1Cet article a pour objectif d’interroger comment des processus de décision reposant sur la participation d’un public, donc permettant l’expression des désaccords, peuvent aboutir à une exacerbation des antagonismes entre les individus ou les groupes sociaux. Il s’agit d’étudier les processus de décision à travers les antagonismes qui voient le jour entre les parties concernées. Pour cela, ces processus de décision sont interrogés à partir de la notion de négociation en tant que modalité de prise de décision reposant sur un arrangement des préférences des parties pour trouver un accord (Thuderoz, 2010 ; Kuty , 2004). Ce sont ces processus de décision qui sont analysés comme des négociations pour étudier le rôle du conflit dans l’élaboration de la décision.
2L’analyse se fonde sur une comparaison de deux processus de décision négociée devant permettre la mise en place des deux aires protégées, l’une au Brésil et l’autre en France. En effet, dans ces pays et depuis deux et trois décennies maintenant, de nombreuses décisions publiques reposent sur une étape de négociation entre les parties concernées.
3Pour ce faire, cet article est composé de trois parties. La première est consacrée à la clarification des notions, celle de négociation par rapport au conflit afin de définir le rôle qu’il joue dans une négociation. L’objectif de la seconde partie est de comparer les processus de décisions des deux terrains français et brésilien à partir des observations effectuées sur la place laissée à l’expression des conflits. Enfin, la troisième partie est consacrée à l’analyse du rôle du conflit dans la négociation en fonction de l’organisation de l’espace public de chacun des pays en lien avec celle des négociations.
- 1 C. Thuderoz (2010), élargissant l’analyse de William Zartman, identifie quatre modes de prise de dé (...)
- 2 Ce mode de décision est également distingué du marchandage (bargaining) où les positions sont échan (...)
4Le lien entre négociation et conflit a été analysée de différentes manières. Graciela Mota (2006), par exemple, met l’accent sur le fait que la négociation peut être, dans une perspective politique, un outil de persuasion et de traitement d’un conflit. Perspective reprise par Christian Thuderoz (2010) pour qui une négociation est envisagée comme un dispositif de gestion d’un conflit où les parties aménagent leurs préférences pour aboutir à un accord qui ne doit pas se faire au détriment des positions d’une ou de plusieurs des parties concernées. Le conflit, conçu comme un antagonisme entre groupes sociaux ou individus (Riu, 2011), se situe ainsi à l’origine de toute négociation1. La particularité de la négociation comme modalité de gestion d’un conflit est qu’elle nécessite la participation des parties concernées par le conflit pour élaborer un accord intégrant leurs positions. Les parties entre elles ne sont donc ni des adversaires, ni des partenaires, mais les deux à la fois. En effet, l’accord ne peut être obtenu que si un négociateur réussit, concomitamment, à faire valoir ses préférences tout en les alignant sur les attentes de ses interlocuteurs telles qu’il les perçoit (Freidberg, 2009). Pour cela, les parties doivent construire un cadre communicationnel normé par l’échange réciproque leur permettant d’organiser leurs préférences. Dans cette perspective, l’analyse de la négociation met l’accent sur les modalités de la prise de décision, qu’elles soient étudiées à travers une lecture stratégique de la négociation (Walton et al., 2000), les rapports de pouvoirs entre les négociateurs (Zartman, Rubin, 2002), les contextes de négociation (Strauss, 1978) ou l’objectif de la négociation défini entre création et revendication de valeur (Lax, Sebenius, 1995)2.
5Jusqu’à présent le conflit dans les négociations a été traité de manière univoque. Or, selon les analyses, il existe différentes façons d’envisager ces conflits et d’interpréter leur rôle dans les négociations. Plus concrètement, dans les publications consacrées à la négociation deux types de conflits cohabitent, sans être exclusifs l’un de l’autre. D’une part, l’enjeu du conflit peut porter soit sur les valeurs ou l’articulation de valeurs engagées dans les négociations (Kuty, 1998), opposant fréquemment dans les négociations environnementales des valeurs plutôt économiques à celles portant la protection du milieu. Dans ces cas, l’enjeu du conflit renvoie à des antagonismes autour des façons de connaitre l’environnement naturel (Van Tilbeurgh, 2007). D’autre part, la prise en charge de ce premier conflit dans la procédure de négociation peut en générer un second concernant, cette fois, le processus de prise de décision, ajoutant alors un conflit d’ordre organisationnel.
