1L'avènement de la dictature civile et militaire en 1976 a inauguré une nouvelle étape sous la forme de « construction de la ville » en Argentine, et en particulier dans la Ville Autonome de Buenos Aires. L’impact produit par trois projets emblématiques de la dictature, l’élimination des bidonvilles, le programme des autoroutes urbaines et la dérèglementation du marché immobilier des logements, redessine le tissu social et urbain de la capitale, en instaurant un nouveau modèle de ville revanchiste, exclusive et excluante.
2Bien que pendant les années 60, durant le processus d’expansion métropolitaine, il y ait eu un processus de rénovation urbaine « parcelle par parcelle » (Torres, 1993), ce fut à la fin des années 70, avec la dictature civile et militaire que se sont produit les transformations sociales et urbaines de majeure importance.
- 1 Il a été calculé un déplacement d’au moins 200.000 personnes pendant ces procédures d’éradication ( (...)
3À la fin de la régularisation du marché des loyers, dans lequel les prix étaient « congelés » par la loi depuis 1943, l’impact fut très fort sur le marché des logements, bien que le plus grand impact social ait été produit par le programme d’élimination des bidonvilles. Une réinstallation forcée fut exécutée en peu de jours ou de semaines selon le cas. Et qui a connu son époque de pire violence à l’approche de la coupe du monde de football de 19781.
4Dans le recensement de 1980 a été enregistrée la plus grande proportion de foyers propriétaires de logement, situation dérivée des décennies antérieures. Celle-ci commença à s’inverser en montrant dans le recensement de 1991, une proportion moindre tant des foyers propriétaires que de locataires, ce qui implique l’augmentation des formes précaires de l’occupation d’un logement. (voir Tableau 1)
Tableau 1. Evolution de la population totale, quantité de foyers et régime d’acquisition d’un logement. Ciudad de Buenos Aires 1947 – 2010
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1947
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1960
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1980
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1991
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2001
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2010
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Population
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2.982.580
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2.966.634
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2.922.829
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2.965.403
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2.776.138
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2.890.151
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Total des foyers
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763.131
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659.407
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918.758
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1.023.464
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1.024.231
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1.150.134
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Foyer propriétaires du logement (%)
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17,6%
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45,6%
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67,8%
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60,4%
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67,6%
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56,4%
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Foyers locataires
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82,4%
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49,5%
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24,8%
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21,4%
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22,2%
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29,9%
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Source : Indec, Recensement National de la Population des Foyers et des Logements 1947, 1960, 1970, 1980, 1991, 2001 y 2010
5D’autre part, la dernière dictature civile et militaire a aussi généré une nouvelle dynamique du marché immobilier, à partir de sa dérégulation et de sa dollarisation. Les processus inflationnistes des décennies antérieures ont connu leur point culminant pendant la gestion du ministre de l’économie Celestino Rodrigo et le tragique « Rodrigazo » de 1975 avec une dévaluation de la monnaie, de 10 à 26 pesos par dollar américain pour les transactions commerciales et une forte augmentation des taux des services publics, qui a généré une spirale inflationniste à travers laquelle il y a eu une baisse des salaires de l'ordre de 50%. Ces situations d’instabilité ont impacté fortement la monnaie locale comme réserve de valeur. Elle a été remplacée par le dollar quand toutes les restrictions pour son acquisition ont été supprimées et quand l’entrée et sortie des capitaux ont été déréglementées pendant la gestion du ministre de l’économie de la dictature, José Martínez de Hoz (1976-81). Selon Gaggero y Nemiña, le processus a été particulièrement rapide. Il commença dès le début de la dollarisation du marché immobilier en 1977, et en seulement trois ans plus de 90% de l’offre des logements se faisait en dollars.
- 2 Selon Kosacoff, à la fin des années 1980, les indicateurs économiques présentent une diminution mar (...)
- 3 5 La même fixa le type de change nominal d’un peso équivaut à un dollar, et obligeait à soutenir la (...)
6Les années 80 s'achèvent sur des questions économiques et sociales, marquées par la crise hyperinflationniste2 qui créera les conditions pour l’implémentation du programme d’ajustement et de stabilisation mené par le ministre de l'Economie Domingo Cavallo. Sa base fut la loi de convertibilité3 de 1991. Les politiques néolibérales ont approfondi le changement structural qui commença en 1976. L’Argentine se transforma en « élève exemplaire » pour les organismes de financement international en appliquant point par point les recettes de l’ajustement. Entre elles, nous pouvons souligner les privatisations des entreprises de l’État, la réduction et l’élimination des organismes de régulation, l’ouverture économique, la suppression des subventions pour la consommation et la production, la réduction des investissements dans les services publics comme l’éducation et la santé, la dérèglementation du marché du travail et la flexibilisation du travail, entre autres.
