1L’objectif de cet article est de proposer un modèle conceptuel du parcours général d’appropriation du Brésil. Le point de départ est deux constats très communs à propos de ce pays.
2D’une part, le fait que, il y a quelques siècles, voire peut-être seulement quelques décennies, peu d’observateurs auraient pu prédire qu’un archipel de villes, dispersé le long de 6 000 kilomètres de littoral et fondé par l’une des nations démographiquement parmi les plus faibles d’Europe – le Portugal - parviendrait à devenir l’une des grandes fédérations du monde globalisé, contrairement aux colonies latino-américaines de l’Empire espagnol qui ont éclaté en une vingtaine de pays différents.
3D’autre part, une idée si souvent répétée qu’il est difficile dans attribuer précisément l’origine ne peut manquer d’attirer l’attention des géographes : « le Brésil s’est construit davantage par la Géographie que par l’Histoire ».
4Le point de départ de cette recherche est un document de référence : le schéma qui figure en conclusion de l’Atlas chorématique du Brésil (Théry, p.83). Ce document publié en 1986 (Fig. 1) représentait un effort inédit de formalisation des structures spatiales du territoire brésilien. Il représente la synthèse de plusieurs dizaines de cartes thématiques présentées au fil de l’ouvrage. Chaque thème illustre lui-même la distribution spatiale d’indicateurs et de variables quantitatives ou qualitatives. Au total, il représente la synthèse de centaines de variables spatialisées.
5Pour chaque thème cartographié, les auteurs ont fait l’effort de saisir la logique qui sous-tend la répartition spatiale. Chaque carte est ainsi accompagnée d’un chorème, forme élémentaire qui résume la logique spatiale du phénomène cartographié. C’est la combinaison de dizaines de chorèmes qui donne à son tour le schéma de synthèse final, qui est ici notre point de départ.
6Partant de ce document, notre problématique suit le chemin inverse. Elle consiste non pas à se baser a posteriori sur une combinaison de formes, mais à poser l’existence a priori de structures élémentaires qui auraient guidé la formation politique d’un territoire singulier : le Brésil d’aujourd’hui.
7On doit garder en mémoire que le principe même de cette modélisation est de décrire des tendances générales - formellement parlant : un attracteur du système - et non pas une mécanique déterministe qui conduirait inexorablement à un résultat univoque. L’attracteur, nous le verrons, n’est ni déterministe, ni « naturel ».
8Loin d’être des éléments figés de l’architecture d’un territoire, les structures spatiales ont leur propre dynamique en géographie humaine, et nous les verrons évoluer. Tout comme les piliers et les poutres qui soutiennent un immeuble, elles ont besoin de la plus grande attention de la part de ses habitants : les éléments constitutifs doivent être entretenus, révisés, soignés, consolidés ou remplacés. Contrairement à une idée reçue trop souvent opposées à l’approche structuraliste, elles ne sont donc en rien éternelles mais au contraire soigneusement entretenues (Douady, 2014). Leur durée dépend de l’intensité de leur utilisation aussi bien que de leur capacité de résistance à des forces extérieures qui pèsent sur l’architecture du système. Pour comprendre comment fonctionne la dynamique de la structure spatiale, il convient de bien séparer deux ontologies (Jean Petitot, 1985, 1989, 1992) :
9- d’un côté, les choses de la nature possèdent leur propre dynamique, indépendamment de la perception qu’en ont nos sens et des mots par lesquels nous les désignons. C’est par exemple le cas de l’orogénèse, de l’érosion, des bassins hydrographiques, de la végétation, etc. ;
10- d’un autre côté, les trajectoires politiques engendrent la territorialisation de choix spécifiques visant à interdire ou à s’approprier l’exploitation des ressources offertes par les précédentes : terres, sous-sol, eau, sol, végétation, site...
11- Une fois ces positions appropriées, le respect de l’ordre établi est maintenu par l’exercice de la violence légitime, à condition que l’ordre soit reconnu par l’ensemble des sujets au nom d’une morale sacrée. Cette unité sous-jacente permet de concevoir que le territoire et les catégories de populations peuvent être divisées, notion qui, contrairement à fragmenté, suppose un lien entre les parties.
12Les acteurs en compétition peuvent être des individus ou des groupes. La trajectoire politique peut être comprise comme le résultat d’un désir mimétique au sens de René Girard (1983), pour une position (objet du désir). Elle se décrit alors comme une boucle autoréférentielle, autoréalisatrice dont on peut rechercher les points fixes. Si l’hypothèse selon laquelle « le Brésil s’est construit par la géographie » est juste, alors il doit y avoir la possibilité d’associer cette approche anthropologique à une formalisation caractérisant l’essentiel de la topographie. Elle permet de fonder une passerelle entre l’anthropologie de René Girard et une géographie théorique instrumentalisant l’analyse spatiale.
13- le mot « Politique » couvre ici tous les domaines de la société (économique, idéologique, financier, électoral, juridique, etc.). On aurait pu utiliser l’adjectif « anthropologique ». Cependant, « Politique », ajoute l’idée de compétition ;
14- Le mot « trajectoire » désigne, pour sa part, un parcours d’appropriation, au sens de Gilles Richot et al. (1991) donc une dynamique. Par opposition, la position convoitée est qualifiée d’esthétique, dans le sens où elle repose sur la faculté d’éprouver, en particulier les attitudes ou les gestes de l’Autre - l’Autre pouvant être une personne, un groupe, un État.
15La clôture de la boucle ainsi établie et la dynamique potentielle de ce système autoréférentiel dynamisé par une perception ou une compréhension éventuellement très limitée de l’enjeu de l’appropriation, peut conduire, dans leur forme, à des situations hyperboliques d’affrontement, de duel, et donc de violence. Ce champ sémantique infère avec l’une des caractéristiques majeures du processus d’appropriation brésilien. En effet, avec 58 383 homicides volontaires en 2015, le Brésil détient un record mondial, devançant largement l’Inde, qui est cependant 6 fois plus peuplée. Beaucoup d’observateurs notent que le bilan de cette hécatombe est supérieur à celui de certaines guerres civiles. Populations indigènes, esclaves africains, paysans sans terre, guerillas urbaines des favelas. Nulle autre région de la Terre n’offre à la fois une telle abondance de terres et d’eau et une telle persistance de conflits liés à l’appropriation de la terre.
Figure 1. Carte schématisée du Brésil : extrait de l’Atlas chorématique (Théry, 1986)
16Le schéma présenté formalise spatialement un scénario bien connu des géographes brésiliens, qui découpent classiquement l’histoire du peuplement moderne en trois phases historiques (par exemple : Pinheiro, 2007). Cette histoire est ancrée à l’ontologie physique de l’espace brésilien.
17A l’échelle subcontinentale, la particularité de l’Amérique du Sud réside dans sa structure naturelle en 3 dômes : Andin, Brésilien et Guyanais (Fig. 2). Les talwegs qui limitent ces dômes forment trois fleuves d’une puissance exceptionnelle. L’Amérique du Sud représente seulement 12% des terres émergées de la Planète. Or,ces trois fleuves figurent parmi les cinq les plus abondants de la Planète en termes de volume d’eau charrié : l’Amazone (1er), l’Orénoque (4e) et le Paraná (5e). De plus, selon les définitions que l’on donne aux bassins collecteurs, on peut inclure dans le bassin Amazonien le Tocantins (14e fleuve du monde) ainsi que des fleuves moins connus dont les eaux rejoignent l’aval de la dépression : les rios Pacajá, Camaraipe et Moju au sud du delta, voire l’Amapari au nord. De la même façon, le Rio Uruguay est considéré par certains géographes comme un affluent du rio Paraná et non comme un fleuve, car les eaux des deux cours d’eau se rejoignent dans l’estuaire de la Plata. Enfin, le Rio Paraná alimente avec son affluent le Paraguay l’aquifère Guarani, l’un des plus importants de la Planète, qui affleure notamment au Brésil dans la région du Pantanal et représente à lui seul 2 siècles de consommation d’eau douce de la population mondiale.