Aire protégée Várzea do Rio Tietêet Parc marin en mer d’Iroise
6Dans les publications sur la négociation, le conflit organisationnel peut prendre plusieurs formes. Ainsi, l’opposition décrite par David Lax et James Sebenius (1995) entre des négociations coopératives (intégratives) et d’autres plus conflictuelles (distributives) est souvent reprise. Dans leur ouvrage, ces auteurs lient ces deux segments de négociation à la tension entre la création et la revendication de la valeur. Quand la négociation est dans une phase de création de valeur les négociateurs s’entendent pour arranger leurs préférences dans une démarche intégrative alors que la répartition de la valeur, comme l’affection d’une allocation, conduit plus souvent à des négociations compétitives (distributives). Autrement dit, les négociations sont coopératives quand les négociateurs se coordonnent autour d’une seule et même action s’exprimant par la recherche d’un accord sur des objectifs communs. Elles sont compétitives quand les objectifs de la négociation sont divergents entre les négociateurs. Dans un même processus de prise de décision, ces deux formes de négociation, au sein desquelles les antagonismes entre les parties sont diversement explicites, peuvent coexister successivement, mais quelque soit le segment de négociation toutes les parties s’entendent sur le fait que la décision doit être négociée.
- 3 . Un lien est d’ailleurs souvent effectué entre la moindre prégnance d’un principe d’autorité extér (...)
- 4 . Ces moyens d’imposition comprennent, à la fois, des techniques de communication (menaces, pressio (...)
7Dans certains cas, le conflit aboutit à la transgression du cadre de l’échange réciproque par une des parties qui impose alors ses préférences, opérant un glissement d’une décision négociée à une décision imposée. Ce glissement est si fréquent que certains auteurs le considèrent même comme consubstantiel à la négociation, y voyant la prolongation de la négociation à travers l’exercice de rapports de domination (Thuderoz, 2010 ; Mermet, 2009 ; Strauss, 1978). En effet, l’imposition modifie la légitimité de la décision en la faisant reposer sur l’autorité de l’instance décisionnaire plutôt que sur la co-construction par les parties concernées de la décision. Ce glissement peut construire un nouvel antagonisme autour de la légitimité de la décision si l’autorité de l’instance qui impose ses préférences est remise en cause par les négociateurs3. La décision sera alors imposée dans des rapports de force4, participant à une escalade dans l’expression du conflit (Pruitt, Rubin, 1986).
8Des facteurs ont été recherchés pour expliquer ces glissements entre négociation et imposition. Selon certains auteurs, les facteurs sont liés au contexte de la négociation comme l’expérience des négociateurs, par exemple (Strauss, 1978). Toutefois, ce glissement s’explique par le fait que les parties peuvent retirer un bénéfice immédiat du non respect de l’échange réciproque sans que leur comportement ne soit directement sanctionné en l’absence de normes explicites condamnant cette attitude. Ainsi, pour expliquer ce glissement des facteurs ont été également recherchés dans le contexte élargi au sein duquel se déroule la négociation. Plusieurs auteurs ont souligné, en particulier, le lien entre les décisions publiques en France, engageant très peu un mode décisionnel négocié, et le type de contrat social reposant sur l’intérêt général défini et incarné par l’État (Mermet, 2000 ; Dupont, 2006 ; Thuderoz, 2010).
9C’est ce glissement, générateur d’antagonismes, qui est questionné dans l’article. Dans les négociations observées, ce glissement a été réalisé par les administrations ou des élus locaux, interrogeant la capacité à rendre légitime la décision publique reposant sur la participation du public. Autrement dit, ce glissement questionne le processus de légitimation de la décision publique quand il ne peut plus exclusivement reposer sur des relations d’autorité.
10Les deux processus de prise de décision comparés concernent des zones protégées, le parc naturel marin de la mer d’Iroise (en Bretagne, France) et l´aire protégée Várzea do Rio Tietê (État de São Paulo, Brésil). Nous avons analysé les processus de décision devant aboutir à la création du parc marin, côté français, et à l’élaboration du plan de gestion de l'aire protégée, document qui guide la planification et l'utilisation d'une unité de conservation brésilienne. L’analyse du conflit dans le processus de décision est centrée sur le glissement de la négociation vers l´imposition et sur les réactions qu’il suscite pour discuter de son rôle dans la décision publique. L’hypothèse est que ce glissement génère sa propre dynamique conflictuelle qui s’exprime de façon variable en France et au Brésil suivant le contexte des négociations et, plus particulièrement, selon l’organisation de l’espace public et des négociations. Nous analyserons ainsi, à la fois, les facteurs qui participent au glissement entre l’échange réciproque et l’imposition ainsi que ceux qui expliquent les réactions face à cette transition.
