1Face aux limites atteintes par le modèle de métropolisation brésilienne - expansion et densification des quartiers précaires dans les villes, limite de la capacité des grandes villes à absorber l'exode rural tant démographiquement que spatialement, économiquement et socialement, remise en question du modèle de développement choisi - les petites villes, les bourgs et les espaces ruraux ont une singularité qui doit être saisie. Ceux-ci sont hétérogènes et présentent des profils très variés, même si l'on ne se concentre que sur une seule région du pays, ici le Sud. On constate que l'exode rural est davantage un exode agricole, qui alimenterait surtout la multifonctionnalité des milieux ruraux et la centralité des petites villes (Veiga, 2006 ; Mattei, 2015).
2Les espaces ruraux observés sont plus ou moins intégrés, plus ou moins dynamiques ou touchés par la crise du modèle agricole développé jusqu'alors dans le Santa Catarina et le Rio Grande do Sul, mais tous abritent des acteurs préoccupés par le départ des jeunes vers les villes. En choisissant d'analyser les dynamiques de trois territoires distincts (microrégions de Campos de Lages - SC, Extremo Oeste - SC et Santa Cruz do Sul – RS) et les récits de vie de jeunes ayant choisi de rester ou revenir en milieu rural, nous proposons d'analyser le rôle des pratiques culturelles dans l'évolution de trois territoires ruraux au Sud du Brésil.
Localisation de nos trois terrains d'étude, des microrégions situées dans les États de Santa Catarina et Rio Grande do Sul
Réalisation : H. Chauveau, 2016).
3À travers l'observation de l'évolution des politiques publiques de développement rural, de culture et de jeunesse des gouvernements démocratiques populaires récents et l'examen des pratiques culturelles concrètes de jeunes investis dans leurs communautés, il apparaît qu'un ensemble de recompositions territoriales ont lieu. Or, si le rôle de la culture comme agent de développement et de différenciation est souvent invoqué pour les métropoles, il est urgent d'observer aussi la mobilisation qui en est faite ou non dans les espaces ruraux. Ceux-ci, et ce seulement depuis quelques années au Brésil, ne sont plus perçus seulement comme des espaces de production avec une vie sociale réduite au noyau paysan, mais deviennent des espaces de loisirs, des réserves de valeur, des espaces de possible, sollicités comme tels à la fois par les urbains mais aussi par les ruraux eux-mêmes. Les politiques publiques et les mouvements sociaux, dont le contexte est totalement bouleversé depuis quelques mois, participent aussi de ces recompositions du rural par la mise en place, ou non, d'actions orientées vers les pratiques culturelles des jeunes ruraux.
4Dans ce contexte, le cas du Sud du Brésil permet de mettre en lumière les dimensions historiques et culturelles du développement et des rôles territoriaux attribués au rural dans ce pays. On observe sur ces dernières années une véritable modification de l'imaginaire lié au rural et des fonctions qui lui sont attribuées. Jeunes gaúchos, colonos, caboclos, sportifs, comédiens, sans-terre, musiciens, étudiants, agriculteurs, s'emparent de leur territoire à travers des pratiques culturelles, et en révèlent, en vivent et en orientent la trajectoire par leurs propres parcours de vie. Leurs pratiques culturelles et de loisir, tour à tour ancrées et identifiées comme rurales ou se réinventant par l'individualisation et l'hybridation, cristallisent une recherche de sens de la part de cette génération d'agriculteurs familiaux. Le rapport au rural et à la culture des jeunes issus de l'agriculture familiale est peu connu, nous pensons pourtant qu'il est une porte d'entrée vers la compréhension des écarts spatiaux, sociaux et culturels entre rural et urbain et entre territoires ruraux insérés différemment dans les recompositions en cours actuellement au Brésil.
5Les changements très profonds intervenus dans les politiques publiques à partir des années 2000 au Brésil (dans leur mode d'élaboration, de mise en place et leur philosophie globale) ne sont pas sans rapport avec les pratiques culturelles des jeunes ruraux, qu'elles ont pris comme objet, même marginalement, mais de façon tout à fait nouvelle, en influençant au moins leur contexte de réalisation. Ces pratiques influencent également les évolutions des rapports entre territoires et participent de la reprise en considération du rural par lui-même et par le reste de la société.