18Ces systèmes fluviaux sont si puissants que leur contrôle politique n’était techniquement et économiquement pas opérationnels jusqu’à une période extrêmement récente. En termes de débit moyen, l’Amazone représente à lui seul l’équivalent de 100 Rhin mis côte-à côte, le Paraná, l’Orénoque équivalent chacun au débit d’environ 50 Seine à Rouen, et le Tocantins et l’Uruguay, respectivement 27 et 9 Seine…Ces très grands fleuves sont tout autant des axes de circulation que des barrières à la diffusion spatiale de l’établissement humain, donc des éléments de valence opposée sur le plan politique.
Figure 2. Schéma topologique du continent sud-américain structuré par dômes
Structuration par dômes
Dôme brésilien
19Seul, le Brésil contrôle politiquement un dôme entier. Les deux autres dômes –andin et guyanais - sont pour leur part partagés entre plusieurs Etats.
20Le dôme brésilien est donc naturellement bordé de trois interfaces : une maritime – atlantique - et deux fluviales – amazonien et paranien - de sorte que l’on peut définir l’ensemble du dôme comme objet d’appropriation.
21Ceci conduit à formaliser un processus d’appropriation en trois dimensions, celui d’un volume (x*y*z) où :
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x : le linéaire littoral (base de départ)
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y : la profondeur de l’intérieur depuis la côte
-
z : la hauteur relative en contre haut ou en contre bas, structuration hiérarchique qui peut être illustrée dans divers domaines, par exemple par l’accumulation de la rente se traduisant par la hauteur des bâtiments.
22On sait que les premiers artisans de l’appropriation sont arrivés ici par l’océan et depuis le nord (fig.3).
Figure 3. Le dôme brésilien et l’appropriation du linéaire atlantique (phase 1)
23Ce processus résume la « phase 1 » de Pinheiro (2007) : l’appropriation du linéaire littoral via un archipel urbain fondé par les puissances coloniales. Les européens ne fondent pas de simples comptoirs, mais bien de prises de positions politiques reposant sur l’édification de monuments qui représentent de nos jours d’un riche patrimoine urbain – Belem, São Luis, Olinda, Bahia... Contournant le dôme par l’est, la trajectoire descend vers le sud puis l’ouest jusqu’à Iguapé, ville fondée précisément sur le méridien correspondant au traité de Tordesillas (1492), et dont le centre historique encore boudé par les touristes brésiliens et étrangers, a pourtant été classé à l’Instituto do Patrimônio Histórico e Artístico Nacional. Ainsi, Iguapé se situe aux confins sud de l’actuel Etat de São Paulo, où s’arrête l’asphalte de l’autoroute SP-222.
24Le talweg amazonien fait l’objet d’un contournement similaire, mais par le nord du dôme. Pour simplifier l’exposé, ce parcours sera toutefois détaillé plus loin, avec le « tableau d’assemblage ».
25La seconde phase (« phase 2 » de Pinheiro) introduit un mouvement perpendiculaire au littoral (Fig. 4). Les centres urbains du littoral commandent les trajectoires d’appropriation vers l’intérieur : conquête, défrichement, identification des ressources, fondation d’établissements et de parcours dont certains sont devenus structurants, d’autres obsolètes.
Figure 4. Le dôme brésilien et l’appropriation de la profondeur (phase 2)
26Le point commun de ces trajectoires est qu’elles partent « du bas ». Elles suivent les vallées des cours d’eau tributaires du littoral, dessinant une structure de peuplement « en dent de peigne » typique des économies exorégulées par une puissance coloniale. Le Brésil est à ce moment comparable, par exemple, à l’Afrique de l’ouest du début du XXème siècle. L’apogée de cette phase est cependant signalée au Brésil bien plus tôt qu’en Afrique, avec l’insurrection menée par Tiradentes (1792), et qui est considérée par les historiens du Brésil comme le début de la prise de conscience de l’unité d’une nation (brésilienne), contre une puissance coloniale (portugaise). Une fois de plus, la valorisation urbaine suit, avec la construction de somptueuses églises baroques, de bâtiments administratifs et de palais qui n’apparaissent pas seulement dans les Villes de l’Or, mais aussi timidement dans d’autres régions du Nordeste (Sobral, Aracati) et du sudeste (São Paulo). Le mouvement topographiquement ascendant est arrivé à son terme, c’est-à-dire : en haut.
27Comme la topographie est en forme de dôme, c’est à ce moment que va émerger l’enjeu de la troisième dimension géopolitique : la hauteur z. Cependant, son intérêt n’est pas encore perçu. Au contraire, les pentes sont un obstacle aux déplacements. Les fondations urbaines de l’intérieur sont donc nombreuses, mais elles restent l’aboutissement de l’expansion du mouvement du littoral vers l’intérieur, et non leur point de départ. Les villes du littoral continuent à commander. Cependant, tout le réseau urbain, même dans l’intérieur, reste tourné vers le littoral et, au-delà, l’Atlantique.
28L’intérêt pour cette « dimension z » (Fig. 5) est signalé par le décollage des villes de l’intérieur. En premier lieu, São Paulo (altitude moyenne : 784 mètres) s’imposera peu à peu comme la métropole économique incontestée de la fédération, sans jamais en avoir les fonctions politiques. Belo Horizonte (938 mètres), Curitiba (911), Goiania (754), Campinas (696), Londrina (604), Campo Grande (545), Cuiaba (243)... : c’est depuis les crêtes que ces grandes agglomérations, parmi lesquelles les capitales politiques des Etat les plus riches, commandent désormais la diffusion de la nouvelle économie industrielle.
29L’apogée de cette dynamique est signalée par le déplacement de la capitale fédérale du littoral au sommet du dôme brésilien, de Rio de Janeiro à Brasília. Ainsi, le site est symboliquement choisi en fonction même de la topographie et de l’hydrologie : sur la triple ligne de partage des eaux des bassins Amazone/Tocantins, Paraná et São Francisco. Bien que le Tocantins soit un fleuve plus puissant et que son bassin soit plus vaste que celui du São Francisco, ce dernier est considéré comme « le plus grand fleuve dont le bassin est totalement brésilien ». Sans doute parce qu’il naît dans le Minas Gerais, appelé « le cœur du Brésil » et qu’il se termine dans l’Etat de Bahia, baptisé « l’âme du Brésil ». Une saisie Politique, donc, peu conforme à l’ontologie naturelle.
Figure 5. Le dôme brésilien et l’appropriation de la hauteur (phase 3)
30Cette troisième phase se caractérise par un mouvement d’appropriation qui inverse la valence politique de la topologie. Arrivée à son sommet, la dynamique d’appropriation va donc se transformer en un mouvement descendant. Elle est commandée par le haut, suit les lignes de crêtes, et s’achève au fond des talwegs.