11Les données ont été collectées entre 2000 et 2009 pour le terrain français et en 2011 au Brésil. Ces différentes temporalités dans le recueil des données renvoient aux processus étudiés. En effet, la situation en France a été le théâtre d’une mobilisation collective contestant la décision et prolongeant d’autant le processus de décision, ce qui n’a pas été le cas au Brésil où la décision a été stabilisée beaucoup plus rapidement. Dans les deux cas, il a été effectué des observations participantes (séminaires, ateliers, réunions, visites de terrain) et des entretiens semi-directifs auprès des négociateurs directs et des acteurs concernés par les négociations. Au total, ce sont plus de quatre-vingt entretiens qui ont été réalisés : une soixantaine pour le parc marin et vingt pour l’APA en raison d’une procédure de décision plus restreinte en termes de durée et de nombre d’acteurs concernés. De plus, de nombreux documents administratifs, compte-rendu d’études et rapports ont été consultés.
- 5 . Les dispositifs environnementaux étudiés ont pour principal objectif la protection de la biodiver (...)
12Le parc naturel marin de la mer d’Iroise se situe à l’ouest de la Bretagne (France) et couvre une superficie de 3500 km2. Les activités économiques majeures y sont la pêche côtière et la récolte des algues, le tourisme et les activités nautiques de loisir. Il a fallu au total dix-huit années aux différentes parties pour aboutir à un accord permettant de créer une aire protégée dans une perspective de gestion intégrée. Les principaux acteurs impliqués dans ces négociations étaient des élus locaux, des représentants des administrations concernées, des acteurs socioéconomiques, des représentants d’associations d’usagers, les gestionnaires des aires déjà protégées et les experts scientifiques.
Localisation du parc marin en mer d’Iroise
Source: https://vertigo.revues.org/170
- 6 Ce contrat résulte d'une compensation environnementale de l’entreprise « Transportadora de Gás/TAG/ (...)
13L’aire protégée Area de Proteção Ambiental (APA) Várzea do Rio Tietê comprend 12 villes autour de São Paulo y compris la métropole brésilienne et couvre une surface de 74 km2. Cette aire joue un rôle dans la conservation de la biodiversité locale même si elle est constituée essentiellement d’espaces urbanisés. Elle doit permettre de conserver des zones non urbanisées sur les rives du fleuve Rio Tietê. Les principaux problèmes qui se posent sont la création de décharges non autorisées et l’appropriation privée illégale des terres qui jouxtent le fleuve provoquant l’inondation des biens lors des crues. Cette aire protégée, créée en 1987, n´avait pas de plan de gestion jusqu´en 2011 quand une équipe d’une dizaine de chercheurs de l'Université de São Paulo (USP)6 a accompagné le responsable de la gestion de l´aire protégée (Fundação Florestal) dans la réalisation d’un plan. Les principaux acteurs qui ont participé à la négociation ont été les représentants des administrations locales, les acteurs économiques (industriels, constructeurs immobiliers, agriculteurs), les représentants des associations environnementales et des associations de quartier, les gestionnaires de l´APA et les experts scientifiques.
Localisation de l'APA Várzeas do rio Tietê
Les couleurs représentent les secteurs censitaires inclus dans l'APA, les noms sont ceux des communes dont ils font partie
Source: Hervé Théry 2012
14Ces deux dispositifs environnementaux ne sont pas équivalents. Il s’agit d’espaces marin et urbanisé de superficie variable. De plus, l’élaboration des plans de gestion est une opération qui se situe en aval de la réalisation des statuts. Ce qui justifie le choix de ces terrains, c’est le glissement opéré, dans les deux cas, d’une décision négociée vers une décision imposée, faisant porter en cela la comparaison sur les négociations et non sur le dispositif environnemental en lui-même. Ces négociations possèdent, en outre, d’autres caractéristiques communes : la participation du public est imposée, elle mobilise les mêmes des types d´acteurs, enfin la décision discutée aura un impact direct sur le quotidien des habitants. Ces éléments tracent des convergences entre les processus de décision étudiés concernant, à la fois, le rôle, les caractéristiques et l’implication des parties concernées.
