1D’aucuns considèrent le fleuve comme un obstacle. Son franchissement demeurant problématique, il induit une rupture spatiale. Les États y ont souvent adossé leur frontière. Le transit transfluvial nécessitant pont, bac, passage à gué facilite les contrôles. Cette représentation et utilisation du fleuve correspondent surtout à une vision et une pratique régalienne occidentalisée. Au sein d’autres cultures, dans d’autres lieux, le fleuve se vit différemment. De coupure, il devient couture. C’est le cas notamment pour les fleuves amazoniens qui sont considérés par les populations locales comme des routes, des pénétrantes dans la forêt, parfois seuls axes de circulation, souvent bien plus praticables que les voies terrestres complexes à emprunter dans l’épais couvert forestier. Pour les peuples amérindiens, les fleuves loin d’être des ruptures, sont des axes de transport qui structurent de rive à rive, des bassins de vie plus ou moins étendus. Dans certains cas, les pratiques transversales des bassins fluviaux amazoniens peuvent se heurter à l’instrumentalisation longitudinale du fleuve lorsque ce dernier coïncide avec une limite frontalière. C’est le cas de la frontière orientale de la Guyane française, scindant le bassin versant du bas-Oyapock.
2La Guyane française est bornée par deux frontières fluviales ; à l’ouest, le Maroni et à l’est l’Oyapock qui se jette dans l’Atlantique au Cap Orange, le point extrême de l'État d'Amapá. L’Atlas critique de la Guyane (Noucher & Polidori -dir- 2020), dans son chapitre 2 (pp. 32-61), révèle toute la complexité passée et actuelle de faire et de vivre la frontière en Guyane : leur tracé, leur épaisseur, leur mobilité dans l’espace et le temps, les contestés qu’elles soulèvent entre pays limitrophes, et les enjeux de leur porosité en termes de migration et d’économie en font des objets singuliers et des territoires aux dynamiques humaines actives (Dejouhanet & Péné-Annette, 2020). L’ouvrage « Oyapock et Maroni : portraits d’estuaires amazoniens » (Gardel A. et Davy D., 2021) révèle que les dynamiques naturalistes et humaines des fleuves frontaliers de la Guyane s’inscrivent et trouvent leurs origines à l’échelle du vaste du bassin amazonien. Dans ce territoire charnière, entendu comme un territoire de transition et de jonction - dont l’axe central est le fleuve, il faut savoir dépasser la voire les frontières pour comprendre les dynamiques tant humaines que naturalistes qui naissent et se renouvèle dans le bas-Oyapock. Avec plus de 700 kilomètres, l’Oyapock constitue la plus longue frontière terrestre de la France. Elle sépare la France du Brésil, plus précisément la collectivité territoriale de Guyane et l’État fédéré de l’Amapá. Frontière la plus longue mais paradoxalement l’une des plus faiblement peuplées et l’une des plus méconnues, cette marge des territoires français et brésilien restera longtemps hors champs des préoccupations principales de ces États. Loin de Paris et de Brasilia, le bas-Oyapock a développé un mode de fonctionnement spatial fondé sur la réciprocité des échanges entre les rives française et brésilienne. Cependant, depuis une dizaine d’années, sous l’impulsion des travaux de construction amorcés en 2009 et l’ouverture du pont international sur l’Oyapock en mars 2017, soit 6 ans après la fin des travaux, la fonction frontalière du fleuve a été réactivée. Cette réinscription des souverainetés nationales s’est traduite par une augmentation des contrôles et une perturbation des pratiques quotidiennes des populations locales bien peu prises en compte dans le processus de construction de cet artéfact terrestre entre la France et le Brésil.
3L’article se propose d’analyser les perturbations dans la chaîne locale de déplacement fluvial. Cette dernière est organisée autour du transbordement par taxis-pirogues entre les principaux lieux de vie du bassin versant bas-oyapoquois. Ce travail souhaite ainsi mettre en perspective aux échelles locales, régionales et nationales les pratiques spatiales et la perception du fleuve, en questionnant la fonction frontalière du fleuve et la formalisation d’un espace transfrontalier institutionnalisé.
Encadré 1 - L’étude Badobavie (Base de données au service d’un bassin de vie), LabEx DRIIHM, CNRS, OHM-Oyapock, 2015.
