1La curiosité des géographes pour les faits de culture est ancienne : elle était déjà présente chez Hérodote. Elle joue un rôle capital dans la géographie humaine qui se construit à partir des années 1880. L'évolutionnisme pose alors une question brûlante : la destinée des hommes est-elle dictée par l'environnement où ils vivent ? Pour y répondre, Vidal de la Blache analyse sur le temps long les rapports des groupes humains à leur milieu. Sa conclusion est simple : ce n'est pas "d'un seul coup, mais par une transmission héréditaire de procédés et d'inventions" – grâce à la culture donc - que "l'homme a réussi, à constituer quelque chose de méthodique qui assure son existence et qui lui fait un milieu à son usage" (Vidal de la Blache, 1922, p. 115-116). C'est en élaborant leur genre de vie que les groupes apprennent ainsi à tirer parti de l'environnement pour subsister : l'idée est féconde, mais à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe, elle est bridée par le souci de développer une science conforme aux canons épistémologiques alors en vigueur ; refusant de prendre en compte ce qui se passe dans la tête des gens, les chercheurs n'abordent la culture que par ses manifestations visibles, artefacts, formes bâties, paysages, et se privent ainsi des moyens d'explorer les mécanismes qu'elle met en œuvre.
2Les attitudes changent aux alentours de 1970. Aux approches sociale, économique et politique qu'avait développées jusque-là la discipline s'ajoute une approche culturelle. Comment influence-t-elle la façon dont les géographes analysent le rôle de l'espace dans la vie et l'organisation des sociétés humaines ? Comment la géographie culturelle en sort-elle transformée ? Tel est l'objet de cet article. Pour cela, (i) il précise comment conceptualiser la culture ; (ii) il met en évidence le rôle de l'espace dans la genèse, la transmission, la diffusion et le dynamisme du bagage humain qu'elle constitue ; (iii) il s'attache à son rôle dans la manière dont les hommes perçoivent leur environnement, en modèlent le paysage et l'aménagent.
31- Les définitions que l'on propose de la culture sont nombreuses : la plus large, proposée par Tylor dès 1871, la conçoit comme tout ce qui n'est pas inné chez l'homme ; certains la limitent à la sphère symbolique de l'activité humaine (Clifford, 1988) ; pour d'autres, il n'est question d'étudier que ce qui est du ressort du ministère de la Culture (Grésillon, 2008). Ces façons de voir ne sont pas contradictoires, mais s'emboîtent : la culture au sens du ministère de la Culture est une des composantes de la culture comme activité symbolique, laquelle fait partie de tout ce qui n'est pas inné chez l'homme.
4Le choix de la formule large nous semble mieux répondre au souci premier des géographes, qui est d'analyser les processus dans lesquels l'espace joue un rôle important : la culture résulte d'un double processus de transmission-internalisation, d'abord, et de changement-évolution, ensuite. La transmission est inégalement aisée selon les techniques mises en œuvre et les lieux ; la distance la rend difficile et aléatoire. L'innovation est facilitée par l'accès à l'information et se produit plus fréquemment là où celle-ci circule bien.
52- La culture a été, un temps, conçue comme une accumulation de traits dont il convenait de dresser l'inventaire. On mettait l'accent sur ses manifestations matérielles. Les collections ethnographiques ainsi constituées étaient utiles, mais la culture est bien autre chose.
6La tendance actuelle est d'en faire l'ADN des sociétés humaines : elle est faite de l'ensemble des attitudes, des savoir-faire, des connaissances et des croyances, mobilisé pour satisfaire les besoins matériels du groupe, organiser sa vie sociale et donner un sens à l'existence collective. D'autres préfèrent parler de la culture comme de l'ensemble des logiciels que met en œuvre la réalité collective. Par analogie aux travaux linguistiques de Noam Chomsky (1969), on la conçoit aussi comme une grammaire générative dont l'élaboration est rendue possible par certaines dispositions innées de l'homme, mais dont la construction est sociale. En permettant de combiner, selon des règles que tout cerveau comprend, des signes ou des éléments divers, elle ouvre la possibilité d'élaborer une infinité d'énoncés, de les adapter aux circonstances et d'innover.
7En insistant sur le rôle que joue l'idéel dans la vie matérielle des hommes, Maurice Godelier (1984), et le groupe d'intellectuels dont il fait partie amènent les marxistes à prendre en compte un domaine qu'une certaine orthodoxie considérait comme toujours déterminé, en dernière instance, par l'économie - et qu'elle négligeait donc.
83- La culture apparaît au premier abord comme un fourre-tout invraisemblable, à la Prévert. A la réflexion, on s'aperçoit qu'elle possède une cohérence qu'elle doit aux principes qui la structurent – l'ADN, l'ensemble des logiciels, la grammaire comparative ou l'idéel que nous venons d'invoquer : elle incorpore des règles qui conduisent à accepter certains éléments nouveaux et à en refuser d'autres.
9La genèse de la culture est-elle ainsi pleinement éclairée ? Non, comme le montrent les débats qui ne cessent de reprendre sur le rôle de l'inné, sur l'influence du patrimoine génétique ou sur le jeu de la fausse conscience. Le consensus est cependant assez général pour que l'on puisse s'appuyer sur le schème d'interprétation que nous venons de brièvement résumer.
10La culture est un ensemble dont l'élaboration par la collectivité sociale est permanente. Ses éléments sont transmis à l'individu au cours de sa formation et plus tard ; il les intériorise et les mémorise plus ou moins efficacement. La somme des éléments ainsi acquis constitue pour lui un capital. Par la suite, l'individu réactualise et retouche sans cesse ce qu'il a reçu.
11Les artefacts, les constructions, les paysages que modèle une culture incorporent certaines de ses facettes et apparaissent comme des aide-mémoires objectifs. L'écriture et plus tard, les divers modes d'enregistrement de la voix et de l'image, conduisent à la constitution de mémoires matérielles où se trouve fixée et capitalisée la culture du groupe. Celle-ci excède dès lors la somme de ce qui est présent chez les personnes vivantes qui en sont porteuses.
