Je remercie ici pour son financement la Fondation de soutien à la recherche de l'État de São Paulo (FAPESP), dans le cadre de la procédure nº2013/07616-7 (CEPID-CEM), ainsi que le CNPq pour la bourse de productivité PQ2.
Mais à São Paulo, Dieu est un billet de cent., Racionais MC’s, 2002
- 1 Je me réfère ici aux discussions tenues entre collègues, étudiants, amis et chercheurs, qui ont ser (...)
- 2 La place occupée par les pauvres dans la démocratie et dans les villes brésiliennes, ainsi que la r (...)
- 3 Ce courant est très bien représenté par l’intense production du Centre d’études de la métropole, do (...)
- 4 Ce courant se retrouve, non sans nuances, dans la production bibliographique de Telles & Cabanes (2 (...)
- 5 Rythme populaire des favelas brésiliennes depuis le début des années 2010, où s’exhibent, comme sig (...)
1Ces dernières années ont vu émerger un débat intense chez les universitaires s’intéressant aux périphéries urbaines, à la « question sociale », à la pauvreté, aux politiques de protection sociale et aux mécanismes de répression de la marginalité, de la criminalité et de la violence1. S’il n’existe pas de consensus dans la bibliographie brésilienne spécialisée sur ces thèmes2, les différents courants ont récemment avancé des arguments tout aussi forts que divergents. D’un côté, l’accent a été mis sur le développement de la citoyenneté : en témoignent l’élargissement de la portée des politiques mises en œuvre et l’amélioration des indicateurs sociaux (y compris en matière d’inégalité des revenus), mais également le maintien d’un cadre légal progressiste, la consolidation de la participation sociale au sein de divers conseils et la stabilisation de la démocratie institutionnelle, sans oublier l’expansion sans précédent du pouvoir d’achat et du crédit au sein des classes populaires3. D’un autre côté, dénonciation est faite de la recrudescence de l’insécurité et de la militarisation de l’ordre urbain, de la criminalisation de la pauvreté et de son instrumentalisation par les secteurs de l’immobilier et de la sécurité privée, de l’incarcération de masse et de la tendance à l’internement forcé des toxicomanes, ou encore de la criminalisation des mouvements sociaux et des atteintes portées aux droits civils4. Tous ces phénomènes empiriques, aussi que les débats les plus divers autour de la réforme du Statut des enfants et des adolescents (l’Estatuto da criança e do adolescente), de la légalisation des stupéfiants, des actions positives, du « funk ostentação »5 ou de la baisse du nombre d’homicides à São Paulo, ont servi d’indicateurs pour l’élaboration de diagnostics plus ou moins optimistes relatifs à la consolidation de la démocratie ou au développement économique.
- 6 Chaîne de restaurants brésiliens où des jeunes filles sont habillées de manière « sexy ».
2Il ne fait aucun doute que les perspectives théoriques, les lieux d’observation et les méthodes employées par les différents courants analytiques sont à la base d’une partie des divergences constatées, lesquelles ont pour leur part souvent permis de véritables avancées dans le débat. Néanmoins, je suggère que l’une des causes centrales de ces désaccords consiste en une agrégation analytique exagérée présupposant une homogénéité empirique de catégories telles que « pauvreté », « périphérie » ou « classes populaires » , que l’on se fait par ailleurs fort de rejeter. En effet, ces mots recouvrent aujourd’hui, presque à notre insu, des réalités qui vont du récupérateur de matériaux recyclables au chauffeur de taxi ; du travesti qui fait des passes dans la rue au maçon qui a trois véhicules dans son garage ; de la jeune fille de province qui travaille chez Hooter’s6 pour payer ses études à la capitale, au lycéen en liberté conditionnelle ; de l’étudiant bénéficiaire de programmes de discrimination positive inscrit dans une bonne université publique au sans-abri, ex-détenu et grand consommateur de crack ; du membre d’une communauté thérapeutique qui cherche à se libérer de la cocaïne à l’ouvrier bolivien de la confection, en passant par le vendeur ambulant nigérian ; de l’Agent communautaire de santé évangélique au petit garagiste membre du Rotary Club ; du vigile « noir » de 60 ans, originaire du Nordeste, au prisonnier « métis » de 19 ans né dans la favela ; du policier au mécanicien au chômage, en passant par le propriétaire d’une casse automobile clandestine.
3Au sein d’un univers social scindé en différents types de populations, nous savons que tous ces individus pourraient aujourd’hui être voisins dans le même quartier, considéré comme périphérique, de São Paulo. Si l’on y ajoute les catégories professionnelles ou de revenu, ils pourraient tous être considérés comme « membres des classes travailleuses ». Néanmoins, les perspectives de vie de chacun d’entre eux, leurs appartenances territoriales, familiales et religieuses, leurs codes de conduite et les programmes sociaux dont ils bénéficient de la part des ONG, des pouvoirs publics ou des églises, ainsi que leurs modes d’inscription au sein de l'économie et leur degré de vulnérabilité à la « violence urbaine », divergent profondément.
4En participant ces dernières années à une série de débats sur les banlieues, les pauvres, la violence, les mouvements sociaux ou les transformations urbaines, il m’est apparu que nos arguments, issus de différentes disciplines et perspectives, étaient le plus souvent basés sur des représentations totalisantes de la « périphérie » ou de la « pauvreté ». Plus récemment, j’ai pu constater que nous nous appuyons presque toujours sur un aspect particulier – le membre du PCC, le consommateur de crack, le prisonnier ou la famille endettée qui a acheté une automobile ou un appartement financé par une banque publique – pour tenter de représenter le tout, la périphérie dans son ensemble, ses tendances violentes ou encore l’insertion au marché de la consommation grâce à une mobilité sociale ascendante.
- 7 En écho à la réflexion de Michel Foucault sur la constitution de populations, les dispositifs de se (...)
5Le présent article ne prend pas comme hypothèse d’analyse, mais plutôt comme objet de réflexion, ce mode totalisant, et le plus souvent dichotomique, de perception des pauvres en tant que sujets pris en étau entre les deux perspectives de « violence urbaine » et de « développement économique ». J’écrirai donc ici à partir de l’expérience, aussi bien intellectuelle que politique, accumulée ces dernières années au sein d’innombrables débats sur les « périphéries », un terme que je continue à utiliser en tant que représentation à définir et à comprendre. L’hétérogénéité des secteurs populaires et les découpages en populations7 qui s’y opèrent en fonction des programmes sociaux dont on bénéficie, des églises que l’on fréquente ou de son appartenance au « monde du crime » serviront ici de point de départ à la réflexion. Mes recherches dans les banlieues de São Paulo n’en constitueront donc pas la seule source de données, mais l’ethnographie (traduction en texte d’une expérience vécue) continuera à être le mode de connaissance qui lui servira de base.
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- 8 Expressions utilisées dans les milieux populaires pour faire référence aux « riches » et aux « oppr (...)
