
25La remise en cause de l'idée de progrès que connaît le monde actuel conduit à un infléchissement profond des stratégies de distinction : ce n'est plus en devançant les autres dans la recherche des formes idéales que doivent revêtir nos sociétés que l'on attire l'attention ; c'est en cultivant sa visibilité, comme le montre Nathalie Heinich (2012).
26Les femmes et les hommes agissent sur le réel, sur la matière, sur la nature, sur leurs corps et sur la vie. En ces domaines, ils doivent faire avec des éléments qui ont une dynamique qu'ils ne contrôlent qu'imparfaitement, comme le montre Jean-Marc Besse à propos du paysage :
"Agir avec le paysage, consiste donc à intégrer dans les actions, et en particulier les actions d'aménagement des espaces les différents éléments de [la] substantialité [de ceux-ci] : les sols et plus généralement les complexes abiotiques, les vivants, les autres acteurs humains, les structures spatiales et les pratiques territoriales, l'épaisseur temporelle des lieux, leur histoire et leur mémoire" (Besse, 2019, p. 55-56).
27À s'adapter à des domaines où elle doit composer avec des contraintes et s'adapter à elles, la culture s'infléchit et se diversifie. La géographie culturelle prend en compte depuis longtemps ces situations. Elle leur doit quelques-unes de ses avancées récentes les plus importantes. Pour les appréhender, elle accorde beaucoup d'importance aux échelles jusque-là négligées par la discipline du local et du domestique (Collignon et Staszak, 2004).
28La géographie culturelle s'est dès le départ intéressée, comme le faisait l'ethnologie, à l'environnement matériel que façonnaient les hommes et pour lequel ils avaient appris à fabriquer des objets en bois, à travailler l'argile et la pierre, à utiliser les fibres de certaines plantes ou les poils et la fourrure des animaux, à fondre les minerais pour les réduire et obtenir des métaux. La recherche géographique s'y attachait volontiers si les artefacts analysés servaient à produire la nourriture des gens ou à les protéger du froid, du vent ou du chaud – qu'ils s'agissent de vêtements ou d'abris. Elle excluait souvent les objets destinés à la vie domestique, car elle estimait trop variables des formes qui n'étaient pas uniquement fonctionnelles, mais reflétaient la fantaisie de leurs créateurs comme le soulignait Albert Demangeon à propos de la maison rurale : "la personnalité foncière de l’habitation rurale ne se compose pas de ces éléments qui changent et qui passent" (Demangeon, 1920/1942, p. 266)
29Dans les années 1960, nombreux étaient les chercheurs qui considéraient que le progrès technique allait faire perdre tout intérêt à ce domaine : n'allait-il pas conduire à une standardisation totale de la forme des objets, qui ne contribueraient plus en rien à la diversité du monde habité ?
30Les attitudes sont aujourd'hui différentes. La diversité des artefacts ne reflète plus autant que par le passé la difficulté de fabriquer et de façonner la matière ; elle est davantage fonction de la créativité de ceux qui conçoivent les outils, les meubles et les mille riens dont on s'entoure dans la vie quotidienne ; elle porte la marque du goût des gens et de la manière dont ils conçoivent le cadre où s'inscrit leur existence. Il n'y a aucune raison de la négliger.
31Il n'existe pas de domaine où les hommes aient adopté des attitudes aussi changeantes qu'à l'égard de la nature. Ils l'ont longtemps appréhendée comme un grand tout dont ils faisaient partie, un ensemble redoutable par bien de ses aspects, mais sans lequel ils n'auraient pas existé ; les Grecs ne pouvaient, de la sorte, considérer la phusis comme quelque chose qui leur était étranger – ils en faisaient partie et lui portaient une déférence toute religieuse.
32A partir de Galilée et de Descartes, la nature devient ce qui s'oppose à la pensée. Elle est extérieure à l'homme, qui a le droit de l'utiliser sans limite à son profit. Laïcisée, elle est perçue comme un domaine à conquérir. C'est la conception qui domine durant la modernité.