12La transmission mobilise plusieurs registres : (i) elle repose sur l'observation des gestes de l'entourage, leur répétition et leur intégration comme attitudes et réflexes dans la mémoire corporelle ; (ii) elle s'effectue par la parole aussi bien pour les connaissances que pour les croyances ; (iii) elle fait partager des émotions, dont un signe ou un symbole peut ranimer le souvenir ; elle concerne alors plutôt la sensibilité que l'intellect.
13L'individu ne retient pas tout ce qui lui est proposé : il n'est pas toujours disposé à faire l'effort nécessaire pour le mémoriser ; il lui arrive de ne pas y prêter une attention suffisante ; il refuse certaines leçons.
14La transmission se heurte à l'obstacle de la distance (Westly et McLean, 1957) : lorsqu'elle se fait oralement et par imitation, elle n'est possible que dans un rayon de quelques mètres. Pour qu'elle intervienne à distance, il faut alors que l'un des partenaires au moins se déplace – à moins de disposer de mémoires matérielles : l'écriture d'abord, les supports modernes de l'image, du mouvement et de la voix, et plus récemment encore, le codage numérique de l'écriture, du son et de l'image. Mais ces supports ne se prêtent pas également à la transmission à distance : l'apprentissage des gestes, par exemple, est difficile par écrit. Cela explique qu'il y ait des cultures de l'oralité et des cultures de l'écrit (Goody, 1979 ; 1985 ; 1994). Les médias modernes transmettent instantanément et à toute distance les sons, les images et les mouvements : l'imitation directe des gestes et attitudes et l'oralité retrouvent leurs droits, mais dans des rayons infiniment plus larges que par le passé.
15Dans les sociétés historiques, deux niveaux de culture coexistaient généralement : les cultures populaires à base orale étaient tournées vers la vie quotidienne et les activités productives ; elles variaient d'un point à l'autre. Les cultures à base écrite des élites accordaient une place plus large aux connaissances abstraites et aux religions révélées ; elles s'imposaient sur de plus larges espaces.
16On pensait que l'imprimerie et la généralisation de l'instruction allaient faire disparaître cette dichotomie. Les médias lui ont donné une nouvelle forme : diffusées dans des aires beaucoup plus étendues et en partie formatées par les industries culturelles, les nouvelles cultures populaires s'opposent à des cultures techniques et savantes dont le contenu normatif est plus faible.
17La culture s'appréhende à la fois comme un capital accumulé par chacun et comme ce qui guide son action, nourrit ses aspirations et inspire ses rêves. A la forme dormante qu'elle revêt comme capital s'oppose la forme vive qu'elle prend dans l'action et dans les échanges. Elle se réactualise et évolue à cette occasion.
18La culture vive est en œuvre au sein de cellules d'interaction : dans les sociétés de pure oralité, l'unité culturelle fondamentale est le cercle de culture vive où se débat et se règle la vie du petit groupe – un cercle dont le rayon est limité car les relations ne peuvent s'effectuer que face-à-face.
19La situation est différente dans les sociétés complexes où la communication met en œuvre l'écrit ou les médias, et dans lesquelles la division du travail est plus poussée. (i) Les groupements humains sont alors armés par des réseaux de relations institutionnalisées qui réunissent des personnes dont les fonctions sont complémentaires pour l'accomplissement d'une tâche commune (Maquet, 1970 ; Etzioni, 1964; 1968) ; (ii) ils comportent des lieux, forums ou agoras, où positions et idées sont discutées (Habermas, 1978).
20Les relations revêtent, au moins en partie, une forme hiérarchique lorsqu'elles se déroulent dans le cadre de la famille, de l'entreprise, d'une administration, d'une société féodale ou de castes, ou dans les systèmes politiques. Elles s'établissent plus souvent entre égaux au sein des associations, sur un marché où l'on échange des biens ou sur un forum de rencontre et d'échange des idées. Dans le premier cas, les dominants imposent souvent leurs conceptions et leurs normes. Dans le second cas, la discussion vise un accord qui implique un assouplissement des positions de chacun ou de certains : de telles situations favorisent les évolutions et conduisent au partage d'éléments.
21Réseaux et forums sont souvent combinés, comme on le voit dans les entreprises et les administrations : la mise en œuvre des décisions y est réalisée au sein des services de production où ordres et consignes de la direction sont hiérarchiquement transmis aux exécutants ; leur préparation s'effectue à un niveau supérieur, dans l'état-major de la firme ou de l'administration, où chaque spécialiste défend, sur un pied d'égalité, les vues concernant les mesures que ses compétences l'ont conduit à proposer, avant que la direction ne tranche. On oppose, en anglais, la structure hiérarchique qui caractérise la plus grande partie de l'entreprise (line) au caractère largement horizontal des relations dans l'état-major (staff).
22L'architecture socio-spatiale d'une société est ainsi modelée par la culture ; celle-ci fournit les recettes et les outils qui structurent ses réseaux et créent le cadre institutionnel et spatial de plates-formes d'échange - de forums - propices à l'ajustement des intentions et à l'adaptation des cadres culturels aux conditions du moment.
23(i) Une partie de la culture appartient au registre non verbalisé (on écrit parfois, à l'instar du monde anglophone, non-représentationnel) (Thrift, 2008), dans lequel la transmission repose sur l'observation et l'imitation. Ce qui est véhiculé porte sur les attitudes et sur la façon de tirer parti des réalités matérielles et sociales et d'agir sur elles.
24(ii) L'essentiel de la transmission des éléments qui constituent la culture est verbalisé et passe par des représentations, discours ou images. L'esprit traduit en mots les informations que lui fournissent les sens ; c'est à travers eux qu'il appréhende le réel ; l'intelligence inscrit celui-ci dans une trame logique qui le décrit et cherche à en rendre compte, cependant que l'imagination s'inspire de formes existantes, les remodèle ou en crée de nouvelles ; l'intelligence évalue le monde sans céder aux emballements de l'émotion. Celle-ci pèse davantage sur l'imagination (Gregory, 1993).
25Les sociétés complexes exigent de leurs membres des compétences diverses :
26(i) Dans le domaine des activités productives et de la satisfaction des besoins matériels, savoir-faire et tours de main se transmettent sans être verbalisés ou en ne l'étant que partiellement. Les connaissances que l'intelligence développe empiriquement ou de manière scientifique naissent à la fois de l'observation et de l'imagination qui suggèrent ce qui, dans un processus, est cause et ce qui est résultante ; les hypothèses ainsi élaborées sont alors confrontées au réel afin d'éliminer les solutions erronées ; elles sont logiquement formulées de manière à éliminer toute incohérence. Le processus prend place dans l'espace mental, mais après une confrontation au réel qui assure le contrôle de ce que l'imagination a suggéré.