15Le projet de parc marin a commencé a être discuté dans les années 1990. Dès cette date, le ministère de l’environnement a imposé que les statuts du parc marin soient co-construits avec les acteurs concernés au sein d’un comité de pilotage divisé en groupes thématiques. Le processus de négociation n’est pas linéaire, trois projets se sont succédés portant trois projets de territoire qui ont été soutenus chaque fois par un jeu d’alliances spécifique entre les acteurs. L'objectif du premier projet visait une protection du milieu autour d'espèces animales emblématiques. Le second projet avait pour but de mettre en place des outils de conservation de l'ensemble de l'écosystème Mer d’Iroise. Les objectifs du troisième projet, celui qui a finalement été institué, sont plus diversifiés comprenant la protection de la biodiversité, la gestion des risques environnementaux, la préservation des paysages et du patrimoine culturel dans une perspective de gestion intégrée. Les deux premiers projets ont échoué en raison des contestations des acteurs locaux pour lesquels la décision est apparue imposée.
16Le processus d’élaboration du plan de gestion de l’APA au Brésil a reposé, dès le début, sur la participation sociale (imposée par la loi brésilienne). Des activités de formation (séminaires et forums) et des ateliers participatifs ont été animés pendant l´année 2011. Alors que les séminaires ont été ouverts à l'ensemble de la population, la participation aux ateliers a été limitée aux conseillers de l'APA, qui représentent le gouvernement, la société civile et la communauté locale.
17Que cela soit dans les négociations sur les statuts de l’espace protégé ou autour du plan de gestion, l’arrangement des préférences a été orienté par l’écologie scientifique. En effet, les plans de gestion comme les statuts de protection devaient permettre d’identifier des indicateurs issus de l’écologie scientifique pour l’essentiel. Le principe général de cette démarche était de considérer que l’amélioration de la performance de l’indicateur traduirait une amélioration de la biodiversité locale ou une stabilisation de la dynamique des flux d’eau, objectifs visés par les négociations. Ces indicateurs ont ainsi été transformés en normes de gestion transformant la régulation des activités humaines en y intégrant des contraintes élaborées à partir de l’écologie scientifique. Les opérations concrètes discutées dans les négociations portaient sur ces indicateurs ou sur les actions qu’ils appelaient.
18L’autre point commun aux deux terrains concerne l’organisation des négociations. Elles ont été conçues et prises en charge par la structure administrative environnementale de tutelle à l’exception de celles organisées autour du premier projet de parc marin où les élus locaux ont contribué à les organiser. Elles se déroulaient prioritairement dans les ateliers ou groupes thématiques. La démarche adoptée consistait à créer un espace au sein de ces groupes permettant les débats pour organiser les préférences des parties. Ces préférences divergeaient autour de deux axes : l’un confrontant celles des environnementalistes (qu’ils soient militants ou experts scientifiques) à celles des acteurs économiques, les premiers privilégiant les actions de protection du milieu et les seconds, l’exploitation des ressources naturelles, et l’autre mettant en tension les préférences des communautés locales ou des élus locaux avec celles des administrations, les premiers souhaitant pérenniser les usages locaux alors que, pour les seconds, cette pérennisation devait dépendre de son impact sur le milieu.
19Dans les deux cas, les négociations se sont déroulées sous le contrôle d’une des parties impliquées, les élus locaux ou l’administration de l’environnement. Le contrôle de la négociation a changé dans chaque projet de parc marin. Dans le premier projet, les négociations ont été prises en charge par les élus locaux et l’administration décentralisée de l’environnement. Dans le second projet, c’est l’administration centrale de l’environnement qui a conduit les négociations déléguant un chargé de mission. Puis, dans le troisième projet, l’organisation des négociations a reposé, à la fois, sur les élus locaux et l’administration centrale. Les accords des deux premiers projets ont entériné le point de vue des organisateurs des négociations alors que celui qui a permis la création du parc était plus intégratif. Dans le cas brésilien, l’ensemble du processus de négociation s’est déroulé sous le contrôle de la « Fundação Florestal ». Toutes les décisions ont été prises avec l´aval de l´organisme environnemental gouvernemental, même s´il a toujours tenu un discours inclusif.
