- 1 Il faut noter que les routes nationales 3 et 4 sont devenues depuis 2007 des routes départementales (...)
1La Guyane se caractérise par un réseau routier peu développé par rapport à la taille de son territoire. En effet, la longueur totale des voieries urbaine et rurale est inférieure à 1500 kilomètres ce qui « représente moins de 0,02 kilomètre de route par km², à comparer avec le 1,89 kilomètre en France métropolitaine » (Boudoux d’Hautefeuille, 2014). Limité à deux routes1, le réseau routier national ne totalise qu’un tiers de la voirie totale et relie le chef-lieu, Cayenne, à deux communes frontalières de Guyane, Saint-Laurent-du-Maroni à l’Ouest et Saint-Georges-de-l’Oyapock, à l’Est. Toutefois, cette relative modestie du réseau routier national, ne doit pas cacher l’importance de ceColas s 450 kilomètres de voies routières qui s’étendent parallèlement au littoral guyanais. Avec la fin du cabotage maritime et en l’absence de réseau ferré, la Route Nationale 1 (RN 1) et la Route Nationale 2 (RN 2) sont devenues les supports principaux des mobilités en provenance des fleuves-frontières. La grande majorité des flux humains et de marchandises entre les fleuves Maroni et Oyapock transitent par ces axes. Dans un contexte guyanais, marqué par une forte pression migratoire et l’ampleur des trafics illégaux de marchandises, le contrôle de ces deux liaisons routières est apparu comme un enjeu majeur aux yeux des autorités. A 110 kilomètres de la frontière avec le Surinam et 85 kilomètres de celle avec le Brésil, deux points de contrôles routiers (PCR) permanents ont été installés, largement reconnaissables à la présence de constructions modulaires (de type « algeco »), de dispositifs en chicane et de panneaux « halte gendarmerie ». Ainsi, avant de franchir les ponts enjambant les fleuves Iracoubo dans l’Ouest et Approuague dans l’Est, toutes les personnes qui circulent sur les routes nationales guyanaises doivent s’arrêter à des « checkpoints » et se soumettre à des contrôles d’identité voire à des fouilles de leur véhicule.
2La présence et la nature de tels points de contrôle routier interrogent car, bien que situés à distance des fleuves Maroni et Oyapock, ils agissent comme des fronts passifs (Peraldi, 2008) assignés « au contrôle des flux de personnes et de marchandises qui entrent sur le territoire » (Didiot, 2013). Sans longueur, ni profondeur, ces formes de fronts passifs présents à l’intérieur du territoire guyanais invitent à repenser la conception classique de la frontière comme statique, fixe (Shachar, 2019) et dure (Ngo, Hung, 2019). En effet, de tels fronts que l’on retrouve traditionnellement aux limites de souveraineté des Etats, nous amène à nous demander si ces points de contrôle routier fonctionnant nuit et jour peuvent être qualifiés de postes-frontières, c’est-à-dire des points nodaux où s’exerce la compétence régalienne qui consiste « à trier les circulations et à distinguer les étrangers autorisés à entrer et/ou rester sur le territoire des autres » (Darley, 2018).
3Dans un premier temps, nous montrerons qu’une telle interrogation ne peut se comprendre sans la mise en évidence de la nouvelle organisation territoriale de la Guyane qui voit s’effacer l’atavique opposition littoral/intérieur et émerger un découpage opposant un centre et des marges transfrontalières structurées autour des fleuves Maroni et Oyapock. La seconde partie visera à faire ressortir les spécificités de ces points de contrôle routier au regard des postes-frontières que l’on peut retrouver en France hexagonale et dans les pays voisins notamment au Surinam. La troisième partie cherchera à démontrer que loin de faire l’unanimité, ces points de contrôle routier sont l’objet de discordes qui questionnent les limites territoriales de la Guyane.
4Parmi les sources d’étonnement chez le visiteur qui se rend en Guyane française et emprunte le réseau routier national d’Est en Ouest figure en bonne position la présence de points de contrôle routier gérés par la gendarmerie. Cette situation unique dans l’outre-mer français répond à une nouvelle configuration spatiale de la Guyane qui s’organise désormais autour d’un centre dédoublé et des marges transfrontalières, c’est-à-dire des « espaces frontaliers marginalisés [qui] peuvent se trouver au sein d’une zone d’échanges qui leur confère une nouvelle centralité » (Hamez, Morel-Doridat, 2017).
5Pourtant, lorsque l’on appréhende le territoire guyanais, le premier réflexe est de le concevoir suivant un découpage binaire opposant un littoral peuplé à un intérieur vide d’hommes. Ce découpage, vu comme majoritaire sur la façade atlantique du continent sud-américain à l’inverse de la façade pacifique a longtemps été considéré comme une donnée immuable. L’ancrage de cette représentation peut paraître surprenant car, depuis les débuts de la colonisation, le territoire guyanais n’a pas toujours répondu à une opposition entre un intérieur défavorable aux hommes et un littoral concentrant la quasi-totalité de la population. La période consécutive à l’abolition de l’esclavage, marquée par la découverte du potentiel aurifère guyanais, montre les limites d’une conception qui résume l’occupation du territoire en fonction d’un gradient d’hostilité des côtes vers l’intérieur. Le couvert forestier n’a pas, pour les orpailleurs, été un obstacle majeur à leur implantation dans la partie méridionale de la Guyane. Ainsi, vers 1880, on estimait entre 3 000 et 4 000, le nombre de Créoles à avoir quitté les bourgs du littoral pour s’installer vers les placers « des hauteurs » (Jolivet, 1978). Puis au tournant des XIXe et XXe siècles, certaines estimations faisaient état de la présence de près de 10 000 orpailleurs (des Guyanais et des Antillais) dans l’intérieur auxquels il faut ajouter les populations marronnes et amérindiennes sur une population totale d’environ 30 000 habitants.