6Le rôle du Ministère du Développement Agraire (MDA) dans la réforme agraire, pour le développement rural et pour les jeunes ruraux a été indéniable. Sa création en 1999 dénotait d'une volonté de travailler pour l'amélioration des conditions de vie des travailleurs de l'agriculture familiale et la mise en oeuvre d'une réforme agraire. Si les critiques sont nombreuses sur l'efficacité des politiques mises en place (segments de l'agriculture familiales totalement délaissés, réforme agraire non aboutie, investissements insuffisants face à ceux réalisés pour l'agronégoce), les écarts entre classes sociales en milieu rural et les écarts de développement entre villes et campagnes ont bien diminués grâce à l'action de ce ministère (Cazella et alii, 2016). PRONAF, PRONAF-Jovem, Minha Casa Minha Vida, Bolsa Família, PNAE, PAA, sont autant de programmes qui ont participé à l'intégration de l'agriculture familiale dans la société (par l'encouragement des investissements, des circuits courts, de la formation professionnelle). L'installation de plus de 300.000 familles à travers la réforme agraire a permis à des milliers de personnes de sortir de la grande pauvreté, d'imaginer une vie durable en milieu rural, en vivant de leur terre. Ce qui ressort de ces années de politiques publiques c'est surtout un changement de philosophie dans la prise en compte du rural comme un tout, au delà de l'agronégoce et au delà de la production. En effet, considérer le rural non seulement comme un lieu de production mais comme un lieu de vie d'une population ayant des besoins et des ressources variées, vient contrecarrer une vision traditionnelle, du développement rural perçu comme une garantie de l'accroissement de la production agricole.
7Depuis l'impeachment d'août 2016 et la crise politique qui s'en suit actuellement, les politiques de développement rural ont été énormément bouleversées. La suppression de l'emblématique MDA et sa transformation en un secrétariat dépendant du Ministère du Développement Social a été un symbole fort, avec des répercutions très concrètes sur la baisse de sa capacité à faire avancer la Réforme Agraire, à redistribuer les richesses vers l'espace rural et à donner plus de droits aux travailleurs ruraux. La définition de l'agriculture familiale par l'État a elle même a été restreinte par le décret n° 9.064, du 31 mai 2017 instaurant le Cadastro da Agricultura Familiar, mettant en péril l'accès aux politiques publiques pour une large part de la population rurale. Une loi est en discussion permettant le paiement des ouvriers ruraux seulement en nature (hébergement), étant considérée par de nombreux observateurs comme une forme de légalisation du retour à l'esclavage. Les mesures de protection environnementales et des minorités ethniques sont également largement compromises, le lobby « ruralista » souhaitant permettre la vente et l'exploitation du plus de ressources possible. Enfin, la criminalisation des mouvements sociaux ruraux est un signal fort donné en terme d'orientation du rôle de l'État dans les espaces ruraux.
8De la même façon que les politiques de développement rural, les politiques culturelles ont largement évolué pendant les années de gouvernement démocratique et populaire. Depuis 2003, le Brésil des politiques culturelles a connu l' « ère Gilberto Gil / Juca Ferreira », du nom de ces deux hommes ayant été successivement à la tête du Ministère de la Culture dans le gouvernement Lula. Concrétisé par une loi en 2010, le projet phare de ces dernières décennies avait été le Plan National de la Culture, co‑construit à partir d'une vaste consultation nationale sur ce que les Brésiliens entendaient par « culture brésilienne » et la façon dont la politique publique pouvait « construire les interactions entre culture et société ». Il a aboutit à des dizaines de mesures avec des résultats à plus ou moins long terme, des déclinaisons locales et un budget annualisé visant à la « consolidation de la citoyenneté culturelle [...] mêlant justice sociale, égalité des chances, conscience environnementale et coexistence dans la diversité » (MinC, 2012, p.10). Le programme Cultura Viva est un des résultats de cette mobilisation avec la mise en place des Pontos de Cultura : des associations ou groupes culturels existants qui ont reçu un financement triennal pour se consolider et diffuser leur production. Action emblématique de Gilberto Gil, les Pontos de Cultura ont essaimé dans le pays, y compris ses zones rurales, une vision décentralisatrice, démocratique et populaire des pratiques culturelles. Si l'on ne peut raisonnablement parler d'une réelle réduction de l'écart d'offre avec les villes, ces politiques publiques ont contribué à la redéfinition de la culture et des écarts entre cultures dites urbaines et dites rurales ainsi qu'entre cultures dites savantes et dites populaires. Enfin, le souci de formuler des politiques publiques spécifiquement pour la jeunesse, est très récent, voir encore dérisoire au Brésil (Novaes, Vannuchi, Ribeiro, 2004, p.19 ; Carneiro, Castro, 2007, p.23) et si en tant que sujet de droit et de politiques publiques, le jeune n'a émergé au Brésil que dans les années 1980 (Novaes, 2012), c'est surtout à partir du premier gouvernement Lula que sont apparues des mesures significatives. Parmi elles, la création, en 2005, d’un Secrétariat national de la jeunesse visant à élaborer des politiques destinées à la jeunesse, institutionnalisant le Conseil national de la jeunesse composé pour deux tiers de représentants de la société civile (diverses entités, organisations et mouvements sociaux ruraux et urbains) et d'un tiers de représentants du gouvernement.
