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Canton, deuxième agglomération urbaine du monde : un laboratoire pour l’humanité de demain ?

Cantão, a segunda maior aglomeração urbana do mundo: um laboratório para a humanidade de amanhã?
Canton, the world's second largest urban agglomeration: a laboratory for the humanity of tomorrow?
François Moriconi-Ebrard

Résumés

La publication des premiers résultats du recensement de la population de la Chine a révélé une poursuite de la concentration dans les deux plus agglomérations urbaines les plus peuplées de la Planète : Shanghai atteint 95 millions d’habitants et Canton les 70 millions. L’article s’intéresse principalement à cette dernière, dont la forme urbaine polycentrique de « conurbation » évoque le modèle de la Megalopolis nord-est américaine identifié par Jean Gottmann en 1963, qui préfigurait selon lui le futur urbain de l’humanité, mais dont la densité démographique est beaucoup plus faible que son homologue chinoise. Réinterrogeant les grands modèles classiques de développement urbain, l’article pose la question de l’exportabilité du mode de développement chinois dans le reste du monde.

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aglomeração urbana, megalópole, Gottmann, China, Cantão, Xangai
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Crédits : http://french.china.org.cn

1À l’occasion de la première conférence Habitat de Vancouver en 1976, les experts du monde entier avaient élaboré des scénarios de projection démographique pour les plus grandes villes du monde pour l’an 2000. On pensait alors que les plus peuplées seraient situées dans les pays du sud, appelées « Tiers-Monde » en ces temps de Guerre Froide. Cette idée a inspiré d’innombrables scénarios de science-fiction dysphoriques. Ils nous promettaient un avenir épouvantable, selon lequel l’humanité du troisième millénaire s’entasserait dans des agglomérations surpeuplées et misérables. Dans le fameux film « Soleil Vert » de Richard Fleischer, la population est même condamnée à consommer des aliments à base de chair humaine pour subvenir à ses besoins. Arrivés en l’an 2000, on a pu constater que ces prévisions ont manqué leur cible. Tout d’abord, les deux agglomérations urbaines les plus peuplées du monde devaient être Mexico et São Paulo…qui ne l’ont finalement jamais été : le record était détenu par l’agglomération Tokyo, capitale d’un pays riche et industrialisé, suivie par celle de New-York.

2Effectuons maintenant un nouveau saut temporel vers ce futur qui est devenu notre présent, avec les premiers résultats des recensements les plus récents de la population de 2020. Largement en tête du classement, on trouve désormais deux agglomérations chinoises, Shanghai et Canton, dont les niveaux de concentration et de densité démographique d’une ampleur inédite posent de nouveaux défis technologiques et sociaux à l’humanité tout entière.

3La notion de « grande concentration » urbaine met en jeu deux paramètres de base : la « masse » de la population et la « densité », que l’on peut représenter classiquement par un nombre d’habitants divisé par la superficie qu’elle habite. Suivant cette définition simple, la concentration la plus spectaculaire est moins la première – Shanghai – que la seconde, qui réunit une dizaine de ville aux abords du delta de la Rivière des Perles, et dont les plus célèbres sont Canton, Shenzhen et Foshan.

4Après avoir décrit les méthodes de calcul, en lien avec l’organisation spatiale et administrative de la région, nous rappellerons brièvement l’étroite relation qui existe entre concentration démographique et économique. Ces résultats permettent ensuite de questionner la pertinence de deux grands modèles de développement urbain dans lesquels on pourrait classer le cas de l’agglomération de Canton : celui de Megalopolis de Jean Gottmann (1961) comparable par sa structure spatiale polycentrique mais pas par sa densité, et dont l’auteur affirmait que la forme annonçait le « futur de l’humanité de demain » ; celui de l’agglomération centralisée classique, équivalent par sa densité élevé mais pas sa structure ; celui de la région (Sanjuan, 1995) qui conduit à relire l’évolution récente et à remettre en cause les échelles de la gouvernance.

