- 1 Ces derniers, aujourd’hui appelés Sateré Mawé, revendiquent toujours la paternité de l’invention et (...)
1Le guaraná, Paullinia cupana Humbodlt Bonpland Kunth var. sorbilis (Mart.) Ducke de son nom scientifique et waraná de son nom autochtone, est une liane sarmenteuse forestière de la famille des Sapindacées qui fut domestiquée en arbuste cultivé il y a entre 2 et 4 millénaires (Clement et al. 2010: 89 & Pereira 1954: 35). La mise en culture de la plante fut réalisée par un groupe de peuples amérindiens vivant dans la région d’interfluve (Medilhéia) des fleuves Madeira et Tapajos : Abacaxis, Andirazes, Magués, Mawé1. Le produit fini guaraná englobe un ensemble de produits fabriqués à partir des graines ou semences, qui poussent en grappes, sur la Sapindacée. Les graines du guaraná contiennent une forte proportion de méthylxanthines, ce qui fait d’elle une plante psychoactive (Rätsch 2005 : 9). De plus ce végétal contient, à l’état naturel et sous la forme de ses préparations traditionnelles, une teneur importante en tanins, à hauteur d’environs 10 %, et en saponines, environs 1 %. Ceux-ci adoucissent l’effet des méthylxanthines en permettant à l’organisme d’absorber lentement leurs alcaloïdes (Beaufort & Wolf 2008). Globalement le guaraná présente des propriétés antidépresseures, antifongique, tout en étant chémopréventif et stimulant du système nerveux central (Machado et al. 2015, Hamerski et al. 2013, Bittencourt et al. 2013, & Fukumasu et al. 2008).
2Deux mouvements transatlantiques, reliant les sphères de la production et de la consommation des filières marchandes du psychoactif guaraná, sont identifiables entre 1840 et 1921. Tout d’abord, au Brésil, la production de guaraná, auparavant monopole des Indiens Mawé, se métissa dans la petite industrie naissante de la ville Luzeia-Maué, à la suite de l’ethnocide de ces derniers au cours de la guerre de la Cabanagem. Cette diffusion et ce métissage répondirent à une demande régionale en augmentation. Parallèlement en Europe, un intérêt scientifique naquît autour de la guaranine, molécule la plus active de la plante qui était alors appelée Paullinia – aux côtés de la caféine, de la théine et de la cocaïne (T. von Martius 1826). Avec l’identification de cette substance et de ses effets, un ensemble de produits furent mis sur les marchés de santé en France grâce au soutien des scientifiques et à travers une distribution au sein des pharmacies. Le guaraná passa de plante consommée avant tout régionalement en Amazonie à un remède, principalement étudié et consommé sous la forme de molécule isolée, en France.
3Grâce à l’intermédiation de l’Ambassadeur français à la Cour de Rio de Janeiro Claude-Louis Cadet-Gassicourt, le guaraná atterrit en France sur les tables des scientifiques naturalistes et chimistes dans les années 1820 (Cadet-Gassicourt 1817). Marcelin Berthelot et Claude Dechastelus isolère la molécule active du guaraná, la guaranine, en 1840, pour la première fois en France (Réveil 1864 : 123). Le 8 mai 1840, M. Gravelle, qui leur avait fourni le guaraná lut, devant la Société Médicale d’Émulation de Paris, de l’École de Médecine, une Notice sur une Nouvelle Substance Médicinale Appelée Paullinia. Le scientifique présenta la paullinia comme « un excellent remède tonique et calmant à la fois », propriété qu’il attribue à la présence de « tanin » et d’une « substance cristallisable jouissant des propriétés chimiques de la caféine […]. La matière cristallisable, qui offre toute l’amertume du Paullinia, est digne de l’attention des praticiens. » (Gravelle 1840 : 3 & 18). Les scientifiques associèrent la culture de la plante au Brésil comme similaire au cacao et ils décrivirent ses actions comme un coupe-faim et en même temps un stimulant de l’appétit, à la fois tonique et calmant. Pour la première fois en France, des informations à propos de la fabrication de la plante au Brésil sont systématisées. Gravelle décrit ici assez précisément le procédé de fabrication du guaraná des Mawé et des métis de Luzeia (Maués). Le Paullinia, « préparé par les naturels du Brésil, offre extérieurement une couleur noire analogue à celle du chocolat ; sa masse semble enveloppée d’une croûte mince, ce qui est dû à son exposition dans les cheminées ; sa cassure présente intérieurement des espèces de petites cavités produites par le retrait de la masse, et ça et là des graines encore entières et enveloppées de leur tégument mince et brillant. » (Ibid.: 2).