31Cette phase descendante est quantitativement et qualitativement la plus importante dans la construction du Brésil. Au cours des phases 1 et 2, les trajectoires étaient exorégulées : politiquement depuis la métropole coloniale portugaise, et économiquement par les marchés de l’hémisphère nord dont industrie absorbe les matières premières produites au Brésil. Les villes littorales représentaient l’aboutissement entre l’intérieur et l’extérieur. Tout change dans les processus de la troisième phase (tableau 1), ce qui peut se vérifier à plusieurs échelles.
Tableau 1. Inversion des valences topologique et politique
Ontologie
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Topologie
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X (linéaire littoral)
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Y (profondeur continentale)
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Politique
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Exorégulé
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Centres
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Périphérie
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Endorégulé
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Périphérie
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Centres
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32Alors que le mouvement de conquête de la deuxième phase suivait les fonds de vallée, celui de la phase 3 part des crêtes (Fig. 6). Dans la phase 2, les fonds de vallée étaient les centres et les lignes de crêtes les confins. Dans la phase 3, les centres se déploient sur les lignes de crêtes et les confins sont les fonds de vallées.
Figures 6. Phases 2 et 3 de la conquête de l’espace brésilien : appropriation par le bas et par le haut
336a Appropriation par le bas (phase 2)
346b Appropriation par le haut (phase 3)
Interfluve et cours d’eau majeurs
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Voies de communication sur les lignes de crête
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Appropriation descendante du finage
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Accumulation de la rente
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35Le processus d’appropriation par le bas était conforme au schéma général européen, dont il est issu. Le centre-ville est bâti sur les rives du cours d’eau ou proche du littoral et les confins de sa juridiction administrative sont situés sur les crêtes. De ce fait, les routes suivent de préférence les fonds de vallée. Le processus d’appropriation par le haut est au contraire rare en Europe, même s’il n’est pas totalement inconnu avec, par exemple, certaines portions des antiques limes romain, l’agora grecque et l’oppidum ou encore bourg perché médiéval. Il est plus fréquent, pour des raisons à la fois climatiques et également militaires, dans les régions arides du sud de la Méditerranée (massifs de Kabylie, de Jordanie, de Palestine…).
36Il présente plusieurs avantages et inconvénients sur le plateau brésilien couvert de savanes denses. D’un point de vue pratique, la végétation est moins difficile à défricher sur les hauteurs que dans les forêts galeries des fonds de vallée. Sur le socle hercynien aux fractures rectilignes, il favorise des tracés droits et permet d’économiser la construction d’ouvrages pour le franchissement des cours d’eau. Mais surtout, d’un point de vue géopolitique, la trajectoire d’appropriation permet d’éviter l’opposition frontale avec les indigènes qui occupent plutôt les bords des rivières et sont ainsi pris à revers. Enfin, plus tard, les périphéries délaissées que représentent les vallées sont ennoyées à moindre coût d’expropriation et de relogement dans les immenses lacs de retenue. Le Brésil devient ainsi l’un des plus gros producteurs d’énergie hydroélectrique.
37Les inconvénients ne sont pas absents, en particulier celui de l’approvisionnement en eau des grandes concentrations urbaines. Des dizaines d’agglomérations sont édifiées précisément sur une ligne de partage des eaux. Le bassin hydrographique amont est alors carrément inexistant. De nombreuses capitales d’Etat sont également situées à l’extrême amont d’un bassin bien insuffisant pour satisfaire la consommation des immenses agglomérations que sont devenues en peu de temps Brasilia (carte 1), São Paulo, Curitiba, Belo Horizonte, Cuiabá, Campo Grande. De ce fait, la distribution en eau potable nécessite des investissements considérables. Des problèmes chroniques de pénurie dans les grandes villes sont régulièrement critiqués par les médias, qui n’hésitent pas, à l’occasion, à alerter les pouvoirs et la population sur la nécessité de prendre en compte la menace du réchauffement climatique. En conséquence, le coût de l’eau est très cher pour le consommateur, ce qui est logique… mais étonnant dans un pays qui, on l’a vu, contrôle les réserves d’eau parmi les plus importantes de la Planète.
Carte 1. Position d’une grande agglomération à l’amont de bassins hydrographiques : Brasília
Fonds : BRASIpolis/Geopolis (2017), www.waterbase.org (UNESCO).
38La phase 3 induit une utilisation de l’espace opposée aux précédentes, sans pour autant les effacer. La formalisation tridimensionnelle de la dynamique d’appropriation de l’espace permet d’intégrer comme facteur la cristallisation positionnelle de la rente et son potentiel. Ceci permet d’éclairer différentes problématiques.
39L’un des premiers facteurs de différenciation est celui de la morphologie des agglomérations et de la délimitation des périmètres administratifs, autrement dit de la gouvernance territoriale (Fig. 7)
Figures 7. Morphologies d’agglomérations et délimitation des finages municipaux
Sources : BRASIpolis (agglomérations), NOAA (cours d’eau), OSM (réseau routier). Carto. : FME
40Cette modélisation multidimentionnelle autoréférentielle donne une lecture paysagère du terrain. Dans les villes de la phase 2, la valorisation part du bas. L’habitat dévalorisé est relégué sur les hauteurs avec sa population pauvre, comme dans le cas des favelas de Rio de Janeiro (Fig. 8). Dans les villes de la phase 3, l’agora est au contraire marquée par l’édification de tours d’habitation (condomínios residenciais). Dans ces villes, les quartiers dévalorisés s’écoulent en contrebas, en direction du fond des talwegs. Habiter « en haut » ou « en bas » a une signification inverse selon que les villes du Brésil se positionnent dans la trajectoire des phases 2 ou 3.
Figures 8. Résilience des conditions primitives de l’établissement
Photo 1 : Rio Rocinha
Photo 2 – Presidente Prudente
photos : FME.
41Le nombre, la hauteur des tours et la densité résidentielle qu’elle entraîne est sans rapport avec une nécessité d’économiser l’espace de cet immense pays. Dès le seuil de 8 à 10 000 habitants, on trouve dans toute ville du « Brésil d’en haut », au moins une tour d’habitation de 8 à 15 étages. Aux alentours de 100 000 habitants, les tours forment une skyline repérable à plusieurs kilomètres à la ronde, d’autant qu’elles sont édifiées au point culminant. Vers 200 000 habitants, elles forment une véritable petite forêt, qui s’élève et s’étend à proportion de la taille de la ville, jusqu’au record spectaculaire de São Paulo, qui passe pour être la plus forte concentration de gratte-ciel de la Planète. On a ici une véritable réplique de béton de la forêt amazonienne, hommage à la plus vaste forêt primaire de la Planète qui, elle, disparaît au contraire à proportion au cours de cette phase.
42Cette tendance à la verticalisation de l’habitat se généralise dans toutes les villes du « Brésil d’en Haut » au cours années 1970-1980. Elle s’érige peu à peu en modèle national et, suivant le mouvement descendant aboutit finalement aux littoraux. Cet aboutissement logique signe le fait que les acteurs se réapproprient les valeurs politiques, économiques et symboliques dominantes véhiculées par le « Brésil d’en haut ». Contrairement à ce que l’on observe dans les grandes villes du reste du monde, les gratte-ciels ne sont pas des immeubles de bureaux, mais massivement des immeubles résidentiels.