En 2015, une équipe de géographes a été lauréate d’une appel à projet OHM-Oyapock. Le projet s’inscrit dans une démarche de géographie plurielle et croisée associant le social et l’environnement (éco-sociosystème, biogéographie, géographie sociale, géographie urbaine, peuples autochtones, mobilités, frontière, risques, cartographie, géomatique). Un précédent projet OHM_(2013) avait permis de mettre en évidence une sur-investigation en termes de recherche de l’espace du bas-Oyapock et surtout une difficulté de synthèse des données produites. Le bas-Oyapock apparaîssait alors comme un espace laboratoire surinvesti par de nombreux organismes de recherche qui développent des travaux très diversifiés, mais au final, produisant une recherche très fragmentée. L’éparpillement des données, une dichotomie de traitement entre la France et le Brésil, et une production de données dont on ne perçoit pas l’utilité partagée introduisent un brouillage et une parcellisation des informations pourtant utiles à la gestion de ce territoire transfrontalier inséré au cœur des jeux territoriaux depuis la construction du pont reliant la France au Brésil par voie terrestre. L'objectif du projet de 2015 était de proposer un cadre de mutualisation des connaissances et de leur représentation cartographique contribuant à l'analyse des enjeux environnementaux dans le bas-Oyapock afin de participer à l’identification des vulnérabilités environnementales, sociales et culturelles de ce territoire transfrontalier. Dans ce contexte, il paraissait indispensable de formaliser l’acquisition des données par le partage d’une convention multipartite rassemblant le plus grand nombre de producteurs présents ou investis sur le bassin. La mise en œuvre d’une convention (ou de conventions) pouvait constituer un axe d’opérationnalité pour le Conseil du fleuve en place pour l’Oyapock depuis juin 2013. Pour explorer en amont la faisabilité d’une base de données transfrontalière pour ce territoire, le thème retenu a été « Piroguiers, flux et structuration de l’espace. ». Ce choix a été motivé par l’absence de données sur cette pratique structurante de l’espace fluvial. Cet article ne fera pas l’objet de la présentation de l’ensemble des caractéristiques des flux de piroguiers sur le bas-Oyapock car ces données sont en cours de valorisation dans des articles en préparation. Les données chiffrées et leurs analyses sont accessibles dans les 2 rapports suivants : Crété et al., 2015 ; Morel et al., 2016.
- 1 Le développement de Saint-Georges de l’Oyapock s’organise en 1853 autour de la mise en place d’un p (...)
4La notion de marge, ce qui est à l’écart d’un centre et reste souvent occulté (Depraz S., 2017) prend ici toute sa dimension, le bas-Oyapock est à la fois un confins, un isolat et par le passé une terre de relégation1. Les territoires unis par le fleuve Oyapock correspondent en effet à deux régions en marge des centralités de la France et du Brésil : la Collectivité Territoriale de Guyane, à plus de 7 000 km de Paris et l’État fédéré de l’Amapá à près de 2 500 km de Brasilia sans liaison terrestre continue.
Figure 1 : Une frontière singulière : un bassin fluvial vécu comme un isolat ; deux marges, un confins
5Les communes du bassin versant dessiné par l’Oyapock sont parmi les plus isolées de ces territoires, éloignées notamment des centralités régionales de référence. Rares sont les routes et les pistes qui relient les communes bordières du fleuve à Cayenne ou Macapá. Seules routes asphaltées ou partiellement asphaltées, la RN2 raccorde Cayenne à Saint-Georges et la BR-156, Oiapoque à Macapá. Le reste des hameaux, lieux de vie ou feux ne sont accessibles que par le fleuve, ses affluents ou des pistes forestières.
6La très faible desserte terrestre et l’enclavement induit ont eu pour effet de maintenir des pratiques spatiales transversales intenses au sein du bassin de vie fluvial. Faire, et vivre loin de tout, pourrait en être la devise identitaire. La frontière nationale qui s’appuie sur le fleuve se surimpose donc à un territoire généré et organisé par ce dernier, très loin en marge des centralités administratives.