33On découvre aujourd'hui les limites des milieux, leur fragilité et les dangers que fait naître leur surexploitation. Une prise de conscience écologique en résulte, qui nous réintègre à la nature et nous rend responsable de son devenir. Un chapitre essentiel de la géographie culturelle est consacré à ce tournant, comme en témoignent, entre autres, le développement de la mésologie d'Augustin Berque (2000 ; 2018).
34Mais la nature n'a jamais été seulement cet extérieur que l'on peut utiliser et peupler sans souci. Elle est faite d'environnements variés et changeants, dont certains sont menaçants et terrifiants alors que d'autres invitent à la marche, à la course, à l'escalade, ou à la nage, se prêtent à la détente ou à la joie de sentir l'air courir sur la peau et le soleil réchauffer le corps. Toute un chapitre de la discipline se consacre donc aujourd'hui à ces usages de la nature, à la manière dont on la vit dans un jardin, dans un parc public, en montagne, sur la plage, en pique-niquant (Barthe, 2008), en faisant du trekking ou en pratiquant des sports de glisse…
35La géographie humaine ne s'intéressait guère au corps des hommes. Elle le considérait comme un système homéostatique dont l'entretien et le fonctionnement exigeaient la consommation d'une certaine quantité d'air (un mètre cube par heure), d'eau (très variable selon les conditions météorologiques et les activités) et de nutriments (autour de 2 000 calories/jour pour le simple entretien de l'organisme, 6 000 et même plus lorsque l'activité est intense). Elle s'intéressait essentiellement aux activités productives, c’est-à-dire aux adultes et surtout aux hommes. Elle s'adressait à un public intellectuel, et sous sa forme scolaire, aux enfants et aux adolescents.
36La géographie culturelle fait une large place à la corporéité, car les enfants, les adultes et les personnes âgées sont plus ou moins vulnérables aux maladies et n'ont pas les mêmes besoins, les mêmes problèmes et les mêmes aspirations. Les individus ne portent pas tous le même intérêt à leur santé, à leur poids, à leur apparence et à leurs performances physiques. Le domaine de la culture corporelle est extrêmement large.
37Le corps croît, perdure, décline et meurt. Il est affecté par des maladies d'origine variée. La géographie de la santé prend de nouvelles dimensions : ce n'est plus simplement, comme dans les années 1920 ou 1930, celle des différentes affections, de leur propagation et de leurs formes endémiques ou épidémiques ; ce n'est plus, comme dans les années 1960 ou 1970, celle des services médicaux et de leur organisation. Celle d'aujourd'hui s'attache à la manière dont la maladie est vécue par ceux qui la subissent et par ceux qui les entourent ; elle analyse des attitudes relatives à telle ou telle maladie, tuberculose, cancer ou SIDA, et prend en compte le souci nouveau de prévenir les affections futures par une vie plus saine.
38Les géographes ont emprunté aux ethnologues, à Marcel Mauss (1947) en particulier, leur intérêt pour les techniques du corps : hygiène, propreté, ablutions, soins de la peau, des cheveux, des ongles, exercices physiques, gymnastique sous toutes ses formes. Ils s'attachent aussi aux amputations rituelles, ablation du prépuce ou excision, pratiquées dans nombre de cultures – et à des transformations moins profondes, celles du tatouage en particulier.
39Le corps ne reste nu que dans un petit nombre de sociétés - et la nudité est rarement totale, comme en témoignent les étuis péniens qu'exhibent les hommes de certains peuples premiers, en Nouvelle-Guinée par exemple. Mais un corps nu ne reste pas sans apprêt : il est oint d'huile ou de graisse animale, frotté de terre ou de poussière, teint, peint ou tatoué. Les cheveux sont courts ou longs, peignés ou tressés ; ils sont parfois ornés de plumes.