Photographie : Détail d’un bâton (ou « pâte ») de guaraná tel que décrit au 19ème siècle (2015)
Source : Guayapi
4Ce même Gravelle avait en effet consommé au Brésil tant les pains de guaraná que ses racines « toniques et astringentes » (Ibid. : 4) et affirmait fournir les premières matières premières de guaraná en France pour la formulation des premiers produits pharmaceutiques, grâce à l’intermédiation du pharmacien parisien M. Dechastelus qui s’approvisionnait au Brésil. Gravelle considérait que le guaraná à la fois comme un calmant et relaxant : « ces remarques doivent faire comprendre que, tout en réussissant dans des maladies diverses, le Paullinia n’a pas des actions multiples ni contradictoires ; ses effets se rattachent évidemment à la seule vertu que je lui attribue, si je ne me trompe, la tonicité calmante et astringente à la fois. » (Gravelle 1840 : 6-7). Le guaraná était déjà présenté sous différentes formulations : pastilles, sirop, pilules à base d’extraits hydroalcooliques, poudre, pommade à base d’axonge. À partir de ces caractérisations et formulations médicinales, le commerce du guaraná put se développer en France sous différentes marques. Le premier produit à base de guaraná est attesté en France dès 1847 avec la « Poudre de Paullinia de E. Fournier », pharmacien, conseillé contre les migraines et la névralgie.
Photographie : Première publicité commerciale pour le guaraná en France, en 1847 : le Paullinia Fournier
Source : Journal des Débats Politiques et Littéraires du 2 février 1847 : 4, accessible en ligne sur www.retronews.fr
5Des indications sur ce produit sont données dans le Recueil de notices de E. Fournier sur ses préparations de Paullinia. Tout d’abord le pharmacien affirme que pour trouver le « médicament » il établit « des dépôts, mais nous ne délivrons jamais la substance première, afin que la préparation soit sûre et constamment la même » (Fournier ? vers 1840 : 4). Véritable souci de qualité ou secret de fabrication industrielle ? La substance première, produit des nombreux procédés de transformation et de filtration à partir de la pâte de guaraná obtenue du Brésil, est un savoir-faire qui mérite une protection intellectuelle.
Photographie : Produits et indications sur le Paullinia Fournier (vers 1840)
Source : Fournier ( ? vers 1840 : 4)
6Fournier, Dechastelus, Berthelot et Gravelle inventèrent, en 1840 avec le guaraná, les compléments alimentaires et les remèdes modernes. A partir d’un ensemble de composés d’extrait de guaranine sous la forme de sirops, poudres, teintures-mères et pilules, les médecins, chimistes, biologistes et pharmaciens présentent une plante qui répond aux maux quotidens affectant les français de l’époque. En 1850, Henri Cellier, dans son Recueil de notices de H. Cellier sur ses préparations de guarana, ou extrait de paullinia affirma que le guaraná est « une substance que l’on extrait des semences du Paullinia sorbilis, arbre qui croît dans l’Amérique du Sud, d’où nous le tirons directement » (Cellier ? vers 1850 : 1). Il y a identité entre la molécule active et la plante : ce recueil s’intitule « Guarana ou Extrait de Paullinia ». D’autres produits sont formulés : le « chocolat au Guarana », à « prendre tous les matins » ou le vin de Guarana « après chaque repas » (Ibid. : 2). Cellier affirme tirer profit « d’agents » sur le terrain en Amérique du sud qui choississent la « meilleure qualité » et met en garde : « Il faut se défier des contrefaçons, qui sont toujours funestes par leur inertie, car ce produit, plus que tout autre, est inimitable, et, si l’on veut être sûr des résultats, il faudra toujours exiger notre signature et l’adresse de notre maison, placées sur les boîtes et les paquets. » (Ibid.).
Photographie : Produits du Guarana Cellier (vers 1850)
Source : Cellier ( ? vers 1850)
7En 1858, un nouveau produit, manifestement inspiré par le Paullinia Fournier, à base de guaraná, est mis sur le marché : le « Paullinia Cléret », pour les mêmes affections : migraines, névralgies…
Photographie : Publicité pour le Paullinia Cléret en 1858
Source : Le Siècle n°8348 du 31 janvier 1858 : 4, accessible en ligne sur www.retronews.fr
8Au moins 3 marques de guaraná étaient donc distribuées en France dans les années 1850, sous le nom de Paullinia : le Paullinia Fournier, le Paullinia Cellier et le Paullinia Cléret. La légitimation scientifique des bienfaits du guaraná se poursuivit les années suivantes, comme on peut le voir avec une publicité de 1859 où une liste de médecins de Paris est mise en valeur pour attester de la qualité du produit. Le Paullinia, composé d’extrait de cristaux de guaranine et mélangé pour 5 francs la boîte, est l’un des premiers médicaments pharmaceutiques à succès vendu en France.