6Cette argumentation présuppose l’existence de frontières en tension entre les différents types de populations des « banlieues », désignés dans l’appréhension commune comme « Classe C » ou « marginaux », mais également entre eux et les groupes sociaux les plus nantis (que lesdites populations périphériques qualifient de « playboys », « madame » ou « bacanas »8). Il s’agit là des deux fronts du conflit social qu’il me semble pertinent d’étudier sur la base de ces découpages en différents types de population. Les modes de gestion de ce conflit issu de l’ordre social et urbain seront par conséquent des objets privilégiés de l’analyse. J’émets ici l’hypothèse que le conflit social ne serait pas uniquement médiatisé par les valeurs chrétiennes, pilier de la cohésion d'une société inégalitaire au Brésil, ou par l’émergence du droit comme médiateur privilégié (la loi, l’ordre, la citoyenneté). Tout indique également que sa résolution ne s’appuie pas seulement sur la logique punitive représentée par l’incarcération de masse et la criminalisation de la pauvreté, dont l’objectif est de soumettre les réfractaires par la force. Les stratégies gouvernementales contemporaines semblent justement se baser sur la variation situationnelle d’un répertoire de régimes de gouvernement existants et relativement autonomes (Machado da Silva, 1993 ; Feltran 2010, 2011, 2012 ; Grillo, 2013), dont les divers modes d’action tendent à s’organiser à partir de découpages en populations les plus précis possibles. Au sein de ces découpages incarnés par des corps et des mots s’immisce également l’idée d’une rupture au niveau moral ou légal. Néanmoins, il est clair que les sujets concernés sont tous soumis à une logique marchande formellement liée à la monétarisation, qui produit une forme de vie commune centrée sur l’expansion de la consommation et censée convenir à tous. Même si on les considère comme appartenant à des univers moraux distincts, travailleurs et délinquants, dans la mesure où les marchés où ils sont insérés sont fortement connectés les uns aux autres, échangent entre eux des biens et des services monétarisés. De même, policiers et trafiquants ont leurs arrangements, forcément financiers, pour que le trafic puisse profiter à tous. Les playboys et les jeunes de banlieue, les « manos », s’entichent des mêmes motos et des mêmes voitures, ils ont des relations directes au sein des diverses positions qu’ils occupent sur les marchés du travail et de la consommation. Et tous respectent la richesse et le statut qu’elle octroie. L’argent est objectivement élevé au statut de médiateur entre les groupes populationnels en conflit, supplantant de loin la légitimité de la loi et de la morale, qui, de leur côté, ne feraient que les éloigner plus encore.
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- 9 La réflexion s’inspire ici des positions de Simmel (2014) et Arendt (2001) sur la monétarisation de (...)
- 10 Il est ainsi symptomatique qu’un Secrétaire municipal à la Sécurité se soit référé à trois reprises (...)
7Caractériser précisément la population et essentialiser ces découpages afin de les objectiver, telle serait la fonction première du dispositif de gouvernement, qui ne se résume pas aux seules pratiques émanant de l’appareil d’Etat. C’est cette essentialisation qui attribue aux groupes ainsi clivés leur valeur, toujours sélective et inégale. Celle-ci, propre à chaque groupe et dûment objectivée au sein de ces classifications, peut alors être quantifiée et monétarisée (Simmel, 1900)9. Nous sommes donc face à une logique de marché : exactement de la même manière que l’on peut lotir des terrains urbains, divisés en « niches de marché », il s’agit maintenant également de procéder au découpage des populations, qui deviennent ainsi des « publics-cible » des spécialistes du marketing, mais également des programmes gouvernementaux10. D’où le lien constitutif entre le gouvernement sélectif de la pauvreté et le développement marchand ; d’où l’idéal d’élargissement de la consommation aux pauvres et leur intégration aux marchés comme projet politique fondamental. C’est cette expansion de la circulation monétaire, aujourd’hui d’une ampleur significative aux marges du social, qui constitue la finalité première des différents régimes de gouvernement de la pauvreté. Ceux-ci opèrent ainsi une caractérisation des pauvres en se basant sur l’intensité potentielle du conflit qui pourrait les opposer à l’ordre marchand.
8Afin d’étayer cette perspective, cet article formule l’hypothèse que le discours de la « violence urbaine » a évincé les « travailleurs » de la question sociale en rendant centrale une problématique centrée sur « les marginaux ». C’est dans cette même lignée que les politiques sociales se sont éloignées de l’universalisme des droits sociaux et que la protection sociale est aujourd’hui pensée à travers le prisme de la prévention de la violence. C’est ainsi que se dessine un continuum au sein de la représentation morale des pauvres, avec à l’un des extrêmes, le « délinquant » à incarcérer, et à l’autre bout, le « consommateur » ou l’« entrepreneur » à intégrer par l’entremise du marché. Dans les pratiques de gouvernement, qui se reflètent dans les pratiques marchandes, cette essentialisation est à la base de différents découpages par types de populations, dont le but est d’objectiver diverses « vulnérabilités sociales » et de différencier, classer, trier selon les interventions destinées à des « publics-cible » spécifiques. Vis-à-vis de ces publics, l’altérité se radicalise lorsqu’il s’agit de ceux que l’on classe dans la catégorie des « délinquants ». Ce mode de gouvernement sélectif – qui associe des techniques aussi disparates que le transfert conditionné de revenu ou l’incarcération, voire l’extermination – a fini par favoriser, comme effet collatéral, l’émergence d’un répertoire de régimes normatifs applicables aux périphéries urbaines – étatique, criminel et religieux – et qui régulent tous des marchés monétarisés. C’est donc la monétarisation qui devient le principal médiateur de la relation entre les différents groupes, qui sous d’autres perspectives de médiation – la loi et l’ordre, la morale – seraient définis sous le registre de l’altérité radicale. Le « développement » centré sur la consommation est ainsi hissé au statut de forme de vie commune. Le travailleur ne peut moralement être confondu avec le délinquant, tout comme le policier jouit d’un rapport à loi bien différent de celui du trafiquant, mais tous occupent néanmoins des positions relativement proches face aux marchés de consommation. Étant donné que l’argent circule indifféremment dans des marchés légaux, illégaux ou illicites, l’expansion marchande connecte ces sujets et médiatise en cela les « arrangements » qu’ils établissent entre eux et qui sont source de croissance du marché illicite comme de celui des marchandises politiques (Misse, 2006). Ainsi, la même main qui encourage l’expansion de la consommation de la nouvelle « Classe C » fomente également la violence urbaine qu’elle est censée contrôler.
- 11 Si la notion de question sociale s’était centrée, surtout dans le débat français, autour de l’État- (...)
9Il existe un consensus relatif dans la littérature sur le fait que la question sociale contemporaine a connu une évolution décisive, à l’œuvre depuis les révolutions en France et aux États-Unis (Arendt, 1959, 1977), mais particulièrement visible depuis les dernières décennies, qui l’a placée au centre du récit moderne de l’extension universelle de la démocratie (Rancière, 1995 ; Agamben, 2002). Dans la société salariale, la question sociale s’est vue traitée par un effort – consenti par les gouvernements au prix d’un conflit social récurrent – de médiation publique et étatique des effets inégaux de l’accumulation capitaliste, et ce par l’entremise de la concession, au niveau national, de droits civils, politiques et sociaux (Marshall, 1950). La citoyenneté représenterait ainsi la contrepartie universelle du salariat (Donzelot, 1984 ; Machado da Silva, 1993 ; Rosanvallon, 1995). Le « travailleur » était donc la figure centrale d’où émergeaient le problème social et les solutions à y apporter. Encore que cette contrepartie n’ait pas été universalisée dans les faits, l’horizon normatif (cognitif et politique) de la résolution de la « question sociale » était formulé en termes de bien-être social, de limites posées à la marchandisation des formes de vie, ou encore d’internalisation du conflit de classe dans les manières de concevoir et d’administrer l’État, ainsi que dans la construction de communautés nationales visant l’homogénéité interne. Dans ce contexte, l’altérité radicale, celle qui justifie les guerres, était incarnée par la figure de l’étranger, et l’État se devait de protéger ses citoyens contre cette menace extérieure11. Ainsi, en vue de la création d’une communauté, intégration, insertion ou inclusion sociale guidaient la résolution du problème social et les modes d’intervention de l’État au sein de la pauvreté, encore qu’il eût fallu à cet effet redessiner les contours des technologies de pouvoir (Foucault, 1997).