7L’existence et la pratique du bassin versant oyapoquois sont historiques, adossées à la perception et aux fonctions qu’ont affectées les populations autochtones aux fleuves d’Amazonie. Ces pratiques sont mises en évidence dès le XVIIème siècle par les premières explorations qui relatent le fonctionnement en bassin de vie organisé, structuré par les populations amérindiennes installées de part et d’autre du fleuve (Collomb G., 2013).
8L’occupation progressive du plateau des Guyanes par les Français, au XVIIème siècle, s’est faite par Macapá, aujourd’hui capitale de l’Amapá (Blancodini P., Tabarly S., 2010). Une longue suite d’affrontements entre le Portugal et la France pour le contrôle de ces espaces amazoniens trouvera une résolution en 1713 et la signature du traité d'Utrecht qui fixe la frontière entre les possessions françaises et portugaises le long de la rivière alors dénommée Vincent Pinzon ou Japock. L'orogenèse (Piantoni F., 2009) dans les Guyanes s’appuya très largement sur les fleuves, éléments tangibles, repérables au sein d’un espace inconnu et mal appréhendé qu’est le bassin amazonien. Vus comme des ruptures spatiales perpendiculaires à la côte, des obstacles aisément localisables, les fleuves font frontière pour les nouvelles puissances coloniales, niant de fait complètement leur nature et leur rôle premier de lien, de colonne vertébrale de bassins de vie édifiés autour et non pas contre le fleuve par les populations autochtones (Grenand F., 2011).
9Dans le bas-Oyapock, les Indiens Karipuna sont établis sur l’ensemble du bassin versant, côtés français et brésilien, qu’ils vivent comme un « pays » (Collomb G., 2013) au sein duquel, le fleuve n’est ni perçu comme une frontière, ni comme un obstacle. Commerce, échanges agricoles, relations familiales, fêtes, manifestations culturelles, etc., les traversées du fleuve sont nombreuses et la pratique des deux berges usuelles.
10Mais au gré de l’intérêt nouvellement porté par les États sur cette marge fluviale, son fonctionnement s’en est trouvé modifié. Cette frontière marginale car à la marge des États référence se mue petit à petit en frontière nationale refonctionnalisée par la construction d’une continuité terrestre.
11Les habitants du fleuve se retrouvent confrontés depuis 2003, en raison de l’asphaltage de la RN2, et plus encore avec le démarrage du chantier du pont sur l’Oyapock à une modification profonde de l’organisation de leur territoire (Boudoux d’Hautefeuille M., 2014). La construction territoriale fondant leur appartenance au pays du bas-Oyapock est bouleversée par la réaffirmation de la frontière, et son rôle premier, à savoir la gestion de la souveraineté nationale.
12La frontière nationale ainsi redimensionnée, par la recherche d’une insertion de plus en plus prégnante de la France sur le continent sud-américain grâce aux relations avec son voisin brésilien modifie le sentiment identitaire des Karipuna qui doivent désormais justifier d’une appartenance nationale pour se déplacer dans le bassin fluvial aval. Cette altération du sentiment d’appartenance à cet espace transversal au fleuve se traduit par l’imposition d’une nationalité de plus en plus contrôlée qui se surimpose et supplante dans le quotidien l’identité première à laquelle ils se rattachent, « être Indiens ». Désormais les Karipuna résidant sur la rive lusophone, « devenus Brésiliens » (Collomb, 2013) doivent justifier de papiers pour travailler et se déplacer sur le sol français. Ces évolutions réglementaires liées à la frontière sont vécues comme un remaniement profond de la pratique identitaire de ce territoire pour les populations du fleuve. Au « pays » du bas-Oyapock se surimposent des logiques nationales cloisonnées éloignées du fonctionnement du quotidien dans ce confins amazonien, où la complémentarité spatiale est de règle.
13Ainsi le propos de Christiane Arbaret-Schulz (2008) « Une frontière est une construction territoriale qui met de la distance dans la proximité » illustre parfaitement la situation des Karipuna du bas-Oyapock, et peut être élargi à l’ensemble des populations du bassin versant. Si la frontière est une ligne essentielle au développement de la territorialité, se pose la question de l’étendue et du périmètre de ce territoire du bas-Oyapock. Est-on face à un espace transversal au fleuve ou à deux entités nationales longitudinales à ce dernier ?
