1La littérature récente sur le « post-suburban » (Phelps et Wu, 2011) insiste que les dynamiques à l’œuvre partout dans la planète convergent vers un éclatement des modèles classiques des périphéries urbaines, qui va de pair avec l’émergence d’espaces plus polycentriques et multifonctionnels, la restructuration du système de mobilité centre-périphérie et la diversification du marché immobilier. Ces nouvelles logiques inviteraient à surmonter l’opposition binaire centre-périphérie et le stéréotype des marges des villes comme des lieux d’homogénéité, en mettant en avant la diversité des modes d’habiter ces territoires (Cailly, 2008 ; Dodier, 2013; Le Goix, 2016).
- 1 Le terme Global South a été utilisée dans le cadre des études postcoloniales pour faire référence a (...)
2Ainsi, la « suburbanisation généralisée » (Keil, 2013), mérite d’être considérée comme une dynamique globale, non seulement dans les pays qui assistent à ce phénomène depuis plusieurs décennies, mais aussi dans les pays où son développement a été plus récent. La théorisation des périphéries urbaines appelle à dispenser les clivages traditionnels entre Global North et Global South1, en considérant que les métropoles du Sud recouvrent également plusieurs éléments de la post-suburbia, comme l’installation de grands lotissements fermés dans les franges des métropoles, le développement d’activités et la diversification de ces espaces.
3Les villes brésiliennes relèvent d’un intérêt particulier du fait de leurs inégalités socio spatiales particulièrement accentuées. Dans la littérature urbaine portant sur ces villes et sur les villes des Suds en général, on analyse toujours les marges des agglomérations au travers d’un regard binaire, qui oppose le centre et les périphéries. Pourtant, la récente intégration des périphéries par le marché immobilier formel (Mendonça et al., 2004) amène à reconsidérer fortement le regard sur les métropoles brésiliennes. Si la notion de marge, désigne des territoires qui occupent une position périphérique par rapport aux centres (Depraz, 2017), cette idée « d’écart » ne représente plus les périphéries brésiliennes : celles-ci ne sont plus un simple appendice du centre-ville.
4Les marges des villes brésiliennes témoignent ainsi d’une diversification sociale et spatiale et du développement de nouvelles formes de ségrégation et de fragmentation, notamment sous la forme de lotissements fermés). L'étude pionnière de Caldeira (2000) met en relief les nouvelles configurations socio-spatiales rencontrées dans les périphéries de São Paulo, en détaillant le rôle des lotissements fermés dans ces transformations. Malgré l’effort de quelques études (Dureau et al., 2015) de renouveler le regard des périphéries brésiliennes, en mettant l’accent sur les transformations récentes à l’œuvre dans ces espaces, la grande majorité des travaux continue de se concentrer sur la précarité de ces espaces en comparaison aux centres des agglomérations. Or, certains travaux (Mendonça et al., 2004; Viana Cerqueira, 2015) indiquent pourtant une croissante diversification de franges périphériques, marquée par la dissémination de nouveaux produits immobiliers, l’arrivée de nouvelles catégories de la population et aussi un changement des mobilités. Dans ce contexte, on s’interroge sur la manière dont les franges périphériques des villes brésiliennes sont interprétées dans la recherche urbaine, en replaçant l’analyse dans le cadre des mutations métropolitaines comparées (Nord/Sud), faisant l’hypothèse que les métropoles des semi-périphéries (Chase-Dunn et Hall, 1997) recouvrent des trajectoires comparables à celles des Nords.
- 2 L’analyse est illustrée par des exemples issus d’un travail de terrain réalisé dans les franges pér (...)
5Cet article se propose de discuter la question de l’étalement urbain dans les métropoles brésiliennes et de la construction d’un cadre d’analyse des franges périphériques dans la recherche urbaine. Il s’appuie sur un travail de recherche mené sur les franges périphériques de la Région Métropolitaine Belo Horizonte (RMBH). Cette métropole, qui se distingue des cas d’étude traditionnels brésiliens comme Rio de Janeiro et São Paulo, offre un terrain d’étude intéressant non seulement du fait des nombreuses évolutions auxquelles ses périphéries ont assisté depuis les deux dernières décennies, mais aussi de son étalement rapide et soutenu : construite au début du XXème siècle, cette ville planifiée s’est transformée en un peu plus d’un siècle en métropole de près de 6 millions d’habitants, la troisième en population du Brésil. Dans un premier temps, l’accent est mis sur une analyse historique du processus d’urbanisation des métropoles brésiliennes2. Par la suite, on trace une analyse critique des principaux concepts et définitions utilisés dans la littérature urbaine pour référencer les marges des villes brésiliennes.