6En réalité, la perception d’une césure entre une Guyane littorale et une Guyane intérieure a été confortée par deux événements majeurs à la fin du premier tiers du XXe siècle. Le premier événement est le reflux des populations des placers aurifères vers les bourgs du littoral en raison de l’épuisement progressif des gisements alluvionnaires et de la chute des cours de l’or. Le second événement résulte de la volonté des autorités de mieux contrôler le Sud de la Guyane en créant une unité administrative autonome. Par un décret du 6 juin 1930, est instauré le territoire de l’Inini qui se voit détaché de la Guyane proprement dite, c’est-à-dire d’une bande côtière réunissant, sur 20 000 km², l’ensemble des communes de la Colonie. Cet acte administratif institue en effet que :
« la limite entre la Colonie et le Territoire est formée par une ligne conventionnelle qui partant du Maroni, de l'embouchure de la crique Sparouine, longe en partie cette dernière, atteint la zone pénitentiaire qu'elle suit jusqu'en face du confluent de la crique Laussat avec la rivière Mana, gagne ensuite celui de la crique Courbaril et de la rivière Sinnamary, la roche Diamant, sur la Comté et se termine au saut de Cafessoka sur l'Oyapock » (Agence Générale Des Colonies, 1933).
- 2 Il faut attendre le décret n° 69-261 du 17 mars 1969, portant réorganisation administrative du dépa (...)
7La séparation administrative de l’intérieur du reste de la Guyane côtière durant près de quarante ans2 a véritablement contribué à forger l’idée d’une division atavique. Même la disparition du territoire de l’Inini à l’orée des années 1970 et l’apparition d’un nouveau découpage administratif autour d’une opposition Est-Ouest (cf. carte 1), encore en vigueur aujourd’hui, n’ont eu pour effet d’atténuer la perception d’une Guyane s’organisant autour d’un découpage entre le littoral et l’intérieur
- 3 Les chiffres varient suivant les sources. Les données de la préfecture font état de 9 000 personnes (...)
8En termes d’occupation humaine, concevoir la Guyane suivant une opposition intérieur-littoral n’a pas résisté aux profondes transformations qu’a connues le territoire à partir des années 1980. Ces dernières décennies ont vu l’émergence de marges transfrontalières autour des fleuves-limites. C’est d’abord, l’extrémité occidentale qui a connu une forte croissance de sa population en lien avec la guerre civile du Surinam. Le conflit qui a éclaté en 1986 entre la junte militaire composée de populations marronnes (Djuka de la région de Cottica, Paamaka et Saamaka principalement) sous la direction de Ronnie Brunswijk et l’armée régulière du régime de Desi Bouterse provoqua un afflux massif de migrants du côté français de la frontière. Estimés à près de 10 0003, ces migrants n’avaient pas vocation à s’installer comme en témoignait l’appellation qui leur avait été accolée : « Personnes Provisoirement Déplacées du Surinam » (PPDS). En dépit des efforts des autorités pour les rapatrier au Surinam, la majorité d’entre eux ont rapidement aspiré à s’établir durablement en Guyane. Les difficultés économiques du Surinam et les opportunités offertes par le statut de département français de la Guyane ont poussé les « PPDS » à passer du statut de demandeurs d’asile à celui de migrants économiques dès la fin de la guerre civile en 1992. Ces migrations combinées à de forts taux de natalité ont entraîné un véritable bouleversement démographique. Saint-Laurent-du-Maroni qui voyait sa population stagner inexorablement suite à la fermeture du bagne est devenue, en l’espace d’une décennie, la deuxième ville la plus peuplée du territoire.
9À l’Est du territoire guyanais, on a également assisté à la construction d’un espace démographiquement plus conséquent depuis la dernière décennie du XXe siècle. Pourtant au début des années 1980, l’ensemble de la population installée le long de l’Oyapock était encore inférieur à 2 000 habitants. La petite commune de Ouanary n’en comptait même pas une centaine (89), Camopi un peu plus de 500 et Saint-Georges environ 1200. Mais depuis les années 1990, une bonne partie de migrants originaires du nord du Brésil s’installent dans la partie orientale de la Guyane dans le but d’améliorer leur sort. On estime désormais à près de 30 000 les habitants installés sur les rives du fleuve Oyapock. Ce faisant, « si l’on ne se limite pas à des critères de nationalité, on peut estimer que la population brésilienne représente dans l’Est guyanais la communauté la plus importante, devant les groupes créole, amérindien et métropolitain » (Boudoux d’Hautefeuille, 2012). L’augmentation du nombre de migrants originaires du grand voisin au cours des deux dernières décennies est, en valeur relative, tout aussi spectaculaire que sur le Maroni, à la différence toutefois qu’aucun conflit armé n’est venu chasser, à un moment donné, les Brésiliens de l’Etat frontalier de l’Amapa. Les motifs de la migration sont essentiellement économiques compte tenu du fait que les Etats du Nord sont les plus pauvres du Brésil. Comme le rappelle M. Boudoux d’Hautefeuille, la frontière oyapockoise est la seule qui met en évidence un différentiel défavorable au Brésil, première puissance sud-américaine (Boudoux d’Hautefeuille, 2012).