Un Huli des Hautes-Terres méridionales de la Papouasie-Nouvelle-Guinée
https://fr.wikipedia.org/wiki/Papous#/media/Fichier:Huli_wigman.jpg
40Dans les cultures qui pratiquent la nudité, le corps est paré. Dans les autres, des habits le couvrent. Leur première finalité est de protéger les corps du froid, de la neige, du vent, de la pluie, du soleil ou de la chaleur. La seconde est d'exprimer ce qu'est l'individu à travers ce qu'il porte : l'inclusion dans un groupe lorsqu'il s'agit d'un uniforme ; la tenue bon chic bon genre qui signifie classe et fortune ; les vêtements qu'implique la célébration de rituels ; les déguisements choisis pour une fête ou pour se distinguer et souligner son originalité ; le jean et le blouson passe-partout qui permettent de se fondre dans la foule…
41On a longtemps opposé le corps paré des peuples qui vivaient nus aux vêtements des civilisés. Cette opposition ne tient plus dans le monde contemporain où le tatouage est pratiqué dans tous les milieux et où le nudisme est une des modalités du paraître pour nombre d'individus - avec l'apprentissage des codes qui lui sont liés, comme l'a souligné Francine Barthe (2003) : le regard horizontal du nudiste s'opposant au regard impudique du "textile" qui balaie les gens de haut en bas !
42La corporéité, c'est aussi le sexe et sa codification culturelle, le genre. La géographie classique se bornait à dire que l'humanité était faite d'hommes et de femmes, qui naissaient en nombre à peu près égaux – un peu plus d'hommes, mais comme ils étaient plus fragiles enfants, la parité était rétablie à l'âge adulte.
43Au cours des trente dernières années, peu de domaines ont attiré autant de chercheurs que celui du genre. Cela s'explique par la place que ces questions ont tenue dans les débats publics au cours du dernier quart de siècle – légalisation des relations homosexuelles, mouvement LGBT, etc. Cela tient surtout à ce qu'il s'agit d'un champ où a été remise en cause l'idée que les catégories sociales en général, et le genre en particulier, avaient un fondement biologique qui les rendaient immuables. En travaillant sur les transformations contemporaines des catégories de genre, la géographie queer participait ainsi au mouvement de redéfinition des cadres du social qui affecte l'ensemble des sociétés contemporaines.
44La corporéité, c'est aussi l'appréhension de la vie dans sa dimension matérielle - naissance, croissance, âge adulte, vieillesse, mort – et dans sa traduction culturelle - baptême ou circoncision, rites de passage de l'adolescence à l'âge adulte, cérémonies et rites mortuaires, enterrement, crémation, etc. On ne parlait jamais des maternités ; il n'était pas davantage question des salons mortuaires ou des cimetières (Pitte, 2004). Voici qu'une large place leur est accordée.
45Les sens, c'est encore le corps, mais dans ce qui le lie au monde extérieur et en reçoit stimulus et informations. Le domaine a suscité une multitude de travaux depuis les années 1980. Ils se sont particulièrement attachés à la vue. L'engouement que connaît l'étude de celle-ci est dû en partie à l'influence de Michel Foucault et de Surveiller et punir, qu'il publie en 1975.
46Saisissant le monde extérieur à toutes les échelles, situant les uns par rapport aux autres les accidents du relief, les compartiments du paysage, les lieux habités, les villes et les villages, le regard livre en effet à l'observateur des tableaux dont il peut faire varier l'échelle. Ces spectacles sont animés. Les mouvements y attirent l'œil. La riche moisson d'informations qu'apporte le regard permet de surveiller les gens : elle devient, à cette occasion, un instrument de domination : c'est ce que soulignait Foucault, c'est ce que ne cessent de reprendre depuis les travaux qu'il inspire. Le regard n'est-il pas le complice de tous les contrôles, l'instrument sans lequel les pouvoirs ne pourraient se mettre en place et se maintenir ? Sous la forme sophistiquée qu'il prend lorsqu'il sert à dresser des cartes, il conduit à balayer l'espace au-delà de l'horizon. Il appréhende des régions ou des pays entiers. La carte inspire les princes qui rêvent de conquête. Elle apprend aux militaires à concevoir les stratégies qui les conduiront à la victoire, à l'occupation de nouveaux territoires et à leur contrôle.