10Robert Castel (1999) a démontré de quelle manière cette équation a été mise à mal dans les pays européens, et particulièrement en France, à partir des années 1980. Ce nouveau contexte, subordonné à la « reconversion productive » et à la « réforme néolibérale de l’État », a vu s’initier la mise en pièces, par la base, des médiations de l’État qui garantissaient la mise en œuvre effective des droits, et la figure du « travailleur formel », auparavant une référence à atteindre, s’est retrouvé sur la sellette. L’ascension du « travail précaire » et des activités informelles, alliée à un « chômage structurel », est devenue la marque des temps nouveaux. Si le contexte brossé par Castel à la fin des années 1990 est en constante métamorphose depuis lors, c’est sans aucun doute en raison de la radicalisation de ce vecteur de transformation de la question sociale qu’il décrit. Le travail informel et l’emploi précaire sont des phénomènes qui se sont développés à l’échelle mondiale et qui n’ont pas épargné les zones en plein développement économique et au taux de chômage modéré, à l’instar du Brésil des années 2000. Les économies du Nord n’y ont pas non plus échappé (Ruggiero & South, 1997). Au Brésil, la régulation de la citoyenneté (Santos, 1979) a également emprunté cette voie et, sur le plan des pratiques, la notion même de citoyenneté ne s’est appliquée que de loin aux lieux et aux personnes marqués par une sociabilité, un langage et des codes de conduite informels. Ceux que l’on qualifie de pauvres ont été relégués aux marges de l’incomplétude des processus structurels de la modernité, permettant ainsi que les secteurs populaires soient définis par le concept de « retard », qui imprègne les diverses interprétations qu’en font aussi bien le sens commun que les études universitaires. Les notions mêmes d’exclusion ou de désaffiliation attesteraient de la présence de cette sorte d’évolutionnisme jusque dans la formulation critique de la question sociale.
- 12 Actuellement, ce n’est plus l’esthétique du travailleur qui dicte les critères d’appartenance au mo (...)
11Le conflit social immanent aux transformations récentes ne frustre pas seulement l’idéal de citoyenneté, il m’apparaît également beaucoup plus radical qu’auparavant, soit parce que nous passons par un moment d’ample redéfinition du pacte social, soit parce que ce conflit n’émane pas fondamentalement des milieux travailleurs, intégrables qu’ils sont à la communauté nationale par l’entremise du récit de l’expansion des marchés et des droits. Même si le travail et les droits – mais aussi la religiosité – continuent de jouer des rôles fondamentaux de cohésion au sein des pratiques sociales, aujourd’hui, le conflit social se voit de manière centrale représenté par l’essor et la thématisation progressive de la « violence urbaine », des « drogues » et de la « marginalité »12, qui construisent par définition des sujets non intégrables. Si la « lutte pour les droits des travailleurs », hégémonique dans les années 1980 et au début des années 1990, plaçait la question sociale au plan politique (Paoli, 1995), l’opposition centrale qui semble aujourd’hui régir le conflit social contemporain serait justement ce clivage moral qui oppose la figure du travailleur, entendue comme « homme de bien » dont les aspirations au progrès l’intègrent à la communauté, à celle du « délinquant » ou du « toxicomane », du « junkie », du « prisonnier », bref, de l’ennemi dont la seule existence menace ladite communauté. Dans ces différentes figurations de l’autre à combattre, le conflit inscrit dans la question sociale se façonne autour d’une menace essentielle à l’ordre public, subjectivée en corps, territoires et mots clairement définis et faisant partie intégrante des territoires où l’on vit. C’en est fini de l’ennemi étranger : la menace vient aujourd’hui de l’intérieur, des alentours, l’ennemi est parmi nous.
- 13 La logique victorieuse des gouvernements de coalition au niveau national depuis la « transition dém (...)
12Il ne s’agit plus seulement d’admettre la « vulnérabilité sociale » des sans-abri, des prisonniers ou des fumeurs de crack dans le seul but d’œuvrer à leur nécessaire « réintégration » (Melo, 2014). Il s’agit également de faire le lien entre cette « vulnérabilité » et le risque potentiel qu’ils représentent. En contrepartie, selon la performance morale de chaque sujet ou de chaque groupe, sont administrées des doses (toujours expérimentales, s’agissant d’un moment de transition) du mélange protection sociale-contrôle-répression, en élargissant droits et privations, prises en charge et sujétion, dispensaires et criminalisation, autorité légitime et répression violente, toujours de manière simultanée13. D’où la prolifération concomitante des services sociaux, toujours focalisés, et des stratégies de sûreté publique et privée, de surveillance et de militarisation des territoires urbains, elles aussi tout autant ciblées.
- 14 Expression péjorative pour se référer aux habitants des favelas.
13Au Brésil, l’expansion de l’accession à la propriété à travers le Programme Minha Casa Minha Vida coïncide ainsi avec la reprise des expulsions des indésirables urbains, soit vers des banlieues lointaines, soit vers des prisons ou des centres de désintoxication, où se pratique y compris le contrôle chimique par la psychiatrisation. On soutient une « Nouvelle Classe C » qui permet l’expansion des marchés en même temps que l’on préconise l’isolement des catégories de la population qui troubleraient leur avancée : les favelados14. Le problème surgit lorsque l’on découvre que les logements dans lesquels est appelée à vivre la « Nouvelle Classe C » sont situés sur des territoires où existent d’autres lois que celle du marché, lorsqu’on constate que cette nouvelle classe n’est pas aussi « ségrégée » du « crime », du PCC ou de ses dynamiques, qu’on voulait bien l’admettre, mais qu’elle habite justement les mêmes quartiers, lorsqu’on se doit enfin de constater que l’autre à combattre est souvent incarné par le père, le frère, le mari ou un quelconque parent.
14La grille de lecture du problème social se déplace explicitement de la question sociale à celle de la violence, comprise comme un problème mêlant criminalité, drogues et pauvreté. Il existe néanmoins un décalage entre cette grille et le plan même des pratiques qu’elle prétend décrire, nous obligeant ainsi à opérer des reclassifications issues des doutes qui pèsent sur des statuts préalablement bien établis, à l’instar de la scission travailleur/délinquant. Il existe de fait un certain nombre de nuances, et l’on constate que le « monde du crime » des périphéries urbaines jouit d’une certaine légitimité pour défendre des valeurs telles que la paix, la justice, la liberté et l’égalité, qu’il génère des revenus et qu’il crée des emplois, mais également un sentiment d’appartenance, voire de nouvelles familles (Feltran, 2011 ; 2013). Dans l’opinion publique, et surtout parmi les élites, la reclassification du monde est beaucoup plus lente que dans les quotidiens populaires. Ainsi, dans l’imaginaire collectif, travailleurs et délinquants sont encore diamétralement opposés, et le débat politique fondamental s’intéresse moins à l’intégration des travailleurs à la communauté qu’à la garantie d’une sécurité personnelle et patrimoniale basée sur le contrôle des espaces et des populations à risque, qui représenteraient une menace évidente (toxicomanes, marginaux, voleurs, trafiquants). Le contexte n’est donc plus à l’élargissement des droits de la citoyenneté (on n’accorde pas de droits à l’ennemi) et encore moins à l’universalité des garanties démocratiques (l’exception est tolérée et peut même devenir la règle s’il s’agit de « défendre la société »).