43Ce mouvement de verticalisation de l’habitat donne à la dimension z une signification beaucoup plus profonde qu’un simple mécanisme d’accumulation locale de la rente foncière. Préférence pour les lignes de crête, pour l’amont des bassins hydrographiques, interfluves privilégiés pour le tracé des routes, la dimension z s’applique aussi au sous-sol avec l’exploitation des ressources minières considérables de l’intérieur du Brésil (planche 5). Elle alimente aussi un mouvement nouveau en faveur de la préservation des formations végétales primaires peuplées d’arbres gigantesques. La Conférence de Rio (1992) entend marquer le début d’une ère écologique nouvelle pour l’Humanité, en même temps que la fin de la troisième phase de développement du Brésil
Photos 3 a, b, c, d. Exemples de verticalisation
(a) Forêt de gratte-ciel (São Paulo)
(b) Habitat Londrina-PR
(c) Sous-sol
(d) Conservation
Photos : FME
44Voltaire l’a affirmé : « la géographie est le seul art dans lequel les derniers ouvrages sont toujours les meilleurs. ». Ceci conduit traditionnellement les géographes à traquer davantage ce qui est nouveau, ce qui change. Ce qui persiste appartiendrait plutôt à l’Histoire.
45De son côté, pourtant, l’historien Bernard Lepetit (1988) montre qu’une innovation technologique radicale ne se traduit pas forcément par une innovation « spatiale ». Ainsi, en France, la mise en place du réseau de chemin de fer renforce avant tout l’existence d’un axe structurant bien plus ancien - Paris-Lyon-Marseille (PLM), lequel sera une nouvelle fois relancé par la mise en place des lignes à grandes vitesses (LGV). De même, on peut certes corréler la mise en valeur agricole de l’intérieur pauliste avec la mise en place des chemins de fer, mais sans oublier que cette trajectoire ne déplace pas le centre de l’économie. Au contraire, elle renforce à chaque coup la centralité et la primatie de São Paulo, fermement établie en amont du bassin du rio Tietê, qui est le plus grand affluent en rive gauche du rio Paraná. Ainsi, une innovation technologique peut être mise au service d’une trajectoire politique préexistante, dont elle ne fait qu’accentuer la structure spatiale.
46Une publicité rappelait il y a quelques années : « 100% des gagnants du gros lot de la Loterie Nationale ont auparavant acheté un ticket ». Cette boutade inversait le raisonnement commun. De même, une position spatiale ne s’explique pas directement par ses ressources « naturelles », mais par le succès de la trajectoire politique qui a réussi à se l’approprier. Dès lors, la permanence des structures spatiales n’a rien d’atemporel et de miraculeux : elle s’explique au contraire par la volonté des générations d’acteurs qui se succèdent, qui n’ont de cesse de réactualiser les valeurs esthétiques en place pour maintenir leur position. Ces acteurs peuvent être des individus ou des groupes.
47On pourrait avancer l’hypothèse selon laquelle le début de la 4ème phase naîtrait de la confrontation du Brésil du Haut, héritier du Brésil entier, avec le monde globalisé.
48Dans notre schéma conceptuel, cette nouvelle phase se caractériserait dès lors non plus seulement par un mouvement descendant, mais par la circulation à l’intérieur du volume dans tous les sens. La réévaluation des trajectoires qu’elle suppose entraînerait une requalification des territoires à partir d’une ontologie « nationale » qui tiendrait compte des facteurs à la fois naturels et politiques, ce qui est l’un des objectifs de l’écologie.
49Si l’Etat conserve le « monopole de la violence », dans un contexte de globalisation plus ou moins forcée, les trajectoires qu’il contrôle au sein de ses propres frontières politiques, d’autant plus efficaces pendant la période de dictature (1964-1985), pourraient, dans une démocratie globalisée, être manipulées par des acteurs extérieurs au Brésil, publics ou privés. Ainsi, dans un contexte d’endettement et de déficit budgétaire public jugés excessifs par les institutions monétaires internationales, le gouvernement et les entreprises tendent à devenir tout autant actant qu’acteur. L’écologisme mondial ne serait ainsi qu’une facette de la globalisation.
50Dès le retour de la Démocratie, les pressions extérieures sont jalonnées par l’Uruguay Round (1986-1994), qui donne naissance à l’OMC (1995), la chute du Rideau de Fer et l’ouverture de la Chine, qui devient le premier pays client du Brésil avec 19% des échanges en 2016, sur fond de privatisations et de décentralisation demandées par le FMI. Autant de facteurs qui pèsent sur la structure ?
- 1 Les échanges extérieurs du Brésil représentent encore en 2016 moins de 20% du PIB, contre 60% pour (...)
51La globalisation a introduit de nouveaux acteurs au sein même du système politique brésilien. Ils entrent en compétition avec les acteurs nationaux pour le contrôle des trajectoires des positions. Même si le taux d’ouverture du commerce du Brésil reste le plus faible des pays du G201, la solidité de la structure, demande à être surveillée et peut-être révisée.
52Ces quelques hypothèses étant lancées, faut-il pour autant ajouter une « phase 4 » au processus des trajectoires d’appropriation du Brésil, pays qui, selon Hervé Théry (1986), et comme nous l’avons vu, est né globalisé ?
- 2 A titre d’exemple, voir les publications du groupe GASPERR (Grupo de Pesquisa Produção do Espaço e (...)
53Aucune « phase 4 » n’est prévue par les spécialistes du Brésil (Pinheiro, 2007), ni par l’Atlas du Brésil qui, il est vrai, date de 1986. D’un autre côté, pourtant, un grand nombre d’études récentes annoncent sans le dire un changement à l’œuvre, à renfort d’adjectifs « novo(s) / nova(s) » et de préfixes « re » : reestructuração, redistribuição, redifinição, reorganisação, etc. Ces publications sont si nombreuses qu’il est impossible de toutes les citer2. « Dispersion urbaine », littoralisation, « communautés fermées », intensification des flux, protection des derniers espaces naturels dans un contexte de globalisation : ces changements dénotent-ils des transformations en profondeur de l’architecture politique du Brésil, ou au contraire des retouches superficielles prouvant la capacité des acteurs à se réapproprier le contrôle des trajectoires et des positions spatiales à leur profit ?
Figure 10. La phase 4, appropriation d’un volume
- 3 C’est cette couche hydrographique qui est utilisée dans les cartes et planches ci-dessus.
54Au terme de la » phase 3 » le territoire est totalement approprié, cadastré, cartographié, exploré, répertorié, sondé dans ses trois dimensions. De même que le volume d’atmosphère qui nous entoure, il ne comporte plus aucun « vide ». Sous la pression de l’écologisme global, "L’enfer Vert de l’Amazonie" se mue peu à peu en "Poumon Vert de la Planète". Une fois transformé en sanctuaire, sa vocation politique est de devenir un territoire en défens, protégé, surveillé, comportant des superficies considérables interdites d’accès au commun des mortels. Paradis perdu de la Genèse, il est gardé par ces Adam et Eve de l’ère globale que sont les derniers indigènes qui y vivent nus, sous l’œil attentif des scientifiques armés des satellites et dotés des technologies de pointe en matière de télédétection et d’image haute définition. Dès les années 1990, l’UNESCO a financé un inventaire cartographique des rivières du continent sud-américain, qui aboutit à un fond cartographique de 466 000 segments de cours d’eau avec un niveau de définition de l’ordre de 80 mètres sur le terrain3.
55La moindre destruction de la dimension d’un potager peut désormais y être repérée et traquée. L’ignorance n’étant plus une excuse, le Politique est sommé de faire face à ses responsabilités.