- 4 L’impact de la désindustrialisation sélective à cause de l’ouverture économique pendant la décennie (...)
- 5 Pendant les années 90, grâce à la parité de change l’inflation s’est fortement réduite pour arriver (...)
7L’ouverture externe accompagnée de la parité de change a incorporé un ensemble de nouvelles pratiques, de la consommation dans la vie quotidienne inondée par des produits importés4 (incluant alimentation et vêtements) jusqu’à de nouveaux magasins de chaines et franchises internationales aussi de nouveaux espaces de consommation comme les centres commerciaux ont vu le jour. En même temps, la sensation d’appartenir au Premier Monde grâce à la parité de change et à l’accès à la propriété de logement pour ceux qui possédaient des économies5.
- 6 Quelques projets comme l’ex – Autoroute 3, abandonné après le déplacement de la population qui rési (...)
8L’entrée des capitaux avec des bénéfices garantis en dollars a eu une répercussion directe sur le marché immobilier. Ce qui a revitalisé et constitué un des « moteurs de la croissance » de la décennie. Sur les « blessures » dans le tissu social et urbain qu’avait généré la dictature avec l’élimination des bidonvilles, la démolition de logements pour la création des autoroutes6 et l’abandon des équipements et infrastructures urbaines, ont rapidement commencé à apparaître des projets de grande envergure, comme la reconversion de l’ancien port Madero à l’image des modèles utilisés par l’urbanisme de Barcelone, sous la forme de projets publics-privés qui utilisent comme contribution de l’État les terres publiques (Prévôt Schapira, 2002). D’anciens édifices municipaux, des usines et d’autres infrastructures urbaines ont connu une re-fonctionnalisation. L’un des cas les plus emblématiques est celui de l’ancien marché d’approvisionnement de la ville qui a été converti en un centre commercial, celui du quartier de l’Abasto.
- 7 La catégorie inclue toute la construction qui n’est pas destinée aux logements et est prévue pour d (...)
- 8 Après l’entrée en vigueur du traité de libre-échange d’Amérique du Nord, la disponibilité des devis (...)
- 9 La Direction Générale des Statistiques et des Recensements (Ministère de l’Economie et des Finances (...)
9Quant à la construction, la décennie de 1990 a commencé avec une superficie permise pour CABA de l’ordre d’un million de m2 (voir graphique 1). 45% de ceux-ci étaient destinés à la construction d’appartements (logements multiples) et 40% à d’“autres projets”7. Cependant, cette quantité de m2 augmentera rapidement en ayant comme moyenne, pour la décennie, plus de 1,6 millions de m2 autorisés, avec des pics de 2,2 millions m2 pour 1994/97/98 et des chutes à 1,2 millions de m2 à cause de « l’effet tequila »8 qui a eu un impact important sur l’économie locale. En même temps, la quantité de transactions d’achat et des ventes a aussi rapidement augmenté au rythme du marché affectée par la crise avec une réduction de 19,7% des opérations entre 1994-5. Après « l’effet tequila » le secteur a réagi positivement avec une moyenne de 1,8 millions de m2 permis et plus de 70.000 transactions d’achats et de ventes en moyenne en cinq ans. La décennie a terminé avec 10 millions de m2 de logement neuf permis et 5,7 millions de m2 pour d’autres projets. Il faut souligner l’importance des achats avec hypothèque (voir graphique 2) pendant toute la période qui selon les séries présentées actuellement par la DGEyC- GCBA9 contestent considérablement les antérieures, en particulier pour la décennie de 1990 (voir Baer y Kauw, 2016). Dans ce sens, les achats avec hypothèque oscilleraient entre 46% et 55% pour la période 1993-2001.
Graphique 1. Evolution des m2 autorisés pour de nouveaux travaux 1990-2018. CABA
Source : Direction Générale des Statistiques et des Recensements (Ministère de l’Économie et des Finances GCBA) sur la base de données du Collège des Notaires de la Ciudad de Buenos Aires.
Graphique 2. Évolution des actes d’achats et de ventes et hypothèques 1993-2018. CABA
Source : Direction Générales des Statistiques et du Recensement (Ministère de l’Economie et des Finances GCBA) sur la base des données du Collège des Notaires de la Ville de Buenos Aires
- 10 Les achats avec hypothèque ont représenté 4,4% des transactions.
10L’impact de la crise de 2001 sur le marché immobilier a favorisé une chute de l’ordre de 43% sur le Prix du m2 pour CABA. Donc, l’année 2002 a représenté une aubaine pour ceux qui possédaient les dollars nécessaires en espèces pour accéder à un logement10. Le prix moyen du m2 pour la ville avait baissé de 890 à 505 Dollars, avec une chute de presque 300 mil m2 permis.