6L’urbanisation des pays en développement s’est faite à un rythme soutenu depuis la deuxième moitié du XXème siècle. Historiquement, le processus de développement des métropoles brésiliennes est expliqué comme étant le résultat d’une part, d’une « périphérisation de la pauvreté » (Costa et Mendonça, 2010), amorcée dès le début du siècle avec les premières actions de modernisation du centre et de destruction des favelas, qui conduisent à la relocalisation des couches populaires en dehors du centre-ville. Pourtant, ce n’est qu’entre 1960 et 1980 que les régions métropolitaines brésiliennes assistent à une augmentation des taux de croissance démographique. Ces taux ont été d’ordre de 13 % de 1960 à 1970 et de 10% entre 1970 et 1980 (Chetry, 2013).
7Durant cette période, l’évolution des villes brésiliennes est marquée par une politique interventionniste, ayant pour objectif la modernisation du territoire national. Dans cette optique, l’État met en place une série d’investissements afin de soutenir l’installation d’activités industrielles dans les métropoles, ainsi que le développement de grands projets d'infrastructure de portée nationale (autoroutes, aéroports, ports etc.). Par conséquent, la création de nouveaux emplois urbains et le déclin de l’économie agricole entraînent un processus soutenu d’exode rural avec une forte migration d’actifs vers les grandes villes, notamment dans la région Sud-Est du pays (São Paulo, Rio de Janeiro et Belo Horizonte) (Brito et al., 2001).
8La croissance démographique des villes brésiliennes s’est accompagnée donc d’un processus d’étalement qui découle de deux facteurs majeurs : l’augmentation de la migration interrégionale et des taux de fécondité. Ainsi, l’urbanisation de ces villes a reposée sur un modèle de ségrégation à large échelle caractérisé par le dualisme entre le centre et les espaces périphériques (Sabatani, 2003). D’une part, le centre concentrait les populations aisées, ainsi que les principaux services et activités ; d’autre part, les périphéries sont devenues des espaces attractifs pour les couches populaires du fait de l’installation d’activités industrielles et du coût du foncier, moins élevé que dans les zones centrales. Dans les années 1970, le début du processus d’étalement urbain des villes latino-américaines a été marqué par l’expansion de l’habitat informel et par le manque d’investissement de la puissance publique en infrastructure, services et activités (Figure 1). Par ailleurs, le centre est demeuré le lieu majeur d'emplois et de services, ce qui a contraint les habitants des franges métropolitaines à parcourir de longues distances pour le travail et pour l'accès aux ressources.
Figure 1- Les périphéries populaires de Ribeirão das Neves (Belo Horizonte)
Source : Eugênia Viana Cerqueira (2016)
La municipalité de Ribeirão das Neves a été historiquement caractérisée par une occupation populaire soutenue et est un important exemple des processus d’auto construction. Dans les années 1970, elle a assisté à des taux record de croissance démographique, soit 21,3% (IBGE). Cette croissance a engendré l’installation informelle d’une partie importante des nouveaux arrivants.
9À partir de la fin des années 1980, les grandes métropoles brésiliennes sont soumises à de profondes mutations. Face à une stagnation sur le plan économique, le processus de croissance des métropoles connaît une inflexion sous l’effet du ralentissement des taux de croissance démographique. Sa source principale est le transfert des flux migratoires depuis les grands centres urbains vers les villes moyennes non-métropolitaines, un phénomène qui est souvent interprété dans la littérature brésilienne comme un processus de « démétropolisation » (Chétry, 2013). Ce processus peut être en partie expliqué par la tertiarisation croissante des métropoles et par la dispersion de l'activité industrielle vers les villes moyennes, ce qui rend de plus en plus compliquée l'insertion des populations peu qualifiées dans le marché de travail métropolitain. Dans l’ensemble du territoire national, seules les métropoles de Belo Horizonte, Porto Alegre, Curitiba et Fortaleza ont maintenu leur part dans l'industrie de l'économie brésilienne dans les dernières décennies (Brito et al., 2001).