27(ii) Les attitudes qu'implique la vie sociale sont largement transmises par imitation, sans être verbalisées (Thrift, 2008). L'essentiel des stratégies qu'il faut y déployer et des règles qu'il faut y respecter passe par la parole et met en jeu, comme précédemment, l'intelligence et l'imagination. Le ressort émotionnel y est plus sensible. La confrontation au réel a lieu, mais elle est moins sélective, ce qui laisse plus de place à l'inventivité et à l'imagination.
28Cette liberté créative a longtemps été bridée par la conviction que l'ordre social était d'origine naturelle. Les hommes devaient s'y soumettre et n'avaient à s'inquiéter que de la meilleure façon de traduire institutionnellement des principes dictés de haut.
29(iii) Le domaine du jeu et de la distraction est différent. Là aussi, il faut déployer des trésors d'intelligence ; là aussi, il faut respecter des règles - mais dont on sait depuis toujours qu'elles sont d'origine sociale. Le rôle de l'imagination est donc beaucoup plus large que dans les domaines précédents. Elle donne naissance à des univers fictifs. Ceux-ci sont verbalisés et circulent – ils constituent l'essentiel de l'imaginaire de la société.
30(iv) Les hommes s'interrogent sur l'origine et le devenir de la nature et de la société, et sur leur destin. Le monde a-t-il toujours existé ? A-t-il été créé, et par qui ? Pourquoi sommes-nous nés ? Pourquoi la maladie nous frappe-t-elle et la déchéance nous guette-t-elle ? Pourquoi la mort ? Le souffle humain, l'âme, lui survivent-ils ?
31La culture naît à la fois de l'intelligence qui analyse et construit logiquement et de l'imagination qui rapproche les choses, détecte leur similitude et recombine les formes. Elle le fait (i) pour répondre à des besoins matériels, (ii) pour faciliter les relations, (iii) pour s'échapper du quotidien, se refaire et se distraire et (iv) pour répondre à des inquiétudes existentielles.
32La culture fournit des outils qui font comprendre le monde extérieur et permettent de le modeler. Par le versant science-fiction de l'imaginaire, elle devance ce qu'elle est matériellement capable d'offrir. Elle fournit à la vie sociale un arsenal de techniques pour structurer ses réseaux et organiser ses lieux de rencontre. L'imaginaire l'élargit en fabriquant des sociétés de rêve.
33C'est dans le domaine du jeu et de la distraction que l'imaginaire se déploie le plus largement ; il offre des univers propres à satisfaire tous les goûts, toutes les pulsions et toutes les passions : ceux qui aiment le calme et la beauté ont droit à des tableaux ordonnés et harmonieux ; ceux qui sont épris de sublime bénéficient de scènes où les éléments se déchaînent ; les sensuels se voient offrir des lieux où assouvir toutes les voluptés … L'imaginaire s'alimente pour cela d'images exotiques, qu'il retravaille pour satisfaire les attentes les plus variées, ou en fabrique de nouvelles (Staszak, 2003).
34On ne peut comprendre les formes architecturales, les parcs de loisir et le tourisme sans prendre en compte toutes ces formes d'imaginaire.
35L'imaginaire prend d'autres formes pour répondre aux angoisses existentielles que les hommes éprouvent tous à un moment ou à un autre. D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Tel est le titre du célèbre tableau que Gauguin peint en 1897-1898 dans le cadre tahitien où il vit alors, et qui est conservé au Musée des Beaux-Arts de Boston (Staszak, 2003). Il y suggère la manière dont ce problème est vécu par les Polynésiens. Trois jeunes femmes encadrent un bébé à droite du tableau : d'où vient-il ? De jeunes adultes vaquent paisiblement à leurs occupations au centre : que sont-ils ? Une vieille femme, calme elle aussi, se trouve à gauche : où va-t-elle? Pour Gauguin, l'idole bleue à l'arrière-plan symbolise "l'autre monde".
36Le tableau est d'autant plus saisissant qu'il s'inscrit dans un cadre exotique ; il se dégage de la composition une étrange atmosphère de quiétude : la réponse aux trois questions existentielles que nul, ici-bas, n'est capable de résoudre par lui-même, a été communiquée aux Tahitiens par l'idole bleue depuis leur autre monde ; c'est ce qui explique leur étrange sérénité. Son discours a apaisé l'angoisse qui étreint, ailleurs, les Occidentaux.
37Les humains sont incapables de trouver en eux-mêmes une solution aux grandes interrogations existentielles qui les poursuivent. Pour y parvenir, leur imaginaire doit créer d'autres mondes (Claval, 1980 ; 2008). Ce qui est voilé ici y est clair ; les maximes à faire siennes, les normes à suivre y sont énoncées. Ces principes s'imposent avec d'autant plus de force qu'ils viennent de si loin que personne ne peut remonter à leur source et les contester.
38L'imagination s'applique ainsi à dire d'où nous venons et où nos âmes iront après la mort. Elle crée pour cela des espaces qui ne sont pas vécus comme des fictions, mais comme des réalités plus vraies que celles que nous révèlent nos sens. L'imaginaire prend dans ce domaine une consistance qu'il n'a pas dans les autres, puisqu'il révèle ce qu'est l'univers, institue le monde, la société et l'individu et leur donne l'authenticité qui leur est due.
39L'intelligence s'applique à ce domaine, comme à celui des réalités matérielles et sociales, mais les entités sur lesquelles elle se penche, l'âme, Dieu, la raison, sont des créations mentales et mettent en jeu un espace qui n'a pas de réalité physique. Elles se localisent au plus haut niveau que peut atteindre la raison : le plan de la métaphysique.
40Un jour arrive où l'autorité dont jouissaient les normes venues de l'au-delà auquel on croyait ne sont plus acceptées parce qu'un nouvel ailleurs le supplante. C'est ce qui s'est produit lorsque les religions révélées se sont substituées à celles du mythe. La révélation finit à son tour par être mise en doute : on proclame alors que l'humanité est sortie de ses chaînes, que l'homme s'est enfin saisi de son destin. Mais il est difficile de se résigner à vivre sans savoir d'où l'on vient et où l'on va. L'immense majorité de ceux qui cessent de croire à un au-delà ne tardent pas à adhérer à un autre, qui leur paraît plus crédible.