20Ce qui diverge entre les deux terrains, c’est la façon dont le glissement a eu lieu. Dans les négociations autour du statut du parc marin, les discussions du premier projet ont été dominées par les préférences des parties organisatrices (un petit périmètre pour le parc marin) qui ont réussi à étouffer les voix discordantes. Une fois que les parties dominantes ont imposé leurs préférences, elles ont fait appel à l’administration centrale de l’environnement pour qu’elle ouvre une mission chargée d’instruire le dossier. Le responsable de cette mission a fait des entretiens avec chaque négociateur qui a pu alors s’exprimer librement, a pris acte des divergences et a proposé un second périmètre, plus élargi, correspondant également mieux aux attentes des ministères de l’environnement et de la mer. Progressivement, ces deux projets ont été construits comme antinomiques (un petit contre un grand périmètre de protection). Les négociations ont été alors le lieu d’affrontement entre les deux options soutenues par deux coalitions, chacune d’elle voulant imposer son projet jusqu’à ce que le ministère impose le sien opérant un second glissement entre négociation et imposition. Pour les deux projets, la décision finale a été imposée, générant des conflits qui ont fait obstacle à l’opérationnalisation de la décision. Ces deux glissements ont été justifiés par les acteurs concernés en ayant recours à la notion d’intérêt général légitimant le politique (local ou central) à imposer ses choix. Devant les contestations générées par ses impositions, un troisième cycle de négociation a été ouvert reposant sur l’inclusion des préférences des parties. Toutefois, ces conflits ayant laissé des traces, ce nouveau cycle de négociation n’a pas permis de faire adhérer au projet les parties s’y étaient opposées le plus vigoureusement. Le périmètre du parc a donc été redessiné pour en exclure l’épicentre de la contestation alors que l’administration a dû abandonner son projet de parc national pour celui moins contraignant de parc naturel marin.
Extraction de sable dans le lit majeur du Tietê
Source: Hervé Théry 2012
21Dans le cas brésilien, les acteurs économiques en désaccord avec le projet ont menacé d’utiliser leurs supports institutionnels pour se faire entendre, soit par l’intermédiaire de leurs relations politiques personnelles, soit en utilisant leurs structures et connaissances juridiques. En revanche, les groupes minoritaires (les associations environnementales et les communautés locales) ont eu comme unique moyen d’expression les débats alors même que leurs arguments y étaient souvent balayés par le discours technico-juridique tenu par l'organisme responsable. Les représentants de la communauté locale et ceux des associations environnementales ont peu mobilisé les populations locales pour faire pression sur les responsables de l’aire protégée.
22Dans les deux cas, les négociations ont permis l’expression des préférences des parties, mais aucune procédure d’intégration de ces préférences à la décision n’a été mise en place exception faite lors des débats autour du troisième projet, le transformant alors radicalement. Autrement dit, les négociations ont posé des antagonismes entre les parties dans l’espace public. Le glissement vers une décision imposée a permis de clôturer le débat au Brésil, mais l’a amplifié en France obligeant pour le résoudre à une transformation radicale du projet. C’est cette divergence entre les deux situations qui est analysée dans la troisième partie à partir de l’organisation différenciée des espaces publics.
23Les gestionnaires de l´APA étaient surtout préoccupés par la dimension participative de la procédure imposée par la loi. Les gestionnaires ont ainsi cherché à faire venir un grand nombre d’individus en adoptant une interprétation quantitative de la participation (plus l’assistance aux ateliers était nombreuse plus le processus était participatif), ce qui a conditionné l'organisation des ateliers et des activités publiques. De plus, cette participation a été conçue comme une réponse à une procédure administrative et non comme une action collective de prise de décision. Ainsi, les participants pouvaient exprimer leur point de vue, mais en cas de divergences avec les positions des gestionnaires, ceux-ci adoptaient un discours normatif pour les minimiser reposant sur la mobilisation de données scientifiques ou du cadre juridique du processus. Les participants ont eu tendance à se soumettre à cette contre-argumentation et le conflit s’est souvent dissipé. Quand il a persisté, il a été maintenu par un groupe d'acteurs ayant des intérêts économiques et de l'influence politique dans la région. Dans ce cas, les gestionnaires de l’APA ont rouvert le débat tout en conservant la même stratégie : laisser s’exprimer les participants, mais en insistant sur leur position fondée sur une argumentation scientifico-juridique. D’après les entretiens avec les gestionnaires, ces désaccords ont semblé être un fardeau, un obstacle à surmonter, et non un élément d'un processus de décision collective.
Parc écologique du Tietê
Source: Hervé Théry 2012
- 7 . L'historien José Murilo de Carvalho (2001) explique cette caractéristique de l’espace public par (...)
24Cette stratégie qui conduit à l'acceptation de décisions imposées renvoie, plus largement, à la structuration de l’espace public au Brésil. Elle repose sur la hiérarchisation des relations sociales où une parole de l’État qui dispose d’une autorité pour s’impose au nom de l’intérêt général7. De même, les inégalités sociales, culturelles et politiques ainsi que les relations politiques caractérisées par le clientélisme et la personnalisation des relations politiques (Baquero, 2001, 2012) expliquent la difficulté à se mobiliser et à s’engager dans des confrontations politiques (Demo, 1999, 2001 ; Gohn, 2005, 2011).