Photographie : Le paullinia est légitimé par la science pour soigner diverses affections (1859)
Source : Journal Le Constitutionnel n° 92 du 2 avril 1859 ( : 4) accessible en ligne sur www.retronews.fr
9Durant la décennie 1860, les annonces se succèdent en 4ème page des journaux pour vanter les mérites des Paullinia Fournier et Cléret, en prenant garde des malfaçons « astringentes et chauffautes ». Le Paullinia Fournier reste tout de même le plus reconnu et s’exporte même aux États-Unis en 1859, comme médicament « approuvé par les médecins de la Faculté de Médecine de Paris » devenu « universellement populaire dans toute l’Europe » contre la dysentrie, les cataractes, les affections pulmonaires, la neuralgie et les migraines.
Photographie : Première publicité pour le guaraná aux États-Unis avec l’exportation du Paullinia Fournier (1859)
Source : The New York Herald du 16 avril 1859, accessible sur http://0-chroniclingamerica-loc-gov.catalogue.libraries.london.ac.uk/
- 2 Si l’on tape les mots-clefs « Guarana Indiens Guarani » dans un moteur de recherche, on voit que ce (...)
10Suite à ces développements commerciaux en France, le Paullinia ou guarana, comme il commence à être nommé à l’époque, entre dans l’imaginaire français sur le Brésil. Dans la revue de vulgarisation scientifique La Science Pittoresque du 7 novembre 1860, on trouve la première représentation iconographique du paullinia-guarana en France, l’histoire de sa caractérisation chimique du produit ainsi que des indications assez précises sur sa fabrication du guaraná. L’auteur du texte justifie cette présentation : « on parle trop du paullinia à la quatrième page des journaux ; on en parle pas assez ailleurs » (Platt 1860 : 212). Cet article illustré loue en réalité les vertus du Paullinia Cléret vendu à la Pharmacie des Panoramas du 151 rue Montmartre à Paris : pastilles, sirops, pilules, prises, pommade et chocolat au paullinia (Ibid. : 213), et peut être considéré comme l’un des premiers publireportages à visée commerciale en France. La plante, à cause de son homonymie est associée aux Indiens Guarani2. Le guaraná serait préparé en broyant les semences et y ajoutant « un peu d’eau de cacao et de fécule de manioc », permettant ainsi sa conservation plusieurs années (Ibid. : 213).
Photographie : Première représentation iconographique du guaraná en France (1860) : « Récolte du fruit Paullinia par les Guarani »
Source : Platt 1860 : 213
11En 1863, dans son Formulaire Raisonné des Médicaments Nouveaux […], le pharmacien et professeur Oscar Réveil, élève et ami du professeur Trousseau, décrit plus précisément le Paullinia-Guarana, qu’il classe dans le catégorie des « astringents ». « On nomme guarana au Brésil, et on vend en France et ailleurs, sous le nom de paullinia, une pâte faite avec les semences du paullinia sorbilis (Sapindacées) ; le nom de guarana, est celui de la peuplade indienne qui fait usage de cette substance, comme médicament et comme comestible. » (Ibid. : 121-122). Puis le médecin se lamente « que les médecins ne le prescrivent pas, et que les pharmaciens n’en aient pas dans leurs officines, de pur et en fragments d’origine, au lieu des préparations spéciales vendues par quelques pharmaciens de Paris. » (Ibid.). Cette remarque révèle l’emprise de la molécule du guaraná, la guaranine, sur le marché médical français de la plante. Cette dernière était donc monopolisée par les médecins-chimistes qui s’approvisionnent en pâte de guaraná au Brésil.
- 3 Le « dépôt général » pour les produits Dechastelus était d’ailleurs établit à la Pharmacie E. Fourn (...)
12En 1865, d’autres annonces présentent les « Poudres et Pillules de Paullinia Fournier » aux États-Unis, contre les mêmes affections, « importées à Paris depuis l’Amérique du Sud, et là-bas préparées […] de la manière la plus consciencieuse et scientifique » (The Daily Dispatch du 28 décembre 1865, accessible en ligne sur http://0-chroniclingamerica-loc-gov.catalogue.libraries.london.ac.uk/). En témoignent les publications, durant les années 1860, du pharmacien Dechastelus, qui se présente comme « Pharmacien-Inventeur » contre les « contre-facteurs et les imitateurs » et met sur le marché le Vin Bipepsique de Dechastelus, au prix de 5 francs (Ibid. : 4) qui est la première boisson commerciale à base de guaraná connue. Cependant Dechastelus, comme on le voit sur la photo ci-dessous, reconnaît la supériorité qualitative du Paullinia-Fournier : « ce remède, sans valoir le Paullinia-Fournier… »3.