Sources et méthodes d’estimation

5La notion d’agglomération urbaine utilisée ici se réfère à la base de données mondiale Geopolis (Moriconi-Ebrard, 1994), développée sur diverses aires géographiques de la Planète1. Analogue à celle de l’INSEE en France ou du HMSO en Angleterre, la définition de l’agglomération urbaine se fonde sur la notion de continuité du bâti. Une agglomération est un ensemble bâti à l’intérieur duquel la distance entre les constructions n’excède jamais 200 mètres. Lorsque la nappe de construction franchit un cours d’eau - ce qui est parfois le cas dans le delta de la Rivière des Perles – la largeur de ce dernier est déduite, à condition que les deux rives soient connectées par un pont.

6Cette approche dite « morphologique » de l’urbain n’est pas reconnue par la statistique officielle chinoise, laquelle distingue des « villes » de divers niveaux sur la base de critères administratifs purement politiques. De ce fait, le nom même de « agglomération de Canton » est ici arbitraire. La nappe de constructions se déroule autour de l’estuaire de la Rivière des Perles (Zhujiang en Mandarin), qui forme un delta relativement exigu encadré par des reliefs montagneux relativement vigoureux et délaissés par les constructions. Elle relie entre elles plusieurs villes, dont les plus anciennes sont Canton et Foshan (carte 1). Elle inclut aussi la partie nord de la région autonome spéciale (SAR) de Hong-Kong sans toutefois rejoindre l’agglomération de Hong-Kong proprement dite (4 350 000 habitants en juillet 2020). La connexion morphologique avec Macao est plus ténue, mais les interstices ruraux entre les grands centres historiques se comblent rapidement, à l’instar de la des villes de Shenzhen, de Dongguan et Zhuhai, qui se sont développées à partir de zones économiques spéciales (ZES) créées dans les années 1980. Ainsi, 352 000 habitants avaient été recensés dans les limites administrative de la ville actuelle de Shenzhen en 1982. On en compte 17,5 millions en novembre 2020. En octobre 2018, le gigantesque système pont-digue-tunnel qui relie Macao à Hong-Kong (Gǎngzhūào Dàqiáo) a été ouvert au public, achevant de fermer l’agglomération par le sud.

7En 2010, la superficie mesurée pour l’agglomération était de 5 648 km2 (Moriconi et Perez, 2017). Elle intégrait alors 346 unités locales appartenant, selon la nomenclature chinoise, aux catégories jiedao (comité de rue), zhen (bourg) ou xiang (canton rural). C’est à partir de ces unités de découpage administratif qu’ont été calculés les chiffres de population : le nombre total d’habitants de l’agglomération est donné par leur addition.

8L’estimation de la population de l’agglomération en 2020 est cependant provisoire, d’une part parce que les premiers chiffres du recensement chinois ont été publiés seulement au niveau des districts (xian, shi et qu). D’autre part, parce que les limites physiques de l’agglomération n’ont pas été actualisées en 2020. Or, celle-ci a continué à s’étaler, englobant de nouvelles unités locales qui n’en faisaient pas encore partie en 2010, et dont faudrait donc rajouter la population.

  • 2 Special Autonomous Region of the Peoples Republic of China (SAR), traduction anglaise de rénmín gòn (...)

9En l’absence de données sur ces niveaux de découpage géographique plus petits, ainsi que sur l’extension actuelle des zones bâties, l’estimation proposée dans cet article est donc encore provisoire. Elle est estimée à partir d’unités de découpage plus vastes encadrant l’ensemble de l’agglomération. Celle-ci s’inscrit en effet en quasi-totalité dans le territoire de 10 villes administratives de la province du Guangdong (tableau 1), dont 9 sont de niveau régional (shìxiáqū, subdivisés en arrondissements ou ) et une de niveau district (xiànjíshì). En dehors de la province du Guangdong, il faut y ajouter 5 districts du nord de la RAS de Hong-Kong SAR2 ainsi que Macao tout entière.

10En 2010, l’agglomération occupait 25,7% de la superficie de cet ensemble et concentrait 92,3% de sa population. Entre 2010 et 2020, l’ensemble de ces territoires est donc passé de 51,5 millions à 73,4 millions d’habitants. En reportant la même proportion, la population de l’agglomération atteindrait donc 67,8 millions d’habitants. Cependant, la réalité est sensiblement supérieure, si l’on tient compte de l’étalement de l’agglomération opéré pendant cette période. Le résultat final, qui pourra être calculé lorsque l’ensemble des données seront disponibles, donnera vraisemblablement un résultat proche de 70 millions d’habitants.