47Pour certains géographes, la vue finit par apparaître comme l'instrument de toutes les formes d'oppression : c'est un sens au service d'aspirations fondamentalement masculines. Ne conviendrait-il pas de développer une forme de la discipline qui lui éviterait de se compromettre avec les pouvoirs en place et de favoriser l'esprit de conquête, l'impérialisme et le colonialisme ? C'est ce que cherche à promouvoir une approche haptique, qui reposerait sur le care, le souci des autres, et serait celle de la féminité (Volvey et al., 2012). Voire ! Les politiques de Golda Meir en Israël ou celle de Margaret Thatcher au Royaume Uni étaient-elles des modèles de douceur ?
48Les travaux sur l'ouïe n'ont pas conduit à des développements aussi critiques. Ils ont surtout attiré l'attention sur les bruits qui affectent la vie des gens, sur les paysages sonores : les chants d'oiseau en forêt ou dans les prés ; la rengaine indéfiniment reprise des cigales, l'été, dans le monde méditerranéen, dès que le thermomètre dépasse 25 degrés ; le bruit sourd de la circulation automobile ; les pointes sonores des décollages d'avion près des aéroports... La modernité a multiplié les émissions qui rendent stressantes les ambiances urbaines, mais les bruits de la ville traditionnelle étaient souvent aussi forts : au tombeau des Mérinides, qui domine Fès, j'ai le souvenir vieux de soixante-dix ans de l'immense rumeur qui montait de la ville en contrebas : reflets d'une vie intense, les voix et les cris des enfants, des femmes et des hommes se mêlaient aux braiements des ânes, aux hennissements des chevaux et aux aboiements des chiens.
Figure 1 : Tombeau des Mérinides, Fès (Maroc)
https://www.fescity.com/listing/tombeaux-merinides/galerie/#https://www.fescity.com/listing/tombeaux-merinides/tombeaux-merinides/
49Le paysage sonore, c'est aussi celui de la musique : les cloches des églises, les clochettes des vaches, l'orgue qui emplit les nefs les plus vastes, les orchestres de musique classique et leurs auditoires figés, ceux des bals musettes et les couples qui tournoient, le tango, le jazz, le rock...
50Le toucher ? Les géographes ont moins à dire en ce domaine, encore qu'ils se soient beaucoup intéressés au paysage à la fois sonore et tactile qui est celui des aveugles.
51Le goût et l'odorat ? La discipline s'y sent plus à l'aise (Carmignani, P. et al., 1998). Les marqueurs olfactifs pèsent lourds dans le souvenir que nous avons des paysages : qui ne se rappelle du parfum exacerbé qui émane de la garrigue lorsque l'orage gronde, au printemps ? Qui ne découvre pas avec émotion les lieux où fleurit l'oranger ? Qui n'est émerveillé, en Provence, des lavandes dont le soleil fait vibrer le bleu intense et dont l'odeur envahit tout ? Qui ne garde de son enfance le souvenir du parfum de rues où les conserveries de truffes rejetaient leurs eaux de lavage dans des caniveaux à ciel ouvert ?
Champs de lavande sur le plateau de Valensole
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52Pourquoi associer le goût et l'odorat ? Parce qu'ils le sont dans la consommation des boissons et des mets. Pour apprécier un vin et avant de le boire, on le fait tourner longuement au fond d'un verre assez grand pour capter le parfum qui s'en dégage. Qui ne se souvient du fumet d'un civet, de l'odeur de safran d'une paella, ou du nuage enchanteur que répand une poêlée de cèpes ?