Photographie : Produits à base de guaraná de Dechastelus (vers 1860)
Source : Dechastelus ( ? vers 1860 : 3)
- 4 Le Brésil y était d’ailleurs présenté comme « terre promise des plantes médicinales » (Exposition U (...)
- 5 Ce dernier avance ensuite que « La maison Grimault et Cie a importé la première ce médicament, qu’e (...)
13En 1867, lors de l’Exposition Universelle qui eût lieu à Paris, le nom guarana s’impose comme suit : « fébrifuge estimé des indigènes, et qui a pris une place importante dans la thérapeutique française pour combattre certaines affections nerveuses à retour périodique. Il contient de la caféine » (Exposition universelle de 1867 à Paris. Rapports du jury international publiés sous la direction de M. Michel Chevalier […] 1867-1868 : 11, Chapitre II, paragraphe 1)4. La même année 1867, le 1er décembre, une note sur le Traitement et Guérison des maux d’estomac et des intestins liés à des troubles fonctionnels de l’appareil digestif […] est publiée par Burin du Buisson, pharmacien Lauréat de l’Académie de médecine de Paris. Au sein de celle-ci le pharmacien fait l’éloge d’une nouvelle marque de guaraná, le GUARANA de Grimault et Cie, qui viendrait « de la province de l’Amazone (Brésil) où il est préparé par les Indiens Manès sous forme de pains cylindriques, fait avec les fruits d’un arbre précieux, appelé dans le pays GUARANAZEIRO (qui n’est autre que le paullinia sorbilis des naturalistes). » (Burin du Buisson 1867 : 29)5. La liste des pharmacies, établie par Burin du Buisson, où l’on peut trouver ce produit, est conséquente : 113 pharmacies dans autant de villes en France, 9 en Belgique et 10 en Suisse (Ibid. : 31). Le produit était expédié depuis « Paris, chez M. FOLLET, ancienne pharmacie Dorvault, 7 rue de la Feuillade » (Ibid. : 30).
Photographie : Une nouvelle marque en France : le Guarana Grimault (1880)
Source : Journal Gil Blas du 19 décembre 1880 ( : 4, accessible en ligne sur https://www.retronews.fr/)
- 6 Ce dernier en publiera une note de recherche la même année dans le Journal des Connaissances Médica (...)
14Parallèlement à ces développements médicaux et commerciaux du guaraná en France, la reconnaissance de la plante, des lieux et des peuples qui la produisent se fait plus précise au Brésil, au cours de la seconde moitié du 19ème siècle. La production et la consommation de guaraná s’y développent. En 1878, le médecin S. Eugel écrit dans le journal Le Gaulois (numéro 3383 paru le 26 janvier 1878) que le paullinia Fournier a des « résultats constatés depuis plus de trente ans » contre les maux de têtes et les névralgies (Le Gaulois 1878 : 2). En 1885, la première thèse pour le doctorat en médecine sur le guaraná est soutenue à Paris par Robert Gosset-Deslongchamps6. Cette dernière s’intitule Étude Expérimentale sur les effets physiologiques du Guarana et de la Guaranine et l’auteur affirme en préambule que
« c’est en vain que je me suis adressé à Paris chez tous les marchands de produits d’exportation, je n’ai pu trouver chez aucun d’eux du guarana authentique. On m’a offert plusieurs fois, comme guarana, une poudre dont il eût sans doute été bien difficile de déterminer la véritable nature. Grâce à l’obligeance de M. Doray, pharmacien au Havre, mon ami et compatriote, j’ai pu me procurer encore un kilo de pâte de guarana sous la forme de saucisson, qu’on lui donne habituellement dans le commerce. » (Gosset-Deslongchamps 1885 : 6).
- 7 A cette époque une différenciation sur l’origine du produit était perçue entre le guaraná « indigèn (...)