15La conflictualité brésilienne contemporaine exige ainsi une identification précise des populations auxquelles devra s’appliquer un répertoire graduel de modes de gouvernement, qui va aujourd’hui de la démocratie substantive à l’extermination. Ces modes de gestion des pauvres sont radicalement différents de ceux qui se basaient sur le mythe de la démocratie raciale, dans la première moitié du XXème siècle, ou des tentatives ultérieures d’insertion sociale du travailleur migrant dans les villes, d’intégration régionale ou d’élargissement régulé des droits sociaux des exclus. Ces dernières années, le conflit social s’exprime dans un environnement apparemment contradictoire : la hausse des taux de criminalité va de pair avec celle des taux d’emploi formel ; les politiques d’incarcération de masse avancent de concert avec une offre accrue de services sociaux ; les rénovations urbaines de grande ampleur coïncident avec l’internement obligatoire des consommateurs de crack ; l’occupation militaire des territoires des favelas est appelée pacification ; et l’incarcération ne fait que consolider les factions criminelles.
16Le paradoxe constitutif du contexte contemporain associe donc le développement économique et la modernisation des marchés à une propagation diffuse du thème de la « violence urbaine ». La désagrégation analytique des populations et, surtout, des situations où opère chacun de ces régimes, s’avère en cela fondamentale (Freire, 2014). Au Brésil, trafiquants de drogue, prisonniers, sans-abri et consommateurs de crack sont au cœur de la médiatisation du problème social contemporain – sur la couverture des journaux et des magazines, et dans les tous les autres moyens de communication. On n’exige plus qu’ils soient traités comme des citoyens, sauf évidemment dans les groupes – souvent tournés publiquement en ridicule – qui persistent à défendre les droits de l’homme. Leur incarcération, voire leur extermination, sont légitimées par des secteurs considérés comme inclus, et directement liées, au sein du débat public, à la validation dominante des conceptions instrumentales de l’État démocratique et du développement. Diverses recherches ont montré que délinquants, favelados, toxicomanes et trafiquants, qui constituent aujourd’hui le centre de gravité du problème social brésilien, étaient depuis longtemps déjà publiquement représentés en termes d’altérité radicale (Misse, 2010 ; Grillo, 2013 ; Lyra, 2012 ; Biondi, 2010). La bibliographie internationale pointe des processus similaires dans divers pays (Das, Poole, 2002 ; Jensen, 2008 ; Bourgois, 2012), et les idéaux d’intégration sociale universelle n’étant plus en vogue, pas plus que le combat politique légitime autour des droits communs, le social porte aujourd’hui l’ennemi en son sein et se voit cerné par un conflit irréductible qui réduit sa portée et renforce ses frontières : l’on est soit inclus soit exclu de la vie sociale, que l’on ne doit donc pas confondre avec la vie nationale. Cette représentation entre en conflit avec le cœur de la modernité politique inscrite dans la formule démocratique. C’est donc en termes politiques que la question sociale devrait être traitée, en tant que redéfinition de ce qu’est la vie de la nation et de la communauté politique. Mais c’est pourtant en termes moraux de représentation de la « violence urbaine » qu’elle est véhiculée.
- 15 Cette partie synthétise et développe des arguments déjà publiés séparément dans Feltran (2013a ; 20 (...)
17Luiz Antonio Machado da Silva avait déjà attiré notre attention il y a une vingtaine d’années sur l’erreur qui consiste à utiliser la notion de « violence urbaine » comme catégorie d’analyse. Il faudrait au contraire considérer cette représentation comme une partie du problème à traiter, dans la mesure où il s’agit d’une construction historique qui, dans son usage courant, constitue en fait ce qu’elle prétend décrire (Machado da Silva, 1993). En ce qui concerne le champ des études sur le crime et la violence, Michel Misse a déjà démontré la validité de cette affirmation, ainsi que des hypothèses qu’elle permet d’avancer et des développements analytiques qu’elle propose, une validité que l’on peut étendre aux études sur les périphéries urbaines (Misse, 2006a). Il nous a en outre appris que la première des « cinq thèses équivoques sur la criminalité urbaine au Brésil » est celle selon laquelle « la pauvreté est la cause de la criminalité, ou de l’augmentation de la violence urbaine » (Misse, 2006b, 2010).
- 16 « Ainsi, nos relations se développent sur la base d’un savoir mutuel, et ce savoir sur la base de l (...)
18Afin d’entamer un dialogue pour le moins rigoureux avec cette bibliographie, il m’apparaît indispensable d’éviter en premier lieu une réification des concepts en jeu qui en ferait des données de la « réalité ». Il n’existerait donc pas de violence urbaine en soi. La représentation de la « violence urbaine » est fondamentalement constituée d’un processus d’association arbitraire de concepts et de phénomènes distincts, qui les a réifiés au fil du temps en un phénomène unique – à travers divers mécanismes d’objectivation, toujours intéressée – ainsi transformé en réalité16. Dans notre cas, on retrouve dans cette représentation des phénomènes et des concepts aussi disparates que criminalité, drogues illégales, marchés illicites, armes à feu, factions criminelles, corps noirs et métis, territoires urbains et pauvreté. Si la rigueur analytique exige que chacun de ces concepts soit traité en prenant en compte les distinctions évidentes dont ils sont porteurs, ils sont au contraire totalement indifférenciés au sein de cette représentation. Pris indépendamment ou dans leur totalité, ils peuvent en outre représenter une facette d’un contexte plus ample, lorsqu’ils ne sont pas simplement utilisés comme synonyme de « violence urbaine ». Les mots en arrivent même à être interchangeables : à São Paulo, lors de la recherche de terrain, j’ai pu constater que dans de nombreux cas, et principalement chez les individus ne faisant pas partie du « monde du crime », utiliser le terme « violence » revenait à dire « trafic de drogue » ou « PCC ». Dans la même lignée, il est communément admis qu’un quelconque programme social dédié aux jeunes des favelas n’est autre qu’une forme de « prévention de la violence ».
19Peu importe que les « drogues » traversent les classes sociales et que le « trafic » soit transnational : dans les représentations de la « violence urbaine », ils sont incarnés par les favelas, par une couleur de peau, par une tranche d’âge, par une esthétique qu’on se doit de contenir. Peu importe que des pays comme l’Inde, où la pauvreté est immense, aient des taux d’homicide infiniment plus faibles que des pays comme les États-Unis. Peu importe que les travailleurs du trafic des favelas de São Paulo aient été désarmés dans les années 2000. Les affaires du trafic de drogue continuent à être présentées, dans une escalade de la demande punitive, comme quelque chose d’aussi violent que les crimes les plus odieux. Le dispositif de la « violence urbaine » fait en sorte que ce « crime » soit toujours réduit à un acte violent commis par une seule race, construite par la racialisation des pauvres, et que l’on définit maintenant sur la base de l’esthétique des jeunes de banlieue. Il importe encore moins de savoir que les économies légales et illégales sont aujourd’hui interdépendantes. On préfère croire, en se réfugiant dans la dichotomie légal/illégal contenue dans cette représentation, que la croissance économique formelle peut affaiblir les marchés globaux de l’informalité et de l’illégalité. Ce n’est pourtant pas ce qui se passe au niveau transnational, et encore moins au Brésil, depuis plusieurs dizaines d’années (Telles, 2011).