53La dimension gastronomique, qui est celle des plaisirs de la table, a complètement renouvelé l'étude de la géographie de l'alimentation au cours des quarante dernières années (Pitte, 1991 ; Fumey, 2008 ; Fumey et Raffard, 2018).
54Il n'y a pas de domaine où la culture comme art et pratique de "faire avec" ait joué un rôle aussi décisif que dans l'étude du paysage. Celui-ci n'est-il pas la pellicule où se manifestent à la fois les forces profondes qui affectent l'écorce terrestre et la vie qui couvre les sols de végétation et peuple d'animaux forêts, savanes et prairies ? Le paysage n'est-il pas le lieu où se traduisent les initiatives et les activités humaines ?
55Les façons d'étudier géographiquement le paysage n'ont cessé d'évoluer. D'abord conçu comme un cadre où se déroule la vie des hommes et où prennent place les grands évènements historiques, il devient, dans le courant du XIXe siècle, un palimpseste où le regard du géographe apprend à démêler le jeu des forces naturelles et les formations climax auxquelles elles donneraient naissance si les hommes n'intervenaient pas. Ce palimpseste révèle en même temps les combinaisons d'activités agricoles et pastorales qu'ont imaginées les hommes pour tirer de l'environnement ce dont ils ont besoin pour se nourrir, s'équiper et se loger ; le géographe met ainsi en évidence la logique qui a présidé à la formation des paysages agraires. Il prend conscience de la présence, dans ce qui s'offre au regard, d'éléments fossiles qui sont comme autant de témoignages sur les géographies mises en œuvre par nos ancêtres.
56Le tournant culturel qui s'amorce dans les années 1970 conduit à une autre appréhension : l'accent est mis désormais sur le regard que portent les hommes, et plus seulement les géographes, sur le monde qui les entoure. Gilles Sautter (1979) note la connivence qui s'établit souvent entre les gens et les paysages dans lesquels ils vivent ou qu'ils visitent (voir aussi Roger, 1995 ; 1997 ; Berque, 1995). Certains les apprécient pour la beauté harmonieuse des formes qu'ils revêtent ou pour le sublime des éléments déchaînés qui s'y manifestent. Le paysage cesse d'être uniquement conçu comme support (et facteur) de l'activité productive des hommes. Il se transforme en jardin ou en parc. Les hommes se déplacent pour le contempler là où il reste naturel et sauvage. Le paysage est devenu objet de consommation.
57La prise de conscience des menaces écologiques qui pèsent sur le monde conduit à adopter un autre point de vue : le regard que l'on porte sur l'environnement est désormais celui des médecins de la nature que nous commençons à devenir. Ce qui ressort des diagnostics ainsi portés, c'est l'existence de points faibles, de zones fragiles, le danger aussi de tout ce qui fractionne les espaces naturels et y prohibe, du coup, nombre de formes de vie.
58Ce à quoi conduit enfin cette appréhension culturelle du paysage, c'est à une nouvelle manière de concevoir leur gestion et leur aménagement : comme le montre Jean-Marc Besse (2019), le problème est désormais de prendre en compte la totalité du bouquet de forces qui y sont en œuvre pour l'aménager de manière durable dans une perspective productive ou esthétique ou ludique.
59Ce qui fascine le géographe dans l'analyse qu'il mène de la culture, ce n'est pas seulement la manière dont l'espace la modèle, la façon dont les processus internes d'identification et de distinction la dynamisent ou les mille combinaisons auxquelles elle donne naissance quand elle prend en charge, utilise et transforme des choses et des êtres. C'est sa capacité à créer des ambiances et à organiser des environnements chargés de sens.