15Ce dernier parle du Paullinia que l’on cultive pour faire « une pâte préparée avec les semences du Paullinia sorbilis (Martins) » comme du Uaranazeiro (Ibid. : 7). Cette pâte est pétrie par les Indiens pour prendre la forme, pas seulement de bâtons, mais « de poissons, de tapirs, de fourmilliers et autres animaux indigènes » et que le guaraná est prescrit « en poudre, en extrait, en sirop, en limonade » (Ibid. : 8-9). Il est râpé, au Brésil, avec l’os lingual d’un poisson, le Vastres condaminea (Ibid. : 9). « Le Paullinia a conquis à Paris, pendant quelques temps, une certaine popularité pour le traitement des migraines. » ( : 10). D’après les résultats de ses expériences d’injection de guaranine pure sous la peau de divers animaux (grenouille, chien, cobaye…), ce dernier conclut : « on voit […] que les effets physiologiques de la guaranine, contrairement à l’opinion émise par plusieurs auteurs, ne sont pas identiques à ceux de la caféine et qu’ils ne représentent en rien ceux de la cocaïne. » (Bochefontaine & Gosset 1885 : 6)7.
16En 1886, au sein de la Notice sur la Section Brésilienne d’une exposition sur Le Brésil à Bourges, il est fait état du guaraná comme d’une des matières premières les plus notables de l’Empire du Brésil, aux côtés du cacaoyer, du maté et de la coca (Le Brésil à Bourges 1886 : 12), présenté dans l’exposition sous la forme d’un « morceau de guarana de Manès (Amazone) » et d’une « grenouille en guarana, du rio Solimões » (Ibid. : 60). Ici, Manés doit être lu comme le municipe de Maués. Parallèlement au Brésil, les expéditions naturalistes permettent aux Européens de mieux comprendre le contexte socio-écologique de la production et de la consommation de la plante.
17Lors de son voyage de la remontée de l’Amazone jusqu’à Santarem, du 10 octobre au 19 novembre 1849, Richard Spruce, arrivant à l’embouchure du fleuve Tapajos, décrit à propos de leur hôte dans la ville, le capitaine Hislop :
« Un temps, il commerça extensivement à Cuyabá, la capitale des provinces montagneuses du Matto Grosso, qui est atteinte en ascendant le Tapajoz presque jusqu’à sa source, et en passant ensuite par un court portage par la source de l’un des affluents principaux (head-streams) du Paraguay, où Cuyabá est située. Les produits de base (staple produce) de Cuyabá étaient des diamants et de la poussière d’or, et Santarem pouvait offrir en échange du guaraná, le produit de plantations dans les voisinnages immédiats, et du sel, amené depuis le Portugal : deux articles de première nécessité pour les mineurs de Cuyabá, et en ces temps difficilement obtenus exceptés depuis Santarem. » (Spruce 1908 : 62)
18En 1852, 262 arrobes de guaraná sous forme de pâte, soit 3013 KG de produit fini, furent expédiés en Europe, sans doute via São Paulo (Hernández Bermejo & León 1994 : 223). En 1873, nous en apprenons plus sur l’économie, le commerce et les usages du guaraná au Brésil grâce à Conego Francisco Bernardino de Souza. Ce dernier l’appelle Paulinea sorbilis, « de la famille des pindaceas », et la décrit comme une « vivace, grimpante en forme de liane » qui « contient une grande quantité de caféine, gomme, tanin, etc… ». Elle serait
- 8 Cette description des Indiens consommant la racine de la plante et non pas la pâte formée à partir (...)
« réfrigérante, calmante, subtonique et astringente ; aussi elle est réputée comme anti-fiévreuse. Elle s’ingère en interne, réduite en poudre tenue et fine, par le moyen d’une râpe, dans la dose de deux à quatre octaves pour un litre d’eau fraîche ou légèrement tiède, adoucie avec du sucre. […] De la racine, qui est très amère8, les indiens font usage en infusion comme préservatif des fièvres intermittantes. Le guaraná est cultivé en grande quantité dans les municipes de Maués et Villa Bella da Imperatriz (Parintins). A Maués surtout elle constitue quasiment l’unique industrie qui a tant concourrue pour sa prospérité. La plante guaraná, dit l’infatigable Sr. Ferreira Penna, paraît être la fière compagnone des tribus indigènes Mundurucùs, Maués, Araras, Muras et Apiacás. Sa patrie, depuis que c’est là où elle est le plus communément trouvée en état sylvestre, est cette région magnifique, encore en grande partie habitée par ces tribus et que l’auteur de la Corografia Brasilica dénomina Mundurucania, comprise entre le Tapajos et le Madeira, région merveilleuse par la variété et l’abondance de ses riches produits végétaux. Les habitants de la province de Matto Grosso et de la Bolivie, depuis les marges du haut Paraguay et du Madeira jusqu’aux montagnes orientales des Andes, font une grande consommation du guaraná, qui