20Si des concepts et des phénomènes aussi disparates apparaissent aussi naturellement connectés dans ce régime discursif, les sujets et les espaces censés matérialiser ce lien en lui conférant une concrétude indiscutable sont eux considérés comme « typiques » de la représentation de la « violence urbaine ». Leur existence physique serait la démonstration empirique de la façon dont tous les éléments répertoriés fusionnent effectivement dans la pratique. Sabotage, un rappeur qui a autant de mélanine dans la peau que d’histoires à raconter sur les favelas, a chanté ce que Michel Misse (2010) a décrit en termes de sujétion criminelle : « Je ne sais pas ce qui se passe / S’ils me voient, ils font marche arrière ! ». La figure du « junkie » habitant les « cracolândias » est tout aussi pertinente pour constater de quelle manière les dispositifs de la « drogue » (Fiore, 2012 ; 2014) et de la violence se réifient en une connexion intrinsèque. Même si dans les faits, il ne s’agit que d’une minorité au sein des consommateurs de la substance (Rui, 2012), ceux qui en font un usage si radical qu’ils finissent dans la rue sont immédiatement associés à l’image indélébile que se fait l’opinion publique dès le mot crack est prononcé. On prend la partie pour le tout, et ce n’est en aucun cas le fruit du hasard : cette petite partie permet justement la naturalisation immédiate de tous les éléments sur lesquels se base la représentation de la violence – perte de dignité, manque d’hygiène, désordre, crime, violence, cruauté, abjection, immoralité, risque, menace. Bien que l’immense majorité des jeunes de banlieue ne fasse pas partie du « crime » et que l’immense majorité qui en fait partie ne commette pas de crimes violents, c’est tout de même cette minuscule portion criminelle et violente qui représente l’ensemble de la périphérie lorsque la « violence urbaine » en devient la grille de lecture.
21Cette représentation établit également une frontière cognitive qui définit les limites jusqu’où distendre la signification des mots. Dans le cadre de ce dispositif, le sens du mot « crime » ne peut pas, par exemple, s’étirer au point de pouvoir penser qu’en son sein se trouveraient éventuellement des sujets dont la parole et les actions sont considérées comme légitimes. Dans cette représentation, la loi définit aussi bien le crime que son contraire, et vu qu’elle se présente elle-même comme s’appliquant « à tous » sur un territoire donné, il est exclu que l’on puisse penser autrement. Le jugement de valeur qui accompagne le terme « violence » est toujours négatif (Misse, 2006b). La représentation de la « violence urbaine » opère alors aux limites des significations préalablement déterminées à l’égard des sujets et des territoires qui exprimeraient, dans leur essence et de manière univoque par leurs actions, la violence qui lui donne son sens. Il n’est pas envisageable, à l’intérieur de cette représentation, de briser ce jugement de valeur central, qui finit par donner leur signification à tous les concepts alentours et par les réifier dans chaque nouvelle situation où on doit les mobiliser. Toutefois, en dépit de la signification négative que lui attribuent la loi et l’ordre, le mot « crime » peut représenter une source de normativité fort positive pour des fractions assez significatives de la population brésilienne (Hirata, 2010 ; Malvasi, 2012). Ceci implique de devoir analyser les énoncés où le mot peut potentiellement apparaître dans des situations non consensuelles. Cette absence de consensus ne renvoie pas seulement à des arguments préétablis, mais également à divers paramètres qui conditionnent la vision que l’on peut se faire du monde et de ceux qui l’habitent.
22La thématisation publique de la « violence urbaine » représenterait ainsi un mode actif de production d’une réalité, dont le contenu occulte ce qui existe vraiment en le formulant d’une manière étrangère à l’expression même du monde. Ce qu’il est impossible d’exprimer à travers cette représentation doit donc être considéré comme inexistant : le fait, par exemple, que le « monde du crime » ait pu faire diminuer le nombre d’homicide à São Paulo dans les années 2000 (Telles & Hirata, 2010 ; Feltran, 2012). Ce qui ne se dit pas publiquement est commenté en privé. Parmi les plus pauvres, et plus particulièrement à São Paulo, le « crime » s’est vu attribué nombre de significations au cours des quarante dernières années. L’accumulation du conflit autour du sens de ces mots a fait du « crime », dans des situations données des « périphéries », un contrepoint normatif et figuratif pertinent à la propre représentation de la « violence urbaine ». La performance de chacune de ces représentations me semble aujourd’hui centrée sur la tentative de produire des découpages essentiels et précis de la population, de façon à distribuer dans le tissu social un répertoire de régimes gouvernementaux différents en fonction des individus « avec qui on parle ».
- 17 Centros de Referência Especializada em Assistência Social : centres du service social pour les situ (...)
23La « nouvelle génération de politiques sociales » a déjà été conçue sous l’égide de cette représentation de la « violence urbaine », c’est-à-dire sous une perspective opposée à celle de l’universalisme de la citoyenneté. Ces politiques opèrent à partir du découpage de la sphère sociale en différents groupes sollicitant différentes stratégies d’intervention. On peut constater sur le terrain les effets de la radicalisation contemporaine de cette logique : un même travesti répertorié comme « travailleuse du sexe » par les politiques de santé peut devenir un « sans-abri » lors d’une prise en charge par le CREAS Pop17, ou encore une « toxicomane » lors de son internement dans une clinique évangélique de désintoxication (Martinez et. al., 2014). Dans chacun de ces cas, ses identités, pourtant toujours simultanément présentes, ont exigé un dosage distinct de l’équation assistance-répression. Ce type de cas est fort récurrent dans nos études de terrains : les programmes destinés aux individus marginalisés administrent différents mélanges de répression-protection à partir d’un continuum dont les extrêmes sont, d’un côté, la figure de l’« individu dangereux » à contrôler et, de l’autre, le nouveau consommateur avide de crédit. Et c’est entre ces deux pôles que se situent les notions de « vulnérabilité » et de « complexité » (Breda, 2013 ; Motta, 2013). Ces notions se retrouvent à foison dans les fiches de prise en charge et les évaluations de cas, ou encore lors des réunions d’assistants sociaux, de psychologues, de pédagogues, d’ergothérapeutes, voire d’avocats (Matsushita, 2012), qui mettent en œuvre le gouvernement sélectif de l’État.
24Dans tous les cas, il s’agit de « diriger » l’adolescent en conflit avec la loi, la famille « déstructurée », le toxicomane, le porteur de handicap, le sans-abri, celui qui souffre de « troubles mentaux », et plus encore le criminel potentiel, vers des programmes spécifiques de prise en charge (aide à l’emploi, protection familiale, santé, éducation, soutien psychologique, contrôle disciplinaire, contrôle chimique, internement). Lorsqu’ils échappent au réseau d’assistance sociale, comme c’est souvent le cas, ces mêmes individus sont alors placés dans des unités d’internement, dans des prisons, ou, plus rarement mais de façon non négligeable, assassinés. Des études récentes avec des sans-abri et des jeunes insérés dans des marchés criminels ont montré que malgré les nombreuses possibilités existantes de prise en charge, on tue encore beaucoup (Vianna & Farias, 2011 ; Santos Silva, 2014).