11Si nous prenons la période 2001- 2019, le prix du m2 a légèrement baissé pour CABA en 2013 et 2019 (8% y 1,1% respectivement). Si nous prenons l’évolution 2002-16, le prix du m2 a augmenté 440% en dollar pour CABA.
- 11 La dénomination « cepo al dólar » représente une série de restrictions d’achat de monnaie étrangère (...)
12La récupération du marché immobilier s’accélère rapidement à partir de 2003, avec une augmentation annuelle 9% d’achat-vente qui se maintient jusqu’en 2005, en alternant les périodes positives et négatives. En 2005, il s’est produit une augmentation annuelle de 17% situation qui s’est maintenue jusqu’à la crise de 2008-9, année des plus mauvais résultats jusqu’à l’implémentation du « cepo al dólar » 11. En même temps, la quantité de m2 permis/ autorisés sont arrivés en 2005 aux valeurs du « boom » des années 1990 et les 3 années suivantes détermineront la valeur moyenne de 3 millions de m2 permis.
13Au moment, de la crise internationale, le retour du financement pour l’acquisition du logement avait amélioré les conditions. À tel point, que pendant l’année 2007 la quantité d’achats avec hypothèque a connu une moyenne de 22,5% des cas. Cette situation s’est maintenue malgré la crise de 2008 pour 20,3%. Mais, mettant une évidence un rapide ralentissement. Ce qui a été évident en 2009 avec seulement 10,5%.
14La récupération des années 2010-11, a mené la quantité des achats-ventes d’immeubles aux valeurs de 2004, un net recul par rapport aux valeurs maximales de 2007. L’impact du contrôle des changes sur le marché immobilier de CABA a commencé un cycle descendant dans l’achat-vente qui a commencé en décembre 2011et qui s’est prolongé jusqu’en février 2015, quand le signe négatif s’inverse dans la comparaison annuelle mois après mois. La décennie post-crise 2003-2012 présente solde de 20 millions de m2 permis (le double de la décennie de 1990), avec 16,2 millions de m2 pour des logements collectifs et 4,3 millions pour d’autres projets.
15Le 10 décembre 2015 est arrivé au gouvernement national l’alliance Cambiemos, après 8 ans à la tête du gouvernement de CABA, réussissant ainsi la coïncidence de couleur politique entre les deux unités administratives. La pression exercée depuis les médias sur les restrictions pour l’achat de devises avait donc trouvé des porte-parole emblématiques du secteur immobilier qui soutenaient que le problème du secteur était exclusivement la restriction à l’achat des devises.
16Lever les restrictions à l’achat et à la vente de dollars et la dérégulation du type de change, a eu un impact sur le prix du dollar, qui a augmenté de 40,6% en moins d’une semaine. Après trois mois, l’augmentation était arrivée à 58,1%, en élevant l’ensemble des prix des biens de consommation et en commençant un clair recul sur le pouvoir d’achat de la population. Quant au marché immobilier, il a réagi rapidement avec l’exécution des opérations qui étaient dans l’attente de la libéralisation du marché de change.
- 12 Les crédits UVA, ont pris comme modèle les « Unidades de Fomento » (UF) établies au Chili en 1967 c (...)
17Cependant, les analystes coïncidaient sur un point : la récupération serait possible seulement si le crédit hypothécaire était réactivé. Pour cela, le gouvernement a lancé un nouvel instrument en mars 2016, les crédits UVA12 (Unité Valeur d’Achat), en se constituant comme le principal instrument financier qui en mars 2018 avant la méga dévaluation, représentait plus de 90% des crédits personnels.
- 13 Pendant le second semestre, l’augmentation du dollar a été de 13,4%. Alors qu’après un an au gouver (...)
18La mise en œuvre des crédits UVA pendant le mois d’avril 2016 a eu un effet positif à partir du deuxième semestre, pendant lequel l’augmentation du dollar a été freinée13, en terminant l’année avec cinq fois la quantité d’achat avec hypothèque par rapport à janvier de cette même année et en augmentant sa participation à 15% du total des opérations. L’année 2016 a présenté un solde positif par rapport au total des opérations d’achats et de ventes qui avaient augmenté de 20,4% par rapport à 2015, en augurant une année 2017 en pleine expansion.
19Le système bancaire a rapidement développé des services associés basés sur les UVA, des prêts hypothécaires pour un logement unique, un second logement et l’acquisition d’un véhicule. Et en 2017, année des élections à mi-parcours, le Prix du dollar a connu une augmentation de 17,1% alors que l’inflation était de l’ordre de 25% à partir des fortes augmentations des tarifs de gaz et d’électricité. La parité des salaires est au-dessus des plafonds prévus par le gouvernement et a réussi, dans certains cas, à être plus élevée que l’inflation et ainsi diminuer la perte de salaire enregistrées l’année antérieure. Dans ce contexte, le volume des opérations est similaire à celui des années 2010-11. Bien qu’il soit loin des montant de la période 2005-2008, ceci signifie une récupération annuelle de 40,9%, jusqu’en décembre la quantité des opérations avait triplée para rapport au mois de janvier de la même année, en représentant 29%.