14C’est cette complexité spatiale, réalité du bassin de vie bas-oyapoquois qui a été exacerbée par la construction du pont binational entre la France et le Brésil, posant le paradigme d’un fleuve césure là où s’imposait dans les pratiques et les identités locales un fleuve couture.
15Au regard de la faiblesse des flux existant entre l’Amapá et la Guyane, la construction de ce pont, peut paraître tout aussi surprenante que la silhouette de cet ouvrage d’art qui se détache au cœur de la forêt amazonienne au détour d’une courbe du fleuve Oyapock. Le pont binational ne trouve sa justification qu’à une autre échelle, celle des stratégies de politiques nationales et internationales développées entre le Brésil et la France. La portée de ce pont se réfléchit et ne peut se comprendre qu’à l’aune des logiques coopératives entre les deux États en tant qu’acteurs et partenaires dans le projet de l’édification d’un axe transamazonien nord. Le passage terrestre de l’Oyapock, par ce pont, constitue alors un maillon essentiel dans le développement du nord du Brésil et assure le raccordement routier entre le géant latino-américain et le plateau des Guyanes. (Boudoux d’Hautefeuille M., 2010)
16Les rapprochements bipartites, entre la France et le Brésil, afin d’établir le cahier des charges de l’ouvrage se sont déroulés durant une période de forte croissance économique pour le Brésil. Le calibrage de l’édifice, son inscription spatiale dans un rapprochement franco-européen de l’aire économique sud-américaine a inscrit le projet dans une projection plus internationale que locale. C’est d’ailleurs ce qui peut expliquer les atermoiements liés à l’ouverture du pont reportés à de maintes reprises qui aura enfin lieu le 17 mars 2017 sans représentation nationale de premier ordre, et dans un contexte politique différent pour le Brésil. Cette marge septentrionale se trouve alors reléguée au second plan des préoccupations brésiliennes recentrées sur sa politique intérieure et la dégradation de son contexte socio-économique.
17Ce très long processus de gestation politique ne s’intéressera au final que peu aux problématiques de mobilité locale d’une population hétérogène et peu motorisée, ainsi qu’aux échanges économiques entre la Guyane et l’Amapá, très modestes.
- 2 Sur la berge française, le pont s'ancre à Pointe Morne, lieu de rapprochement des deux rives du fle (...)
18L’ouvrage, sa taille, son coût, près de cinquante millions d’euros, la localisation de franchissement de la rivière, à l’écart2 du centre des deux bourgs références, Saint-Georges et Oiapoque attestent d’un projet de portée nationale et internationale plus que d’un aménagement local utile au désenclavement de cet espace.
19En 1996, des accords cadres entre la France et le Brésil fixent le point de départ de cette aventure. Ils sont rapidement suivis d’une rencontre tout aussi symbolique entre les présidents Jacques Chirac et Fernando Henrique Cardoso en novembre 1997 à Saint-Georges de l’Oyapock qui en précise les contours. La signature, puis les ratifications relatives à la construction du pont binational suivent le rythme d’une gestation politique très lente et les travaux ne débutent qu’en 2009 après un très long processus d’allers et retours entre les travaux des commissions, la validation d’accords, les signatures et la rencontre de quatre présidents.
20Au regard du processus acteuriel de genèse du pont binational sur l’Oyapock, il apparait indéniable que ce dernier est la résultante d’une gouvernance verticale qui a peu pris en compte les échelons locaux de décision territoriale.
21La réinscription de cet espace dans un jeu international, par le biais des rapprochements entre les États et l’activation du cadre réglementaire qu’il induit, a introduit de la distance au sein du bassin de vie oyapoquois en compliquant les pratiques quotidiennes de déplacements.
22Le rôle premier d’une frontière, assurer la maîtrise du territoire se traduit par une intensification des contrôles de police et de douane et par ricochet, l’obligation de justifier de sa présence et de son appartenance aux sols nationaux considérés. Le pont, articulation du lien routier franco-brésilien agit bien ici comme une pièce maîtresse dans le système de contrôle des flux transfrontaliers, là où les flux trans-fluviaux via le transbordement par pirogue assurent une fluidité d’allers et venues entre les rives. Il y a bien, autour de cet ouvrage d’art, réaffirmation des bornes spatiales nationales et réinscription de la souveraineté territoriale. La frontière s’y adosse dans une « tangibilité » matérielle et symbolique en surimposition au fleuve, par excellence organe du fluide.