- 18 Michel Foucault (1997) explique que le dispositif de la sexualité moderne n’aurait pas comme préocc (...)
- 19 Expression très courante chez les jeunes de banlieues pour exprimer une dimension idéalisée de la « (...)
25Tuer constitue cependant l’ultime recours. L’argument « contre l’hypothèse répressive », bien connu dans le domaine de la sexualité, semble également pouvoir s’appliquer à nombre de situations produites par ce que le langage foucaldien qualifierait de dispositif de la « violence urbaine »18. Jamais les marginaux, tout comme le sexe dans la modernité, n’ont été aussi visibles, aussi thématisés, jamais n’a-t-on vu autant de politiques leur étant consacrées en se basant sur leur existence incivile. Armes à feu, délinquants au visage cagoulé, policiers, saisies de drogue et corps étendus au sol envahissent les nouvelles télévisées ; le thème est certainement cinématographique. Inciter, classifier : jamais l’on ne s’est autant appuyé sur l’incarcération de ceux que l’on classifient comme violents, des hommes jeunes et noirs, métis ou favelados, qui ont pris au sérieux l’incitation orgiaque à la « vida loka »19 : consommation de drogues, grosses voitures, motos et femmes, mais surtout les expériences limites des soirées dansantes, de l’action criminelle, des poursuites et des affrontements avec la police, le tout dans l’espoir de l’« argent facile » et aussi grâce à lui. La « population carcérale » ne cesse d’augmenter selon des objectifs préétablis, elle a quintuplé lors des vingt dernières années à São Paulo, et sa moyenne d’âge ne dépasse guère 20 ans. Si, dans certaines situations, la prison intervient là où l’assistance sociale a échoué, celle-ci semble également se placer dans la continuité de l’internement et de l’incarcération. Sous cette perspective, l’« autre » fondamental de l’ordre public n’est déjà plus le chômeur devant être socialement intégré au marché du travail, l’autre, c’est aujourd’hui le « délinquant », l’ennemi public.
26La guerre apparaît toujours plus dans le lexique et dans la logique des politiques d’État. Toute guerre suppose néanmoins que les deux côtés s’organisent à cet effet. À l’intérieur comme en dehors des prisons surgissent des instances administratives et politiques telles que le Primeiro Comando da Capital (Premier commando de la capitale-PCC) et le gouvernement capillaire des églises évangéliques, qui constituent également des instances de pouvoir significativement présentes dans les territoires en question. Les politiques d’État, ainsi que celles du « crime » (Feltran, 2012 ; Santos Silva, 2014) et des églises, coexistent dans les pratiques, dans les territoires, mais elles se veulent autonomes les unes par rapport aux autres sur le plan des représentations (Machado, 2013 ; Vital, 2014 ; Fromm, 2013).
- 20 Pas seulement le « voleur évangélique » ou les « arrangements entre policiers et criminels », mais (...)
27Ces dernières années, j’ai travaillé à partir de l’hypothèse – inspirée de Machado da Silva – de la coexistence de trois régimes normatifs dans les banlieues de São Paulo, provisoirement baptisés étatique, évangélique et criminel (Feltran, 2010, 2011, 2012 ; Santos Silva, 2014 ; Fromm, 2013) : des régimes qui visent à administrer l’ordre des périphéries urbaines grâce à l’autonomisation progressive de leurs discours face aux concurrents, tout en négociant simultanément et toujours plus fermement dans le monde des pratiques les consentements actifs, les impositions, les hybridations et les échanges entre eux. Ces régimes diffusent des discours et orientent des pratiques depuis des espaces très spécifiques, tels que les églises évangéliques de différentes confessions, les points de vente de drogue, les prisons et les marchés criminalisés, mais également les dispensaires, les écoles, les ONG et les institutions sociales, qui sont tous des lieux de forte pertinence dans les banlieues. Les pasteurs, les « frères » du PCC et les fonctionnaires y ritualisent, en fonction de leurs croyances et valeurs, la normativité et la dimension totalisante de la loi de Dieu, des codes du Parti ou encore des procédures et fonctions administratives et régulatrices de l’État. Et si on les considère sous la perspective de chaque régime, leurs quotidiens et pratiques s’hybrident profondément pour produire des interfaces inespérées20. Au long de ces recherches, j’ai toutefois peu travaillé sur les modalités internes de fonctionnement des moralités au sein de chaque régime – ce qui implique différents sens de la justice et des paramètres d’action distincts – et encore moins analysé en détail les conséquences du fait que ces trois régimes opèrent sur des marchés monétarisés et tentent de les réguler en stimulant leur croissance et s’en nourrissant pour leur propre expansion. Marchés légaux, marchés criminels, marchés religieux : ces marchés, qui se veulent indépendants les uns des autres sous une perspective morale ou légale, sont totalement connectés du point de vue monétaire. Il s’agit ci-après de suggérer quelques pistes, certainement embryonnaires, mais ouvertes au dialogue et passibles de révisions constantes. Je commencerai par le sens moral et celui de la justice, qui semblent opérer dans chacun des régimes en question. Je chercherai ensuite à identifier les relations issues de ces différents sens de la justice, ainsi que les processus de circulation monétaire qui les connectent sans pour autant créer de consensus.
- 21 Opérations basées sur le contrôle militaire des favelas et ponctuellement déclenchées ces dernières (...)
28Le régime étatique se base sur l’armature légale républicaine et mobilise des catégories telles que la « loi » et l’« ordre », et autres catégories corrélées comme le « droit », la « citoyenneté » et la « démocratie », en tant qu’importants médiateurs normatifs du conflit social. Ces discours sont relayés aussi bien par les pouvoirs publics, par l’entremise d’institutions et de politiques « publiques », que par des O.N.G. et des mouvements sociaux, formellement réglementés dans le cadre législatif, présentés comme garants de l’idéal de justice par le pouvoir judiciaire et censés opérer sur les marchés ainsi régulés. Les guillemets se réfèrent ici principalement à la distance entre ce qu’indiquent les principes théoriques de ces notions et leur mise en œuvre dans la pratique, principalement dans les périphéries urbaines. De cette équation centrée sur la notion de « public », ou orientée par les principes universalistes, surgissent des programmes de « sécurité publique », comme les UPP et les opérations du type Choque de Ordem ou Saturação21, l’ensemble des polices civiles et militaires, ainsi qu’un ordre étatique de plus en plus militarisé, comme l’ont montré Daniel Hirata (2010), Cibele Rizek (2013) ou Vera Telles (2014). D’un autre côté, ce régime étatique est également à l’origine des « autres » politiques d’État de gestion du conflit social tel qu’il se manifeste dans les banlieues : programmes spécifiques de santé, d’éducation, de professionnalisation, de logement, de culture et de pratique sportive, sans oublier les politiques urbaines opérées par des partenaires privés ou les myriades de « projets sociaux » dont regorgent les territoires urbains considérés comme pauvres, et par conséquent violents. Lorsqu’elles s’adressent à des publics pauvres, des institutions aussi différentes que l’école, les services de santé, les syndicats, les O.N.G., les centres culturels, les centres de loisirs ou les associations sportives finissent toujours par justifier leurs actions par la « prévention de la violence ». L’idée selon laquelle l’absence de tels programmes pousserait les jeunes des banlieues à adopter des comportements violents contre les autres secteurs de la société permet sans aucun doute de justifier la quantité et la pertinence de ces formes toujours renouvelées d’« action sociale » dans les périphéries urbaines. Le Programme de sécurité publique et citoyenne Pronasci s’appuie aussi bien sur la répression que sur l’assistance, les UPP ont un programme connexe appelé UPP Social, la sécurité a comme contrepartie les « droits sociaux », et non le contraire. Cette équation se fait évidemment fort d’ignorer, dans le but de les délégitimer, les autres formes d’organisation familiale, communautaire, sociale ou politique issues des quotidiens des populations pauvres. Nombre de ces formes d’organisation jouissent pourtant d’une longue tradition et orientent jusqu’aujourd’hui des pratiques et des valeurs partagées par beaucoup.