41Jusqu'il y a peu, l'interprétation que partageaient beaucoup d'intellectuels occidentaux, et à laquelle Marcel Gauchet avait donné sa forme la plus connue, était celle d'une sortie du religieux et du passage à un stade où l'homme social ne se fierait plus qu'à la Raison. C'était négliger le fait que les ailleurs où l'imagination humaine situe le Vrai et l'origine du monde ne sont pas tous strictement religieux ; à partir du XVIIe siècle, les sociétés occidentales leur ont substitué des idéologies, qui ne prétendent plus expliquer toute chose, mais éclairent le devenir de l'humanité et du monde ici-bas.
42A côté des réalités terrestres qui constituent l'objet propre de la géographie, l'approche culturelle est donc amenée à prendre en considération les autres mondes qu'imaginent les hommes et qui leur fournissent les buts à atteindre et les règles à ne pas enfreindre.
43L'ailleurs qui s'impose aux hommes est d'abord celui de l'immémorial : dans les sociétés d'oralité pure, la mémoire manque de repère pour situer les évènements au-delà de ce dont été témoins les anciens : pas moyen d'ordonner les faits pour construire une histoire ! Ce qui en tient lieu, c'est un passé flou où les évènements se télescopent : le temps n'y était pas le même – les aborigènes australiens parlaient du temps du rêve. Les récits, les mythes qui le racontent remontent aux origines : toutes les choses étaient alors claires ; les plantes et les animaux parlaient ; les forces aujourd'hui cachées au fond des choses ou des êtres étaient manifestes. Une première famille de religions, celles de l'immémorial et du mythe se constitue donc ainsi ; elles mettent en scène des forces immanentes ou transcendantes.
44Avec l'écriture se développe une deuxième génération de religions, celles où Dieu se révèle aux hommes :
"Et Dieu donna à Moïse, après qu’il eut achevé de parler avec lui sur la montagne de Sinaï les deux tables du témoignage, écrites du doigt de Dieu (Exode, XXI-18).
"Et les tables étaient l’ouvrage de Dieu, et l’écriture était l’écriture de Dieu, gravée sur les tables" (Exode, XXII-16).
45À l'étape suivante, les ailleurs de l'idéologie ne sont plus situés dans l'au-delà. Ils sont localisés ici-bas, dans le passé révolu de l'Age d'Or, le futur de l'Utopie ou dans le présent de la Terre sans Mal ; dans les trois cas, il s'agit d'un lieu lointain où il est impossible se rendre - un ailleurs dont l'autorité ne peut donc être mise en doute. C'est là que l'évènement fondateur, la signature du contrat social, a eu lieu - ou aura lieu. C'est alors que le monde social a été - ou sera - institué.
46Par la suite, et pour donner une forme plus "scientifique" aux mythes fondateurs de l'idéologie, on situe cet au-delà terrestre dans l'inconscient social (celui de l'exploitation cachée du travailleur par le capitaliste avec Marx et, celui de la langue avec de Saussure) ou dans l'inconscient individuel (avec Freud). Lorsque la croyance au progrès que fondent ces idéologies perd sa crédibilité, c'est dans la dynamique non perturbée par l'homme des écosystèmes naturels que l'écologisme situe la Vérité, ou dans les perspectives d'une humanité augmentée par les progrès de la génétique que le transhumanisme la localise.
47Le géographe ne peut ignorer le rôle de ces autres mondes pour plusieurs raisons : (i) les aux-delàs et en deçàs qui donnent son sens au réel ne sont jamais totalement coupés de notre monde : ils y affleurent en certains lieux et y transforment l'espace qu'ils chargent de sacralité ; (ii) les rituels d'institution et leur rappel lors de cérémonies commémoratives visent un retour aux origines et aux vérités premières et une sacralisation au moins momentanée de la totalité de l'espace et de la société ; (iii) c'est de ces aux-delàs ou de ces en-deçàs que proviennent, dans l'esprit des gens, les normes et les règles auxquelles ils doivent se soumettre.
48On voit ainsi combien les processus spatiaux – réels ou imaginés – qu'impliquent la transmission de la culture et de ses composantes corporelles, intellectuelles, émotionnelles et imaginaires, pèsent sur les formes que prend la vie sociale et sur la dynamique spatiale de celle-ci.
49Il nous faut maintenant nous pencher sur la manière dont la culture appréhende l'espace et la façon dont il est organisé.
50L'espace est différencié, et il l'est à plusieurs échelles : c'est pour cela que la géographie s'attache aux lieux, aux régions, aux Etats et aux autres formes de grands espaces qui s'y distinguent.
51Pour les approches retenues par la discipline jusqu'aux alentours de 1970, la diversité de la Terre s'analysait surtout à l'échelle moyenne de la région : celle-ci était considérée comme une structure d'origine naturelle ou qui résultait de l'exploitation des capacités productives de celle-ci ou des complémentarités qu'elles faisaient naître (Vidal de la Blache, 1903 ; 1909 ; 1913).
52L'approche culturelle analyse l'espace selon une perspective différente. Elle insiste sur les échelles locales et domestiques (Collignon et Staszak, 2004), ne s'attache aux activités productives que dans la mesure où la forme et la localisation de celles-ci se différencient par la conception même des opérations et par l'outillage qu'elles mettent en œuvre : elle insiste par exemple sur l'opposition fondamentale des agricultures à la houe et de celles à la charrue, les premières ne reposant que sur le travail humain et les secondes mobilisant aussi l'énergie animale.
53Tous les éléments du paysage retiennent son attention : ceux qui reflètent les pratiques actuelles comme les structures agraires nées dans d'autres conditions techniques et sociales, mais que les formes plus récentes d'économie ont respectées parce qu'il aurait été trop coûteux de remodeler les parcellaires, ceux-ci restant utilisables par les techniques de l'heure. Les ruines sont prises en compte car elles parlent de civilisations passées. La connivence qui s'installe entre le paysage et les hommes est au centre des nouvelles préoccupations (Sautter, 1979).