10Dans les régions métropolitaines les périphéries continuent pourtant à connaître des taux de croissance démographique plus importantes que le centre-ville (Tableau 1). Les migrants ruraux dont la croissance alimentait le développement des périphéries métropolitaines sont progressivement remplacés par des logiques de migration intra-métropolitaine. La forte pression foncière dans les centres conduit à l'expulsion des couches populaires vers les marges urbaines et à une augmentation des migrations métropolitaines.
Tableau 1 – Taux de croissance de la RMBH de 1960 à 2010
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1960-70
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1970-80
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1980-1990
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1990-2000
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2000-2010
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Belo Horizonte
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6,1
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3,7
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1,5
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1,1
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0,6
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Autres municipalités
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6,2
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7,5
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4,8
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3,9
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1,7
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Total
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6,1
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5,0
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2,5
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2,4
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1,1
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Eugênia Viana Cerqueira (2018). Source : IBGE
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11Durant la dernière décennie, les métropoles brésiliennes ont connu nombre de mutations qui découlent directement des processus de métropolisation et de mondialisation. On constate que le modèle centre-périphérie, qui a longtemps dominé l'urbanisation dans les pays émergents, donne lieu à des configurations spatiales de plus en plus complexes et fragmentées. Les espaces périphériques assistent à une diversification sociale croissante, avec l'arrivée des couches moyennes et supérieures sur le front d'urbanisation suscitée par la dispersion territoriale du marché immobilier formel. Cette tendance est associée, d’une part, à la quête d’un cadre de vie périurbain qui s’appuie sur un fort discours sécuritaire (Caldeira, 2000) ; d’autre part, il s’agit d’une expansion des catégories de produit immobilier permettant l’accession à la propriété d’une partie de la population non-solvable antérieurement (Mendonça, 2002; Costa et Mendonça, 2010).
12Dans ce contexte, les analyses classiques de la ville brésilienne sont partiellement révisées à l’aune des franges métropolitaines. Ainsi, pour Telles et Cabanes (2006) l'espace urbain brésilien ne se structure plus tant comme un continuum centre-périphérie, mais autour des systèmes beaucoup plus complexes. De même, Mendonça et al. (2004) évoquent à Belo Horizonte le constat d’un processus de « périphérisation de la richesse » qui s'articule aux nouvelles logiques de production de l'espace périurbain (Figure 2). Les nouveaux produits immobiliers et équipements de consommation qui se sont installés dans les franges métropolitaines dans les dernières années sont porteurs de la fragmentation spatiale et transforment fortement l'échelle des interactions entre les riches et les pauvres (Torres et Marques, 2001). Bien que le phénomène de diversification sociale explicité entraîne la diminution de la ségrégation à l’échelle métropolitaine, certains auteurs soulèvent le caractère pervers de ces logiques, qui conduisent au changement de l'échelle de ségrégation des franges métropolitaines (Sabatani, 2003; Viana Cerqueira, 2015).
13Figure 2- Alphaville Lagoa dos Ingleses (Belo Horizonte)
Source : Eugênia Viana Cerqueira (2017)
L’Alphaville Lagoa dos Ingleses est un lotissement fermé crée en 1999, dont le développement s’est fait à partir de la moitié des années 2000. Il compte environ 2.500 habitations individuelles, 1.900 « Town Houses » collectives, des centres-commerciaux et de loisirs, des écoles etc. La population résidente était de 3.000 habitants en 2014 et un total de 10.000 habitants est prévu jusqu’à 2025.
14En outre, on constate une importante décentralisation d’emplois et de services au sein des métropoles contribuant avec la création de nouvelles polarités périphériques. D’une part, les marges urbaines deviennent des territoires attractifs pour l’installation d'activités et services commerciaux grâce au coût du foncier moins élevé. D'autre part, l'arrivée des classes supérieures et moyennes dans ces espaces attire un éventail d’équipements et services qui contribuent à une reconfiguration des marges des villes (Figure 3). Cela façonne de nouvelles centralités secondaires qui entrainent souvent des logiques de restructurations des mobilités quotidiennes dans une échelle de proximité (Viana Cerqueira, 2017).
Figure 3- Supermarché à Casa Branca (Belo Horizonte)
Source : Eugênia Viana Cerqueira (2017)
Le supermarché de la commune de Casa Branca joue un rôle de polarité commerciale locale.