29Les régimes « criminel » et « évangélique » font quant à eux usage de moralités d’un autre type basées sur des débats agonistiques, idéalement en face à face, très présents dans tous les secteurs sociaux, mais qui jouissent d’une légitimité bien supérieure dans le monde populaire et répondent à une logique morale bien différente de celle du droit légal, principalement en ce qu’ils ne s’appuient pas sur des règles formelles ou sur des institutions prétendument légitimes par définition. La dimension narrative – raconter ce qui s’est passé – y est beaucoup plus présente que dans la dynamique conceptuelle de la législation formelle. On y juge conjointement de quelque chose qui s’est passé à partir des récits qu’en font les interlocuteurs. Il s’agit le plus souvent de débats orientés par des valeurs morales inspirées de la religiosité chrétienne de l’Ancien Testament (œil pour œil, dent pour dent, soit une logique morale valable aussi bien parmi les « croyants » que parmi les délinquants). Ce qui est recherché au sein de ces innombrables débats quotidiens autour de la définition de ce qui est juste dans les banlieues et les univers populaires, c’est une définition pratique, et toujours situationnelle, qui ne ritualise pas des codes préétablis, mais des valeurs partagées. Celles-ci ne sont presque jamais définies de façon abstraite et a priori, mais acquièrent leur signification pendant et après les performances quotidiennes, individuelles et collectives, permettant ainsi une délibération ultérieure sur la justesse des conduites et la réputation des sujets. Ces valeurs, qui fondent les communautés et sont en principe incontestables, comme le « respect », l’« humilité » et l’« égalité », ne constituent pas des abstractions ou des principes généraux, mais sont au contraire perçues comme étant (ou non) mises en application quotidiennement dans des actes commentés, évalués et objets de rumeurs (Marques, 2010).
30À São Paulo, les attitudes reconnues entre pairs comme justes et correctes donnent un sens pratique à des expressions comme « bien agir » ou « être dans le juste », qui permettent la subjectivation d’hommes et de femmes simultanément « considérés », « respectés », « corrects » et « humbles » au sein d’espaces sociaux spécifiques. Adalton Marques (2010) et Karina Biondi (2014) sont sans doute les chercheurs qui ont le mieux analysé ce sens partagé de la justice explicitement célébré dans le « monde du crime » de São Paulo, dont le principal objectif n’est pas seulement d’éviter des dénouements violents grâce à différents stratagèmes, mais également de proposer un univers social dans lequel ces valeurs, jamais totalement passibles de réification, puissent servir de balises à la vie en commun. J’oserais dire que c’est de cette manière, non républicaine et entièrement performative, non étatique (et même « contre l’État », si l’on en croit Pierre Clastres, 1974), qui opère selon des principes mis à l’épreuve à chaque situation (Cefai & Gardella, 2012), que nombre d’individus qualifiés de « croyants » ou de « travailleurs » des banlieues, mais également de « voleurs » ou de « délinquants », définissent, dans leur vie et pour la résolution de leurs conflits, ce qui pourrait être considéré comme « juste ». Ce mode de résolution des conflits peut être plus ou moins institutionnalisé, sacralisé ou ritualisé, mais a toujours pour toile de fond l’univers chrétien (Takahashi, 2013). Cela nous permet de comprendre pourquoi la religiosité évangélique et pentecôtiste, mais également la morale stricte du « crime », peuvent, dans les univers périphériques, être tout aussi persuasifs et s’appliquer tout autant que « la loi et l’ordre » de l’État. Il s’agit bien d’un conflit entre des grammaires morales localement légitimes et des langages étatiques considérés pour la plupart comme exogènes, élitistes, voire même moralement équivoques. Wittgenstein (1958), dans ses Investigations philosophiques, comprend le sens comme produit de l’usage situationnel des mots, et non comme contenu sémantique préétabli. Le sens du « juste » ou du « beau » dans les banlieues répond parfaitement à cette définition.
31Les régimes normatifs en question – étatique, évangélique, criminel – n’agissent néanmoins pas seulement dans le cadre de la dimension morale ou administrative des territoires étudiés, dictant des codes de conduite et le sens de la justice. Tous régulent également des marchés monétarisés qui médiatisent les conflits potentiels, parfois violents, comme ceux qui opposent policiers et « trafiquants ». Lorsqu’il est impossible de trouver dans la loi ou dans les diverses moralités les moyens de médiatiser les nécessaires interactions, c’est l’argent qui devient un mode objectif de règlement des différends, à l’instar du paiement de redevances officieuses (« acerto » à São Paulo ou « arrego » à Rio de Janeiro), dont le montant variable est négocié au cas par cas entre policiers et opérateurs de marchés illégaux. Michel Misse (2006a) a déjà montré de quelle manière la circulation de ces marchandises politiques module les relations toujours tendues entre l’ordre légal et l’opération quotidienne des marchés informels, illégaux et illicites. Carolina Grillo (2013) et Daniel Hirata (2010) ont montré que cette interprétation est parfaitement applicable à d’autres contextes.
32Les périphéries urbaines brésiliennes ont joué un rôle, direct ou indirect, fondamental dans l’accumulation marchande et la création de « marchés libres », que ce soit sous la perspective de Lucio Kowarick (1975) ou de Francisco de Oliveira (1982). Tous deux attirent notre attention sur la création de valeur ajoutée au sein même des formes d’urbanisation, et plus récemment, dans le cadre de l’aménagement profitable de formes plus flexibles d’accumulation capitaliste contemporaine (les marchés illicites comme le trafic de drogue, la contrebande et le vol de voiture sont extrêmement lucratifs en raison d’une moindre médiation institutionnelle). Les travaux d’Ana Paula Galdeano (2013) et de Mariana Côrtes (2013) montrent comment la logique entrepreneuriale imprègne les « évangéliques », les « délinquants » et les acteurs d’État, les transformant ainsi tous en opérateurs de marchés les plus divers. La sécurité privée, la rue Conde de Sarzedas – la principale rue de commerce évangélique de São Paulo – et les cultes médiatiques décrits par Birman & Machado (2012) se fondent tous sur des activités marchandes. Le logement social contemporain se négocie sur les marchés financiers transnationaux (Shimbo, 2013). Les jeunes en armes étudiés par Diogo Lyra (2013) travaillent pour le trafic transnational. Et de leur côté, les policiers du bas de l’échelle et les gardiens de prison, lorsqu’ils négocient avec leurs « opposants » sur les points de vente de stupéfiants et dans les prisons, font circuler de l’argent à différents niveaux et dans des situations plus ou moins légitimes (Hirata, 2010, 2011, 2013).