54L'approche culturelle ne se focalise pas sur l'activité économique et sur les périodes de paix où rien n'interrompt le travail des hommes et ne vient freiner la production. Elle s'intéresse aux moments de repos, aux dimanches, aux vacances comme aux fêtes qui rompent la continuité du quotidien. Elle ne s'attache plus prioritairement aux adultes actifs – des hommes surtout. Elle explore ce qui a trait à la reproduction de la société, aux naissances, à la manière dont les enfants sont accueillis et élevés, et à la part généralement écrasante qui est longtemps revenue aux femmes dans ces domaines. Elle s'intéresse au corps et aux techniques mises en œuvre pour l'entretenir et le soigner. Elle se penche sur les maladies et la manière dont elles sont prises en compte et soignées : la géographie de la santé qu'elle fait naître va très au-delà (i) de celle des grandes endémies et épidémies qu'avaient développée, dans le sillage de la médecine pastorienne et des enseignements vidaliens, Max. Sorre en France et Jacques May aux États-Unis et (ii) de celle des services médicaux que pratique la Nouvelle Géographie. Elle s'attache à la mort, à la façon dont le corps du défunt est enterré, incinéré ou exposé, et aux rituels qui l'accompagnent.
55L'approche culturelle prend en compte les dimensions symboliques de la vie humaine, et la manière dont celle-ci se traduit dans le paysage par la présence de lieux de culte, de monuments, de tombeaux…
56L'approche bouleverse l'analyse de la vie de relation en soulignant combien les réseaux institutionnalisés la canalisent et la facilitent, et en montrant ce qu'elle doit aux plateformes d'échange et de discussion des idées.
57Tout ceci modifie profondément la manière dont la différenciation et la structuration de l'espace terrestres sont abordées par les géographes.
58Le lieu avait une place singulière dans la géographie d'hier. Il aurait dû y jouer un rôle central, puisque la plupart des géographes avaient fait leur la formule de Vidal de la Blache selon laquelle la discipline "est science des lieux, mais non des hommes". On n'en parlait, en fait, que fort peu : en décrivant un paysage, on situait ici ou là une activité ou un monument remarquable ; on s'attardait sur le visage d'une ville et sur les événements pour lesquels elle était connue.
59Tel que le conçoivent les géographes, le lieu est pourtant une entité étonnante. C'est la plus petite unité spatiale qu'ils reconnaissent. En un sens, il peut s'assimiler à un point sur une carte. Mais jamais personne n'a écrit : "La géographie est science des points" !
60Le lieu est centré et son centre est un point au sens géométrique du terme, mais c'est un point qui déborde de lui-même parce qu'il fait partie de l'espace social, parce qu'il est habité ou visité, parce qu'on peut s'y promener, bavarder, rencontrer des amis, lézarder au soleil, travailler, rire, pleurer, mourir… Il a, du coup, une certaine extension, même si celle-ci est réduite – c'est, si l'on peut dire, un point extensible, mais dont personne ne cherche à dire jusqu'où il s'étale.
61Le point tire donc sa singularité du fait que c'est un lieu vécu – habité, fréquenté régulièrement ou visité exceptionnellement. Il a sa place sur les réseaux qui structurent la vie collective – mais une place variable : il peut se situer au cœur d'une grande agglomération, dans un de ces quartiers qui ne vivent que de la rencontre et de l'échange, ou en marge de l'agitation du monde, dans un "désert" comme on disait au XVIIe siècle.
62Faire de la géographie une science des lieux, c'est mettre un instant entre parenthèses le rôle qu'y jouent l'étendue, l'éloignement et la distance. C'est ne retenir de chaque point que ses spécificités – ce qui conduit à souligner ce par quoi il est irréductible aux autres et échappe aux comparaisons. Peu importe qu'il n'ait point d'étendue, ou qu'il ne possède que l'étendue réduite où se situe ce qui est important dans la vie ! On s'y attache à cause de la beauté de son paysage, de l'agrément de son climat, de l'originalité de ses mœurs, des fêtes qui l'animent, des foules qu'il attire, ou par suite de son calme, de son silence, du recueillement auquel il invite.
63La Nouvelle Géographie ne retenait du lieu que la place qu'il tenait dans les réseaux de communication : ou bien il hébergeait un de leurs nœuds et devenait lieu central, ou bien il n'était qu'indirectement atteint par les messages qui, pour l'atteindre, devaient transiter par toute une hiérarchie de places. La discipline rangeait donc les lieux sur une échelle d'accessibilité à la communication. Au sommet se trouvait la capitale ou une grande métropole vers laquelle confluaient toutes les informations. Les lieux où s'arrêtaient les réseaux servaient de contrepoints : les nouvelles ne leur parvenaient que difficilement et avec retard ; elles n'arrivaient que rarement à remonter depuis eux jusqu'au centre.
64L'approche culturelle reprend ce classement, mais va plus loin : la culture à laquelle on participe dépend des lieux où l'on vit. Dans le monde traditionnel, ceux qui résidaient dans de grandes villes, là où la diversité sociale était la plus forte et où convergeaient tous les flux, étaient au fait des derniers développements de la pensée et des modes qui surgissaient. La population des lieux périphériques était à la traîne… Le provincial ne valait pas celui qui respirait l'air d'une capitale : "il n'est bon bec que de Paris !"
65La révolution des télécommunications bouleverse cette situation : avec une capacité multipliée des chenaux qu'empruntent les messages et avec des plates-formes – des standards, dit-on, quand il s'agit de liaisons téléphoniques - où ils sont triés et réorientés instantanément quel que soit leur volume, tous les lieux bénéficient pratiquement de la même accessibilité. Les périphéries cessent de souffrir du retard qui les frappaient depuis toujours. Les gens en sont conscients : dans les grandes métropoles, nombreuses sont les personnes excédées par le rythme de vie, les embouteillages et le stress qui en résulte. Elles partent volontiers s'installer "en région" (on ne dit plus "en province", avec ce que cela avait de péjoratif). Elles y participent pleinement à l'actualité et mènent une vie plus agréable.