23Intrinsèquement, une frontière s’accompagne d’une gestion spécifique des espaces qui la jouxtent induisant un renforcement des forces de police et de douane. Dans le paysage, cela s’est traduit par la mise en place de nouveaux points de contrôles, de part et d’autre du pont, mais aussi par de nouveaux documents utiles à ce contrôle, comme la carte de transfrontalier créée pour les populations brésiliennes entrant sur le périmètre du bourg de Saint-Georges-de-l’Oyapock. La manière de contrôler la venue de son « voisin » diffère d’un pays à l’autre. La présence des Guyanais à Oiapoque n’ayant pas fait viser leur passeport par la police fédérale est tolérée en journée. Mais pour y passer la nuit, il est obligatoire de se faire enregistrer à l’arrivée et au départ au bureau de la police fédérale. En revanche, la liberté de mouvement est plus cadrée pour les habitants d’Oiapoque qui doivent être munis depuis 2015 d’une carte de frontalier leur permettant de circuler pendant 72 h à Saint-Georges. Ce document ne permet pas de quitter la commune de Saint-Georges et donc de rejoindre Cayenne où les principaux services commerciaux sont concentrés. Pour franchir les limites communales de Saint-Georges, un visa est nécessaire pour les Brésiliens.
24Ainsi la dynamique de rapprochement entre la France et le Brésil qui s’exprime dans cet ouvrage d’art hautement symbolique révèle le rôle de barrière du fleuve. De manière assez antagoniste à ce qui s’est passé en Europe préalablement, le rapprochement entre États ne gomme pas ici la frontière et ses attributs de contrôle, les postes frontières, mais au contraire, les replacent et les inscrivent plus visiblement dans le paysage tout en renforçant leurs actions. De fait, on peut alors dire que la construction du pont n’a pas pour l’heure eu d’impact sur la création d’un espace transfrontalier, mais au contraire, sur la rematérialisation de la frontière par la réinscription d’une coupure forte au niveau du pont et de ces postes de contrôles douaniers. La dimension frontalière est réactivée au sein d’un espace du quotidien transnational.
- 3 En 2015, on dénombrait 171 piroguiers professionnels qui lors d’entretiens déclaraient faire vivre (...)
25Avec l’ouverture du pont, les interrogations sur le maintien des pratiques vernaculaires de déplacements des populations locales se sont posées et se sont focalisées sur le devenir des déplacements en pirogue. L’activité du transbordement en pirogue est une activité économique non négligeable pour la zone3. Les habitants du bas-Oyapock ne possèdent pas tous leur pirogue. Le recours aux piroguiers professionnels est courant.
- 4 En 2012, une grève de piroguiers bloque tout le trafic des pirogues commerciales entre Saint-George (...)
- 5 Les résultats présentés ici sont issus d’une étude menée dans le cadre d’un appel à projet lancé pa (...)
26Dès le lancement effectif des travaux, les piroguiers s’inquiètent de l’arrivée du pont4. Le spectre de l’ouvrage d’art plane sur l’organisation de la chaîne de déplacement au sein du bassin versant en raison de l’introduction d’une modalité différente, la continuité terrestre. Dans l’optique de l’ouverture du pont5 , une étude relative à l’analyse des déplacements au sein du bas-Oyapock a été menée. L’intérêt de cette étude était de produire des données de première main sur les mobilités quotidiennes de transport par pirogue afin d’appréhender les changements qui pourraient être induits par l’ouverture du pont. Dans le cas présent, en l’absence de continuité terrestre entre les deux rives du bassin versant, la principale modalité de transport jusqu’en 2017 était la pirogue. Le protocole de recherche s’est donc attaché à cette modalité, toute spécifique, et s’est concentré sur le transbordement par piroguiers professionnels. Ce dernier risque d’être le plus impacté par l’ouverture du pont et pourrait engendrer les plus fortes répercussions sur l’économie locale.
- 6 Les quatre coopératives se partageant le trafic en 2015 : la COMFCOI, la COOPTUR, l’APFVV et Vallée (...)