56Cette remarque montre l’utilité de distinguer l’ontologie topographique de l’ontologie politique. Ainsi, sur la trajectoire du Politique, l’Amazonie devient donc tout le contraire d’un monde « sauvage » et ce, sans changer de place à la surface de la Terre. Le vide juridique devient plein. La valeur du « sauvage » s’inverse. Cette esthétique repositionne les trajectoires d’appropriation qui à leur tour remodèlent les règles de la violence légitime, au sens de R. Girard.
57La construction politique du MERCOSUR revalorise en « axes d’intégration », des fonds de talwegs qui n’étaient autrefois que des confins dévalorisés. La création en 2010 de l’Université d’intégration latino-américaine (Universidade Federal da Integração Latino-Americana UNILA) à Foz de Iguaçu, agglomération transnationale située au tripoint Brésil, Argentine et Paraguay, en témoigne. Cette géopolitique n’est pas sans rappeler le sort du Rhin, passé du statut « de Rhin-Frontière » au XIXème siècle à « axe rhénan » lorsqu’il s’est agi de construire de la CEE (Julliard, 1968).
58Dans la vallée du Paraná, plus les fonds des talwegs étaient dévalorisés, plus les opérations foncières s’avèrent juteuse pour les investisseurs qui peuvent acquérir des terres à bas coût. Dans ce nouveau dispositif, les vallées des rios Paraná, Uruguay et Paraguay sont d’autant plus convoitées que les coûts d’acquisition foncière étaient négligeables, ce qui permet de prévoir des bénéfices financiers vertigineux.
59Ici encore, sans changer d’enveloppe physique, le territoire prend une valeur opposée sur la trajectoire du Politique.
Photo 4 - Spéculation foncière : vente de parcelles gigantesques le long d’une nouvelle route amazonienne
Photo : FME, 2019
60Un troisième exemple est celui des voies de communication qui ont conditionné la mise en place du peuplement. Sur les interfluves du « Brésil du Haut », la métrique de la traction animale a d’abord produit un chapelet de relais distants entre eux de 25-30 kilomètres - soit une journée de charrette. Aujourd’hui, les mini-skylines des petites villes nées de cette époque rythment le parcours. La métrique du chemin de fer réalise une première sélection parmi les villes créées auparavant. Puis, avec la métrique du pétrole, des automobiles et des camions, des haltes aussi fréquentes ne sont plus nécessaires, de sorte que le faible espacement devient inutile. On ne tarde pas à observer une hiérarchisation urbaine entre, d’une part, des agglomérations plus espacées, plus rares et plus importantes et, d’autre part, les bataillons d’anciens petits centres qui végètent. L’effet corridor tend à se transformer en effet tunnel.
61Dès 1970, le Politique se saisit de cette ontologie physique en 1970 pour établir un échelon administratif inédit dans le découpage du Brésil : les macro regiões. Ces subdivisions des Etats sont dotées de « capitales » qui deviennent des métropoles régionales comparables à leurs homologues européennes, et que l’administration étaye à son tour de services et d’équipements préférentiels - aéroport, hôpitaux, universités, tribunaux, nœuds routiers et autoroutiers. A leur tour cette préférence génère des emplois privés - cabinets d’avocats, cliniques, architectes, hôtellerie, etc.
62Ainsi, l’utilisation d’une nouvelle source d’énergie entraîne un changement d’échelle spatiale et le Politique s’en saisit pour modifier les trajectoires d’appropriation.
63Les phases 1 et 2 se caractérisent, on l’a vu, par la centralité des villes littorales. Leur poids est prééminent. Elles conservent leur rôle de capitale politique de la fédération (Salvador, puis Rio de Janeiro), puis des Etats. La seule exception – celle du Piauí – confirme bien cette règle. En effet, issu du dernier démembrement du Maranhão, ce nouvel Etat est doté d’une façade maritime qui se réduit au delta du Rio Parnaíba. Sa capitale, Teresina est fondée en 1852 en amont, à 85 mètres d’altitude au bord du fleuve, position typique de la « phase 2 », au cours de laquelle les trajectoires d’appropriation se dirigent vers l’intérieur en suivant les fonds de vallées.
64Au cours des phases 1 et 2, toutes tournées vers l’appropriation montante de l’intérieur du dôme topographique, le linéaire côtier a logiquement été délaissé. Composé de mangroves ou de plages de sable, il présentait naturellement peu d’intérêt pour l’agriculture, tandis que le tourisme était inexistant. Sa valorisation esthétique n’apparaît donc qu’avec le développement du tourisme, d’abord élitiste, puis de masse. Prisé des touristes, des retraités et des actifs fortunés capables d’acquérir une résidence secondaire, il devient alors la proie des investisseurs, profitant des capitaux accumulés au cours de la phase 3 du « Brésil du Haut ».
65D’une part, ce changement confère un regain de convoitise pour toutes les grandes villes littorales de la « phase 1 ». Sur le modèle des célèbres avenues cariocas de Copacabana et d’Ipanema, le bord de plage se hérisse d’immeubles gigantesques (Fortaleza, Recife). De nouveaux quartiers de gratte-ciel résidentiels sont créés ex-nihilo (São Luis), et d’étonnantes agglomérations résidentielles apparaissent, telle Balneário Camboriú (Figure 11).
Figure 11. Front de mer de Balneário Camboriú vu de l’autoroute
66Ce schéma d’appropriation permet de concevoir que les trajectoires du Brésil d’en Haut ne négligent aucunement le littoral. Sur le plan topologique, les trajectoires descendantes aboutissent logiquement à leur point le plus bas : le littoral. Ainsi, bien que situées sur le littoral, des agglomérations entières peuvent être considérées comme appartenant à la trajectoire de la « phase 3 » : le tableau 1 nous a montré que les valences topologiques et politiques peuvent s’inverser. C’est par exemple le cas de Pria Grande (carte 2).
Carte 2. Intersection entre les trajectoires des phases 2 et 3 : L’agglomération Santos-Praia Grande
Fonds : BRASIpolis/Geopolis (2017), www.waterbase.org (UNESCO),.
67La baie de Santos était avant tout le port industriel et de commerce de São Paulo. A partir des années 1960, le cordon littoral qui se déploie à l’ouest, autrefois répulsif et délaissé, fait l’objet d’une appropriation massive par les classes moyennes et supérieures du « Brésil d’en Haut ». En 1967, le municipio bien nommé Praia Grande s’émancipe de celui de São Vicente. L’ensemble forme en 2010 une gigantesque conurbation, déroulant un front de construction ininterrompu de 70 kilomètres de long, à 750 mètres en contrebas du bord de l’agglomération de São Paulo, située sur le bassin du Rio Paraná. 1,5 millions d’habitants y résident sans compter la population saisonnière des hôtels et résidences secondaires.
68Parmi les thèmes du « changement » cher aux géographes, celui de l’étalement urbain est privilégié. Au tournant des XX-XXIèmes siècles, il est appelé « étalement » par les francophones et les anglophones (sprawl), tandis que lusophones et hispanophones choisissent le mot « dispersion » (dispersão, dispersión). L’ouvrage de Robert Bruegmann, dont le titre original est « Sprawl », est ainsi curieusement traduit en espagnol par « La dispersión urbana » (2011). Alors qu’en Europe, « étalement » s’adresse plutôt à une menace sur l’environnement, la mobilité et la consommation de terres agricoles, l’idée de « dispersion » trouve en Amérique du Sud une résonnance plus sociale, en évoquant une menace dramatique de retour à l’état primitif du peuplement qui remettrait en péril un ordre social acquis de haute lutte.