15Ainsi, il s’agit d’un processus simultané de diversification (développement de nouveaux produits immobiliers, arrivée des classes moyennes et aisées, desserrement d’équipements et services) et de renforcement des logiques déjà existantes (installation des populations défavorisées, manque d’infrastructure et de ressources). Ces configurations dessinent des logiques plus complexes de peuplement, mais aussi de distribution des aménités, équipements et services.
16Cette synthèse de la littérature nous permet d'avoir une vision d'ensemble des principales dynamiques qui ont caractérisé le processus d'étalement urbain au Brésil, en soulignant ses particularités et évolutions. Si dans la recherche urbaine française on a souvent eu recours à la notion de périurbanisation pour décrire les espaces situés entre l'urbain et le rural, cette notion ne s'applique pas complètement au cas brésilien. C'est pourquoi il nous semble essentiel de préciser les principales définitions employées dans la littérature brésilienne (et latino-américaine), en interrogeant les concepts utilisés dans la recherche internationale et la manière dont ils peuvent être employés dans les contextes des villes des semi-périphéries.
17Il s’agit donc de définir les processus de périurbanisation dans les villes brésiliennes, en appréhendant les principales définitions et les concepts employés dans la recherche urbaine. Cette démarche est éclairée d’une part en s’appuyant sur la littérature scientifique brésilienne (en langue portugaise), mais aussi par des études portant sur d’autres villes latino-américaines (dans les productions francophones et anglo-américaines), qui pourraient éclairer de manière critique certaines dynamiques rencontrées au sein des métropoles brésiliennes.
18Dans le contexte brésilien il n'existe pas un concept théorique et opérationnel pour traiter les espaces intermédiaires entre ville et campagne qui s'impose comme la notion de périurbain France et de suburbs aux États Unis (Pereira et Firkowski, 2010). Effectivement, une grande partie des notions utilisées dans la recherche urbaine brésilienne sont souvent importées des contextes européens ou anglo-saxons, sans être complétement adaptées au contexte brésilien.
19Dans la recherche brésilienne, la notion de « periferia » (périphérie) demeure la plus utilisée pour désigner l’ensemble d’espaces intermédiaire entre ville et campagne du pôle-centre. Son usage, à propos des périphéries de São Paulo (Oliveira, 1972; Maricato, 1982) décrit leur déploiement dans les années 1970 et 1980, lors du pic de croissance démographique et de l’étalement urbain. Les marges des villes étaient décrites comme des espaces de forte homogénéité, occupées majoritairement par les couches défavorisées et délaissés par la puissance publique. Ces études privilégient un abordage dualiste, basé sur le modèle centre-périphérie et sur le courant de pensée sociologique prévalant en Amérique Latine durant cette période. Ainsi, la lecture des marges urbaines mettait en relief le manque de nombreux éléments et de ressources dans ces territoires : des lois, des activités, de l'infrastructure, des investissements de la puissance publique, de la planification etc.
20Aujourd’hui, même si la notion de périphérie demeure la plus utilisée dans la recherche urbaine, quelques travaux questionnent l’usage indiscriminé de ce terme pour désigner les marges des agglomérations. La première critique repose sur le fait que le mot « periferia » serait imprégné d’une forte connotation politique et socio-économique qui incite une vision négative de ces espaces. D’autre part, cette notion s'articule toujours au modèle dialectique centre-périphérie, qui semble être insuffisant pour expliquer les nouvelles configurations métropolitaines à l'œuvre depuis les dernières décennies.
- 3 Le concept « d’hyperpériphérie » est né pour caractériser les périphéries lointaines des métropoles (...)
- 4 Torres (2005) utilise le concept de « périphéries consolidées » en référence aux franges de la métr (...)
21Pour Rosa, (2011) il existe une crise conceptuelle, puisque les théories et catégories d'analyse actuelles n'arrivent pas à saisir les nouvelles réalités des métropoles brésiliennes. De nombreuses variations de la notion de périphérie émergent pour tenter de décrire les nouvelles transformations auxquelles les espaces en question ont été soumis : « hyperperiphérie »3 (Torres et Marques, 2001) « périphérie consolidée » et « périphérie non-consolidée » 4 (Torres, 2005) « périphérie métropolitaine » (Costa et al., 2006) etc. Face à cette multitude de notions et de concepts, Ritter and Firkowski (2009) soulignent que le terme périphérie devrait être toujours employé au pluriel (« periferias »), en raison de l'hétérogénéité des processus rencontrés dans ces espaces.