20Les mois précédents la méga dévaluation de mai 2018 ont présenté des résultats très positifs dans leur variation annuelle. Avec 37% de progression moyenne pour les opérations pendant le premier trimestre. Les ventes avec hypothèque ont présenté un record pendant janvier en représentant 47,8% des opérations. A la fin du mois d’avril, le prix du dollar avait augmenté de 8% pendant l’année, un mois après de 33% et de 55% au début du second semestre. A la fin de l’année, l’augmentation était de 105%.
21La dollarisation des tarifs des services et du combustible a eu des répercussions sur l’inflation et donc sur les quotas des crédits UVA. Une bonne partie de leur publicité soulignait des mensualités inférieures au Prix d’un loyer. Cependant, la perte du pouvoir d’achat et les clauses d’actualisation des contrats ont laissé le Prix des loyers bien au-dessous de ce qui est requis pour financer les crédits UVA. (voir graphique 3)
Graphique 3. Evolution du prix du dollar et prix de UVA 2016-2019. CABA
Source : Banque de la Nation de la République Argentine. https://www.bna.com.ar/
22Depuis leur application en avril 2016, les UVA ont augmenté leur prix de 170,5%, une tendance à la hausse constante qui a accompagné l’augmentation de la devise des États-Unis. Cette dernière a augmenté de 193,5% pour la même période. Cependant, alors que les personnes bénéficiaires du crédit UVA “ont gagné” en étant au-dessous de la hausse du dollar, il faut rajouter un taux fixe entre 7,74% et 14% et aussi les coûts financiers de l’entité bancaire émettrice aux valeurs réelles de ces crédits.
23Les agents immobiliers ont rapidement signalé ce qui se passait pendant la méga dévaluation. À ceux qui avaient sollicité un crédit UVA, l’argent en pesos leur a été octroyé. Mais, elle ne suffisait pas pour acheter la même quantité de dollar. Ceci a impliqué une annulation d’approximativement 30% des opérations programmées et a ouvert la porte à une série de mesures orientées pour que les mensualités des crédits UVA ne dépassent pas de 10% les hausses des salaires, en prolongeant ainsi la durée des crédits.
24Pendant le premier semestre 2019, la crise du secteur s’est accentuée, avec une chute d’en moyenne 50% des achats et des ventes des propriétés par rapport à la même période de l’année précédente, sans perspective d’amélioration jusqu’à la transition des élections présidentielles d’octobre.
25La consolidation et l’approfondissement du modèle néolibéral à partir des années 1990 a transformé avec une intensité et à une échelle distincte des lieux ponctuels de la ville, au niveau des quartiers jusqu’à l’ensemble métropolitain. Le cas de « Las Cañitas », un quartier d’une dizaine de pâtés de maisons au nord de la ville présente, à notre avis, un ensemble de particularités qui nous permet d’analyser le devenir des capitaux immobiliers à moyen terme (1991-2016). Mais aussi, la conformation d’une « marque ville » dans l’aire emblématique « retenue » pour la Ville Autonome de Buenos Aires et pour l’ensemble métropolitain qui a inspiré avec son toponyme une quantité de « répliques » dans la région métropolitaine. Les promoteurs immobiliers ont impulsé cette « marque » quant au modèle d’investissement pour la transformation et l’appropriation de la différence de rente potentielle, comme par exemple le cas de « Las Lomitas » dans la commune Lomas de Zamora (Romano et Iulita, 2013 ; 2014)
26Dans la fameuse œuvre « La Nouvelle frontière Urbaine » (Smith, 1996) Neil Smith particularise deux facteurs qui ont propulsé la conformation d’une ville revanchiste à New York pendant les années 1990. Le premier a été la récession économique de la fin des années 1980 et du début des années 1990 qui affecta sévèrement la classe moyenne. Le second facteur, la production et la reproduction du « sensation » d’insécurité dans les espaces publics. Le corollaire avec la ville de de Buenos Aires s’avère surprenant. Dans le cas de « Las Cañitas » un domaine de « consommation protégée » s’est produit, en articulant sur quelques centaines de mètres un centre commercial, un pôle gastronomique, une zone de bars et quelques discothèques. Pratiques qui jusqu’ici étaient séparées dans le tissu urbain.
- 14 Le bidonville de Bajo Belgrano se trouvait sur des terres gagnées sur le fleuve, une aire de terres (...)