25La situation en France a été différente. Au cours des négociations sur le premier projet de parc marin, le conflit a opposé un réseau local (formé par son leader, élu local multi-mandats, des experts scientifiques, des responsables de l’administration décentralisée de l’environnement et plusieurs maires) à d’autres acteurs, responsables d’administrations et experts scientifiques, moins intégrés localement. Le glissement entre négociation et imposition était légitime pour le leader du réseau local qui se représentait comme porteur de l’intérêt général. Dans une deuxième étape, la mission de l’administration de l’environnement a sorti le projet de son ancrage local, le cabinet de la ministre de l’environnement imposant le nouveau périmètre de protection. Cette décision imposée a été immédiatement contestée au sein même du comité de pilotage du parc marin. Derrière l’imposition était questionné le rôle de ce comité, certains de ses membres considérant dès lors que l’administration centrale leur confisquait la décision, transformant la négociation en une négociation-alibi pour légitimer son action.
26La décision de l’administration centrale a été également contestée par des acteurs ne participant pas directement aux négociations. Cette contestation a été organisée par une association rassemblant des usagers de l’espace maritime et, essentiellement, des pêcheurs plaisanciers (marins pêcheurs à la retraite). Cette association a investi l’espace public (occupation d’un site, manifestations, slogans sur le bord de la voie publique, etc.) à défaut de pouvoir porter ses revendications dans les négociations. A la faveur d’une alternance politique (changement de ministre), du départ des leaders du réseau local et du responsable de la mission du parc marin, un troisième cycle de négociation a été inauguré. Toutes les revendications locales ont été discutées mais sans réussir à faire adhérer au nouveau projet les représentants des pêcheurs plaisanciers particulièrement mobilisés dans la zone sud du parc laquelle a été exclue du périmètre de protection.
27Les glissements entre négociation et imposition ont été tous portés par une alliance entre des élus ou l’administration et des experts scientifiques. La différence entre les terrains brésiliens et français concerne la réaction à l’imposition. Contestée en France, ce n’est que par l’affirmation d’une identité politique dans l’espace public que les opposants ont pu faire entendre leurs préférences. Au Brésil, les relations hiérarchiques entre l’administration de l’environnement et les autres négociateurs ont permis d’aligner leurs positions sur celles de l’administration. Ces distinctions renvoient à des conceptions différenciées du rôle de la société civile dans l’espace public et des normes sociales qui en découlent.
- 8 . En 1981, le projet d’implantation d’une centrale nucléaire à Plogoff dans le Cap-Sizun est abando (...)
28En France, la notion de négociation-alibi a été formulée par les opposants pour insister sur le manque de légitimité d’une décision imposée qu’aucun principe d’autorité extérieur, comme l’intérêt général, n’a pu rendre acceptable. C’est même le combat des finistériens contre l’État au moment des évènements de Plogoff8 qui a été réactualisé pour rendre légitime la résistance face à des décisions imposées par l’administration centrale. Ainsi, alors qu’élus et administrations imposaient une décision dans un contexte où elle devait être négociée, aucune norme sociale n’a pu être mobilisée par les négociateurs pour rendre acceptable cette imposition.
29Dans le cas du premier projet de parc marin, la notion d’intérêt général a conduit à bloquer l’expression de parties divergentes alors que sa mobilisation, dans le second projet, a légitimé la sortie, par l’administration, du cadre négocié de la décision publique. Ainsi, la transformation de négociations en de simples instances de consultations montre que cet intérêt général fonctionne encore comme une norme sociale pour les acteurs politiques (élus et administrations) alors que les autres négociateurs se sont construits en un contre-pouvoir opposé à la transition entre deux modes de légitimité de la décision, de l’émanation d’un collectif à un principe d’autorité extérieur.
- 9 . Cette analyse converge avec d’autres recherches menées au Brésil (Jacobi et Fracalanza, 2005 ; Co (...)