possède entre eux, l’emploi que dans le Pará et dans presque toutes les provinces se fait au café et dans le Rio Grande au mate. Ils le consomment froid tous les jours, principalement tôt le matin, dans un calice ou une calebasse (cuya), en fonction des conditions sociales de chacun. Pour réduire en poudre la pâte du guaraná on emploie généralement la langue osseuse du pirarucú, qui substitue de manière optimale une lime. […] Les indiens Maués, beaucoup de Mundurucùs, les Muras et les Araras le prennent à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, en commençant de 3 à 5 heures du matin… Chaque année descendent par le fleuve Madeira des marchands de la Bolivie et du Matto Grosso qui se dirigent à Serpa et Villa Bella da Imperatriz, où ils amènent leurs produits d’exportation et d’où ils reçoivent ceux de l’importation. De là avant de revenir ils vont à Maués, d’où ils emmènent mil arrobes (arrobas, avec 1 arrobe = 12,5 KG soit 12,5 tonnes environs) de guaraná, rentrant donc avec leurs ubás ( ?), ces dernières chargées de ce dernier produit, qu’ils vont vendre dans les départements de Beni, Santa Cruz de la Sierra et Cochabamba en Bolivie et dans les peuplement du Guaporé et de ses affluents. Le prix de chaque arrobe de guaraná, acheté dans les municipe où il est fabriqué, est de 40$ à 5$000 (milréis). Au Matto Grosso il arrive beaucoup de fois à des prix fabuleux. Voici comment ils le préparent : Ils grillent à feu doux l’amande, qui est de couleur obscure et presque de la taille d’une noisette, ils la triturent bien dans un pilon, en lui jettant un peu d’eau, jusqu’à rester bien compacte et ils lui donnent alors la forme de rouleaux cylindriques ou tout autre, pour finalement être emmenée au four et durcir. Ainsi préparé, il dure des années sans altération. En général, est considéré de qualité supérieure le guaraná qui présente une couleur claire dans l’intérieur ; si cela n’est pas le signal décisif de sa perfection (posto que não seja isto signal decisivo da sua perfeição). » (Souza 1873 : 245-247).
19Le fumage du guaraná au sein de fours et non plus de cheminées est une innovation métisse dans l’étape de la transformation du guaraná. Les voies commerciales se diversifient : au Tapajos et au Paraná, qui approvisionnent Cuyaba, São Paulo et la ville de Guaporé, répond maintenant le fleuve Madeira, qui permet de desservir la Bolivie avec Santa Cruz de la Sierra puis, via le Béni, la ville andine de Cochabamba. Entre 1876 et 1894, Élisée Reclus confirme les origines de la culture du guaraná dans sa Nouvelle Géographie Universelle. En reprenant les éléments issus des travaux de Carl Friedrich Philipp von Martius il associe clairement les Indiens Mauhé à la plante, tout en précisant que ces derniers avaient alors perdu le monopole de la production de la plante. Il les décrit comme « fort méfiants, rusés et souvent perfides » :
« Les Mauhé du bas Tapajoz et des rives amazoniennes, qui ont donné leur nom à tout un ensemble de coulées sur la rive méridionale du grand fleuve paraissent appartenir à la même souche que les Mundurucú […].Aussi industrieux que les Mundurucú, ils étaient naguère les seuls Indiens qui préparassent la guarana, décoction qu’on obtient avec les fèves d’une espèce de liane, paullinia sorbilis, et que l’on emploie dans tout le Brésil, et jusqu’en Bolivie, contre la dysentrie et les fièvres intermittentes. Avant les combats, les Mauhés prennent aussi de la guarana pour se donner de la vigueur et se rendre insensibles aux blessures. Dans les transactions locales, les fèves du paullinia servent de monnaie. » (Reclus 1876-1894 : 178-179).
20D’après les données de Paul Le Cointe sur l’exportation du guaraná à la fin du 19ème siècle, on voit que la plante, toujours principalement consommée au niveau régional, commença à être aussi exportée depuis les ports de Manaus et Belém. Bien que la production et commercialisation du guaraná restèrent contrôlées par les municipes de Parintins et Maués, on enregistra, par exemple, une exception en 1895-1896, avec une exportation de plus de 50 tonnes depuis Belém contre un peu moins de 24 tonnes depuis Parintins et Maués. Cela est dû à l’arrivée, comme nous l’avons vu au cours de la partie précédente sur la noix d’Amazonie, des flottes commerciales de bateaux à vapeurs en Amazonie au cours de la deuxième moitié du 20ème siècle. Comme Claude Lévi-Strauss le remarqua dans les années 1930 (voir ci-après), l’exportation du guaraná à São Paulo, par cabotage sur la côte depuis Belém, concurrença fortement le transport interne par la remontée du Tapajos, avant de la susbtituer complètement.