- 4 Il faut noter que la fermeture des frontières durant la pandémie de covid-19 en 2020-2021 a entraîn (...)
10Ainsi, cette nouvelle configuration du territoire guyanais, liée à un différentiel de niveau de vie et de protection sociale entre un territoire appartenant à un pays développé et des territoires moins avancés, génère des échanges transfrontaliers intenses. Plusieurs centaines de milliers de trajets s’effectuent chaque année de part et d’autre des rives des fleuves Maroni et Oyapock4 majoritairement par voie fluviale (pirogue, bac) et secondairement par voie routière depuis l’ouverture à la circulation du pont franco-brésilien en 2019. Ces flux s’organisent principalement autour de duopoles urbains dissymétriques. Le premier duopole urbain situé sur le fleuve Maroni englobe Saint-Laurent-du-Maroni et Albina avec une nette prépondérance pour la ville guyanaise. Sur le fleuve Oyapock, le second duopole urbain qui comprend Oiapoque et Saint-Georges, il s’avère que la ville la plus importante est du côté brésilien. Toutefois, la dissymétrie de ces duopoles ne doit pas se comprendre en termes de hiérarchie mais plutôt en termes de complémentarité. Chacune des composantes de ces ensembles urbains disjoints par un fleuve « utilise l’une comme une extension de l’autre », leurs habitants « cherchant les services, produits, travaux ou opportunités qu’ils ne trouvent pas sur la rive du fleuve opposée » (Nonato Junior, 2020).
- 5 « Le régime s'applique aux ressortissants brésiliens et français domiciliés à Saint-Georges-de-l'Oy (...)
11Tant à l’Est qu’à l’Ouest de la Guyane, on assiste depuis le début du XXIe siècle à la consolidation d’espaces transfrontaliers dont la gouvernance tend à s’organiser à travers la mise en place de commissions mixtes transfrontalières et l’instauration de conseils du fleuve, des instances consultatives binationales qui ont pour vocation de traiter des questions communes aux populations riveraines des fleuves Maroni et Oyapock. Cette tendance à la structuration d’un espace transfrontalier a même débouché sur la mise en place d’un « statut » de transfrontalier. Les autorités des deux territoires frontaliers ont instauré une carte de transfrontalier qui permet une libre circulation de part et d’autre du fleuve pour les résidents de Saint-Georges et d’Oiapoque5.
- 6 Ces territoires présentent des indicateurs économiques et sociaux dégradés. En termes d’emplois dan (...)
12Les marges transfrontalières qui ont émergé au cours de ces dernières décennies sont des territoires où se sont installées des populations qui ont vocation à y demeurer durablement en particulier autour des ensembles urbains à l’aval des fleuves-frontières. Cependant, ces « borderlands » sont aussi vues comme des espaces de transit. En effet, les populations issues du Brésil et du Surinam et parfois de pays plus lointains ambitionnent souvent de rejoindre le « centre » de la Guyane qui présente à leurs yeux davantage d’opportunités6. A travers cette expression de « centre », il faut entendre davantage que « le siège du pouvoir parce que les acteurs principaux de la décision s’y localisent » (Monnet, 2000). Le centre de la Guyane, au-delà d’un ensemble territorial qui rassemble les principaux décideurs et les différents services de l’Etat et de l’administration territoriale, doit être compris comme un pôle de concentration d’emplois, de création de richesses et d’agglomération d’activités économiques de rang supérieur à celles des marges. Ce centre apparaît également comme la porte d’entrée vers le reste du territoire national car on y retrouve l’aéroport permettant de desservir la « Métropole » et les autres départements français d’Amérique. En étant tout à la fois un lieu de décision, un pôle de création d’emplois et de richesses et une porte d’entrée vers l’horizon national, le centre de la Guyane suscite l’intérêt de ceux qui aspirent à améliorer leurs conditions de vie en particulier les migrants. Ainsi conçu, il serait tentant de réduire ce centre à l’agglomération cayennaise. En réalité, celui-ci est dédoublé et se compose d’un centre majeur et d’un centre mineur. Si l’agglomération cayennaise constitue indéniablement le centre majeur car on y retrouve les lieux de pouvoir et de décision, les principales activités économiques et l’aéroport, Kourou a également vocation à être appréhendé comme un élément de la centralité guyanaise depuis l’implantation d’une base spatiale en 1964. En effet, l’activité spatiale confère un rang particulier à la ville en termes d’attractivité mais surtout en termes de création de richesses. Ce secteur est à l’origine de 15 % de la création de richesses de l’ensemble de la Guyane et représente 80 % de ses exportations (Lavaux, 2020). Kourou est aussi devenu en quelques décennies un « pôle d’emplois majeur, qui mobilise directement et indirectement près de 5 000 emplois au service de l’activité spatiale » (Baert, Charrier, 2020). Il s’avère même qu’en « retranchant les emplois publics, soit près de la moitié des emplois salariés de Guyane, le spatial génère plus d’un emploi privé sur six » (Lavaux, 2020).