Carte 1 – Tache urbaine et découpages administratifs encadrant l’agglomération urbaine de Canton

Carte 1 – Tache urbaine et découpages administratifs encadrant l’agglomération urbaine de Canton

Sources : GADM (villes) ; Geopolis (agglomération)

11Il est important de signaler que l’estimation de la population des villes chinoises ne peut être mise à jour qu’au moyen des chiffres des recensements. En effet, si les offices provinciaux de statistiques publient des estimations annuelles récentes de la population, ces chiffres ne concernent que la « population légale », c’est-à-dire les habitants enregistrés titulaires d’une carte de résident dite hukou, et non pas la population présente. La différence entre les deux est appelée « population flottante ». Le gouvernement chinois explique lui-même que la population flottante représente 34% de la population recensée en 2020 au niveau national mais elle est encore plus considérable dans les grandes métropoles, où l’offre d’emploi attire une main d’œuvre nombreuse. Au contraire, dans les zones rurales et les villes secondaires, la population légale est généralement plus nombreuse que la population présente.

  • 3 National Bureau of Statistics of China, Main Data of the Seventh National Population Census, 2021-0 (...)

“The number of population who lived in places other than their household registration areas reached 492.76 million. Specifically, the population who lived in places other than their household registration but still in the same city totaled 116.94 million and the floating population numbered 375.82 million. Of the floating population, the population moving to other provinces reached 124.84 million. Compared with 2010, the population who lived in places other than their household registration areas went up by 88.52 percent, the population who lived in places other than their household registration but still in the same city up by 192.66 percent, and the floating population up by 69.73 percent. China’s continued economic and social development has facilitated the population migration and mobility, the trends of which have become increasingly evident, and the size of floating population has further grown.”3

12Sur internet, la plupart des bases de données internationales non académiques ne se soucient guère de ce problème méthodologique et affichent systématiquement des chiffres prétendument à jour, mais en réalité très sous-estimés, et précisément pour les grandes agglomérations. À titre d’exemple, le site Populationstat.com4 attribue 11,1 millions d’habitants à Guangzhou (contre 18,7 d’après le recensement de 2020), 10,3 à Shenzhen (contre 17,5) ou 7,5 à Dongguan (contre 10,5). Même problème avec l’encyclopédie collaborative Wikipedia, selon laquelle, en outre, la population d’une même ville peut varier de plusieurs millions d’habitants, selon que l’on consulte les pages en anglais, en français ou dans une autre langue. Ces différences s’expliquent donc moins par les méthodes de projection que par le statut résidentiel des habitants propre à certains pays, comme la République Populaire de Chine ou la Thaïlande.

Tableau 1 - Villes et territoires encadrant l’agglomération de Canton

Tableau 1 - Villes et territoires encadrant l’agglomération de Canton

Sources : recensements de la population (villes) ; Geopolis (agglomération)

13Même s’ils sont provisoires, ces résultats placent sans hésitation possible l’agglomération de Canton loin derrière Shanghai, mais largement devant Tokyo (tableau 2). La comparaison fait apparaître la spécificité de Canton par rapport à Shanghai, qui s’étale dans les grandes plaines de l’est dans une région agricole fortement peuplée, et même de la capitale du Japon.

Tableau 2 – Superficie, population et densité des territoires encadrant les 3 agglomérations urbaines les plus peuplées du monde

Tableau 2 – Superficie, population et densité des territoires encadrant les 3 agglomérations urbaines les plus peuplées du monde

Source : Geopolis, 2021

L’usine du Monde

14Quelques ordres de grandeurs donnent une idée de l’ampleur de la concentration urbaine. L’effectif de la population de l’agglomération de Canton est supérieur à celui de pays entiers, comme la France, le Royaume-Uni, l’Italie la Thaïlande ou l’Argentine. Cependant, il se concentre sur une surface qui représente 1/100ème du territoire de la France. Sa superficie est approximativement équivalente à trois fois l’agglomération de Paris, et au double de celle de São Paulo ou de Londres, lesquelles ne comptent respectivement environ « que » 11, 26 et 11 millions d’habitants.