- 1 Voir la lettre officielle : http://www.cultura.gov.br/noticias-destaques/-/asset_publisher/OiKX3xlR (...)
- 2 Source vérifiée : http://www.revistaforum.com.br/2016/11/11/com-pec-recursos-da-cultura-terao-corte (...)
- 3 Pour une muséographe rencontrée dans l'Oeste Catarinense en 2012 : « estávamos num processo de cons (...)
9La situation des politiques culturelles fait partie de celle qui est la plus déstabilisée par la crise politique actuelles (avec les politiques de préservation de l'environnement et de protection et redistribution sociale). Dès son arrivée au pouvoir, Michel Temer (vice-président ayant organisé la destitution de Dilma Roussef) a supprimé le Ministère de la Culture. Suite à la pression populaire, le ministère à rouvert ses portes avec à sa tête le diplomate Marcelo Calero, jugé totalement extérieur au monde culturel. De nombreuses démissions et une globale absence d'activité ont émaillé son mandat. Son acte le plus fort fut sa démission, qu'il a expliqué dans une lettre officielle être liée au refus de pratiquer des « irrégularités »1. C'est le député Roberto Freire qui lui succède en novembre 2016 avec une gestion considérée comme « inexpressive » avec cependant une baisse du budget de la culture de 44%2. Il doit démissionner six mois plus tard suite au scandale de corruption atteignant une grande partie du gouvernement actuel. Le cinéaste João Batista de Andrade a ensuite été nommé « ministre par intérim » avant que le journaliste Sérgio Sá Leitão ne devienne l'actuel ministre en juillet 2017. En une année ce sont donc quatre ministres qui se sont succédés et on assiste à un démontage, une paralysation ou un abandon des programmes de participation de la société civile qui avaient été mis en place. Avec les coupes budgétaires, certains programmes déjà engagés continuent mais les demandes sont suspendues3.
10Ainsi, autant pour les politiques de développement rural que pour les politiques culturelles ou de jeunesse, l'actualité est alarmante. La criminalisation des mouvements sociaux agissant en milieu rural compromet l'expression libre des segments les plus marginalisés des politiques de développement rural et rend difficile la sauvegarde des acquis et la défense des droits. Mais la dynamique impulsée par les politiques que nous venons de survoler et le changement dans la prise de considération de certains sujets et domaines, comme les pratiques culturelles des jeunes ruraux, sont irréversibles. En effet, nous considérons que même en cas de régression dans les investissements voire d'incrimination publique des mouvements sociaux ou associatifs, des recompositions ont d'ores et déjà été enclenchées par ces actions et leur mode de construction. Ainsi, parallèlement aux actions des États fédéraux, de l'Union et des municipes, les territoires ruraux sont en voie de recomposition grâce à des dynamiques internes.
11Depuis les années 2000, la dichotomie qui caractériserait le rural et l'urbain au Brésil tend-elle à s'estomper ou a s'accentuer ? Il n'y a pas de réponse univoque et d'un point de vue des pratiques culturelles des jeunes ruraux la réalité est clairement double. Dans les deux cas néanmoins, les pratiques culturelles des jeunes ruraux influencent les évolutions des rapports entre territoires (Chauveau dans Peixer et Carraro, 2016).