Tableau : Exportations par Manaus et par les autres ports amazoniens (Parintins et Maués) de guaraná
Source : Le Cointe 1922 : 477
21En 1895-1896, Henri Coudreau, durant son Voyage au Tapajoz, constate : « Les Maues, qui étaient autrefois de grands producteurs de guaraná, ont aujourd’hui à peu près complètement délaissé ce travail pour celui de la borracha. On n’évalue pas aujourd’hui à plus de 100 arrobas (1500 kilos) la quantité totale de guaraná produite par le pays maues. » (Coudreau 1897 : 25).
Carte : Circulation du guaraná à la fin du 19ème siècle
22En 1890 est lancée la première boisson formulée à base de guaraná en France : le vin Bravais. Ce dernier, formulé par l’inventeur Raoul Bravais, contient des extraits de coca (cocaïne), guarana (guaranine) et de cacao (théobromine). L’iconographie du produit montre un homme fort, félin, qui rappelle l’imageries du demi-Dieu grec Hercule. C’est le début de la mercatique moderne du guaraná et d’une forme de biopolitique, où un idéal-type et de corps d’homme est associé à la prise de la plante. Comme l’affirme Vandana Shiva
« Les producteurs de telles marchandises […] élaborées à partir de connaissances locales mais sans se fonder sur l’organisation éthique, épistémologique ou écologique de ces systèmes de connaissances […] se servent de fragments de la biodiversité comme matière première pour élaborer des produits biologiques protégés par des brevets, lesquels produits vont modifier la biodiversité et le savoir indigène après les avoir exploités. » (Shiva 2002 : 101).
23Ce type de conséquence en boomerang, où les firmes exploitent le savoir des peuples autochtones pour en extraire les principes biomoraux de leurs contextes, trouve une finalité explicite dans la vente des produits composés à ces mêmes peuples. D’après Eduardo Brondizio « la technologie est réemballée avec un discours et une terminologie techniques, et est réintroduite par de nouveaux agents qui gagnent des positions dans le système de production et qui bénéficient de nouveaux marchés et d’incitations économiques pour un développement régional ‘durable’ inaccessible à la plupart des producteurs. » (Brondizio 2008 : 13).
24Le vin Bravais se situait à la frontière d’un remède médical (il est « tonique », « nutritif » et « reconstituant »), vendu en pharmacie, et d’un produit gastronomique, à consommer des « verres de Bordeaux à Madère ».
www.gallica.bnf.fr25Par un retour transatlantique intéressant, les premières boissons au guaraná brésiliennes furent formulées au début du 20ème siècle, qui correspond au moment où la plante tomba dans l’oubli en France, hormis une thèse de doctorat en médecine soutenue sur la plante à l’Université de Paris en 1931 (de Berrêdo Carneiro 1931). En 1907 le chimiste, pharmacien et inventeur brésilien Pedro Baptista de Andrade formule avec le médecin, philosophe et homme politique Luís Pereira Barreto la première boisson brésilienne arômatisée au guaraná à Manaus : le Guaraná Andrade. D’après Paul le Cointe, dans la décennie 1910, environs 30 tonnes de guarana étaient expédiés, via le Rio Tapajoz (fleuve Tapajos) vers Cuiabá dans le Mato Grosso (municipe de Cuiaba) (Le Cointe 1922 : 479). 10 à 30 % de cette quantité, selon les années, étaient exportées en Europe. Le guaraná était donc encore consommé, durant la première moitié du 20ème siècle, principalement sur les marchés domestiques et régionaux, mais commençait à être exporté régulièrement aux États-Unis et en Europe. Celui-ci atteignait des prix élevés et il n’était pas rare, d’après Paul le Cointe, que son prix de revient fut multiplié par 40 voire 60 au long de ses voyages vers la Bolivie : « le guarana s’est longtemps vendu sur les lieux de production au prix de 2 500 à 3 000 réis le kilogramme, et il atteignait parfois en Bolivie le prix de 120 000 réis. Depuis quelques temps il a beaucoup augmenté de valeur en Amazonie, et se côte de 8 à 10 000 réis le kilogramme à Belém (6 000 seulement en 1916) » (Le Cointe op. cit. : 478-479).