60Il suffit parfois d'un brin de soleil et d'un air de musique pour faire naître, dans un quartier morose, une atmosphère de gaieté et de bonheur. Qu'on tende des guirlandes, que l'on jonche le sol de fleurs ou de rameaux, que l'on défile et que l'on danse, et c'est la fête ! Que l'on s'habille de noir, que les volets soient clos, qu'une cloche sonne lugubrement le glas, et c'est le deuil ! Que les gens s'habillent léger, exhibent leur bronzage, visitent les vieux quartiers en photographiant toute chose, s'attardent aux terrasses des cafés ou des restaurants et courent de monument en monument, de festival en festival, de musée en musée, et ce sont les vacances !
61Dans tous ces exemples, c'est à la mutation des attitudes, des rythmes de vie et des sensibilités de groupes entiers que l'on assiste. Dans le cas de la fête, le changement obéit à des rituels reproduits de saison en saison, d'année en année. Il alimente les rêves des jours ordinaires. Il nécessite une longue préparation de la part de certains. Lorsque la manifestation est religieuse, elle est retour aux sources, purification et renaissance. Elle est faite alors pour re-sacraliser un espace que la vie quotidienne inscrit dans le registre du profane. Lorsqu'elle est politique, elle est retour aux moments fondateurs de la cité, au pacte dont elle est née, à la révolution dont elle est sortie ; elle est simultanément exaltation de son avenir
62La fête est une des formes de la mise en scène de la vie collective que pratiquent les groupes sociaux – une forme éphémère, mais que tous gardent en mémoire et attendent parce qu'elle leur rappelle ce pour quoi ils vivent.
63Il n'est pas de personnage plus emblématique de cet aspect de la culture que l'architecte tel qu'on le voit apparaître à la Renaissance. Il est lié au Prince qui fait appel à lui et qu'il sert. Il dispose en effet de talents multiples et qui sont également précieux à la puissance de l'Etat, à sa gloire, et à la distraction de ses maîtres. C'est un ingénieur capable de réaliser un pont, de construire des fortifications, d'édifier de superbes bâtiments ; c'est un géomètre qui maîtrise les lois de la perspective et sait en tirer tous les effets possibles ; c'est un paysagiste auquel on demande de créer des jardins, de dessiner des perspectives et d'édifier des palais vers où convergent tous les regards ; c'est un décorateur qui dresse les arcs de triomphe et les tribunes, et structure les allées des lieux où se déroulent les divertissements de la vie de cour ; c'est lui qui conçoit les masques et les costumes de ceux qui donneront le spectacle. Pour résumer, c'est un metteur en scène tel que l'exigent les rêves de beauté et de puissance de la société maniériste puis baroque.
64Il n'y a guère qu'à cette époque que toutes ces tâches aient été réunies dans les mains d'une même personne. En d'autres temps et d'autres contextes, elles mettent en jeu une pluralité d'acteurs, des princes soucieux de gloire et qui rêvent d'affirmer leur légitimité en attirant les regards de tous ; des édiles ou des autorités religieuses qui veillent à la reprise régulière des fêtes ; des jardiniers, des architectes, des décorateurs, des sculpteurs, des peintres qui créent les scènes dont on rêve ; des musiciens, des chanteurs, des comédiens, des clowns qui l'animent ; des foules qui participent à la liesse et deviennent ainsi des éléments majeurs de la mise en scène.
65La civilisation occidentale serait-elle la seule à mettre en scène les fondements de sa vie collective et le sens dont est chargée ? Non : James Duncan (1990) a mis en évidence une dynamique analogue de la part des souverains de Kandy, au Sri-Lanka, au XIXe siècle. Paul Wheatley (1971) est remonté plus haut en montrant que la ville chinoise des origines est une mise en scène du pilier des quatre coins, cet axe du monde où doit se situer le pouvoir pour être proche à la fois des puissances supérieures et des forces chtoniennes – une mise en scène analogue du mont Mérou comme axe cosmique se retrouvant dans les créations urbaines des sociétés indianisées de l'Asie du Sud-Est et de l'Indonésie.