30Au Brésil, la légitimité du point de vue des représentants des administrations a été également portée par cette notion d’intérêt général dans le sens ou leur point de vue a pu s’imposer aux autres parties. La différence avec la situation française renvoie à la relation entre la société civile et les représentants de l’administration. Les représentants de la société civile dans les négociations n’ont pas perçu cet espace et la pratique collective d´élaboration du plan de gestion comme un lieu ou une action de contre-pouvoir porteur éventuellement de sens concurrent à celui des parties incarnant l’intérêt général9. Ces négociateurs ont plutôt renvoyé l’image d’une société civile soumise à l’administration où seuls les acteurs mus par leurs propres intérêts et ayant des ressources (politiques, économiques ou scientifiques) peuvent influencer la décision. La personnalisation des relations dans l’espace public est ainsi à rattacher à la conception de la société civile permettant à l’administration de dicter les règles du jeu en fonction de ses propres valeurs et de celles des acteurs avec lesquels elle entretient des relations personnalisées en l’absence de rupture entre les sphères publique et privée. Plus largement, ces conceptions différenciées de l’organisation de l’espace public ont des conséquences sur le conflit et son expression dans les négociations.
31Dans le cas de l’APA da Várzea do Rio Tietê, il existait depuis le début des négociations une distinction entre les représentants de l’État et ceux de la société civile. Cette distinction est apparue dans le discours de chaque acteur qui se présentait selon son appartenance institutionnelle (l’État, les représentants de l’industrie ou du milieu environnementaliste). Cependant, certains représentants de l’État se sont qualifiés différemment. Leurs compétences leur apparaissant avant tout techniques, ils considéraient leur position comme impartiale car ils étaient détenteurs d’une expertise appropriée tandis que, selon eux, les représentants de la société civile avaient un point de vue partiel en adoptant des comportements politiques individualistes pour défendre leurs intérêts. Les représentants de la société civile ont, quant-à eux, eu tendance à désigner les représentants de l’État comme « les partisans de l’autorité » alors qu’ils se sont érigés en « représentants des intérêts populaires ». Dans les situations de tensions les plus fortes, ces deux catégories de négociateurs se sont opposées en adoptant ces éléments de langage, explicitement ou de manière allusive, pour structurer ou renforcer la résistance de leur groupe, les transformant même en marqueur identitaire. L’utilisation de ces marqueurs, largement repris dans les débats, a renforcé la place hiérarchique occupée par les représentants de l’État, consolidant l’idée que le technicien de l’État dépasse le politique de la société civile.
32Les identités politiques ont joué de façon similaire dans le parc marin. Le conflit entre les deux projets a été porté par une simplification des positions reposant sur un renforcement des identités politiques (projet de gauche contre projet de droite, projet reposant sur le contrôle des usagers contre leur liberté). Le conflit entre les deux projets a même été générateur d’identités politiques. Ainsi, les pêcheurs plaisanciers ont progressivement, qualifié leurs pratiques de pêche « d’us et coutumes ancestrales », ce qui a permis une prise en compte de leurs revendications. C’est cet ancrage de leurs pratiques dans la tradition locale qui leur a servi, dans les débats, de marqueur identitaire.
Parc marin en mer d’Iroise
http://www.zvonkoparis.com/fr/content/19-unesco-et-developpement-durable
33Dans les deux cas, la sortie du cadre de la négociation a eu comme effet de créer ou de renforcer les identités politiques des négociateurs. En effet, les identités collectives se construisent à partir de processus sociaux vécus (Silva, 2000). Elles sont déterminées par les expériences que vivent les parties et qui les aident à leur donner du sens en orientant leurs comportements. Dans cette perspective, c’est l’accumulation des antagonismes entre les négociateurs sans que ne se dégage un accord qui transforme une négociation en un processus collectif de reconnaissance d’adversaires où les intérêts symboliques et matériels d´un groupe s´opposent à d´autres. Ces identifications autour de la dichotomie adversaire/défenseur permettent aux négociateurs de trouver un (ou des) objectif(s) qui orientent l´action collective de résistance (Sandoval, 2001). Ainsi, les négociations ont montré une inversion de la relation de causalité entre conflit et négociation. Ce n’est pas le conflit en lui-même qui est créateur d’identités politiques. C’est l’absence de perspectives d’accord qui conduit les négociateurs et leur groupe de référence à renforcer ce qui les distingue des parties auxquels ils s’opposent. Dans les deux cas, la construction des identités politiques antagoniques résulte de l’absence de prise en compte des préférences de certains négociateurs par la décision imposée même si les possibilités de clôture des débats ont été variables.