13Le centre dédoublé apparaît donc particulièrement attractif pour les migrants qui se rendent en Guyane et passent par les marges transfrontalières. Fort de ce constat, les autorités ont fait du contrôle des routes nationales menant à ce centre un enjeu majeur, ce qui s’est traduit par la création de zones de flexibilisation introvertie des frontières (Cuttitta, 2007).
14L’émergence des routes comme moyens d’accès au centre dédoublé fait suite à l’achèvement du réseau routier guyanais. Etablir des liaisons routières d’Est en Ouest a pendant longtemps été une gageure en raison notamment de l’orientation sud-nord des cours d’eau. Rompant la continuité terrestre, les fleuves et les rivières de Guyane n’étaient pas de simples discontinuités mais de véritables obstacles à la mise en place d’une liaison routière ininterrompue de Saint-Georges et Saint-Laurent vers le centre de la Guyane. Pendant la majeure partie du XXe siècle, le franchissement des cours d’eau les plus importants était assuré par des barges. A titre d’exemple, le pont du Larivot, un viaduc qui relie l’île de Cayenne à Macouria n’a été mis en service qu’en 1976. A ces discontinuités fluviales, s’ajoutait l’état des routes et des pistes. Les grandes étendues marécageuses et l’érosion littorale s’avéraient peu propices à la conservation des voies (Jaffray, 2013) et la saison des pluies les rendait souvent impraticables en particulier lorsque les pentes s’élevaient. En ce qui concerne la RN2, la route s’est longtemps arrêtée à Régina. En fait, « le tronçon oriental de la route, de Régina à Saint-Georges (78 kilomètres), est récent : les travaux ont commencé au milieu des années 1990 et la route est ouverte à la circulation depuis décembre 2003 » (Nicolle, Boudoux d’hautefeuille, 2014).
- 7 Voir à ce sujet l’interview du directeur départemental de la police aux frontières intitulée « Alex (...)
15La pression migratoire très forte qui s’exerce sur la Guyane a fait des routes un moyen de circulation privilégié d’autant que l’idée d’une difficulté voire d’une impossibilité à contrôler les frontières fluviales a été rapidement érigée en fatalité. En effet, la frontière orientale ou occidentale de la Guyane n’est pas matérialisée et les points de contrôle le long du linéaire sont peu nombreux. Sur près d’un millier de kilomètres de frontière fluviale il n’y a que quelques dizaines de mètres qui sont effectivement sous contrôle7. Ainsi pour le directeur départemental de la police aux frontières :
- 8 Cf. interview donnée au quotidien France Guyane le vendredi 5 août 2016 intitulée « Le territoire n (...)
« Contrôler les frontières aujourd’hui est un vœu pieu (…). Il suffit d'aller voir à la Glacière ou à la Charbonnière, à Saint-Laurent, pour se rendre compte que le territoire n'est pas en capacité de pouvoir faire des contrôles ».8
- 9 La décision du Tsar le 25 mai 1891 permet de clarifier la frontière commune des Guyanes française e (...)
16De plus, le fait que d’authentiques marges rassemblant les populations vivant de part et d’autre des fleuves-frontières se soient constituées, pose également la question de la légitimité de la frontière. Si cette question semble avoir été réglée suite aux différents arbitrages internationaux du tournant des XIXe et XXe siècles9 qui ont permis de fixer l’étendue de la légitimité territoriale de la France vis-à-vis du Brésil et des Pays-Bas, il semble malgré tout qu’il n’y ait pas de légitimité à asseoir véritablement ces frontières au niveau des fleuves. Ce sentiment est perceptible chez des habitants de l’Ouest guyanais. Pour certains, le franchissement de la frontière sans avoir tous les documents requis, bien qu’illégale n’en serait pas pour autant illégitime. Comme le notent J. Moomou et Valérie Casimir (2010), « les Boni tout comme les Djuka et les Paramaka, considérant que les deux rives du fleuve Lawa leur appartiennent, acceptent difficilement les règles, tant des autorités de la Guyane que celles du Surinam ». Cette conception est par exemple intégrée par certains soignants de Saint-Laurent-du-Maroni pour qui leur « venue en Guyane pour s’y faire soigner n’aurait rien d’illégitime » (Carde, 2012). Ce faisant, l’existence d’un tracé officiel à l’aval du fleuve Maroni, reconnu par les pays limitrophes à l’issue d’un arbitrage international à la fin du XIXe siècle, ne suffit pas à rendre la frontière occidentale de la Guyane totalement légitime.
- 10 P. Cuttitta (2007) indique qu’aux Etats-Unis la loi permet, « dans un rayon de cent milles de la fr (...)