15Cette concentration démographique va de pair avec celle de l’économie. Shenzhen, « l’usine du Monde », leader mondial de la production des objets en plastique bon marché, du textile et de l’habillement pour les classes moyennes de la Planète, est devenue peu à peu celle de l’électronique et des technologies de pointe, abritant entre autres le siège de la firme Huawei, devenue en 2020 leader mondial du smartphone.

16Le commerce maritime atteste de la puissance de l’économie de production. L’estuaire de la Rivière des Perles abrite 4 des 50 premiers ports du monde en termes de trafic de containers avec Shenzhen (3ème rang mondial), Guangdong (5ème rang), Hongkong (7ème), et Dongguan (42èm)). A titre de comparaison, Rotterdam, premier port européen arrive au 11ème rang mondial, suivi par Anvers (13ème), Hambourg (19ème) et Brême (27ème). Le trafic portuaire des 3 premiers ports de cette seule agglomération, représente le double des 3 premiers ports du continent européen (tableau 3).

17L’agglomération reste de même fortement connectée au reste du monde globalisé par voie aérienne, avec les aéroports de Hongkong, Guangzhou-Baiyun et de Shenzhen-Bao’an respectivement classés 8ème, 13ème et 32ème en 2018. Ensemble, ils cumulent le double du trafic de l’aéroport le plus fréquenté du Monde : Atlanta.

Tableau 3 -

Trafic de containers : comparaison entre les ports de l’agglomération de Canton et ceux d’Europe

Agglomération de Canton

Volume (2018)

Europe

Volume (2018)

Shenzhen

27.74

Rotterdam

14.51

Guangzhou Harbor

21.87

Antwerp

11.10

Hong Kong, S.A.R

19.60

Hamburg

8.73

Dongguan

3.50

Bremen/Bremerhaven

5.42

TOTAL

72.71

TOTAL

39.76

Volume en millions de TEU (source : https://www.worldshipping.org/​about-the-industry/​global-trade/​top-50-world-container-ports)

Des modèles urbains pour « l’humanité de demain » (Jean Gottmann) ?

18Un tel niveau de concentration invite à questionner les modèles classiques des grandes agglomérations urbaines.

19La population de l’agglomération de Canton dépasse en 2020 celle de la Megalopolis nord-est américaine, objet géographique révélé par Jean Gottman et décrit dès 1961 comme préfigurant la forme urbaine de l’humanité de demain. A l’époque Megalopolis est un chapelet de grandes agglomérations fortement interconnectées où s’articulent les marchés américains et ceux du monde capitaliste occidental. Megalopolis n’est pas encore devenue une agglomération mais se compose de trois grandes entités morphologiquement distinctes en 2010 - au centre New-York/Philadelphie avec 27,8 millions d’habitants ; au nord, Boston/Providence (6,5 millions) et au sud Washington/Baltimore (7,2 millions) - auxquelles s’ajoutent quelques agglomérations plus petites. L’ensemble, dont les limites ne sont pas vraiment définies, compte environ 50 millions d’habitants. La structure polycentrique de conurbation reste similaire, avec la présence encore bien visible de ses grands centres urbains historiques bien distincts. L’effectif de la population de l’agglomération de Canton est donc déjà très supérieur à celui de la Megalopolis de Gottmann

20Les densités urbaines de l’agglomération de Canton sont sans toutefois commune mesure avec celles de Megalopolis (carte 2). Les trois grandes agglomérations américaines occupent 34 900 km2 (Chatel et al. 2017), soit 6 fois plus que l’agglomération chinoise, ce qui indique des densités urbaines de 7 à 8 fois moins élevées qu’à Canton. Tandis que Megalopolis se déploie sur 750 kilomètres du nord-est au sud-est, Canton est ramassée sur 150 kilomètres du nord-ouest au sud-est.