66Les géographes soulignent l'importance de cette mutation. Eric Swyngedouw (1997) parle à cet égard de glocalisation – de la révolution qui permet au local de se faire entendre au niveau global. Dans le même sens, Doreen Massey (1991 ; Massey et Jess, 1995) souligne que les migrations mêlent en bien des points des populations enracinées et d'autres qui viennent de très loin.
67Les personnes qui s'installent dans les anciennes périphéries sont-elles parfaitement satisfaites de leur nouvelle condition ? Non : elles se plaignent de ne pas être reconnues, de ne pas exister aux yeux des autres. Comment interpréter ces réactions ? Une chose est d'être informé, une autre d'être visible. A la visibilité directe s'ajoutait, autrefois, celle qu'assurait le "quand dira-t-on ?". Il s'y est progressivement agrégée celle que procurent les médias. Ceux-ci envoient des reporters dans les lieux où il faut se trouver si l'on est homme de lettre, artiste, acteur, et si l'on appartient à la jet set dont la notoriété vient de ce qu'elle sait s'exposer aux regards de tous et migre au gré des saisons d'un lieu branché à un autre.
68Dans la France de Louis-XIV, c'est à Versailles qu'il fallait vivre pour être remarqué si l'on était bien né ; pour les artistes ou les "philosophes", c'était à Paris. Dans l'Angleterre de la même époque, c'était à Bath qu'il convenait de se montrer, là où le beau Brumell enseignait par l'exemple l'élégance et les bonnes mœurs. Les villes d'eaux prirent alors le relais en Europe continentale. Vint ensuite le temps des lacs subalpins, de la Côte-d'Azur et de la Riviera du Levant italienne. Les romanciers, les voyageurs et les journaux assuraient une large notoriété à ces stations.
69Avec la révolution des communications, la situation s'inverse : on fréquentait les lieux branchés pour faire étalage d'une réputation liée à la naissance, à une belle carrière politique, diplomatique, littéraire ou artistique, ou à une grande fortune ; c'est parce qu'on les fréquente aujourd'hui que l'on attire l'attention. Nous vivons, comme le souligne Nathalie Heinich (2012), sous le régime médiatique de la visibilité.
70Les zones suburbaines et rurbaines disposent aujourd'hui d'une gamme de services et d'une accessibilité aux informations voisines de celles dont jouissent les citadins des grandes villes. Ce dont se plaignent leurs habitants, c'est de ne pas retenir l'attention des autres, de ne pas exister dans la nouvelle échelle de visibilité qu'instaurent les médias. Comment faire connaître ce sentiment de frustration ? En manifestant dans les lieux de visibilité ! C'est ce qu'ont compris les gilets jaunes : ils se réunissent sur les ronds-points d'accès aux autoroutes, ou en envahissant les artères "chics" des grandes villes – les Champs-Élysées à Paris !
71L'approche culturelle ne met pas en œuvre les mêmes critères que celles qui l'ont précédée pour découper l'espace en régions. Elle retient, au départ, la division en régions naturelles devenues géographiques dans la mesure où leur mise en valeur s'est traduite par l'élaboration de genres de vie faits de traits culturels et d'équipements matériels spécifiques. Dans le monde actuel, elle s'attache également aux régions retournées à la nature et à celles dominées par le tourisme, par le loisir ou par le télétravail dans la mesure où ces divisions témoignent, de la part de ceux qui les choisissent et les modèlent, d'un souci d'accéder à des formes supérieures d'occupation et de valorisation de l'espace.
72L'approche culturelle est sensible à toutes les formes de diversification qu'a implantées la culture dans les paysages traditionnels – les matériaux de construction, les volumes et le style du bâti, les types de couverture, la forme des villages et les clochers qui les dominent et rythment, par leurs sonneries, la vie du groupe, etc. Elle note parallèlement l'uniformisation à laquelle conduit, dans les villes aussi bien que dans les campagnes, l'emploi du béton, de l'acier, et d'ossatures portantes et de matériaux légers pour les parois. Elle montre qu'à ces transformations matérielles s'ajoute, beaucoup plus significative dans les dynamiques actuelles, la facilité avec laquelle voyagent les nouvelles et se répandent les modes. Elle souligne l'opposition entre ceux qui sont attachés au patrimoine et tentent, pour cela, de préserver des restes du passé, et ceux qui préfèrent les formes modernes parce qu'ils ne sont soucieux que de fonctionnalité, de confort et d'avant-garde.
73La différenciation de l'espace vient en effet en bonne partie de la culture dont sont porteurs les gens. Au sein d'un pays, les géographes relèvent les aires dont le peuplement est culturellement homogène et celles où il est multiculturel. Ils s'intéressent au cas où les espaces occupés par le même groupe sont dissociés et aux diasporas qu'il essaime. Il sonde les sociétés multiculturelles pour comprendre leur fonctionnement et oppose celles où les activités sont ouvertes à tous et celles où elles sont réservées à certaines communautés. Les facilités de déplacement, l'insécurité et les guerres multiplient les migrations et généralisent les situations de cohabitation culturelle, spécialement dans les grandes agglomérations, celles que les transports modernes, l'avion en particulier, rendent les plus accessibles.
74La différenciation résulte largement du regard que portent les habitants eux-mêmes sur les lieux qu'ils habitent ou fréquentent : c'est là une mutation capitale. Pour distinguer les divisions ainsi mises en évidence de celles que proposaient jusqu'alors les géographes, on parle à leur sujet de territoires plutôt que de régions. Pour Claude Raffestin, le territoire est un espace auquel l'homme a donné un sens. Pour Joël Bonnemaison (2001), c'est un espace symbolique, "le support d'une écriture chargée de sens". Guy Di Méo est plus explicite :
" [Le territoire] est créé par l'appropriation (économique, idéologique, politique et sociale) d'un espace par des groupes ayant une représentation d'eux-mêmes et de leur histoire" (Di Méo, 1996, p. 40).
75L'appropriation de l'espace par le groupe est d'abord symbolique (idéologique écrit Di Méo). Elle prend aussi une forme politique : le groupe gouverne directement l'espace où il s'étend ; il en partage la responsabilité avec une instance centrale dans les régimes fédéraux ; il l'administre et y exerce par délégation certaines responsabilités dans le cadre des politiques de décentralisation. Les cas sont aussi fréquents où un pouvoir dont l'origine n'est en rien populaire prend le contrôle d'un territoire au nom, dit-il, de ceux qui l'habitent.