17Le sentiment d’une impossibilité voire d’une illégitimité à assurer un contrôle strict à l’endroit même des frontières semble avoir conforté au fil des décennies l’idée de déplacer le contrôle aux frontières au-dela des « borderlands ». La concrétisation de cette aspiration est consécutive à la mise en place d’un dispositif de réglementation de la circulation à Iracoubo durant la guerre civile au Surinam, visant à contrôler les flux humains au départ de l’Ouest guyanais. Pourtant, la création d’un point de contrôle routier à près d’une centaine de kilomètres de Saint-Laurent n’avait pas vocation à durer. Son objectif était de protéger le Centre Spatial Guyanais (Piantoni, 2002) des personnes provisoirement déplacées du Surinam dénommées PPDS. Mais la constitution d’un espace transfrontalier qui s’est rapidement assimilé à un espace de transit pour les candidats à la migration vers le centre de la Guyane nécessitait de consolider le provisoire. Il s’agissait d’introduire dans la législation un régime spécial permettant d’effectuer des contrôles selon des modalités exceptionnelles et de créer des zones de flexibilisation introvertie des frontières10 pour reprendre l’expression de P. Cuttitta (2007). Le but était d’amplifier le champ spatial d’intervention des forces de l’ordre tout en étant en conformité avec les normes législatives notamment celles relatives à la procédure pénale.
18C’est l’introduction dans l’article 78-2 du code de procédure pénale d’un alinéa consacré à la Guyane qui pose, à la fin des années 1990, les jalons d’un cadre juridique dérogeant à la norme. Le nouvel alinéa prévoyait en 1997 que « dans une zone comprise entre les frontières terrestres ou le littoral du département de la Guyane et une ligne tracée à vingt kilomètres en-deçà, l'identité de toute personne peut être contrôlée ». A distance des frontières guyanaises, il confortait l’existence d’une réglementation routière spécifique permettant d’inviter un individu à justifier, par tout moyen, de son identité.
19Avec la transformation de l’Est guyanais en espace transfrontalier de transit et l’achèvement de la RN2, les autorités ont transposé le même type de dispositif à Régina. Au carrefour de la route nationale 2 et de la piste de Bélizon, un deuxième point de contrôle routier a été installé en 2003. L’apparition de ce second dispositif nécessitait de faire évoluer le code de procédure pénale. Dans sa nouvelle rédaction l’article 78-2 stipulait ainsi que :
« Dans une zone comprise entre les frontières terrestres ou le littoral du département de la Guyane et une ligne tracée à vingt kilomètres en-deçà, et sur une ligne tracée à cinq kilomètres de part et d'autre, ainsi que sur la route nationale 2 sur le territoire de la commune de Régina, l'identité de toute personne peut être contrôlée, selon les modalités prévues au premier alinéa, en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et documents prévus par la loi. »
20A partir de 2007, ce sont des arrêtés préfectoraux qui vont encadrer plus précisément l’existence tant dans l’Ouest que l’Est guyanais de ces points fixes gérés par la gendarmerie. D’abord établis pour une période de six mois, puis annuellement à partir de 2015, ces arrêtés mentionnent les modalités des contrôles. Ils précisent également les objectifs de ces points de contrôle routier. Dès l’origine, ces documents comportaient deux objectifs clairement identifiés par la formulation de leur article 3 :
« Le caractère exceptionnel et dérogatoire au strict droit commun de ces contrôles permanents à l’intérieur du territoire doit être principalement ciblé sur la répression de l’orpaillage clandestin et l’immigration clandestine »
- 11 Dans un rapport sénatorial, il apparaît que « la route guyanaise, qui constitue une diversification (...)
21Depuis 2015 et la suppression de l’article 3, l’objectif est celui perceptible dans le « considérant » qui sous-tend la nécessité de proroger ces dispositifs. L’objectif est de « maintenir la sécurité » qui, loin de se départir de la volonté de lutter contre l’exploitation aurifère et l’immigration clandestines, l’englobe. Les actions menées depuis 2015 au niveau de ces PCR témoignent largement de la persistance de la volonté initiale. Les contrôles portent sur l’identité et la vérification de la régularité de la situation administrative des automobilistes et de leurs passagers. Ils sont parfois suivis d’une inspection des bagages personnels. Toutefois, cette fouille ne se limite pas à la recherche d’or mais de plus en plus à la recherche de produits stupéfiants. Il faut dire que le début des années 2010 a été marqué par une intensification du trafic de drogues en particulier de cocaïne en provenance du Surinam11. Le transport de la marchandise par les « mules » s’est développé sur les axes routiers guyanais in corpore mais aussi dans des valises. Les saisies de drogue réalisées par les gendarmes notamment au poste d’Iracoubo font régulièrement la une de l’actualité locale voire nationale.
- 12 Les journalistes se font régulièrement l’écho des modalités de contournement des PCR à l’instar du (...)
22La nature des contrôles opérés sur les routes nationales de Guyane tend véritablement à assimiler les PCR à des postes-frontières bien qu’ils ne soient pas explicitement désignés comme tels. L’impossibilité pour des ressortissants étrangers démunis de documents en règle (carte de séjour, visa, récépissé,…) de franchir ces « barrages », voire leur refoulement, participent grandement à ce sentiment, de même que la fouille régulière des bagages. D’autres aspects justifient une telle conception à l’image du PCR de l’Ouest qui se voit enrichi d'une dimension socio-économique. Iracoubo, la localité qui l’abrite, est devenue une commune-relais où se mettent en place des activités économiques typiques des villes-frontières (restauration, petits commerces) mais aussi des activés réseaux clandestins visant à faire passer les migrants. On remarque que d’authentiques stratégies de contournement du barrage sont mises en place par les migrants qui impliquent souvent une traversée fluviale et forestière avec l’assistance de passeurs ou parfois l’aide des habitants de la commune moyennant finance12.