- 4 Comme le « semi-rural » de Lopes (1978, p.57), qui considérait dès les années 1970 que le recenseme (...)
12En premier lieu, la place des petites villes est réaffirmée, comme le montre l'exemple de l'analyse des mobilités culturelles des jeunes. Selon les enquêtes (observations et entretiens) que nous avons menées dans le Sud du pays, les jeunes ruraux circulent, même si leur motilité (propension à se mouvoir) est le résultat d'arrangements avec des infrastructures précaires et une mobilité difficile. L'analyse de ces pratiques invite aussi à redéfinir la centralité. En effet, si l'on se place de leur point de vue, le centre n'est pas la grande ville mais le centre de la communauté, d'où gravitent leurs activités qui, si elles se diffusent loin, se concentrent plus particulièrement dans les petites villes à culture rurale des environs. Il faut rappeler que la définition du rural au Brésil revêt une dimension particulièrement politique, et que la catégorisation statistique de l'IBGE, qui exclu du rural tout noyau de population déclaré urbain par son administration (souvent pour des raisons fiscales ou d'autonomie politique) est largement inadaptée. Des définitions qui prennent davantage en compte les dimensions sociologiques sont proposées par les auteurs brésiliens, souvent sur la base d'auteurs français comme Roger Brunet ou Bernard Kayser (Teixeira, Lages, 1997) : les dimensions démographiques sont prises en compte, faisant émerger un ensemble de catégories intermédiaires plus adaptées à la diversité des réalités4.
- 5 Échelle de la nomenclature statistique de l'IBGE choisie pour cette étude
13Ayant choisi une démarche comparative nous avons constaté l'écart existant entre différents types d'espaces ruraux, même si notre échantillon demeure homogènement dans Sud du pays, et présente une prédominance de l'agriculture familiale dans tous les cas. Ainsi, les trois microrégions5 situées dans le Santa Catarina et le Rio Grande do Sul sont traversées par des processus de recomposition territoriale, et les zones rurales en particulier y sont en pleine mutation. Visibles à travers la démographie, les usages et les représentations de l'espace, ces processus se révèlent différemment selon les régions et s'y trouvent à des stades divers :
-
Les Campos de Lages se caractérisent par l'élevage bovin et des trois terrains d’étude, c'est celui présentant la répartition foncière la plus inégalitaire, des décennies d'exploitation des ressources naturelles et humaines y ayant laissé une culture régionale forte et emprunte de traditionalisme (Andion, 2006). Les gaúchos dominent la culture régionale serrana (littéralement « montagnarde ») même si les coutumes des caboclos (métis d'Européens et d'Amérindiens) et celles des colonos (« colons ») d'origines allemande et italienne sont également vivaces. La recomposition passe ici particulièrement par le tourisme rural valorisant cette culture locale serrana (alimentation, paysage, pratiques culturelles mobilisant l'usage du cheval ou les origines européennes par exemple), et la proximité relative du littoral urbanisé influence l'émergence des pratiques de double résidence et de circuits courts de commercialisation. Les pratiques culturelles des jeunes saisissent ou infléchissent ces opportunités à travers des activités artisanales, musicales, ou liée au cheval par exemple (dressage, postes liés aux rodéos).
-
À 350 km plus à l'Ouest on trouve la microrégion de São Miguel do Oeste, aussi appelée Extrême Ouest Catarinense. Cette région plus accidentée et longtemps située aux confins du territoire national a été « colonisée » au début du XXe par des familles allemandes, italiennes ou gaúchas. Le système « intégré » à l'agroindustrie de viande porcine et de volaille y a trouvé un vivier de petites exploitations familiale prêtes à s'adapter aux exigences. Mais depuis quelques années, beaucoup d’agriculteurs ne parviennent plus à s'adapter et quittent les espaces ruraux (Testa et al., 1996, p. 43). Les mouvements populaires sont particulièrement présents dans cette région et développent un modèle rural ré-articulant villes et campagnes, notamment avec les jeunes du Mouvement des Sans-Terre et de la Pastorale de la Jeunesse Rurale, mettant en place des pratiques communes avec la Pastorale de la Jeunesse des Milieux Populaires. Ils transmettent aux jeunes des modes d'habiter les amenant à s'identifier fièrement comme jeune rural avant de considérer les identités régionales ou individuelles et proposant un rural autonome, en particulier du point de vue de ses pratiques et productions culturelles.