69Ainsi, si l’on constate un indéniable étalement des grandes agglomérations au Brésil, il faut immédiatement ajouter que ce phénomène est observé sur tous les continents. Le fait le plus surprenant serait de constater que les villes du Brésil, pays émergent au plan économique, et dont la jeunesse relative de la population se traduit par un accroissement démographique positif, ne s’étalent pas. La croissance démographique et économique règle une bonne fois pour toute la question du « pourquoi » les villes s’étalent. Une véritable « géographie du Brésil » conduit à rechercher quelle forme singulière cet étalement prend dans ce pays. En partant du mot « dispersão », qui nous renvoie au projet originel de fondation du padrão urbain, on constate certes un changement, mais qui ne remet pas nécessairement en cause la forme des trajectoires politiques.
70La littérature géographique québécoise rappelle à propos l’influence de la pensée des Jésuites sur l’aménagement, laquelle se manifeste bien avant que les acteurs Brésiliens succombent à l’esprit positiviste du XIXème siècle. En Nouvelle France comme en Amérique du Sud, les Jésuites ne sont pas seulement des religieux, mais des aménageurs préoccupés par deux problèmes sociaux : (a) celui des indigènes à « civiliser », et (b) à l’inverse, celui du risque d’ « ensauvagement » des immigrés européens (Guertin, 2015, p.169).
71La conversion des indigènes est vue comme un processus de transformation culturelle dans lequel l’aménagement de l’espace géographique doit jouer un rôle. Les Jésuites forcent les indigènes à s’installer dans des « réductions ». Dans une perspective de conversion religieuse, la densité de la réduction optimise certes la surveillance des brebis du Seigneur, mais pas seulement.
72Dans le plan en damier, la trame géométrique oblige les habitants à pratiquer quotidiennement des parcours faits de rues rectilignes et d’angles droits. La pureté de la géométrie impose l’ordre rigoureux de la Civilisation à l’insu de ses habitants. La réduction s’oppose au désordre primitif de la dispersion.
73« Ordre et Progrès », est la devise nationale du Brésil. Concernant le contrôle des migrants urbains – essentiellement d’origine européenne, si l’on exclut les esclaves – le problème est également crucial. Les vastes étendues du Nouveau-Monde sont certes un nouvel espace de liberté. Cependant, pour les Jésuites animés par le puissant esprit de Contre-Réforme du Concile de Trente (1545-1563), « ce sont des espaces où plaquer les rêves théocratiques de cités idéales où tous vivraient conformément au plan » (ibid. p.171). D’une part, il de lutter contre la tentation des migrants de fraterniser avec l’indigène et d’adopter son mode de vie sauvage et dispersé. D’autre part de porter le flambeau de l’Eglise Romaine menacée par la Réforme.
- 4 En anglais : « urban pattern ». En français, « patron » est utilisé en couture, mais rarement en ur (...)
74« Ordre et Progrès » commencent dans l’espace par la géométrie. A quelques rares exceptions près, on assiste au Brésil à la réplication par milliers du padrão4 orthogonal qui caractérise les établissements humains organisés du Nouveau-Monde. Le bairro est l’unité de base de l’organisation urbaine. Le plan orthogonal de ce morphème urbain est si fréquent que l’on ne peut manquer de l’assimiler, pour ainsi dire, à l’évidence politique qu’un lieu est urbanisé. L’orthogonalité, est la marque de la planification. Dans les périmètres urbains légaux, le tracé des rues précède le lotissement des parcelles, et non l’inverse. Le désordre est la marque de la sauvagerie : c’est celle des favelas et autres quartiers informels.
75Sous l’effet d’une topographie locale fréquemment contraignante sur les sites de crête du Brésil du Haut, la trame viaire urbaine est au pire un agencement de géométries orthogonales. Les pentes conduisent à adapter la direction des trames viaires de certains quartiers (bairros) selon des angles différents (Fig. 12). Ces contraintes expliquent également la présence de hiatus dans le continuum des constructions.
76Le choix du mot « dispersion » semble pour sa part indiquer que ce changement serait perçu comme une menace qui s’adresse à la structure. Pourtant, cet étalement se caractérise très rarement par un mitage anarchique des campagnes ou par une linéarisation le long des voies de communication comme on le voit sur d’autres continents et notamment en Europe (Chatel, 2012). Sur le plan résidentiel, il se traduit surtout par la prolifération des lotissements fermés (condominios fechados). Ces extensions urbaines au plan bien ordonné, entourées d’un mur défensif, surveillées par les gardes armés d’une société privée et des caméras, évoquent tout le contraire d’un désordre. Alphaville expérimente même de son côté la création de villes privées, qui offrent résidences, emplois, commerces et loisirs.
77La condition préliminaire pour établir ce type de projet foncier est de disposer de très vastes parcelles de terres. Elle est donc directement facilitée par le régime agricole de grande propriété (fazenda). Ainsi, une seule région du Brésil échappe à cette géographie de la peur : l’extrême sud du pays (Rio Grande do Sul et littoral sud du Santa Catarina), dans des secteurs dominés par les petites propriétés agricoles.
Figure 12. Exemples de padrão urbain
Itabela (Bahia)
Pirapozinho (SP)
Cartographie de l’auteur d’après OpenStreetMap
Vue oblique de Itabela (Bahia) depuis le sud
Source GoogleEarth. Facteur d’élévation du relief: x3
Carte 3 : Les trois Brésils
78La formalisation conceptuelle que nous proposons permet de placer des transformations significatives de la société brésilienne actuelle dans un enchaînement logique de schémas spatio-temporels. Tentons maintenant d’assembler ces différentes phases dans un tableau général (carte 3). La carte du Brésil se révèle peu différente du chorème proposé dans l’Atlas Chorématique du Brésil, bien qu’elle soit construite par la démarche inverse. Elle est ramenée à un nombre entier d’Unités de Fédérations (UFs), Etats fermement dominés par une capitale primatiale. Ainsi, de la même façon que Santos est aujourd’hui soumise à l’influence « descendante » de São Paulo (cf. supra), une ville de l’intérieur de l’Etat de Bahia ou de Pernambuco reste placée sous l’influence « montante » de sa capitale ancrée sur le littoral.
79La trajectoire politique d’appropriation du « Brésil du Bas » se subdivise topographiquement en deux axes : l’un suit l’Atlantique, l’autre le réseau des cours d’eau amazoniens.
80S’il a peu été question de ce talweg jusqu’ici, c’est que tout en participant d’un mouvement d’appropriation par le bas, cette région se distingue sur plusieurs points du littoral atlantique.
81Tout d’abord, bien qu’elle représente 37% de la superficie du Brésil, elle reste marginale dans l’ensemble de la population (7%) et de l’économie (4% du PIB) face aux deux autres ensembles. Ce peuplement extensif en a fait une région fragile sur le plan économique, prospérant ou déclinant dramatiquement au gré des cycles économiques, comme celui du caoutchouc (1879-1912).
82Ensuite – et en dépit de ces aléas – son poids démographique ne cesse de croître sur la longue durée, passant de 3% à 7% entre 1872 et 2017. Cette montée en puissance distingue ce bloc de son homologue atlantique, dont la proportion dans la population du Brésil ne cesse au contraire de s’effondrer, passant de 58% à 37% au cours de la même période.