- 15 Le bidonville de Colegiales, appelé Bidonville 30 par la Commission Municipale des Logements (CMV), (...)
27Dans la partie nord de la ville où les revenus sont les plus élevés et est la représentante de la ville « blanche » souhaitée par la dictature, il y avait deux bidonvilles, celui de Bajo Belgrano14 et celui de Colegiales15. Ceux-ci furent les premiers à être éliminés : le premier avec l’excuse de se trouver à proximité du stade de la coupe du monde et, le deuxième parce que tout comme le premier, il occupait des terres près des terrains les plus chers de la ville. (voir carte 1)
Carte 1. Localisation de l’aire d’étude dans la Ville Autonome de Buenos Aires
Réalisation : Adrián Iulita.
En bleu, l’aire de Las Cañitas-La Imprenta, au nord le bidonville de Bajo Belgrano, au sud le bidonville de Colegiales
28Las Cañitas - La imprenta (LCLI) sont deux quartiers situés au nord de la ville de Buenos Aires, à la limite entre les quartiers de Belgrano et Palermo, appartenant aujourd’hui à cette dernière. Les quartiers comptent d’un emplacement particulier qui forme un tissu de pâtés de maisons réguliers et irréguliers qui s’étendent de l’Av. Dorrego jusqu’au nord-ouest, encadrés par les Av. Luis María Campos au sud et l’Av. Del Libertador vers le nord, lesquelles se rapprochent jusqu’à s’unir dans la rue José Hernández, où commencent les traditionnelles falaises de Belgrano (voir carte 2). Cependant, les habitants délimitent manifestement « Las Cañitas » jusqu’au Boulevard Chenaut, en le distinguant des pâtés de maisons vers le nord qui s’identifient « La Imprenta ». L’apparition d’un pôle gastronomique à la mode pendant les années 1990 a élargi le toponyme à l’ensemble de l’aire de la part des agents immobiliers, lesquels ont commercialisé un produit plus “exclusif”.
29L’emplacement de LCLI entre une série de barrières urbaines lui donne un caractère de quartier « protégé » ou « restreint » dans la trame urbaine. Au croisement des Avenues Dorrego et Luis María Campos se trouve le pont de l’ancien chemin de fer Mitre (ramal Mitre-Suarez) et de point-ci jusqu’à l’Av. Del Libertador, le parcours de la voie ferrée est sur le terre-plein qui est seulement interrompu par le pont de l’Av. Cerviño à la hauteur du Club Hippique Militaire San Jorge. Derrière le terre-plein du chemin de fer se trouve de grandes superficies à usage non résidentiel, comme le Régiment d’Infanterie Patricios et les terrains polémiques qui pendant les années 1990 sont passés à des mains privées et sur lesquels ont été édifiés le centre commercial Jumbo-Easy et le Centre Culturel Islamique Roi Fahd.
Carte 2. Las Cañitas – La imprenta, emplacement des quartiers et infrastructure urbaine
Source : Gouvernement de la Ville Autonome de Buenos Aires. Réalisation : Adrián Iulita.
- 16 Elle permet un accès au centre de la ville en 20 minutes en voiture.
30La limite établie par l’Av. Del Libertador16 compte l’Association Argentine de Polo au sud de cette dernière, limitrophe du Club Hippique Militaire en formant un grand espace vert sur lequel terminent ou « se coupent » beaucoup des rues de Las Cañitas, en créant les « impasses » typiques de l’ancien quartier. Vers le Nord de la Av. El Libertador se trouvent les domaines de l’Hippodrome National de Palermo, accompagnés et longés vers les falaises de Belgrano par les voies du chemin de fer Mitre (ramal Tigre) créant une autre importante barrière à la circulation, trace sur laquelle des travaux d’élévation ont actuellement commencé. Ceci redessinera partiellement la circulation de la zone. Immédiatement, au nord de l’hippodrome, s’étend le parc 3 de Febrero (populairement connu comme les bois de Palermo), l’espace vert public le plus important de la zone nord de la ville avec plus de 80 hectares de superficie.
- 17 Savloff, J (2017) définit avec ses termes le quartier dans le titre de sa note : « Entre Palermo et (...)
31D’autre part, la limite au sud de l’Av. Luis María Campos dispose de terrains qui appartiennent aussi aux forces armées : le Centre Educatif des Forces Armées, le Régiment des Granaderos à Cheval du Général San Martín, l’Hôpital militaire Central et le collège des Esclaves du Sacré Cœur de Jésus, ce qui crée une vaste barrière qui se prolonge sur plus de 800 mètres entre l’Av. Dorrego et la rue Maure. A l’intersection de la rue Maure et de l’Av. Luis María Campos se trouve l’Abbaye de San Benito et le consulat allemand à Buenos Aires, prolongeant ainsi de 300 mètres l’usage non résidentiels sur la limite de LCLI jusqu’à la rue Olleros. Cette configuration particulière lui donne un caractère privatif que quelques médias définissent comme « un monde à part »17 ou comme le montrent les promoteurs immobiliers un emplacement « privilégié ».