22Si dans les villes latino-américaines le processus de périurbanisation n’a pas suivi le même modèle des villes du Nord en termes d’organisation socio-spatiale et économique, aujourd’hui on y rencontre des similarités qui dérivent du processus de métropolisation et de complexification des structures urbaines. Comme on l’a détaillé plus haut, les grandes villes brésiliennes assistent à une dispersion de plus en plus prononcée des couches moyennes et supérieures vers les espaces considérés périphériques, ce qui semble rapprocher le processus d’étalement urbain des villes latino-américaines de la périurbanisation des villes du Nord. Dans un contexte de mondialisation, l'incorporation de ces concepts étrangers semble donc être de plus en plus récurrente dans la littérature latino-américaine pour tenter de saisir ces transformations récentes, associées aux logiques post-modernes de production de l’espace. Dans ce contexte, la littérature anglo-américaine joue un rôle essentiel (Le Goix, 2017).
23Ces dernières années, l’incorporation des concepts étrangers est de plus en plus fréquente dans la littérature brésilienne. Les notions de « périurbain » ou de « périurbanisation », empruntées des chercheurs français, gagnent du poids dans le vocabulaire de la recherche urbaine. Il faut, néanmoins, garder un regard critique par rapport à leur emploi, puisqu'il s'agit souvent d'une simple transposition de notions qui ne s’inscrit pas dans une réflexion critique. En effet, ce concept semble être plus fréquemment employé dans les travaux portant sur des questions d'agriculture ou de géographie rurale que dans la recherche urbaine (Rosa, 2011). Par ailleurs, peu de chercheurs brésiliens se sont aventurés à concevoir une définition du périurbain capable de l'incorporer aux logiques spécifiques des villes latino-américaines. Vale (2005) définit les espaces périurbains comme étant « des zones de transition entre la ville et la campagne, où les activités rurales et urbaines se mélangent [..] ce sont des espaces qui même en ayant des paysages ruraux, font partie des logiques urbaines. »
24De même, l’incorporation du concept américain de « suburbanisation » reste encore vague dans la littérature brésilienne. D’un côté, cette notion est employée pour décrire le processus de diffusion spatiale des classes moyennes et supérieures vers les espaces entre ville et campagne. De l’autre côté, on rencontre ce terme aussi dans les travaux portant sur la diffusion des couches populaires vers les franges des métropoles brésiliennes. Selon Pallone (2005), le significat étymologique du mot « subúrbio » renvoie à « l’espace qui entoure une ville », néanmoins ce mot serait incorrectement employé comme le synonyme de périphérie.
25Par ailleurs, Limonad (1999) associe le processus de suburbanisation des métropoles latino-américaines à la « sub-urbanização » (sous-urbanisation), faisant allusion à la précarité de l’urbanisation de ces franges. Vale (2005) postule que l’étalement des villes latino-américaines a entraîné un processus de « suburbanisation à l’envers », car il était guidé par des logiques opposées à celles des pays du Nord en termes des catégories sociales qui se sont installées dans ces espaces.
26Si tous les concepts signalés ont été employés pour désigner la première phase d’expansion périurbaine, des nouvelles notions s’imposent à l’heure actuelle. Depuis les années 1990, une myriade de termes et concepts ont été déployés pour décrire les nouvelles dynamiques à l’œuvre dans les franges métropolitaines : « edge cities » (Garreau, 1991), « edgless city » (Lang, 2003), « post-suburbia » (Phelps et Wu, 2011) etc. On envisage la création d’un nouveau vocabulaire urbain pour caractériser une nouvelle phase de l’urbanisation qui dépasse les logiques associées aux processus classiques de périurbanisation et suburbanisation et qui semble être en train d’émerger partout. Il convient donc de s’interroger sur une reproduction de ces dynamiques dans les villes brésiliennes et leurs particularités.