Carte 1. Localisation des points de contrôle routier en Guyane française
23Nonobstant, dans la nomenclature française, les PCR n’entrent pas dans la catégorie des points de passages frontaliers. La Guyane française n’appartenant pas à l’espace Schengen, on ne retrouve pas l’appellation de points de passage frontaliers (PPF) tels que définis par le code de l’Union européenne relatif au franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen). Le franchissement des frontières par les personnes y étant régi par le code d’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), le contrôle s’opère à des points de passage contrôlés (PPC). D’après l’arrêté du 27 juin 2014 modifiant celui du 26 juillet 2011 qui définit ces points de passage contrôlés, trois sont situés au niveau des frontières fluviales. Saint-Georges en regroupe deux (le pont et le débarcadère) tandis que Saint-Laurent n’en recense qu’un (le bac international). A ces PPC frontaliers, il faut rajouter les lieux d’échanges maritimes et aériens de la Guyane en l’occurrence l’aéroport Félix Eboué et le port fluvial de Dégrad des Cannes.
24Tableau 1. Les points de passage contrôlés (PPC) en Guyane française
Type de frontières
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Sites
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Modalités d’ouverture
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Frontières aériennes
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Aéroport Rochambeau (Félix Eboué)
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Permanent
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Frontières maritimes
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Port de Dégrad des Cannes
Bac international Saint-Laurent
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Ouvert selon nécessité
Permanent
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Frontières terrestres
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Pont de Saint-Georges
Débarcadère de Saint-Georges
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Permanent
6 heures-19 heures
|
N.B : Les frontières fluviales sont classées alternativement dans les catégories frontières maritimes et terrestres
Source : Article 1er de l’arrêté du 27 juin 2014 modifiant l’arrêté du 26 juillet 2011 en application des dispositions du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.
25Les PCR viennent en quelque sorte compléter le maillage des points de contrôle aux frontières extérieures où s’effectue la vérification de titres en règle. Ils se rajoutent aux cinq points de passage contrôlés (PPC) définis par les arrêtés relatifs aux documents et visas exigés pour l'entrée des étrangers sur le territoire de la Guyane. A bien des égards, les PCR s’apparentent à des équivalents fonctionnels de la frontière qui regroupent les postes de contrôle situés à l’intérieur d’un territoire à l’image des aéroports internationaux, des ports intérieurs ou des gares ferroviaires (Vina, 2005). Toutefois, ils s’en distinguent car dans la définition des équivalents fonctionnels de la frontière, la notion de porte d’entrée est centrale. En effet, ces derniers sont souvent les premiers points de contact des personnes étrangères avec le territoire et ne supposent pas qu’un séjour plus ou moins prolongé y ait déjà été effectué. Dans le cas des PCR guyanais au décalage spatial s’ajoute un décalage temporel lié au passage dans des espaces transfrontaliers de transit. Ce faisant, dans leur forme, les PCR ne peuvent être totalement assimilés à des PPC ou des PPF.
26En réalité, ils s’apparentent davantage aux points de passage autorisés (PPA) qui ont été mis en place en France depuis 2015. Ce dispositif particulier du code frontières Schengen a permis à la France suite notamment aux attentats de novembre 2015 (Charlie Hebdo) de renforcer les contrôles aux frontières sur des points de passage autorisés. Près de 285 PPA ont été activés depuis le 13 novembre 2015 le plus souvent sous la forme de dispositifs mobiles. Certains ont pris la forme de dispositifs fixes sur des axes routiers. C’est le cas du PPA routier au carrefour de Saint-Gervais à Sospel, dans la vallée de la Roya qui fonctionne 24/24 h tous les jours de la semaine. L’apparente similitude entre ce PPA et les PCR guyanais tient également au fait qu’il est géré par des escadrons de gendarmes mobiles alors que le contrôle aux PPF est du ressort de la Police aux frontières (DCPAF) et de la Douane (DGDDI).
27Il faut néanmoins remarquer que rares sont, dans l’Hexagone, des PPA situés à près d’une centaine de kilomètres de la frontière. Bien qu’en retrait, leur éloignement de la ligne de démarcation des pays voisins est souvent inférieur à une dizaine de kilomètres.
28Si par bien des aspects, les PCR guyanais s’assimilent aux PPA qui ont été activés en France à partir de 2015, ils présentent également de nombreuses similitudes avec les postes de contrôle mis en place par le Surinam sur l’unique liaison routière qui met en relation la capitale surinamaise et les entités urbaines frontalières de Nieuw Nickerie d’un côté (Ouest) et d’Albina de l’autre (Est). On retrouve en effet dans la partie orientale du Surinam, quasiment à mi-chemin entre Albina et Paramaribo, un poste de contrôle au lieu-dit Stolkertsijver. Consécutif à la construction d’un pont en 1980 sur la rivière Commewijne, il est distant de près d’une centaine de kilomètres du fleuve Maroni. A l’opposé, sur la route de l’Ouest surinamais, a été implanté un second poste à Burnside, une modeste bourgade de la province de Coronie. Il fait suite à la mise en place en 1998 d’une liaison par bac entre Moleson Creek au Guyana et South Drain au Surinam qui constitue le seul passage légal entre les deux pays. Distant de plus d’une centaine de kilomètres de cet unique point de passage réglementé sur le fleuve Corentyne, le poste de contrôle de Burnside comme celui de Stolkertsijver semblent encadrer le cœur administratif, économique et politique du Surinam.