- 18 Les complexes des logements militaires occupent partiellement 4 pâtés de maisons puisqu’il s’agit d (...)
- 19 Nous ne pouvons pas approfondir ici le lien entre l’infrastructure et le bâtiment générés par rappo (...)
32La décennie de 1990 a signifié la matérialisation de beaucoup de changements au niveau du quartier. Ce qui transformerait pour toujours le tissu classique des édifices entre les murs mitoyens, les maisons basses et les haras. Bien que depuis les années 1960, certaines interventions d’importance dans le tissu urbain de « Las Cañitas » aient commencé, comme la création du quartier militaire General Manuel Belgrano18 et l’école Arméno-Argentine (sur une partie du tracé de la rue San Benito de Palermo et des terres occupées par des pistes d’entraînement pour les chevaux) ou l’édifice emblématique Torre Dorrego, au début des années 70 (populairement appelé « Le Bigoudi »)19. Il y avait encore des terres disponibles (ou accessibles) pour le développement immobilier et la collecte d’une énorme différence de rente potentielle.
33Pendant les années 90, trois projets emblématiques, sur l’échelle du quartier Las Cañitas se sont matérialisés. Ils se réfèrent à des interventions urbaines de différente marque mais qui présentent un même sens « quelque chose de neuf, de différent et d’exclusif » dans la meilleure zone de la ville de Buenos Aires.
- 20 En même temps, le cabinet Mario Roberto Álvarez et Associés développait les fameuses « Torres Le Pa (...)
- 21 Luis Perelmuter a continué son activité comme promoteur immobilier pour des terrains quia appartena (...)
34En 1986, commença un projet qui impacterait le marché des logements premium de la ville. Sur un terrain vague de 70 mètres face à l’Av. Del Libertador, avec une superficie de 6200 m2 et une sortie sur la rue Migueletes s’est développé le complexe « Torres del Liberador »20 du cabinet Mario Roberto Álvarez et Associés, et construit par « le promoteur » Luis Perelmuter21 (Kineret SA- OSCAND). Il a été construit entre 1989 y 1995. Il a fortement changé le paysage de l’Av. Libertador. Il se dresse sous la forme de trois blocs, deux tours latérales de 14 étages et une tour centrale de 44 étages (avec des appartements de 400 m2) avec vue sur l’Hippodrome National de Palermo, les bois de Palermo et le Río de la Plata (la promotion des étages supérieurs inclut des vues sur la ville de Colonia en Uruguay, de l’autre côté du fleuve). Le projet est orienté vers un secteur ultra premium.
35Le deuxième projet emblématique fut celui de la re-fonctionnalisation d’un site industriel sur, l’Av. Luis María Campos, entre les rues Gorostiaga, Arce et Maure, en face de l’Abbaye de San Benito. L’ancienne usine de Gaz Carbonique et de dérivés occupait un pâté de maisons irrégulier d’approximativement 6 200m2. Il fut restauré pour héberger le « Solar de la Abadía », un centre commercial qui a ouvert ses portes en 1995. Celui-ci se projeta sur plusieurs étages, avec plus de 80 locaux commerciaux, une aire de restauration et 2 salles de cinéma (fermées actuellement).
- 22 « Différentes activités et installations définissent El Solar comme un centre commercial différent, (...)
36Si le premier projet est clairement orienté en direction du marché des logements ultra premium, le deuxième avait pour but un secteur social un peu plus ample mais explicitement dirigé à une classe sociale élevée avec un pouvoir d’achat qui lui permettrait d’accéder aux « meilleures marques ». L’objectif, comme pour d’autres centres commerciaux des années 90, était de créer une enclave de consommation « protégée » pour les « meilleures classes » et destinée aux familles.22
- 23 Jusqu’à sa fermeture il y avait une galerie d’art, des restaurants, des bijouteries, des magasins d (...)