33L’expansion de la consommation populaire, encouragée au plus haut niveau, radicalise l’objectivation de nombreux conflits sociaux. Réduire les phénomènes ici traités à un simple économisme analytique reviendrait à ignorer la critique qui nous a servi de point de départ et nombre des auteurs avec lesquels il convient de dialoguer pour penser les marges de la cité. Mais ne pas reconnaître les formes évidentes de monétarisation ici présentées, y compris en tant que régulation des conflits entre les différents régimes normatifs, serait sans doute encore plus grave. Miagusko (2013) a pu montrer l’escalade de violence létale provoquée dans une favela de Rio de Janeiro par un trafiquant ayant décidé unilatéralement de cesser de payer la redevance habituellement versée aux policiers. Si l’argent cesse de servir de médiation dans ce conflit, celui-ci devient encore plus létal. Lorsque les salaires cessent par exemple d’être versés, les conflits du travail s’enveniment. De nombreux travailleurs de la drogue, contrebandiers, receleurs de véhicules volés, pasteurs et « frères » du PCC sont également des commerçants ou des entrepreneurs. Tous ceux qui sont en lien avec eux au quotidien alimentent par leur travail et par leur consommation une circulation monétaire en franche expansion dans les banlieues brésiliennes. La hausse des revenus populaires et du salaire minimum, ainsi que l’expansion de l’accès au crédit et des programmes de transfert de revenus, font également partie du développement des marchés illégaux, informels et illicites.
34Ces trois équations de médiation des conflits potentiels – la loi, le juste, l’argent –, qui se doivent en dernière instance d’administrer la violence et de produire l’ordre, ne sont pas toujours en mesure de le faire. Le social est aujourd’hui marqué par une altérité toujours plus radicale, à mesure que la logique qui garantirait l’expression politique de la pluralité sociale devient toujours plus minoritaire. Écartelé entre des régimes normatifs toujours plus autonomes, le conflit qu’il convient aujourd’hui d’analyser n’est pas un conflit d’opinions élaborées à partir de la même toile de fond épistémique, du même régime normatif, de la même communauté. Cette grille de lecture d’une guerre entre différentes catégories de la population, qui ne composent déjà plus une seule communauté morale ou légale, mais bien une communauté marchande, semble de plus en plus pertinente pour comprendre les conflits contemporains. Lorsque ni la loi ni ce qui est considéré comme juste ne peuvent médiatiser la relation entre les différentes catégories populationnelles et leurs modes progressivement autonomes de se concevoir et de concevoir les autres, c’est l’argent qui apparaît comme le seul paramètre objectif de médiation de leurs relations. Au lieu de politiser la question sociale ou les piliers de la vie communautaire, il me semble que le résultat de ces équations de médiation – l’argent – a au contraire significativement élevé l’intensité du conflit latent entre les formes de vie qui se construisent aujourd’hui au sein des découpages biopolitiques morcelant les villes brésiliennes. Valeurs, mœurs et croyances communes ne constituent plus le ciment de la cohésion des différents groupes sociaux, et tout indique que c’est l’argent qui veut prendre leur place. Un flux monétaire suffisant à cette médiation entre les différents groupes peut permettre d’inhiber les manifestations violentes du conflit qui les scinde, ségrége et sépare. Une période de crise économique nous montrerait quant à elle la violence de son expression non médiatisée.
- 22 Le Programme Bolsa Familia permet l'attribution de ses allocations par le biais d'une carte bancair (...)
35La grille de lecture publique de la question sociale du Brésil contemporain est passée de l’intégration des pauvres à travers un projet de développement national, d’expansion du marché du travail et de développement de la citoyenneté, à un autre stade, celui de la gestion du conflit social et urbain – évidemment causé par les pauvres – par l’entremise de la monétarisation des relations sociales entre groupes progressivement distincts. Entrent dans le projet de nation ceux qui peuvent servir au marché monétarisé. Le diagnostic de notre problème social a donc changé aussi radicalement que les politiques censées le résoudre ont vu leur signification s’inverser. S’il y a vingt ou trente ans, on pouvait penser le conflit social comme une conséquence directe des inégalités et de la dictature passible d’être résolue au niveau structurel, il s’agit aujourd’hui de soutenir le marché qui développera le pays et de contrôler la violence des pauvres qui fait obstacle à « notre » progrès matériel. Les politiques sociales, les discours politiques sur la pauvreté et ses territoires, les stratégies de gestion publique, non-gouvernementale ou religieuse du conflit social se fondent aujourd’hui sur une logique instrumentale d’efficacité marchande, de coûts/avantages, dans un contexte d’objectivation agressive des relations sociales. Faire travailler presque gratuitement des milliers de détenus à l’intérieur des prisons est considéré comme un « programme social » de pointe par les gouvernements et les entrepreneurs. Tous ont à y gagner. Gérer le social consiste donc fondamentalement à élargir les marchés. La carte bancaire du programme Bolsa-Família est en cela un paradigme22 : les politiques sociales du futur encouragent l’inclusion économique.
36On constate toutefois que si le marché des drogues fait tourner l’économie, les toxicomanes les plus dépendants, les vagabonds et les sans-abri qui en font partie ne s’intègrent pas à la société. D’autres font pire encore : même s’ils agissent sur des marchés hautement lucratifs, ils ne se conforment pas à la place qu’on veut leur attribuer et deviennent « violents » (trafiquants de drogue, voleurs, membres de factions criminelles). Il est donc fondamental d’associer au dispositif marchand un mécanisme de destitution du « droit à avoir des droits », mis en application par l’incrimination sélective, qui pour sa part jouit d’une excellente légitimité sociale. L’expansion des marchés et l’incrimination des sujets qui posent problème – sans jamais réprimer la circulation monétaire au sein des marchés où ils opèrent – composent donc les deux faces d’une même pièce. La dimension marchande et les marchés mêmes du trafic de drogue ou du vol de voitures ne sont pas, par exemple, réprimés. La répression s’abat sur les petits trafiquants ou voleurs, et après avoir été sélectivement incriminés et placés dans des unités d’internement ou des prisons, ils cèdent leur poste de travail à d’autres qui, comme eux, donneront continuité au même marché et à la même logique de contrôle social.
37C’est de là qu’émergent les deux nouvelles facettes contemporaines de la pauvreté – celle du consommateur à intégrer et celle du délinquant à incarcérer. Elles composent ensemble un même dispositif qui produit – en tentant simultanément d’y remédier – la « question sociale » contemporaine. Avant de considérer ce monde social comme irréfutable, il me semble impératif d’analyser les présupposés cognitifs qui en sont à l’origine. Quelles distorsions en son sein faudrait-il concevoir pour qu’un citoyen de 15 ans, employé d’un petit commerce de détail de São Paulo, puisse être considéré comme un travailleur alors qu’il passe ses nuits à revendre, sans garanties légales ni protection des associations de lutte contre le travail infantile, de la cocaïne à qui veut bien en acheter ? Quelle évolution cognitive faut-il mettre en œuvre pour que ses manières de voir le monde puissent être considérées comme passibles d’être énoncées et entendues publiquement, sans que cela ne soit considéré comme une simple apologie de la délinquance ? Il me semble que c’est à cette évolution de la façon de penser le social, empiriquement toujours plus lointaine en raison de la tendance à l’objectivation monétarisée du lien entre individus et groupes, que le travail intellectuel – l’un des rares qui résiste encore à la médiation monétaire – pourrait contribuer.