66On ne saurait comprendre ces mises en scène sans analyser les imaginaires dont elles tirent leur inspiration – sans voir, derrière les images que donne Gauguin de Tahiti et des Marquises, son refus de la modernité, son intérêt pour les civilisations que l'on découvre alors, du Japon à l'Indonésie de Borobudur, et l'image qu'il se construit d'une société océanienne échappant aux contraintes qui étouffaient l'Occident (Staszak, 2003).
67Ce que mettaient en scène les concepteurs de la ville au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe, c'étaient les fonctions qui la rendaient indispensable et qu'il fallait magnifier. Elle était donc semée de monuments, églises romanes, gothiques ou baroques et leurs copies du XIXe siècle, frontons et colonnades de temples grecs pour les tribunaux, pour les assemblées où siégeaient les élus du peuple, pour les bibliothèques et pour les universités qui incarnaient le savoir et le progrès, pour les théâtres, les opéras, les auditoriums et les musées qui magnifiaient sa culture artistique. Les industriels donnaient volontiers aux façades de leurs usines la forme de châteaux. Le plan général était articulé par des perspectives qui s'ouvraient sur ses édifices les plus prestigieux et les plus emblématiques et recevaient les défilés et les foules des grandes manifestations collectives. La ville donnait ainsi à voir ses fonctions et les bases idéologiques sur lesquels reposait sa vie.
68Les concepteurs de la ville actuelle n'essaient plus de magnifier ses fondements et de donner de la dignité à ce qui la fait vivre. Ils cherchent à faire oublier son quotidien et à la doter en permanence d'une ambiance festive (Gravari, 2000). La grammaire classique des ordres est depuis longtemps rejetée parce qu'associée au sérieux et au pompeux. Des couleurs vives cherchent à égayer l'ambiance. Des jardins et des coulées de verdure visent à faire oublier que la ville est un monde de pierre, de brique, de béton et de bitume, un monde de travail ; pourquoi ne pas lui donner le visage d'un immense parc de loisir ? Le monumental sert désormais à magnifier les sports. Il donne aux musées, qui rompent avec leurs formes classiques et suscitent les programmes d'architecture les plus audacieux, l'image de lieux tournés vers le rêve plus que vers la commémoration du passé.
69L'approche culturelle développe ainsi un champ extrêmement riche. C'est en partant des processus spatiaux dans lesquels la culture est impliquée que nous l'avons présenté. D'autres manières de procéder sont concevables : le thème de l'habiter constitue, par exemple, un bon point de départ.
70Le domaine dont nous venons de dresser le tableau est complexe. C'est ce qui incite Pauline Guinard (2019) et un certain nombre de collègues à parler de "géographies culturelles", au pluriel, au lieu d'une "géographie culturelle". L'approche culturelle est une démarche cohérente, mais les processus à travers lesquels la culture s'inscrit dans l'espace sont divers. De ce point de vue, subdiviser ce champ peut se justifier.
71Ce qui nous paraît essentiel, c'est l'idée que la géographie culturelle vient compléter le domaine resté jusqu'il y a peu insuffisamment exploré de la géographie sociale : aux approches socio-économiques et socio-politiques assez tôt défrichées pour éclairer des sociétés d'ordres et de classes, elle ajoute ce qu'apporte l'approche socio-culturelle : le rôle des moyens de communication dans la diffusion des savoir-faire, des connaissances, des croyances et des émotions, la signification des imaginaires, les dynamiques d'identité/mimésis et de distinction comme les processus de civilisation ou de déclin. La culture s'enrichit et se diffracte dans les "faire avec" auxquels elle est sans cesse confrontée, qu'il s'agisse de la nature, du paysage ou du corps. Elle est, dans sa forme la plus pure, mise en scène de la vie collective.