Carte 2 - Tache urbaine dans la Megalopolis nord-est américaine

Carte 2 - Tache urbaine dans la Megalopolis nord-est américaine

Source : base de données Geopolis

21Dans une critique parue dans les Annales de Géographies, Pierre Fénelon (1963) résume les caractéristiques principales mises en avant par Gottmann, il y a 60 ans. Certaines réflexions ne sont pas sans rappeler le delta de la Rivière des Perles : « 40 millions d'hommes mènent une vie de citadins, non point seulement dans les noyaux agglomérés des anciens centres, mais à travers une campagne profondément modifiée par l'extension de la ville ». Ou encore : « La vie agricole n'a pas disparu de cette campagne ainsi urbanisée, mais elle est, comme en beaucoup d'autres banlieues, destinée à l'alimentation des villes toutes proches. », caractéristique que l’on retrouve également dans la Randstad Holland aux Pays-Bas (Dewailly et al., 1995) mais qui ne compte que 6,4 millions d’habitants. Ainsi, dans les zones interstitielles, comme entre Shenzhen et Dongguan, l’agriculture irriguée et intensive reste encore bien présente (image 1).

22Que nous enseignent ces comparaisons ? Pierre Fénelon conclut : « Gottmann estime que Megalopolis peut être ainsi un point de départ pour l'humanité de demain, et l'on a de sérieuses raisons de le croire. (…) Telle est la vue d'avenir qui se dégage de l'ouvrage ». Cependant, il émet plus loin quelques réserves sur l’exportabilité du modèle hors du monde occidental : « Certes, nous souhaitons, avec Jean Gottmann, voir s'épanouir autour de Bénarès, de Calcutta ou du Caire, des banlieues semblables à celles de Washington et de Philadelphie ; nous doutons cependant de la réalisation rapide d'un tel idéal, car, en fait, l'exemple américain demeure artificiel. ». L’émergence de la conurbation chinoise pousse à un paroxysme l’hyper concentration des moyens financiers, de la production industrielle et des Hommes dans quelques métropoles globales, phénomène qui s’est accéléré à la fin du XXème siècle.

Image 1- Patchwork d’urbanisation et d’agriculture intensive dans l’agglomération du delta de Canton

Image 1- Patchwork d’urbanisation et d’agriculture intensive dans l’agglomération du delta de Canton

Source : GoogleEarth (22.86N, 113.64E), Juin 2019

23La taille de la conurbation de Canton est proportionnelle à celle de la Chine et de ses 1,4 milliards d’habitants. Elle est aussi relative à la capitale d’une province de 126 millions d’habitants, soit l’équivalent du Japon entier.

24Or, cette croissance ne s’est pas répartie uniformément dans la province. En effet, sur les 21,6 millions d’habitants qu’ont gagné la province du Guangdong depuis 2010, l’agglomération du Delta de la Rivière des Perles en a absorbé 20,3. Dans le reste de la province, la majorité des districts affichent un solde démographique net négatif, parfois dès 1990 pour certains d’entre eux.

25Au Japon, l’agglomération de Tokyo a gagné 800 000 habitants entre les recensements de 2010 et de 2020 (tableau 3), tandis que le pays entier en perdait 860 000. La concentration se poursuit, au détriment du reste du pays. De même, dans le Guangdong, le processus de concentration se révèle très sélectif. Ainsi, la seconde agglomération de la province - la sixième de Chine - comptait 10 746 000 habitants en 2010 (Chatel et al., 2010), voit sa population stagner. Sur tout autre continent, une agglomération de cette taille serait considérée comme une grande métropole : par sa taille démographique, elle est comparable à Londres, Paris, Chicago, voire Lagos ou Los Angeles. Or, en utilisant la méthodologie adoptée pour Canton, on constate que l’ensemble des 4 villes administratives encadrant l’agglomération de Shantou progresse seulement de 0.4% durant la dernière décennie (carte 3), après une augmentation de 67% entre 1982 et 2010 : le coup d’arrêt de la croissance est particulièrement net. De plus, seule, la population de la ville éponyme progresse légèrement, les trois autres affichant une diminution (tableau 4). La très basse natalité chinoise, responsable d’un accroissement annuel de plus en plus faible, n’a donc pas enrayé le processus de concentration de la population et de l’économie dans des régions très sélectives, dont le cas de Canton est emblématique.

Tableau 4 – Evolution de la population des villes encadrant l’agglomération de Shantou

Tableau 4 – Evolution de la population des villes encadrant l’agglomération de Shantou

Sources : recensements de la population (villes) ; Geopolis (agglomération)

Carte 3 – Tache urbaine et découpages administratifs de la région de Shantou

Carte 3 – Tache urbaine et découpages administratifs de la région de Shantou

Quel modèle de développement urbain ?