83Enfin, le maillage politique territorial reste extensif : pour une superficie de moitié supérieure, le bloc amazonien compte 9 fois moins de municipios, et seulement 4 Unités de Fédération (UFs). Au contraire, le bloc atlantique est le plus balkanisé avec 11 unités de fédération, dont 6 couvrent moins de 60 000 km2 : Sergipe, Alagoas, Rio de Janeiro, Espírito Santo, Rio Grande do Norte et Paraíba.
84Le calcul de l’altitude moyenne de résidence de la population confirme que l’interface amazonienne appartient bien au « Brésil du Bas » : avec 51 mètres, elle est encore plus basse que celle de l’interface atlantique (168 mètres), les deux s’opposant en tout cas à celle du Brésil du Haut, où la moyenne est de 599 mètres d’altitude.
85Dérogeant à la carte de l’Atlas Chorématique, nous avons inclus le bassin Amazonien dans le Brésil du Bas. Il faut dire que la première édition de cet atlas datant de 1986, les cartes avaient été établies à partir de données datant du recensement de 1980 pour les variables socio-démographiques et socio-économiques, voire des années 1970 pour d’autres indicateurs. Le modèle que nous proposons intègre la dynamique des fronts pionniers, qui n’a cessé de se déplacer vers l’ouest et le centre de l’Amazonie. Or, ce mouvement est issu de la « phase 3 », topographiquement descendante et politiquement contrôlée par le « Brésil du Haut ».
Tableau 2 : Superficie, population
Source : IBGE, 2017. Toutes les données ayant servies aux calculs sont téléchargeables en ligne à partir du site officiel de l’IBGE (http://www.ibge.gov.br/) *Altitude pondérée calculée par l’auteur, tenant compte de la population de chaque municipio.
86Cette différence entre les deux cartes pose le problème plus général de la représentation des délimitations en géographie. La position fluviale et excentrée de Porto Velho en Amazonie révèle bien un projet de colonisation de l’amont, d’un centre d’exportations tournées vers l’aval du Rio Madeira. Cependant, celle de Rio Branco, tournée vers l’Est, ainsi que le couloir qui permet à l’Acre de disposer d’une frontière avec le Rondônia, indique au contraire l’aboutissement d’une trajectoire d’appropriation descendante venue de l’ouest.
87En fait, il serait plus juste de considérer ces deux Etats extrêmes comme la convergence de deux dynamiques, issus de deux phases bien distinctes, dont les acteurs se partagent la valorisation.
88Cette convergence concerne également des deux Etats du Sud. En effet, nous avons vu que la trajectoire de la première phase s’arrête à Iguape, située sur la ligne du traité de Tordesillas. Or, par la suite l’appropriation du littoral s’est poursuivie beaucoup plus loin vers le sud, jusqu’à l’Uruguay don tle nom officiel n’est autre que « République Orientale de l’Uruguay ».
89La structure spatiale de l’Etat du Paraná est une réplique de celui de São Paulo. Sa capitale, Curitiba, est juchée à plus de 900 mètres d’altitude à l’extrême amont du bassin versant du Paraná. C’est ainsi l’un des grands centres de décision du Brésil du Haut. Le littoral paranense est, comme son homologue pauliste (Santos), voué à l’activité industrialo-portuaire (Paranaguá) et à la villégiature (Matinhos). Le nom même de l’Etat est attribué par le fleuve qui délimite sa frontière terrestre occidentale, à l’opposé du littoral.
90Plus au sud, Porto Alegre, capitale du Rio Grande do Sul, est un cas ambivalent. Bien que son port soit accessible aux navires de haute mer, ce grand centre n’est pas situé sur le littoral atlantique à proprement parler, mais au plus profond d’un système laguno-lacustre, dont l’entrée maritime se situe à 280 kilomètre plus au sud. Par la route, le point du linéaire côtier atlantique le plus proche est situé à plus de 100 kilomètres du centre (Balneário Pinhai). L’immense majorité des villes de l’Etat ont prospéré sur les lignes de crêtes et à l’amont des bassins, conformément au processus décrit pour la « phase 3 », telles Caxias do Sul, Passo Fundo, Gramado, etc.
91Entre Paraná et Rio Grande do Sul, c’est également le cas de l’intérieur du Santa Catarina, qui présente la situation la plus hybride de notre schéma d’ensemble, avec une capitale située sur le littoral. Etat atypique à bien des égards, par ses trajectoires d’appropriation « par le bas » (Figure 3), la dispersion de son peuplement se manifeste au niveau de l’Unité de Fédération par l’indice de primatie le plus faible de tous les Etats du Brésil.
92Dans le Brésil du Bas, plusieurs autres agglomérations des hauteurs de l’Etat de Bahia et du Tocantins peuvent probablement être classées comme le point de rencontre de ces doubles trajectoires, dessinant davantage des limites d’influence floues que des frontières intérieures divisant le Brésil. Mais la présence de ces zones de recouvrement ne sont-elles pas aussi ce qui fonde l’unité du pays ? Tout comme la schématisation que propose l’Atlas Chorématique, la modélisation que nous proposons n’a d’autre but que de comprendre comment s’est formé le Brésil. Elle ne décrit pas des mécaniques qui soumettraient les acteurs à des lois toutes-puissantes de la Nature, mais des tendances qui dévoilent les stratégies d’appropriation.
93Ce que nous enseigne l’existence de ces zones de recouvrement, c’est peut-être cette faculté qu’ont les acteurs à s’adapter, à impulser la trajectoire, à la dévier, à la renforcer, voire dans certains cas à renoncer, qu’il s’agisse d’individus ou de groupes. Ainsi, tout comme sur d’autres continents, après avoir expérimenté des routes, nombre d’entre elles ont été abandonnées, entraînant le déclin des positions qui les commandaient. A l’ouest de Rio de Janeiro, les touristes redécouvrent intact le patrimoine de Parati, ville tombée en désuétude après l’abandon de la route qui la reliait aux Villes de l’Or. Dans une phase d’appropriation ultérieure, cette phase d’abandon permet de développer localement un nouveau cycle de développement basé sur le secteur tertiaire. Ni le succès, ni la ruine ne sont définitifs : à conditions naturelles et physiques égales, tout dépend comment la valeur intrinsèque des lieux se positionne sur les trajectoires.
94Inégales par leur longueur historique, les phases d’appropriation le sont également du point de vue quantitatif de la croissance économique et démographique.
95Ne disposant pas de données économiques spatialisées suffisamment détaillées, nous pouvons cependant appréhender de manière synthétique les effets de ces phases d’appropriation par une variable : la population urbaine. L’utilisation de cette variable requiert quelques précautions méthodologiques préliminaires.
96Au Brésil, la « population urbaine » est définie officiellement comme celle qui vit à l’intérieur des « périmètres urbains » (perimetros urbanos) définis par chaque municipio. Ainsi, quelles que soient ses dimensions démographiques, tout municipio comporte au moins une « ville » officielle : son chef-lieu. Lorsqu’un municipio est subdivisé en districts (distritos), un périmètre urbain est également défini autour de leur chef-lieu qui est appelé « vila ». Ainsi, un municipio peut comporter plusieurs centres urbains.
97Cependant, l’écrasante majorité des géographes se base sur les statistiques les plus accessibles qui sont fournies par l’IBGE : la population urbaine, rurale par municipio. Peu d’entre eux se soucient du fait que ces chiffres agrègent en réalité la population des « cidades » et des « vilas » dispersées sur le territoire municipal. Ce biais conduit à sous-évaluer le nombre réel de centres urbains au Brésil et à surévaluer considérablement la population des « cidades »
98Le projet brésilien Brasipolis dirigé par C. Chatel et M.E.B. Sposito propose une révision de cet indicateur, en reconstruisant entièrement les séries de population sur une base morphologique, et en appliquant la définition et la méthode de la base de données internationale Geopolis (Moriconi-Ebrard, 1994) 5.