27La notion de « post-suburbia » émerge pour expliquer de nouvelles tendances de construction de la suburbia : la croissance de l’emploi suburbain, la diminution des navettes domicile-travail, l’étalement urbain indéfini, l’émergence de nouvelles polarités périphériques. Pour Phelps et Wu (2011), ce concept a offert une importante catégorie heuristique pour analyser les processus à l’œuvre au niveau mondial, sans être limitée aux États-Unis. Il existe une « disparité temporelle » qui permet l’émergence des modalités d’urbanisation, telles que la post-suburbia, dans différents contextes spatiaux et temporels. Même si le processus en question n’est pas automatiquement transposable des villes du Nord à celles du Sud, on y rencontre dans ces dernières des éléments appartenant à la post-suburbia. Les travaux de Roitman et Phelps (2011) sur les espaces périurbains à Buenos Aires révèlent quelques éléments communs aux villes latino-américaines qui peuvent être interprétés comme faisant partie de la post-suburbia. Ils soulignent que, dans les dernières années, l’installation de grands lotissements fermés dans les franges métropolitaines de la métropole semble être accompagnée du développement d’activités, telles que des activités commerciales, de loisirs, hôtels, cinémas etc. Par ailleurs, des études récentes portant sur l’étalement urbain en Amérique Latine (Salcedo et Torres, 2004) ont particulièrement situé les gated communities comme étant le fruit de différents processus de suburbanisation, périurbanisation et post-suburbanisation.
28Dans le la littérature brésilienne, le concept « d’edge city » est souvent associé au développement des lotissements fermés, qui sont accompagnés de l’émergence d’activités commerciales et d’emplois. Cette notion, importée de la littérature anglo-américaine, a été utilisée par (Garreau, 1991) pour définir des pôles secondaires en périphérie qui rassemblent surtout des emplois, des bureaux, des espaces commerciaux et services. Ce modèle d'occupation est de plus en plus rencontré dans d’autres métropoles brésiliennes comme Curitiba (Firkowski et Moura, 2014) et Belo Horizonte (Costa et Mendonça, 2010). À Belo Horizonte, le condomínio Alphaville, homonyme de celui de São Paulo, s'inspire des edges cities américaines, proposant une autonomisation du lotissement par rapport au pôle-centre. Le lotissement, conçu pour être une "ville à l'échelle locale", s'attache à l'installation de services et d'activités destinés à ses habitants (Costa et al., 2004).
29Pourtant, si aujourd’hui on insiste sur le transfert des modèles de production et d'appropriation de l'espace, l’émergence des nouvelles formes de production résidentielle dans les villes latino-américaines ne peut pas être automatiquement associée à une reproduction de l’american dream, car celles-ci possèdent des spécificités qui les distinguent fortement du modèle d’urbanisation anglo-saxon. Dans le cas de l’Amérique Latine, l’exclusion et le caractère fragmenté des villes (enjeux présents depuis la période de colonisation) les distinguent encore des villes du Nord. Moura (2010) postule que les communautés fermées qui se sont installées dans les marges urbaines des grandes villes brésiliennes ne concourent pas exactement à la définition d’edge city, car il ne s’agit pas d’espaces autosuffisants. Même si les gated communities intègrent de plus en plus d'activités de services et de loisirs, ils s’articulent toujours aux territoires environnants notamment en ce qui concerne l’appropriation de la main d’œuvre des couches populaires habitant dans les espaces environnants. En effet, il s'agit d'un processus en chaîne, où l’installation de lotissements privés contribue à attirer des emplois et activités qui pour leur part deviennent des facteurs d’attractivité territoriale pour les couches populaires. Roitman et Phelps (2011) appellent ce processus « suburbanisation dualisée », car il entraîne le partage spatial de deux types de population très distincts, les classes supérieures et les couches populaires, sous la forme de fragmentation sociale.
30Enfin, la reconfiguration des franges métropolitaines permet de poser la question de leur étude. avec des structures urbaines de plus en plus complexes, on doit réfléchir à la manière dont ces espaces et leurs dynamiques sont analysés. Effectivement, la mesure et le traitement statistique des espaces intermédiaires configurent l’un des principaux enjeux de leur étude. En France, l’INSEE a créé la catégorie statistique du périurbain en 1996, qui était établie selon des critères de navettes domicile-travail (Bretagnole, 2015). Dans le recensement brésilien, réalisé tous les dix ans par l’Institut Brésilien de Géographie et Statistique (IBGE), les espaces sont divisés en deux grandes catégories, les espaces urbains et les espaces ruraux. Les espaces urbains sont divisés en trois sous-catégories : espaces urbanisés, espaces non-urbanisés, espaces urbanisés isolés. Les espaces ruraux sont divisés en cinq sous-catégories : rural d’extension urbaine, bourg rural, rural, rural non-urbanisé.