37Le troisième projet a impliqué une nouvelle orientation de deux sites La imprenta (au coin de Maure et Migueletes) et La cuadra (dans le même pâté de maisons sur la rue Jorge Newbery, entre Migueletes et Soldado de la Independencia). Les deux sont liés au passé équestre du quartier. Le premier était l’ancienne imprimerie de l’Hippodrome Argentin et le second était l'un des derniers haras de la ville qui hébergeait plusieurs champions « pur-sang ». Le projet consistait à créer un centre commercial23 avec une piste de patinage sur glace jusqu’à la fin des années 80. La piste de patinage ferma mais le centre commercial est resté ouvert pendant 26 ans avec une quantité de locaux emblématiques, le plus connu étant celui du restaurant « La Stampa ». Cependant, l’utilisation commerciale qui fonctionna pendant une grande partie des années ´90 et qui traversa la crise de 2001, commença à perdre de sa rentabilité pour ensuite, après la crise de 2008 se présenter comme une occasion d’inversion et d’acquisition de rente potentielle. En 2010, les rumeurs d’un nouvel élan constructeur pour le site ont commencé. Et, à la fin de cette année, l’expulsion des locaux en location est devenue réalité. Rapidement, les voisins ont commencé des démarches légales auprès de la législature de Buenos Aires pour freiner les demandes de démolition. Vers 2012, les portes de l’ensemble des locaux étaient fermées. Et pendant que la démolition de « La Cuadra » était retardée, la construction d’une tour de 22 étages sur le site de La Imprenta était acceptée. En août 2014, les locaux de La Imprenta étaient déjà fermés, ce qui a permis le démarrage des travaux. Les unités sont actuellement vendues entre 6000 et 6700 USD / m2.
38En parallèle des trois projets, un pôle gastronomique circonscrit à 250 mètres de la rue Baez entre Chenaut et Clay se consolide. À ce moment-là, celui-ci comptait des lieux emblématiques fréquenté par les artistes et les personnes connues. Il y avait aussi des bars à sushis et des restaurants de cuisine d’auteur. Ce lieu a promu, l’ouverture de bars, de pubs et de discothèques allant même au-delà de la rue Baez. Mais, la crise de 2001 rapidement impacté l’activité et a donné lieu à une réorientation de l’offre gastronomique. De nos jours, il ne reste presque plus rien de l’offre gastronomique d’auteur ou de haute gamme, remplacés par des brasseries, des bars, des pizzerias et des fast food.
- 24 Mon, M. (2015) « Las Cañitas s’éloigne des restos et devient plus familier. »
39En 2015, les mêmes médias qui pendant presque deux décennies avaient vendu le pôle gastronomique « Las Cañitas » indiquaient son crépuscule, avec une perte de 40% des couverts par an pendant le triennat 2012-1524. À leur tour, les mêmes médias signalaient que la fermeture des locaux gastronomiques était au détriment d’un nouveau boom immobilier fructueux ce qui laissait les voisins « plus tranquilles » étant donné que le quartier devenait « plus familier ». Cette analyse s’avère être pour le moins étrange pour un quartier où plus de 400 immeubles ont été construits entre 2005 et 2015.
40L'impact de la crise de 2001 sur le marché immobilier a été un peu moins important pour LCLI que pour le reste de la ville, avec une chute de 39% du prix du m2, soit une moyenne de 709 US$. À partir de 2004, la reprise a non seulement entraîné une augmentation des prix, mais aussi la distance entre le prix moyen du m2 de CABA et celui de LCLI a été augmentée d’environ 30% de plus en 2001, élargi à 43% en 2007 au moment de l'expansion maximale et à la veille de la crise, tombé à 29% en 2008. Cet écart a continué de s'accroître avec des hauts et des bas, en réponse aux fluctuations et aux restrictions du marché intérieur et extérieur, en 2015-16 de l'ordre de 37%. À son tour, la seule baisse de prix pour LCLI s'est produite en 2013 (-9%)
Graphique 4. L’évolution du prix du m2 pour les logements 2001 -2016. Ville de Buenos Aires
Source : Ministère du Développement Urbain et des Transport - SS de Planeamiento - DG Datos, Estadística y Proyección Urbana. GCBA
41Le stock des unités disponibles pour la vente à partir de l’incorporation de nouveaux promoteurs a augmenté pendant la période 2001-2016 (voir graphique 4). Toutefois, l’offre conserve une relation très proche avec les cycles économiques. Les crises de 2001-2, 2007-8 ont eu un impact : une restriction de l’ordre de 37%-39% sur la quantité d’appartements offerts à la vente. Malgré tout, la quantité logements flambant neuf a commencé une tendance descendante depuis le pic maximum de 52 édifices en 2007 jusqu’à une stabilisation de l’ordre de 30 entrepreneuriats à partir de 2012. D’autre part, si nous analysons les m2 en travaux, ceux-ci ont brusquement diminué de plus de 110.000m2 en 2007 à pratiquement 50% en moins en 2012.ce qui fait état du genre d’entrepreneuriat (quantité de pièces, m2 total, installations et amenities). Cependant, les m2 en construction ont doublé entre 2010-11 et augmenté de 88% entre 2012-18, toujours clairement pour le segment haut de gamme du marché.
Graphique 5. Évolution des unités offertes à la vente (logements) 2001 -2016. Las Cañitas – La Imprenta.