Tableau : Exportations en volume et en valeur de guaraná par port au Brésil et importation en volume par pays ou région (1900-1927)
Sources : élaboration personnelle d’après Le Cointe 1922 : 478 & de Berrêdo Carneiro 1931 : 18
26Contrairement à de nombreuses plantes amazoniennes mondiales, le guaraná était consommé au début du 20ème siècle à plus de 90 % en Amérique du Sud et au sein même du Brésil. Les ports exportateurs principaux n’étaient pas Belém et Manaus comme pour le caoutchouc ou la noix d’Amazonie mais les petits municipes de Parintins et Maués, région historique de domestication de la plante. Cependant pour ces deux municipalités (municipios ou municipes au Brésil) les statistiques sont manquantes pour plusieurs années.
27En 1921, Pedro Baptista de Andrade améliora la recette de son Guaraná Andrade et formule le Guaraná Champagne, une boisson gazeuse (refrigerante) qui était fabriquée par la firme Companhia Antartica Paulista. Celle-ci, basée à São Paulo, achètait les graines de guaraná aux producteurs métis de la ville Maués, et, sans doute, au Indiens Maués de l’intérieur des terres. La valeur ajoutée du produit était auparavant intégralement captée par les producteurs-transformateurs métis de Maués et indigènes de l’intérieur des terres car ils fournissaient un produit fini. En effet ceux-ci vendaient la pâte de guaraná prête à râper dans l’eau pour être consommée. Avec la formulation des boissons gazeuses au guaraná, les producteurs ne fournirent plus qu’un produit semi-fini : les graines de guaraná cuites ou séchées (guaraná em rama) qui seraient ensuite transformées en extraits intégrés aux boissons. Les firmes des boissons gazeuses s’imposent alors comme les agents captant une part importante de la valeur ajoutée des filières de guaraná au cours de la première moitié du 20ème siècle.
28Avec le Guaraná Champagne, le guaraná devient une boisson qui jouit d’une image gastronomique : le terme champagne, associé à la plante amazonienne, résonne comme un gage de qualité. Le soda de la famille brésilienne (o refrigerante da familia brasileira) est donc appelé à prendre sa place sur toutes les tables, notamment du sud du pays où il est fabriqué. L’image de l’Indien, autrefois prégnante dans les récits entourant les usages médicinaux de la plante, est ici entièrement effacée au profit d’une brésilianisation du produit. « Tonique des anciens et tonique des jeunes, boisson des sains et boisson des convalescents […] tonique des muscles et restaurateur des énergies […], boisson sans alcool. », le Guaraná Antártica vise tous les publics, et participe de la consolidation de la brésilianité.
- 9 Qu’il définit comme « L’usage commercial des plantes et des connaissances traditionnelles sur les u (...)
29D’autres marques de boissons gazeuses au guaraná sont lancées, comme le Guaraná Genuino de la firme Brahma en 1924 puis le rafraîchissant (refresco) Guaraná Espumante en 1927 ainsi que le Guaraná Brahma de la Compahia Cervejaria Brahma la même année. En 1925, la Société Bahianaise d’Agriculture introduit des plants de guaraná (guaranazeiro) dans le Jardin Botanique de Retiro à Salvador (État de Bahia) (Homma 2014 : 312). Aux côtés de l’incorporation du guaraná comme un produit typiquement brésilien, ayant sa place dans la gastronomie du pays, on trouve un autre mouvement, celui de la masculinisation et de la brésilianisation de la consommation du produit. Comme le montrent explicitement les deux publicités qui suivent, le guaraná est amené à être consommé par des hommes, blancs, parfois servis par des femmes indiennes qui sont folklorisées. Dans le même temps la brésilianité du produit est affirmée, comme il est écrit sur l’une des publicités : « Boisson du Brésil, meilleure, bien meilleure que les vermouths de l’Italie ou les Cognacs de France. Garde, cher touriste, son nom en tête (de cor), et diffuse le dans son pays, entre personnes élégantes. Guaraná ! Guaraná ! Guaraná Espumante ! ». Pour illustrer ce texte, une image montre une indienne à plume, blanche, offrant une bouteille du produit à un homme. Cette appropriation d’un produit indigène par une forme d’occidentalisation et une masculinisation de sa consommation répond à la définition de l’appropriation des plantes d’Ikechi Mgbeoji. D’après cet auteur la biopiraterie9 ne doit pas être envisagée comme une question de déplacement transnational de germoplasme, mais plutôt comme une logique d’appropriation qui privilégie l’accumulation du capital depuis un point de vue racialisant et genré qui invisibilise les populations autochtones. (Mgbeoji 2006 : 90). C’est sur cette invisibilisation des populations autochtones et des Indiens Mawé que le guaraná moderne, aliment désormais quotidien des brésiliens et bientôt plante globale, naquît.
30Photographie : Européanisation, sexualisation et folklorisation du guaraná (années 1920)
Source : Propagandas Históricas do Brasil (www.propagandashistoricas.com.br)