26Megalopolis préfigurait pour Gottmann le modèle urbain de « l’humanité de demain ». Le cas de l’agglomération de Canton, invite à reconsidérer cette réflexion visionnaire.

27Le processus de développement et de concentration urbaine chinois combine tout d’abord les caractéristiques de deux modèles : celui d’une concentration urbaine dense d’une agglomération centralisée classique comme Paris ou Londres, et celui d’une conurbation polycentrique comme Megalopolis ou la Randstad Holland dont on a loué le caractère extensif de l’urbanisme (Dewailly et al., 1995).

  • 5 6 424 000 habitants sur 2 040 km2 en 2010 (Source : base de données Geopolis). Estimée à 6,6 en 202 (...)

28D’un côté, la Megalopolis nord-est américaine nous rapproche d’un modèle d’organisation spatiale proche de celui du delta de la Rivière des Perles, avec sa structure décentralisée de conurbation. Cependant, sa faible densité laisse une place encore importante à un environnement de qualité, selon Gottmann. Ces atouts de la structure polycentrique sont aussi mis en avant dans la Randstad Holland aux Pays-Bas, mais où la densité urbaine est trois fois plus faible qu’à Canton (Chatel, 2012)5.

29D’un autre côté, le modèle des agglomérations centralisées comme Paris ou Londres présente des densités plus élevées, de l’ordre de 5 000 habitants/km2 (Chatel et Moriconi-Ebrard, op.cit.). Or ce modèle pose aux acteurs et aux pouvoirs publics de nombreux problèmes. En France, la concentration urbaine dans la capitale est sont perçue comme la conséquence de la structure politique centralisée (Sénat, 2017). Inégalités de revenus, pollution atmosphérique, préservation de l’environnement, gouvernance, transports à l’intérieur de l’agglomération, accès et approvisionnement, pour ne citer que quelques exemples, sont considérés comme des défis insolubles, à moins d’entreprendre des investissements coûteux. C’est certes une réalité, mais que dirait-on si la population de Paris ou de Londres était encore 6 fois plus nombreuse ? Non seulement l’augmentation de 22 millions d’habitants constatée entre les deux derniers recensements chinois représente à elle seule la population réunie de ces deux grandes agglomérations ouest-européennes, mais cet effectif s’ajoute à une région de 51,5 millions d’habitants dont la superficie représente à peine le double de l’Ile-de-France.

30Le cas de Canton n’entre donc dans aucun de ces deux modèles. Est-il pour autant assimilable à une « région » ? La base de données Geopolis est la seule source à reconnaître statistiquement l’existence d’une agglomération dans le delta de la Rivière des Perles. A l’instar des données officielles chinoises, la plupart des auteurs traitent séparément chacune des villes sur laquelle elle s’étend. En 1995, Sanjuan est l’un des tous premiers géographes à aborder cet ensemble comme une région. A cette époque, les agglomérations ne se sont pas encore soudées entre elles par la continuité du bâti.

31Le sous-titre de son ouvrage, « à l’ombre de Hong Kong », indique qu’il considère cet ensemble comme « l’arrière-pays » de l’ancienne colonie anglaise Trente ans plus tard, si le centre de Hong Kong (Victoria et Kowloon) ne fait toujours pas partie de l’agglomération, Canton est-elle pour autant une sorte de banlieue industrielle de l’ancienne colonie britannique ? Le fait que le trafic du port de Hong Kong ait été surpassé par deux autres ports de l’agglomération (tableau 2) et que Shenzhen abrite des sièges sociaux d’entreprises leader du monde global comme Huawei, ainsi que de grands établissements boursiers et bancaires, atteste du déclin relatif de l’ancienne colonie anglaise face à la croissance économique fulgurante de la province du Guangdong. La notion de région mérite d’être lue à une autre échelle.