Carte 2. Localisation des postes de contrôle du Surinam
29De part et d’autre de Paramaribo, ils ont des fonctions équivalentes aux PCR guyanais. Ces postes ont été conçus pour réguler les flux humains et de marchandises entre les frontières orientales et occidentales du Surinam et la capitale qui rassemble la majeure partie de la population, les principales activités économiques, les fonctions de commandement ou encore le port et l’aéroport. Ils visent en effet à limiter l’impact de l’immigration illégale et des trafics de produits illicites. Des migrants originaires de l’Amérique du Sud (Venezuela, Brésil, Colombie, Guyana) et des Grandes Antilles (Haïti, République dominicaine, Cuba) y sont régulièrement interceptés sans titres de séjour en règle à destination de Paramaribo ou en transit vers la Guyane française. Le contrôle des mobilités humaines porte également sur les déplacements touristiques. Avec l’instauration d’une carte touristique en 2011 permettant de séjourner au Surinam, les autorités accordent une importance à la vérification de la possession de ce titre par les étrangers originaires d’une cinquantaine de pays dont les Français et plus particulièrement les Guyanais.
Photo 1. Le poste de contrôle de Stolkertsijver
(cliché de l’auteur)
30L’action en matière de commerce illicite est moins centrée sur la recherche des produits de l’extraction aurifère que sur les produits de contrebande (cigarettes, médicaments, …) et les drogues notamment la cocaïne et le « yami », une variété de marijuana compressée dont la demande a fortement augmenté ces dernières années. Introduite par le « back-track », le haut lieu de contrebande à la frontière entre le Guyana et le Surinam, cette forme de marijuana améliorée présentant une plus forte valeur ajoutée est l’objet d’un nombre de saisies significatif.
Photo 2. Des immigrants clandestins au « back-track »
(cliché de l’auteur)
31La mise en place des postes de contrôle est rendue nécessaire par l’importance des échanges hors des points de passage officiels. Les contrôles effectués par les unités de la police militaire surinamaise lors de l’arrivée des bacs sur les rives surinamaises des fleuves Corentyne et Maroni ne portent finalement que sur une faible partie des flux humains et matériels avec le Guyana d’un côté et la Guyane française de l’autre. Ce faisant, comme en Guyane française, l’incapacité des autorités surinamaises à contrôler l’ensemble du linéaire fluvial nécessite de flexibiliser le contrôle de la frontière à plusieurs centaines de kilomètres de celle-ci.
32Le processus de flexibilisation des frontières qui se traduit en Guyane française par l’installation sur les principaux axes routiers des points de contrôle ne fait pas l’objet d’un consensus contrairement aux postes-frontières traditionnels localisés tant au niveau des frontières fluviales que des plateformes de redistribution des flux de passagers et de marchandises (port, aéroport).
33Des voix s’élèvent contre la mise en place de ce qui s’apparente pour beaucoup à des postes frontières à l’intérieur du territoire. C’est le cas d’associations et de collectifs militant pour les droits des migrants qui remettent en cause l’existence de ces situations dérogatoires en Guyane. Depuis 2013, plus de la moitié des associations et collectifs membres du réseau Migrants Outre-Mer se sont réunis pour contester en justice les arrêtés qui établissent les PCR. Ils multiplient, avec des résultats inégaux, les actions contentieuses au tribunal administratif de Cayenne, aux cours administratives d’appel de Bordeaux et de Paris ou encore au Conseil d’Etat. Pour les membres du réseau MOM domiciliés dans l’Hexagone et en Guyane (Aides, la Cimade, le Collectif Haïti de France, le Comede, la Fasti, le Gisti, la Ligue des droits de l’Homme et Médecins du Monde) les PCR constituent des entraves à de nombreuses libertés (Nicolas, 2016). A leurs yeux, ils dissuadent surtout les personnes étrangères ou celles dénuées d’état-civil de circuler et de se rendre dans le chef-lieu pour effectuer des soins ou encore des démarches administratives qui leur permettraient de régulariser leur situation.
34La contestation provient également de certains syndicats à l’image de l’Union des Travailleurs Guyanais (UTG) et des partis politiques guyanais en particulier les partis indépendantistes à l’image du Mouvement de Décolonisation et d’Emancipation Sociale (MDES). Le discours est davantage porteur d’une rhétorique anticolonialiste. Pour les tenants de ces mouvements, les barrages d’Iracoubo et de Régina symbolisent la présence coloniale en Guyane :
- 13 Cf. site de Rot Kozé (journal d’inspiration ouvrière), « Bélizon et Iracoubo : les barrages illégau (...)
« Les deux barrages routiers de Guyane mis en place par le colonisateur français fractionnent singulièrement les Guyanais avec leur territoire […]. La population doit donc refuser ces barrages et demander à l’Etat de prendre ses responsabilités à nos frontières qui ressemblent à des passoires »13.