-
La troisième microrégion étudiée se trouve dans l'État méridional du Rio Grande do Sul. La ville de Santa Cruz do Sul et sa région sont marquées par une culture germanique très forte, héritée des descendants d'Allemands arrivés dans l'État à la fin du XIXe. Dans les zones rurales vivent aussi de nombreuses familles d'origine italienne et « brésilienne » dont le point commun majeur est la culture du tabac dont la filière est entièrement contrôlée par les industriels (Redin, 2015). Les communautés sont nucléaires et très organisées, offrant aux jeunes une forte tradition de pratiques comme le théâtre et le sport, qui attirent même les habitants des petites villes de la région venant assister à des événements fédérateurs en milieu rural. La recomposition des territoires se lit dans ce contexte en terme d'engagement des jeunes, qui s'investissent pour certains considérablement dans leurs communautés rurales qu'ils souhaitent développer et enrichir culturellement, dans une dynamique d'émulation entre micro-territoires, mobilisant les identités et patrimoines singuliers.
14Ainsi, on voit une diversité de profils de territoires ruraux vivant des recompositions différenciées, influencées en partie par les pratiques culturelles des jeunes : le tourisme rural, la valorisation de la culture et du patrimoine local (Campos de Lages) ; les mouvements populaires qui modifient durablement le territoire, les rapports de force et l'usage de la culture (Extremo Oeste) ; une identité rurale valorisée face aux villes, dans une complémentarité et un jeu d'attrait-répulsion notamment à travers les compétitions théâtrales et sportives (Santa Cruz do Sul). Au delà des écarts, on peut lire une recomposition plus globale traversant le Sud du pays où le rôle du rural est revisité, en particulier à l'aune des pratiques culturelles qui le traversent et accompagnent la recomposition des trames urbaines et rurales.
15Si les recompositions du rural en cours, à la fois via les politiques publiques qui les concernent et les territoires où elles se mettent en place, sont liées aux pratiques culturelles des jeunes, inversement ces pratiques culturelles sont aussi influencées par les évolutions du rapport au territoire des jeunes ruraux.
16Les pratiques que les jeunes ont influencent leur rapport aux territoires et à la ruralité, déterminant en partie leur choix de « rester ou partir », en façonnant leur attachement à une identité et à un lieu (Chauveau dans Dorigon et Renk, 2014 ; Stropasolas, 2006). Cela peut se jouer via des pratiques qui affichent et exacerbent un rapport, réel ou fantasmé, au rural, aussi bien que par des pratiques réinventées qui participent du changement de regard des jeunes sur l'espace rural, la culture et la culture dans l'espace rural.
17Les pratiques culturelles des jeunes ruraux que nous avons enquêtés se déroulent dans le contexte de l'agriculture familiale sud‑brésilienne qui, s'il évolue et abrite une grande hétérogénéité, évolue globalement moins rapidement que les pratiques des générations ayant entre 18 et 29 ans au moment de notre travail de terrain. En effet, si on constate une certaine individualisation des pratiques des jeunes, une volonté d'accéder aux productions nationales et internationales, un désir de consommation grandissant, la réalité quotidienne reste celle d'une pression communautaire forte (contrôle social, connexions sociales réduites avec l'extérieur, limitations des pratiques, offre culturelle hyper-localisée, valorisation des réseaux d'interconnaissance) ce que les jeunes (et en particulier les filles), vivent comme des éléments « repoussoirs ».