32En 1993, Sanjuan et Fouchier déplorent en effet l’absence d’instance de coordination au niveau régional, ce qui génère, selon eux, une anarchie susceptible de compromettre le développement futur. Or, à l’époque, les données démographiques disponibles sont celles du recensement de 1990, ce qui donne un ensemble d’environ 20 millions d’habitants et une densité démographique globale comparable à Ile-de-France. En 2020, avec des municipalités dont la population moyenne s’élève à 7 millions d’habitants – soit plus qu’une région européenne « moyenne » - n’est-on pas déjà face à des entités dont la gouvernance est déjà d’échelle régionale ? De même, « la dispersion des aéroports » et des autorités portuaires que déplorent les auteurs ne se retourne-t-elle pas en atout lorsque la population de la région a triplé ? Ainsi, comment pourrait-on gérer en 2020 sur un site unique un trafic double de celui de l’aéroport d’Atlanta ?

33Force est de constater que Canton invente un modèle urbain inédit : la Chine a-t-elle réinventé un futur de l’humanité de demain ?

Conclusion

  • 6 Acronyme de « Greater Ibadan Lagos Accra » : ensemble international de régions urbaines longeant le (...)

34Le modèle « Canton » est-il exportable ? Il faut tout d’abord reconsidérer les rapports entre la modélisation conceptuelle et la spécificité de l’urbanisation dans chaque région du monde. Pour Gottmann, le modèle de Megalopolis était exportable. Fénelon en doutait. Le présent semble avoir donné raison à Gottmann. Ainsi, McGee sur l’Asie du Sud-Est (1993), Nagashima et al. sur le Japon (1980), aussi bien que le concept de corridor urbain « GILA6» en Afrique (UN Habitat, 2008), attestent, entre autres, que le modèle s’est diffusé sur tous les continents. Cependant, un modèle est-il vraiment comparable lorsqu’on change de civilisation ?

35La Chine a mis en place depuis longtemps des solutions spécifiques de gouvernance pour administrer sa population nombreuse et répartie de manière inégale sur son territoire. Outre le permis de résidence évoqué plus haut (hukou), la crise de la COVID19 a révélé au reste du monde l’efficacité de la mise en place de dispositifs politiques nationaux tels que le passeport sanitaire, les confinements régionaux, et surtout : l’expérimentation d’un « système de crédit social » (shèhuì xìnyòng tǐxì en mandarin) qui fait passer les devoirs du citoyen avant ses droits. Certains de ces devoirs paraissent impensables dans les sociétés occidentales, parce qu’ils constituent une atteinte aux droits fondamentaux des citoyens, et notamment à la liberté individuelle.

36L’émergence d’un nouveau modèle urbain dans une civilisation façonnée par deux millénaires de morale confucéenne, ne peut donc pas être simplement exporté dans le reste du monde sans remettre profondément en cause les valeurs profondes des sociétés locales. Ce modèle semble avant tout adapté aux contraintes démographiques spécifiques combinant densité et nombre. Un nombre d’habitants que l’on ne trouve même pas dans la plupart des pays, quand bien même on parviendrait à rassembler leur population totale dans une seule agglomération urbaine.

37Les capacités de concentration et de densification humaines et économiques atteintes par la Chine paraissent ainsi indissociables des système politiques et moral plurimillénaires qui les ont produites. Dans le domaine des capacités de concentration, elle dispose d’une avance considérable par rapport au reste du monde globalisé. A ce jeu, l’élève chinois, a pour ainsi dire dépassé le maître américain. Mais le prix à payer s’accompagne de la mise en place d’un système de surveillance et de contrôle social drastique de la population basé sur de solutions technologiques qu’elle est désormais en mesure de développer elle-même.

38La Megalopolis américaine, dans laquelle Gottmann discernait « l’humanité de demain » a sans doute été « exportée » en Chine, mais son surgeon chinois, en retour, paraît peu exportable dans le reste du monde, où les populations locales ne voient pas la nécessité d’accepter des contraintes d’échelle liées aux conditions particulières qui prévalent en Chine. Les nations de la Terre doivent-elles copier ce modèle ou le rejeter, au risque de sacrifier leur compétitivité économique dans un monde capitaliste globalisé de plus en plus concurrentiel ? D’un autre côté, ce modèle est-il durable ? Jusqu’où ira la concentration ? Tel est l’enjeu formidable qu’impose le mode de développement de la Chine au reste du monde au XXIème siècle.