99Les agglomérations sont définies comme un ensemble continu de constructions. La continuité est données une distance maximum de 200 mètres entre deux constructions. Le calcul de la population de l’agglomération est ensuite effectué par superposition avec la cartographie des secteurs censitaires. Tout ensemble de ce type dépassant 10 000 habitants est considéré comme une agglomération « urbaine ».
100Selon cette définition, le taux d’urbanisation du Brésil baisse de 8 points par rapport aux chiffres officiels (84%). Près de 4 000 municipios se trouvent dépourvus de population « urbaine ». Par ailleurs, la cartographie permet de calculer des densités urbaines, variable qui n’est jamais publiée par l’IBGE (tableau 3). Selon Brasipolis, en 2010, la population urbaine brésilienne occupait près de 30 000 km² et rassemblait 145 millions d’habitants, soit les ¾ de la population du pays sur un peu plus de 3/1000ème de sa surface.
Tableau 3. Les constrastes de l’urbanisation.
*District Federal exclus. Source : IBGE, Brasipolis
101Les « Trois Brésil », déjà différenciés par notre approche par « phase », se distinguent fortement les uns des autres. Le profil de la répartition de la population urbaine en fonction de l’altitude (graphiques 1) confirme la dissymétrie des positions.
102Le taux d’urbanisation du « Brésil du Bas » est de dix points inférieur à celui du « Brésil du Haut ». Le PIB per capita y est inférieur de plus d’un tiers.
103Une différence essentielle apparaît également dans l’organisation hiérarchique des sous-systèmes urbains. Dans le Brésil du Bas, les capitales concentrent 54,4% de la population de leur Etat, contre 34,5% seulement dans le Brésil du Haut. De même, l’indice de primatie – rapport de l’agglomération la plus peuplée sur la suivante - s’élève à 10,1 contre 4,3. Le District Fédéral étant exclus du calcul, le record revient à l’Amazonie et au Roraima, où il s’élève à plus de 25. En fait, Manaus concentre à elle seule 70% de la population de l’Etat d’Amazonas. Toute en donnant naissance à de très grandes métropoles, les trajectoires d’appropriation du Brésil du Haut ont favorisé la diffusion dans l’intérieur du territoire d’un système urbain bien hiérarchisé, qui s’appuie sur des centaines de petites et moyennes agglomérations. Dans le Brésil du Bas, la richesse peine au contraire à sortir des capitales politiques. Les agglomérations y sont en moyenne 1,5 fois plus denses que dans le Brésil du Haut.
Graphiques 1. Répartition de la population urbaine selon l’altitude des agglomérations
Source : Brasipolis (population), IBGE (altitude)
104Sans surprise, le résultat de ce parcours morphogénétique met en exergue le contraste profond qui oppose le « Nordeste » au « Sud -Ouest». Dans cet ouvrage, les indicateurs ont servi à concevoir le chorème. Dans le présent article, ils permettent au contraire à vérifier une construction abstraite.
105Cette opposition bien connue s’imposait déjà dans pratiquement chaque carte de l’Atlas Chorématique du Brésil, au point que la multiplication des indicateurs semble inutile, tant elle s’obstinait à révéler les mêmes inégalités au fil des pages, et dans tous les domaines: pauvreté, chômage, éducation, santé, consommation, revenus…
106Dans les résultats de notre démarche, elle est formalisée non pas horizontalement (nordeste contre sud) mais verticalement entre un « Le Brésil du Haut » et un « Brésil du Bas » issus de trajectoires politiques inverses. Même si les limites spatiales entre ces deux systèmes d’appropriation restent à discuter, il existe toutefois une différence notable entre les deux représentations du Brésil. En effet, notre approche inclut Rio de Janeiro dans le Brésil du Bas, alors que les approches classiques la rattachent au sud (correspondant au « Brésil du Haut » dans notre schéma). Cette différence est importante car , selon notre approche, elle confère de facto à l’ancienne capitale le rôle de métropole du « Brésil du Bas », dépouillée de ses fonctions politiques fédérales en 1960 au profit de Brasilia, située au sommet exact du Dôme hydro-topographique. Ce déplacement entérine politiquement le basculement des trajectoires descendantes du « Brésil du Haut » qui, à cette époque ont déjà pris les commandes de l’appareil économique.
107Pour expliquer la pauvreté du Nordeste, il est commun d’évoquer l’héritage de la période esclavagiste, au cours de laquelle les colons ont introduit massivement des populations noires d’Afrique dans les plantations du Nordeste, illettrées et inadaptées à la vie d’hommes libres. Or, le premier recensement montre que la part des esclaves dans la population du Brésil du Haut en 1872 est déjà supérieure à ce qu’elle est dans le « Brésil du Bas » (cf. tableau 2). De plus, l’esclavage n’étant aboli qu’en 1888 par la Loi d’Or, l’économie agricole du « Brésil du Haut » sera tout autant affectée que celle du « Brésil du Bas », sinon plus. L’explication du retard du « Brésil du Bas » semble liée aux mentalités des élites de son système politique, fondé sur des représentations géopolitiques archaïques des enjeux.
108Une dernière remarque vise enfin à rendre compte de l’articulation entre approches qualitative et quantitative des trajectoires. En effet, lorsque la période coloniale s’achève en 1822, la population du Brésil est estimée à 4 millions d’habitants (Memória Estatística do Império do Brazil). A la fin de l’Empire (1889), elle est passée à 14 millions (recensement de 1890). Plus tard, au cours de la période de dictature, elle passe de 79 millions (1964) à 132 millions (1985). Enfin, entre les accords de Rio (1992) et 2017, elle passe de 149 à 207 millions.
109Cela signifie que la population a certes plus que triplé entre 1822 et 1889 (+250%), mais que cela s’est traduit en moyenne par 1 habitant supplémentaire par km2 de territoire. A l’autre bout de la période (1992-2017), la population a augmenté seulement de 39%, mais cela se traduit par 6 habitants supplémentaires au km2. De même, la part du Talweg amazonien est passée de 3% à 7% de la population du Brésil, mais il reste l’une des régions les moins peuplées de la Terre.
110Proportions ou pourcentages sont donc vertigineux, mais ne procèdent que d’une représentation relative, platonicienne. Passer à une représentation basée sur des valeurs absolues permet de remettre la question de la finitude de la Terre dans les statistiques. Ce faisant, on réintroduit de facto cette distinction entre ontologie naturelle et ontologie politique qui a fondé notre démarche. Ainsi, tandis que la superficie du dôme et de ses talwegs n’a changé qu’imperceptiblement à l’échelle de la durée des institutions, le nombre des acteurs, des trajectoires et de leurs interactions a augmenté de manière exponentielle. Cette pression démographique s’épuise de nos jours rapidement (graphique 1) et engendrera d’autres types de compétitions lorsque la population se stabilisera : depuis le début du XXIème siècle, l’indice de fécondité est passé sous le seuil de 2 enfants par femme.
111En raisonnant, non plus en valeurs relatives, mais en valeurs absolues, on remarque enfin que chacune des 3 phases d’appropriation que nous avons décrite a marqué de manière inégale le territoire, pas seulement qualitativement par son extension spatiale et ses positions spatiales, mais quantitativement par l’intensité des masses d’Hommes mis en mouvement.