18Néanmoins, la communauté, au delà son pouvoir coercitif est également pourvoyeuse de sociabilité, de loisirs, et de pratiques culturelles, et elle est valorisée comme telle par de nombreux jeunes. En effet, nous avons fait le choix méthodologique de ne rencontrer que des jeunes vivant en milieu rural, ayant choisi d'y rester, d'y revenir, ou d'y venir tout simplement et qui sont membres d'associations, de mouvements sociaux ou ayant une trajectoire de vie singulière : ce sont ces jeunes qui portent les recompositions en cours dans les territoires choisis. Si cela apporte un biais à nos observations, nous postulons que cela apporte la richesse de perceptions originales et différentes de jeunes témoignant de dynamiques d'engagement, en lien avec des pratiques culturelles. De fait, nous avons constaté que ces jeunes ont, en comparaison avec leurs homologues urbains ou ruraux partis en milieu urbain, des rapports différents au temps « libre » et des rapports différents à la culture, hérités d'un contexte rural et agricole qu'ils vivent comme une singularité à valoriser. De nombreux entretiens et récits de vie reflètent un rural vécu comme lieu où la réflexion intime et collective est possible, grâce au calme, à la proximité de la nature, au rapport avec autrui qui, s'il n'est pas choisi par affinité comme en ville est donné, d’aucun diraient subit. La mise en avant des valeurs, de la qualité de vie, de l’authenticité du rural face à une société de la vitesse, de la mobilité et de la consommation est récurrente chez les jeunes rencontrés. S'il faut prendre ces éléments avec précaution, ils nous semblent refléter un réel retournement qui, s'il n'est pas étonnant, tranche néanmoins avec les discours progressistes, consuméristes et développementistes des acteurs travaillant avec le rural et des propres parents de ces jeunes, souvent témoins des impasses de la mécanisation de l'agriculture.
19Certains jeunes cultivent ce mode singulier d'être au monde à travers des pratiques culturelles traditionnelles « communes » (au double sens de « banales » et « pratiquées en commun ») comme les bals, les tournois de football inter‑communautés, la participation aux tournois de bocha ou de jeux de cartes, les repas entre voisins et amis. Ces pratiques sont à leurs yeux un liant très fort des dimensions intergénérationnelles et communautaires propres aux espaces d'agriculture familiale. Les bals ou tournois de football ruraux attirent par exemple massivement les jeunes des zones « urbaines » (qui restent modestes dans les régions étudiées), qui les jugent meilleurs que ceux proposés en ville, avec leurs banquets, leur orchestres locaux et leur convivialité familiale.
20D'autres participent à travers des activités plus ancrées dans une identification forte aux pratiques culturelles rurales. Les événements colonos (avec alimentation, danse et musique des descendants d'européens), ou les rodéos sont un exemple de pratiques auxquelles les jeunes s'identifient en même temps qu'ils s'identifient comme ruraux, qu'ils utilisent pour s'identifier comme tel, en opposition ou en complémentarité avec d'autres pratiques plus neutres. L'inscription rurale est alors clairement revendiquée comme dans le cas du théâtre humoristique en allemand dans la région de Santa Cruz do Sul ou la coutume du lasso gaúcho qui attire de plus en plus d'adeptes, dans la région serrana par exemple (le MTG, Mouvement Traditionaliste Gaúcho est une des plus fortes associations culturelles du pays avec plus de 3.000 Centres de Tradition Gaúcha proposant chacun des activités de danse, d'artisanat, de lasso ou de musique traditionnelle gaúcha). D'autres identités ethniques, habituellement moins revendiquées, trouvent aussi dans les recompositions rurales une source de renouveau : c'est le cas des caboclos qui développent pour certains de plus en plus la publicisation de leurs pratiques et traditions, comme le montre par exemple un projet de tourisme communautaire autour des Pousos de João Maria dans le planalto catarinense.
Trois jeunes arborant des identités ethniques différentes qui revendiquent toutes un lien privilégié à la « ruralité ».
H. Chauveau, 2012 et 2016.
Ils expriment cette appartenance par l'usage d'habits traditionnels, la pratique de danses ou musiques traditionnelles ou encore la transmission de savoir-faire culturels. Dans le sens de lecture : jeune musicien caboclo vivant à Xavantina, SC ; danseuse dans un groupe folklorique germanique de São Bonifacio, SC ; commentateur amateur de rodéos gaúchos à Palmeiras, SC.
21Certains jeunes préfèrent, tout en ne niant pas une appartenance rurale qu'ils revendiquent avec autant de fierté, ne pas renforcer une identité liée à des traditions paysannes et choisissent de renouveler, par des pratiques hybrides, le lien au rural et à « sa culture ». Ils donnent l'occasion d'observer des pratiques plus différenciées, des parcours de vie qui rompent avec certaines habitudes collectives et vivraient davantage dans l' « idéal rurbain » (Carneiro, 1998), une projection d'un rural lié à l'urbain, mais persistant dans sa singularité et son identité. Les jeunes révèlent alors une capacité à combiner les territoires, tout en conservant un attachement à des pratiques culturelles qui font, pour eux, la spécificité et la valeur du milieu rural.