27Sur l’ensemble du bassin versant du bas-Oyapock, le trafic marchand en pirogue s’est structuré autour de règles propres, établies et respectées au sein d’un triangle de concentration des flux de passagers : Saint-Georges rive française, Oiapoque et Vila Vitória rive brésilienne. Les taxis-pirogues sont organisés en quatre coopératives6 qui ont adopté d’un règlement et un tarif unique évitant dès lors l’anarchie d’une offre sauvage.
Figure 2 Les dynamiques de peuplement du tripôle Saint-Georges – Vila Vitória - Oiapoque
28Le protocole de recherche a souhaité obtenir la perception la plus juste des flux animant le cœur de ce bassin versant, tant de manière quantitative que qualitative. Ces choix ont amené à dissocier les deux objets d’étude, à savoir les pirogues et les passagers. Il était en effet illusoire de pouvoir effectuer les comptages et la passation des questionnaires d’enquêtes en même temps.
29Le but de l’étude étant d’obtenir l’instantané le plus représentatif des flux animant le bassin versant. Les modalités de comptage se sont attachées à lisser les variabilités de flux en tenant compte des éléments les plus déterminants : le jour, l’heure, la période du mois. Deux points de comptage ont été choisis ; le « ponton des douanes » de Saint-Georges et le « ponton du centre » à Oiapoque. De ces deux points d’observation, l’entrée et la sortie des pirogues peuvent être observées, ainsi que leur sens de déplacement, leur charge en passagers. Les comptages pour le quartier-village de Vila Vitória ont été effectués à partir du ponton de Saint-Georges. Ce dernier lui faisant face à faible distance, il était plus aisé d’organiser les comptages à partir de ce poste d’observations. Ainsi, l’étude s’appuie sur 168 heures d’observation, durant lesquelles le nombre de pirogues entrantes et sortantes a pu être renseigné, le nombre de passagers ainsi que la corporation de piroguiers assurant le déplacement. En complément de l’approche quantitative, l’analyse qualitative a permis de mieux connaître les mobilités au sein de ce territoire ; connaître les déplacements actuels pour mieux anticiper les déplacements futurs, approcher les attentes des passagers notamment dans le contexte d’ouverture du pont et de la mise en place d’une nouvelle modalité de transport. Les 486 questionnaires ont apporté des renseignements sur la fréquence d’utilisation du taxi-pirogue, le but du déplacement, la chaîne de déplacement, du point de départ au point d’arrivée et sur l’éventualité d’un changement de modalité de transport une fois le pont ouvert.
- 7 Le trafic fluvial nocturne existe mais pour des raisons de mise en œuvre, nous n’avons pu organiser (...)
30Les observations de terrain s’attachaient exclusivement aux flux transversaux, entre rives françaises et brésiliennes et ont révélé des flux non négligeables à l’échelle du bassin versant. Sur l’ensemble des sites de comptage et sur une semaine d’observations reconstituée entre 6h00 et 18h007, le trafic global s’élève à 6 685 pirogues et un flux de 20 786 passagers.
31Pour chaque site, les flux entrants et sortants sont très logiquement équilibrés puisque lors du travail de terrain il n’existait pas d’alternative à la pirogue. La répartition des trajets dans la semaine montre une activité plus soutenue le samedi et des variations horaires journalières avec un maximum d’activité sur la première partie de la matinée entre 8 heures et 10 heures. Si l’on s’intéresse à la chaîne globale de déplacements et à ses motivations, les flux de taxis-pirogues servent une mobilité de proximité intrinsèque au fleuve et à ses rives 72 % des passagers interrogés avaient commencé ou terminé leur chaîne de déplacements au sein du bassin versant, les autres venaient ou allaient principalement à Cayenne et Macapá. 80 % des déplacements sont motivés par des visites à la famille ou aux amis, le travail, les loisirs, les achats ou la recherche d’un service marchand ou non.
Figure 3 : Une chaîne de déplacements principalement locaux
32Avant l’ouverture du pont, la pirogue constitue un maillon essentiel dans la chaîne de déplacements au sein du bas-Oyapock. Quelle place peut désormais tenir le pont dans ces mobilités de proximité ?
33Lors des enquêtes de 2015, il apparaît que 66% des répondants changeraient leurs habitudes de déplacement et utiliseraient le pont pour franchir le fleuve. 47% des enquêtés imaginaient cette nouvelle modalité plus rapide, 17% invoquaient une économie. En effet, le coût du passage aller-retour est fixé à 10 euros par personne.