31Pourtant, les mesures proposées par l'IBGE sont souvent critiquées du fait de ne pas traiter les espaces intermédiaires entre l'urbain et le rural (Pereira et Firkowski, 2010). En effet, le modèle de classification brésilienne détermine que toutes les municipalités soient automatiquement considérées comme des espaces urbains. En outre, dans le contexte brésilien tout ce qui n'est pas considéré urbain serait automatiquement défini comme rural, en écartant les espaces situés entre l’urbain et le rural. De ce fait, Veiga, (2004) critique les définitions élaborées par l'IBGE, en argumentant que la population brésilienne serait moins urbaine que ce qu'on le pense. Pour lui, le système de classification brésilienne, qui classifie 81% du territoire du pays comme urbanisé, serait obsolète et surestimé.
32Dans ce contexte, des études récentes visent à créer de nouvelles définitions capables de distinguer les espaces périurbains brésiliens. Même si ces études ne sont pas encore nombreuses, on constate une nécessité d'adapter les méthodes de classification territoriale à de nouvelles réalités sociales, économiques et politiques de plus en plus complexes dont la vision dichotomique urbain-rural ne rend pas compte. Dès lors, l’étude menée par Pereira et Firkowski, (2010) propose une méthodologie capable d’identifier les espaces périurbains dans la Région Métropolitaine de Curitiba, à partir de quatre critères distincts : la densité, les déplacements domicile-travail, la nature des activités économiques et la contiguïté avec le pôle-centre. Cette approche a permis de classifier 15% de la population de l’aire métropolitaine de Curitiba comme périurbaine.
33Ainsi, un des principaux défis actuels consiste à dépasser les limites institutionnalisées de l’aménagement local des villes brésiliennes. Les données disponibles sont encore structurées autour d’une double pensée binaire qui oppose non seulement les centres et les périphéries, mais aussi la ville et la campagne. Le manque d’une catégorie statistique permettant d’identifier les espaces intermédiaires rend leur étude encore plus complexe.
Figure 4- Le desserrement urbain dans les villes brésiliennes
34À l’aune d’un discours sur la mondialisation des dynamiques urbaines, le renouvellement de l’approche des marges des villes brésiliennes semble essentiel. Jusqu’à présent la majorité des travaux scientifiques se sont appuyés sur une idée capitale d’opposition entre le centre-ville et les périphéries, n’accompagnant pas la myriade de transformations à l’œuvre dans les franges périphériques actuellement. Cette approche semble insuffisante, non seulement du point de vue théorique, mais aussi en ce qui concerne les notions et les catégories statistiques utilisées, qui datent des années 1970. La notion de « periferia », la plus employée pour analyser les espaces entre ville et campagne, demeure imprégnée d’une vision discriminatoire des espaces en question.
35Certes, il ne faut pas sous-estimer le poids du modèle centre-périphérie dans l’organisation des villes latino-américaines, car il existe encore une forte asymétrie entre les espaces centraux et ceux situés en dehors du pôle-centre. Pourtant, il semble impératif de dépasser l’approche binaire qui oriente la recherche brésilienne, qui ne permet pas de saisir la diversité de modes d’habiter et des modes de vie observés dans ces espaces. Ces constats appellent également à la création d’une nouvelle catégorie de recensement capable de sortir du binarisme urbain-rural. Dans le cadre d’une évolution des dynamiques de production des espaces périphériques, ceux-ci recouvrent des trajectoires plus complexes et comparables aux villes du Global North.
36Dans une perspective de comparaison, le regard sur les marges des villes doit faire également preuve d’une profonde réflexion critique. L’étude des franges métropolitaines suscite des questions, car il s’agit d’espaces très hétérogènes, notamment lorsqu’on les examine dans un contexte transnational : les dynamiques touchant les marges des agglomérations peuvent varier largement d’un pays à l’autre. Ainsi, l’analyse croisée des processus de desserrement urbain et des concepts qui leur sont associés peut mettre en évidence une diversité d’objets « périurbains» – caractérisée par le poids des contextes territoriaux et scientifiques (Berroir et al., 2015).
Costa, H., Rezende, L. «Expansão metropolitana, habitação e a construção de sonhos de consumo: notas a partir do Alphaville. » In: XI Seminário sobre a Economia Mineira, Diamantina, 2004.
Depraz, S. La France des marges. Paris, Armand Colin, 2017.
Dodier, R. «Modes d’habiter périurbains et intégration sociale et urbaine. » Espace Temps, 2013, «https://www.espacestemps.net/articles/modes-dhabiter-periurbains-et-integration»