22C'est le cas de jeunes qui ne se reconnaissent pas dans les catégories spatiales rural/urbain et l'expriment à travers leurs pratiques culturelles, ou revisitent des pratiques ou lieux typiquement ruraux pour les adapter à des pratiques simplement générationnelles. Ces cas de figure nous les avons rencontrés particulièrement dans l'Extremo Oeste Catarinense où les mouvements sociaux ont formé une jeunesse s'identifiant comme « dominée » et « populaire » (parfois « paysanne »), plus que « rurale » ou étant de telle ou telle région. En acte, cela s'exprime par l'expression artistique commune de groupes dits urbains et dits ruraux, autour du graph, de la chanson, de la poésie, de la danse gaúcha (mais gaúcha « raiz », qui se distingue de la tradition du MTG). Cela peut aussi prendre forme dans l'appropriation par les jeunes d'une volière abandonnée dans un assentamento et sa transformation en lieu de fête et de pratiques culturelles (ateliers, projection de films) pour les 18-25 ans. Le conflit généré par ce lieu dans la communauté concernée, témoigne de l'incompréhension des enjeux des loisirs juvéniles dans un contexte rural, qui plus est inscrit dans une lutte politique pour la permanence de la culture paysanne.
23Ainsi, c'est toute une façon de regarder le rural, d'y envisager son investissement, d'en développer les potentialités, qui change. Cette génération a pu voir ses parents accepter des mutations sans en récolter les fruits escomptés, et a vu ses pairs partir massivement vers les villes mais ne pas toujours y trouver l'épanouissement attendu. C'est eux qui mettent aujourd'hui en place des stratégies pour tenter d'accéder au « meilleur des deux mondes » (Carneiro et Castro, 2007), et de renouveler l'image qu'eux-mêmes, et la société en générale, ont des potentialités et de la richesse culturelle des espaces ruraux, en décloisonnant les univers de pratiques, en rendant visibles les éléments proprement ruraux et accessibles les éléments proprement urbains. Les recompositions observées et les profils comme ceux des jeunes que nous avons choisis restent cependant marginaux face à l'inertie de certains modes d'habiter, et face à la globalisation qui écrase d'autant plus rapidement les spécificités locales que celles-ci ne sont pas renouvelées ou reconnues autrement que par une muséification. Néanmoins ces éléments sont symptomatiques de processus profonds qui sont en cours et en passe de prendre de l'ampleur, accompagnés par les changements observés en milieu urbain, complémentaires des désirs de distinction d'une jeunesse en quête de sens.
24Au Brésil, les écarts socio-économiques et les écarts spatiaux se réduisent et se réaffirment à la fois, le processus d'émergence globale du pays influençant à la fois une uniformisation des modes de vie mais incitant aussi les territoires à se distinguer les uns des autres. Les écarts entre villes et campagnes et ceux entre espaces ruraux peuvent être observés à l'aune des pratiques qu'y développent les jeunes, qui façonnent de nouveaux modes d'habiter redessinant les catégories territoriales. Ils participent à une uniformisation (qui n'est pas nécessairement synonyme d'urbanisation) qui rapproche les populations, tout en réaffirmant des singularités qui distinguent les territoires ruraux entre eux et participent d'une recomposition plus globale de la société brésilienne.
25Sur les trois territoires étudiés ici, les facteurs impliqués dans les recompositions sont notamment liés à une mobilisation des attributs culturels locaux ou à une stimulation de la jeunesse par le biais du développement de pratiques culturelles ou de loisir. La faible densité d'équipements culturels, de communication et de circulation, ou l'absence d'une prise de conscience des décideurs locaux peuvent être des freins à cette dynamique. À l'inverse, la présence d'une association ou d'un mouvement populaire peut faciliter l'accès des jeunes ruraux à ce levier d'action et d'engagement sur des territoires qui peinent par ailleurs à attirer cette tranche d'âge. C'est pourquoi les politiques publiques allant dans le sens d'une facilitation et d'un renforcement de ces structures naissant souvent de la société civile sont importantes dans le cadre d'un renouvellement du rapport aux espaces ruraux et au développement. Un développement qui ne peut plus être pensé sans les jeunes, ni sans les pratiques culturelles qui leur permettent de réinventer leur rapport à la ruralité.