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Bibliographie

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Fénelon Paul. « Megalopolis de Jean Gottmann » in : Annales de Géographie, t. 72, n°390, 1963. pp. 237-240

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Moriconi-Ebrard François, 2001, De Babylone à Tokyo, Ophrys, 346p

Moriconi-Ebrard François, 1994, Geopolis, pour comparer les villes du Monde, Economica, Coll. Villes, 288p.

Moriconi-Ebrard François et Perez Joan, « Shanghai et Guangzhou sont les deux agglomérations urbaines les plus peuplées du monde », Confins, 30 | 2017, mis en ligne le 10 avril 2017,

Sanjuan Thierry, Fouchier Vincent. Le delta de la Rivière des Perles: l'impossible région ?. In: Perspectives chinoises, n°15, 1993. Revue Urbanisme, pp. 34-37;

Sanjuan Thierry, À l'Ombre de Hong Kong, le delta de la rivière des Perles, Paris, L'Harmattan, 1997, 314 pages

Sénat, 2017, « Aménagement du territoire : plus que jamais une nécessité », Rapport d'information n° 565 (2016-2017) de MM. Hervé MAUREY et Louis-Jean de NICOLAY, fait au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, déposé le 31 mai 2017

UN Habitat, 2008, The State of African Cities, A framework for addressing urban challenges in Africa 220p.

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Notes

1 Afrique (www.africapolis.org), Brésil (https://www.fct.unesp.br/#!/pesquisa/brasipolis/dados/), Europe (http://www.theses.fr/2012PA070028), Chine (http://e-geopolis.org/lexception-chinoise-rapport-chine-2016/), Inde (https://0-journals-sagepub-com.catalogue.libraries.london.ac.uk/doi/abs/10.1177/0042098018783870)

2 Special Autonomous Region of the Peoples Republic of China (SAR), traduction anglaise de rénmín gònghéguó àomén tèbié xíngzhèngqū

3 National Bureau of Statistics of China, Main Data of the Seventh National Population Census, 2021-05-11 10:00, http://www.stats.gov.cn/english/PressRelease/202105/t20210510_1817185.html

4 https://populationstat.com/china/ consulté le 20/06/2021. Voir également les sites internet Mongabay, Demographia, Statistica, etc.,

5 6 424 000 habitants sur 2 040 km2 en 2010 (Source : base de données Geopolis). Estimée à 6,6 en 2020.

6 Acronyme de « Greater Ibadan Lagos Accra » : ensemble international de régions urbaines longeant le Golfe de Guinée.

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Table des illustrations

Titre Carte 1 – Tache urbaine et découpages administratifs encadrant l’agglomération urbaine de Canton
Crédits Sources : GADM (villes) ; Geopolis (agglomération)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/38175/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 618k
Titre Tableau 1 - Villes et territoires encadrant l’agglomération de Canton
Crédits Sources : recensements de la population (villes) ; Geopolis (agglomération)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/38175/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 157k
Titre Tableau 2 – Superficie, population et densité des territoires encadrant les 3 agglomérations urbaines les plus peuplées du monde
Crédits Source : Geopolis, 2021
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/38175/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 55k
Titre Carte 2 - Tache urbaine dans la Megalopolis nord-est américaine
Crédits Source : base de données Geopolis
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/38175/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 808k
Titre Image 1- Patchwork d’urbanisation et d’agriculture intensive dans l’agglomération du delta de Canton
Crédits Source : GoogleEarth (22.86N, 113.64E), Juin 2019
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/38175/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 930k
Titre Tableau 4 – Evolution de la population des villes encadrant l’agglomération de Shantou
Crédits Sources : recensements de la population (villes) ; Geopolis (agglomération)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/38175/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 62k
Titre Carte 3 – Tache urbaine et découpages administratifs de la région de Shantou
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/docannexe/image/38175/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 490k
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Pour citer cet article

Référence électronique

François Moriconi-Ebrard, « Canton, deuxième agglomération urbaine du monde : un laboratoire pour l’humanité de demain ? »Confins [En ligne], 50 | 2021, mis en ligne le 30 juin 2021, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/confins/38175 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/confins.38175

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Auteur

François Moriconi-Ebrard

Laboratoire Interdisciplinaire des Energies de Demain (LIED/PIERI), Université de Paris, me193@gmail.com

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