76Les hommes ordonnent hiérarchiquement les territoires comme ils le font pour les lieux : ils les valorisent en fonction des qualités des milieux où ils vivent – en Franche-Comté, le "montagnon" avait une réputation de force et de droiture qu'il devait à l'air plus vif, à la présence de forêts majestueuses…
77Dans le tableau de notre pays que dresse Jules Michelet (1833) comme introduction de son Histoire du peuple français, chaque province est caractérisée par sa psychologie et ses qualités morales. Il note "la convoitise, l'esprit conquérant de la Normandie contenue entre la résistante Bretagne et l'épaisse et massive Flandre". C'est la diversité et la complémentarité de ces tempéraments qui donne sa vigueur à l'organisme :
"La force et la beauté de l'ensemble consistent dans la réciprocité des secours, dans la solidarité des parties, dans la distribution des fonctions, dans la division du travail social. La force résistante et guerrière, la vertu d'action est aux extrémités, l'intelligence au centre" (ibidem).
78Delissen analyse, dans la Corée traditionnelle, un type similaire de classement moral :
"Par-delà l'unité d'une géographie humaine et physique, les variations spatiales coréennes ont été perçues et construites à travers le prisme explicite d'un gradient moral. De même que l'empire chinois était l'axe civilisationnel du monde à partir de quoi s'organisaient les cercles concentriques menant aux mondes barbares, de même le territoire coréen eut ses pôles et ses périphéries. Rien de fonctionnel, rien d'économique, rien de démographique au principe de cette répartition fonctionnant à plusieurs échelles. Fondés en densité de culture lettrée et capital historique, ces pôles furent aussi bien la capitale de l'État ou les villes bureaucratiques de province que la Corée de l'Ouest (sino-orientée) ou la Corée du Sud (rizicole), le monde des chaînes ou celui des grands lignages confucéens" (Délissen, 2004, p. 17-18).
79Dans les sociétés modernes, c'est plutôt en termes de visibilité, nous l'avons vu, que s'effectuent de tels classements.
80Dans l'échelle des divisions que l'on reconnaît à la surface de la terre, l'Etat tient une place spéciale : sa formation résulte des jeux de la politique ; il doit à son rôle d'impulsion, de direction, de régulation une consistance beaucoup plus grande que ce n'est le cas des lieux et des régions.
81L'approche culturelle souligne l'imbrication des rapports de force et des liens de légitimité dans la construction des systèmes politiques : elle oppose, en ce domaine, le rôle privilégié donné aux systèmes de contrôle et de surveillance, dans les régimes autoritaires, et celui de l'opinion dans les régimes libéraux. Chez ces derniers, elle met en évidence le rôle des forums où s'échangent des points de vue et où se forgent des convictions. Leur forme et leur structure n'ont cessé d'évoluer au cours des temps et en fonction des moyens de communication. La confrontation directe des opinions dans les sociétés d'oralité a toujours été très active – en Afrique, les affaires se traitaient sous l'arbre à palabre ; ailleurs, sur la place de danse… Elle ne disparaît pas lorsque les groupes où domine l'oralité sont coiffés par des sociétés encadrantes à forte structure hiérarchique. La parole libre qui s'élève des milieux populaires, et les colères et agitations qui l'accompagnent, constituent un défi permanent pour les pouvoirs en place, plus portés à diriger l'opinion qu'à la canaliser à leur profit.
82L'imprimerie et l'alphabétisation de la population qui en résulte donnent naissance à de nouveaux types de forums à l'échelle des sociétés complexes que sont les grands Etats modernes. On doit à Jürgen Habermas (1978) d'avoir attiré l'attention sur la révolution que constitue, au XVIIIe siècle, la naissance d'une opinion publique appuyée sur la presse et sur l'édition ; philosophes, gens de lettres et journalistes s'y affrontent ; leurs débats et leurs positions sont répercutés par les médias de l'époque et repris, à l'échelon local, dans les cercles de lecture et dans les propos tenus dans les cafés du commerce… Ce qu'Habermas ne souligne pas, c'est que cette opinion est le reflet d'une classe intellectuelle, d'un establishment. Le téléphone portable, Internet et les réseaux sociaux court-circuitent depuis une génération les boucles bicentenaires de formation de l'opinion que celui-ci contrôlait. Cela se traduit par la montée des populismes et la contestation de la démocratie représentative. Le fonctionnement des systèmes politiques libéraux est remis en cause.
83Reprenant et développant les recherches menées par les ethnologues et reprises par nombre d'historiens - on pense par exemple au Braudel (1987/1966) de Grammaire des civilisations -, les géographes s'intéressent aux aires culturelles, mais ils le font dans une perspective nouvelle. Ils ne se contentent plus de les analyser comme des ensembles générés dans la longue durée et pesant sur le cours de l'histoire, lui imprimant des tendances persistantes et le lestant de fortes inerties. Ils ne négligent pas ces apports, mais à travers l'attention qu'ils accordent aux représentations, aux imaginaires et à ceux qui les fabriquent et les font circuler, ils attachent plus d'importance aux discontinuités et aux ruptures que ce n'était le cas naguère. Ils s'interrogent sur la crise des idéologies de la modernité et du progrès et notent l'impact qu'exerce la révolution de la communication sur l'offre de croyances. Il en résulte une prolifération des dénominations, des sectes et des chapelles au sein du christianisme. Des fondamentalismes s'affirment au sein de toutes les grandes religions. Les nouvelles idéologies que constituent l'écologisme (et ses dérivés, véganisme ou spécisme) et le transhumanisme remplacent celles qui étaient centrées sur la poursuite du progrès.
84C'est donc moins sur l'existence, dans le monde, de grands ensembles culturels stables qu'insiste la recherche aujourd'hui, que sur les courants qui travaillent en profondeur la totalité de la scène culturelle mondiale.
85On ne peut parler de territoire sans se soucier des identités – la montée des questionnements qui le caractérisent est parallèle à celle que l'on constate depuis une quarantaine d'années au sujet des sentiments d'appartenance.