34Face au nombre de conflits liés à la décision publique, certains analystes en viennent à considérer la politique comme l'art de traiter les désaccords, les conflits et les oppositions. C. Thuderoz propose ainsi de les encourager, de les multiplier pour ouvrir de nouvelles perspectives et multiplier les possibilités (Thuderoz, 2010). Cependant, nous avons pu constater que les situations concrètes de négociation n’offrent pas toujours la possibilité de trouver une solution à un conflit, voire même rendent difficile la possibilité de l’exprimer. Les textes juridiques et règlementaires, en France comme au Brésil, instaurent la participation du public à la décision, participant ainsi à l’expression du conflit dans le débat public. Toutefois, ces textes limités à la participation du public n’instituent aucun modèle de négociation de la décision, déconnectant la délibération durant laquelle les négociateurs construisent et argumentent leurs préférences de la décision en elle-même.
35Dans les négociations étudiées, cette déconnexion a généré trois situations. La première a été rencontrée lors de l’élaboration du plan de gestion de l’APA : la décision a finalement été imposée par l’administration et les autres négociateurs s’y sont soumis malgré l’expression de certains désaccords. La deuxième situation a été relevée dans les négociations des deux premiers projets de parc marin : des élus ou l’administration ont imposé une décision que les négociateurs ont refusée. Enfin, la troisième situation a été rencontrée lors des débats autour du troisième projet de parc marin : les négociations ont permis d’organiser les préférences des négociateurs pour aboutir à un accord.
Zone maraîchère dans le lit majeur du Tietê
Source: Hervé Théry 2012
- 10 . C’est d’ailleurs quand cette étape participative intervient trop tardivement dans le processus de (...)
36Dans les deux premières situations, la négociation a été qualifiée par les élus ou les responsables d’administrations de concertation. La participation des négociateurs y a été envisagée comme résultant d’une procédure administrative, une étape à l’intérieur d’un processus de décision, et non pas comme une modalité de prise de décision partagée. Cette notion de concertation correspond ainsi à l’interprétation faite par le porteur du projet de la participation imposée par la loi ou par l’administration et traitée de manière procédurale. Dans cette perspective, la question de la légitimité de la décision n’existe qu’en référence à des textes juridiques ou règlementaires. La concertation ainsi conçue découpe le processus de décision en différentes étapes où seules certaines d’entre elles, définies par les règlements, sont soumis à la participation du public10. La différence entre les situations brésilienne et française tient à la structuration de l’espace public entre ces deux pays conduisant, dans le cas de l’APA, à l’alignement des positions des négociateurs sur la décision imposée par l’administration alors qu’en France cette imposition a renforcé le conflit. Seule la troisième situation décrite a renvoyé à une modalité de prise de décision reposant sur l’arrangement des préférences des parties. Toutefois, cette dernière négociation avait pour objectif, pour l’administration, de résoudre le conflit entre les défenseurs et les opposants au projet, conflit qui avait envahi l’espace public local. Ainsi, ce n’est que devant un conflit visible dans l’espace public et largement institué par les médias, les collectivités territoriales et des structures associatives que les porteurs du projet ont construit la négociation comme une modalité de prise de décision organisant les préférences des parties pour arriver à un accord.
37Plus largement, la négociation des décisions publiques, envisagée comme une concertation, élargit le conflit à la procédure de prise de décision en elle-même dans les situations où les négociateurs ne peuvent pas mobiliser de modèles de comportement dans l’espace public rendant acceptable l’alignement des positions des négociateurs sur celles du porteur du projet. Autrement dit, dans ces cas, la concertation reporte le conflit cognitif sur le processus de prise de décision sans fournir de modalité pour le résoudre. Ce constat fait écho aux travaux de Philippe Breton (2006) pour qui il existe dans nos sociétés contemporaines une « incompétence démocratique » qui renvoie, principalement, à l’incapacité d’entendre et de considérer l’autre dans un processus argumentatif de prise de décision. Cette incompétence démocratique pose, plus précisément, la question des modalités de prise en charge des divergences par le politique en l'absence d'objectifs largement intégrateurs (Dorna, Costa, 2015) alors que les élus comme l’administration ne peuvent se prévaloir d’un principe d’autorité rendant acceptable l’imposition d’une décision.
38Ce constat ouvre sur d’autres réflexions. La démocratie représentative s’est constituée par le recours à l’agrégation (le vote) comme modalité de prise de décision, la délégation de la prise de décision étant sous-tendue par un principe d’autorité. La remise en cause de ce principe d’autorité montre que la résolution des conflits liés à la décision publique nécessite la mise en œuvre d’une autre modalité de prise de décision permettant aux parties en présence de faire valoir leurs préférences, mais cela nécessite de reconnaître l’existence des conflits donc d’entendre et de prendre en compte les voix discordantes dans l’espace public et pas uniquement de les écouter dans des dispositifs participatifs.