34Cependant, ces chiffres bruts méritent d’être mis en perspective. En effet, si l’on s’intéresse aux fréquences de passage, deux tiers des personnes traversant plus de trois fois par semaine déclaraient continuer à privilégier le transbordement fluvial, jugé plus simple, plus rapide de centre à centre et moins soumis aux contrôles et tracasseries administratives. Il apparaissait ainsi l’ébauche d’une dissociation des usages : la pirogue au quotidien et pour des déplacements plus circonscrits dans les limites du bassin versant et le pont pour un passage plus occasionnel et intégré dans une chaîne de déplacements plus longue.
- 8 Le trafic poids lourds n’est possible que depuis juillet 2019.
35Au regard des premiers chiffres de fréquentation du pont, ces conclusions anté-ouverture semblent cohérentes. En 2018, les flux automobiles restent faibles8, une centaine de véhicules par jour pour environ 275 personnes (Andro T. et alii, 2019). Après deux années de fonctionnement, le pont n’a pas supplanté le ballet incessant des pirogues sur le fleuve.
Figure 4 : Une frontière, des frontières
36Le concept de transfrontièralité (Renard, 1992) met en évidence une complémentarité des échanges, dans un respect mutuel et sans domination d’un espace sur l’autre, qui par porosité de la frontière s’hybrident, aboutissant à la constitution d’un espace transfrontalier. L’émergence d’un espace transfrontalier nécessite des conditions favorables mais aussi du temps, propice à la connaissance mutuelle, au développement de relations durables générant des dynamiques locales s’affranchissant de la tutelle des États de référence. Sur ces bases, il est légitime de poser la question du dimensionnement transfrontalier du bassin versant du bas-Oyapock le confrontant à une dimension transnationale. Au sein du bassin versant, la complémentarité et l’ancienneté des échanges, la non domination d’un versant sur l’autre, la porosité de la frontière semblent acquises de longue date, l’affranchissement des tutelles nationales peut paraître plus relative voire même réactivée par le processus de rapprochement engagé à l’échelle des États. Des études de la M.O.T. (Mission Opérationnelle Transfrontalière) menées sur les espaces transfrontaliers européens mettent en évidence un renforcement des échanges et des liens animés par le processus de genèse de leur transfrontièralité, qui renforce la connectivité, décuple de fait la porosité de la frontière conduisant à son effacement progressif.
37Appliqué à l’espace d’étude du bassin du bas-Oyapock les leviers de la construction d’espace transfrontalier semblent en panne. Le pont symbole du renforcement de la connexion entre les rives du bassin versant semble pour l’heure engendrer une cascade de réactions contraires. A l’échelle du bassin de vie oyapoquois, l’institutionnalisation de la coopération transfrontalière tend à compliquer le fonctionnement empirique du bassin fluvial transnational. Dès lors, la question d’une transfrontièralité inscrite et portée à une autre échelle, celle des États, la France et le Brésil, par le biais du renforcement des relations entre leur région de proximité, la Guyane et l’Amapá dans le cadre de l’intégration continentale sud-américaine de la Guyane (Granger S., 2017) mais ignorant les logiques informelles des pratiques locales, s’impose. Nonato Junior (2016, 2020) démontre que face à la mondialisation de l’économie les relations régionales gardent encore un rôle très important dans la production et l'utilisation de l'espace dans le territoire de la frontière franco-brésilienne de l’Oyapock.
38L’iconographie du lien véhiculée par l’image du pont, outil facilitateur de la traversée du fleuve et des relations France-Brésil doit être lue à l’aune du jeu de l’imbrication des échelles.
39Si l’intégration européenne (Raffestin Cl. 1974, Renard J.P., 1997, 2002) a eu pour effet de « défonctionnaliser » les frontières intra-européennes, au niveau du bassin versant bas-oyapoquois, l’activation des relations interétatiques franco-brésiliennes dans le cadre de relations bipartites puis par leur inscription dans le cadre d’une politique de « grand voisinage » soutenue par l’Union européenne à l’égard de ses RUP (Région Ultra-Périphérique), a eu pour effet de re-fonctionnaliser à l’échelle locale la « frontière barrière ».