86L'identité naît d'une expérience de proximité que l'on éprouve pour ceux qui parlent la même langue, utilisent les mêmes mots, partagent les mêmes valeurs et réagissent de la même façon aux mêmes problèmes : on en parle en disant "nous" et non pas "eux". Cette proximité culturelle et sociale s'ancre souvent dans le territoire : l'individu s'identifie alors avec les gens avec lesquels il vit, qu'il côtoie, qu'il rencontre tous les jours ou à l'occasion de foires, de marchés, de visites à la ville dont dépend le lieu où il habite. L'histoire du territoire que tous partagent, les monuments qui en gardent le témoignage, les légendes qui y ont trait et les textes qui relatent les grands épisodes de son passé renforcent l'attachement commun.
87Joël Bonnemaison et Jean-Pierre Raison (1976) ont proposé de qualifier de "géographiques" les sociétés dont les membres, à l'exemple des aborigènes australiens, sont incapables de vivre en dehors du territoire dont ils se sentent, en quelque sorte, l'émanation, et dont les esprits fondateurs se sont figés dans tel ou tel rocher, telle ou telle source ou tel ou tel défilé lorsque s'est clos le temps du rêve. L'enracinement territorial est généralement moins exclusif et prend une forme emboîtée : si vous êtes marseillais vous êtes du même coup provençal, français et européen !
88Les identités ne sont pas toutes territoriales – comme le montrent celles qui sont de nature religieuse ou idéologique. Certaines ne concernent que des lieux éloignés les uns des autres. C'est le cas des sociétés diasporiques : les juifs d'Europe orientale s'identifiaient au shtetl où ils vivaient, au réseau des autres shtetl et répétaient : "L'an prochain, à Jérusalem".
89La mobilité accrue multiplie, dans le monde actuel, les formes d'identité spatialement éclatées, mais sans faire disparaître celles qui sont accrochées aux territoires, comme le montre le renouveau des sentiments régionaux et nationaux dans nombre de pays.
90Les identités jouent un rôle essentiel dans la vie des individus dans la mesure où elles résultent de processus socio-spatiaux : s'ils se considèrent comme appartenant à un groupe, c'est que cela est pour eux un signe de reconnaissance de ce qu'ils veulent être et de ce qu'ils sont, et qu'elle conforte leur être en le fondant dans un ensemble collectif - on parle, en ce domaine, de jeu de la mimésis, à la manière de René Girard (1972).
91Mais un mouvement inverse existe, qui pousse les hommes à se distinguer de leurs semblables pour affirmer leur différence, ou leur refus de certains aspects de la vie commune. La recherche de la distinction (Bourdieu, 1979) – comme celle de l'imitation-intégration – fait donc naître des processus qui affectent profondément les dynamiques collectives. La quête de l'excellence introduit une recherche de la performance qui, par effet de mode, peut mettre en route un processus de civilisation, comme le soulignait Norbert Elias (1939/1969/1976; 1974).
92L'approche culturelle a profondément transformé la géographie. Chacun reçoit de la société qui l'entoure des logiciels qui lui permettent d'analyser le monde, de le comprendre, de le maîtriser au moins partiellement et de lui conférer un sens. Les processus qui assurent cette transmission ont un impact sur les contenus transmis : les cultures de l'oralité se différencient de celles de l'écrit et de celles des médias.
93Les sociétés sont structurées par des réseaux qui assurent l'acheminement des connaissances et des nouvelles, et par des forums où elles sont confrontées : ces derniers animent la vie culturelle mais peuvent avoir des effets subversifs. La communication hiérarchique a longtemps été la seule à être efficace sur les longues distances – mais c'était aussi celle qu'il était le plus facile de surveiller et de contrôler.
94L'approche culturelle souligne enfin les contributions respectives de l'intelligence, de l'imagination et de l'émotivité à la constitution des cadres de la vie culturelle. Elle montre le rôle essentiel que tiennent les imaginaires dans la construction des représentations spatiales et dans l'institution du monde, de la société et de l'espace.
95La prise en compte des dimensions culturelles de la vie sociale conduit donc à appréhender l'espace différemment. Les chercheurs ne se contentent plus d'insister sur l'ordre que les impératifs de l'existence imposent au réel. Ils sont à l'écoute des populations et s'attachent à la manière dont celles-ci vivent et modèlent l'espace dans lequel elles évoluent en fonction de la culture dont elles sont porteuses. La géographie qu'ils écrivent n'est plus celle que seul leur regard était capable de découvrir. C'est celle que façonne le regard des autres.
96Lieux, régions, Etats ou grands ensembles ne sont plus envisagés seulement comme des réalités matérielles répondant aux exigences d'une économie de lutte contre la rareté. Ils le sont comme des constructions que les hommes modèlent pour l'épanouissement de leur être, qu'ils hiérarchisent en fonction de leurs goûts et dans lesquels ils ne luttent pas seulement pour gagner plus, mais pour être respectés et reconnus.
97L'approche culturelle transforme l'ensemble de la discipline. Dans le domaine économique, elle souligne que les décisions sont rarement rationnelles, que la demande est culturellement structurée et que les entreprises doivent en bonne partie leurs performances à l'esprit qui les anime. En géographie politique, l'approche culturelle attire l'attention sur le rôle de l'autorité, sur la légitimité qui la garantit, et à l'inverse, sur l'intimidation et la terreur qui étendent largement l'impact de la violence. La diversité des formes et des rôles de l'Etat est prise en compte.
98La géographie sociale apparaissait comme une parente pauvre, limitée qu'elle était à la mise en évidence des conséquences sociales de la vie économique et de l'action politique. Elle négligeait ce qui aurait dû être son champ principal, celui de la quête du statut – celui où se déploient le plus largement les effets de la culture. La mutation est, en ce domaine, spectaculaire : une approche socio-culturelle s'est ajoutée aux approches socio-économique et socio-politique jusque-là pratiquées. En soulignant le rôle des représentations et des imaginaires, la géographie culturelle, renouvelle l'étude des paysages, ouvre des perspectives sur les multiples pratiques de la vie, sur le corps, sur le genre et accorde une place considérable aux loisirs, au tourisme et à l'exotisme.
99L'approche culturelle se révèle particulièrement féconde pour comprendre le monde globalisé dans lequel nous vivons – un monde où les hommes ne s'affrontent pas seulement pour accéder au pouvoir ou à la richesse, mais pour bénéficier d'un juste statut et préserver leur accès à un environnement respecté.