Source : Ministère du Développement Urbain et des Transport - SS de Planeamiento - DG Datos, Estadística y Proyección Urbana. GCBA
42Par ailleurs, la restriction d’achat de monnaie étrangère, impliqua un changement sur la disponibilité des unités à étrenner qui sont passées sur le marché des locations ou bien qui ont été retirées de la vente. Bien que l’impact sur le marché d’achat-vente soit réel, dans le cas de LCLI, nous observons comment les entreprises ont opté pour des stratégies mixtes pour financer les entrepreneuriats, en percevant des anticipations de 40%-50% de la valeur de la propriété en dollar et le reste en quota autant en pesos qu’en dollar (de 12 à 30 quotas). Ceci fait état de la flexibilité du secteur pour financer l’activité sur un secteur particulièrement rentable.
43De cette façon, nous pouvons clairement constater les distances entre les prix moyens et les prix maximum des unités à la vente. L’écart que présentent les prix maximums des unités par rapport à la moyenne, explique les différents types d’unités qui sont commercialisées, ce qui se reflète sur les m2 des unités et les types d’installations qui sont inclus dans les édifices. Pendant que les appartements les plus accessibles par les petits investisseurs mesurent e entre 20 et 30m2, les plus luxueux mesurent plus de 400m2 et vont parfois jusqu’à 600m2, avec des prix de vente qui peuvent aller jusqu’à 2,6 millions dollars. À ce secteur appartiennent Torres del Libertador et aussi la tour de « La Imprenta ». Ces entrepreneuriats dépassent 6000 dollars par m2, en se situant entre les valeurs les plus hautes de la ville avec les tours de Puerto Madero.
44En septembre 2017, la vente aux enchères du terrain de l’armée argentine connu pour héberger l’Atelier de couture Militaire s’est concrétisée. Le prix de base pour le lot de 5.928 m2 était de 18,8 millions Dollars pour atteindre un prix de vente de 33 millions de Dollars, ce qui augure des valeurs de plus de 10.000US$ le m2 pour les unités terminées. En mai 2019, l’État par le biais de l’Agence d’Administration des Biens de l’État (AABE) a vendu un autre terrain colossal de 6.750 m2, grâce au mécanisme de ventes aux enchères publiques, situé en face de l’Ancien Atelier de Couture Militaire. Pour cette occasion, le prix de vente a été de 18 millions de dollars, le prix de base de la vente aux enchères car il n’y avait qu’un seul offrant. Par coïncidence, ce fut l’entreprise ABV, celle qui avait obtenu l’ancien atelier de couture. Au total, avec les deux entrepreneuriats, ils additionneront 220 unités dans 50.000 m2. Donc, pendant que la valeur du m2 nouveaux constructions a augmenté de 12,9% seulement en 2018, l’entreprise a réussi a acheté le second lot avec une réduction de 2.900US$ par m2 ce qui ne peut pas se comprendre dans la « logique » du marché.
- 25 Castellani les définie comme un espace créé à partir de la relation entre l’intervention de l’État (...)
45Le modèle de la ville néolibérale qui s’est consolidé dans la Ville de Buenos Aires à partir des années 90 implique un réseau complexe d’acteurs, pour lequel il nous est utile de nous servir de la conception de Ana Castellani (Castellani, 2008) de secteurs privilégiés d’accumulation25 pour rendre compte du fonctionnement d’au moins une partie importante du marché immobilier de la ville, qui forme un cadre où sont répétés les noms d'entreprises, d'entrepreneurs, d'études d'architectes, d'hommes politiques et d'autres acteurs, ainsi que leurs pratiques et leurs « Façons » de faire des affaires.
46L’élimination des bidonvilles, les changements et les exceptions aux codes et aux arrêtés municipaux, la cession et la concession des terrains de l’État de rente privilégiée comme la sous-exécution différentielles du budget pour les logements sociaux et les infrastructures et les services publics ont systématiquement généré les conditions pour que les marché immobilier (de même que les autres promoteurs de l’État et le entrepreneurs) réalisent la captation des rentes extraordinaires.
47Contrairement au dynamisme exceptionnel du secteur pour la ville dans son ensemble, les conditions d'accès au logement sont pires. Selon les données du Recensement National de 2010, dans CABA près de 25% des logements étaient inhabités. Il y avait plus 750.000 personnes en dans des habitats précaires et 1,2 millions de personnes habitait dans un logement loué (30% des foyers, 10 points de pourcentage de plus que lors du recensement de 1991) ce qui nous permet, au moins, d’avoir un panorama pour identifier les « caractéristiques » et « la direction » de la ville en tant que « néolibéralisme actuellement existant » (Theodore, N., Peck, J., & Brenner, 2009).