35Le mode d’action de ces mouvements diffère de celui des membres du réseau Migrants Outre-Mer. Il ne s’agit pas de multiplier les contentieux juridiques mais plutôt de mener des opérations ponctuelles médiatisées en particulier lors de dates symboliques. L’une des actions les plus retentissantes a été celle organisée par le syndicat UTG le 1er mai 2015 sur le site du PCR d’Iracoubo qui a eu pour effet d’interrompre la continuité des contrôles.
36A l’inverse, on observe que de nombreux Guyanais vivant dans la centralité dédoublée sont favorables à la permanence de ces PCR. Le « collectif mille lettres citoyennes contre l’insécurité » s’en faisait le porte-parole. Dès sa création, ce collectif a approuvé le principe de barrages routiers car :
- 14 Courrier du collectif Mille lettres citoyennes à la rédaction du journal en ligne Guyaweb. In Mario (...)
« Il s’agissait de lutter contre un type d’immigration illégal, celles composées de bandits qui venaient faire leur « marché en Guyane ». Mais aussi de réguler les flux incontrôlés d’immigration clandestine. Il s’agissait enfin de lutter contre l’occupation irrégulière de biens fonciers par des personnes en situation irrégulière. […] Chacun peut comprendre la détresse des personnes qui cherchent une meilleure vie. Mais des conflits sociétaux majeurs que l’on ne pourra pas gérer marqueront notre société, dans un avenir proche, si on écoute ceux qui font preuve d’angélisme et qui ne pensent pas à la paix sociale et à la sécurité en Guyane»14.
- 15 Sept groupes de travail thématiques (éducation et formation, économie, énergie, reconnaissance des (...)
37Avec le mouvement social de mars-avril 2017 qui a vu les questions de sécurité et d’immigration être posées avec acuité, une forme de consensus est apparue pour préserver l’existant. Les leaders du « Kolectif pou Lagwiyann Dékolé » (le collectif pour que la Guyane décolle) à la tête de ce mouvement de contestation de grande ampleur qui a conduit à la paralysie du territoire guyanais pendant cinq semaines, se sont montrés favorables à la consolidation voire au renforcement du dispositif de contrôle des flux humains. Parmi les demandes faites par le groupe de travail « sécurité-justice »15 figuraient en bonne position la mise en place de contrôles fluviaux Est et Ouest permanents, la multiplication de barrages volants sur les routes nationales et la création d’un nouveau poste fixe de gendarmerie à Ouanary.
38Internaliser et flexibiliser le contrôle des frontières semblent désormais être les maîtres-mots de la politique de gestion des flux humains et de marchandises en Guyane française. Alors que la France et l’Union européenne se sont largement lancées suite à la crise migratoire de 2015 dans une politique d’externalisation des contrôles aux frontières en impliquant davantage les pays d’origine et de passage des migrants, sur son prolongement sud-américain, l’objectif est plutôt de délocaliser le contrôle des frontières à l’intérieur du territoire. Les autorités ayant acté le caractère transfrontalier des limites orientales et occidentales de la Guyane ont pérennisé le déplacement du contrôle de la mobilité entrante à près d’une centaine de kilomètres des rives des fleuves Maroni et Oyapock. Fortes du constat de la profonde transformation de l’organisation du territoire guyanais et de l’atavique difficulté à y transposer le modèle de la frontière wesphalienne, elles ont fait des axes routiers orientés suivant un axe Est-Ouest des espaces-clés de la vérification d’identité et du droit de séjour ainsi que de la gestion des produits illicites. L’installation et la pérennisation annuelle de points de contrôle routier fixes au-delà « d’une simple fonction d’obstacle esthétique » (Ritaine, 2009) participent d’une vision du territoire où à la distinction entre un centre et une périphérie se superpose une ligne de frontière qui se manifeste d’une façon fragmentée, éparse et punctiforme (Cuttitta, 2008).
39La régulation des flux de personnes des pays voisins ou plus lointains s’opère davantage à proximité des fleuves Approuague et Iracoubo qu’au niveau des fleuves-frontières. On aurait pu s’attendre à ce que la fermeture des frontières décidée suite à la pandémie du coronavirus en 2020 redonne du sens à la frontière « issue de la modernité politique européenne, c’est-à-dire conçue comme un marqueur spatial délimitant l’aire de validité d’un ordre juridique donné » (Duez, Sommonneau, 2018), or il n’en a rien été. Les points de contrôle routier sont restés des éléments-clés dans la maîtrise des mobilités vers le territoire guyanais.
Photo 3. Le point de contrôle d’Iracoubo « ouvert » en août 2019
(cliché de l’auteur)
40Ces points de contrôle routier qui tendent à conforter l’idée de l’existence de frontières mobiles (Amilhat-Szary, 2012) ne doivent pour autant masquer le fait qu’ils sont aussi porteurs de porosité. Bien que fonctionnant jour et nuit tous les jours de la semaine, ils n’empêchent pas tous les « intrus » de pénétrer un espace protégé (Razac, 2013). Ils peuvent être contournés, franchis suivant le degré de tolérance de celui qui assure le contrôle, voire même désactivés comme ce fut le cas de juillet à septembre 2019. En raison de la mobilisation importante de forces de sécurité dans le cadre du G7 de Biarritz à la fin du mois d’août 2019, les points de contrôle routier ont été privés de l’habituel escadron de gendarmerie qui en assure la gestion. Aussi pendant près de deux mois, la liberté de circulation d’Est en Ouest fut quasi-totale…