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Les organisations malades du numérique

Digital technology and illness at work
Valérie Carayol et Aurélie Laborde
p. 11-17

Texte intégral

1L’évolution des pratiques de communication suscitées par le développement des réseaux numériques a fait émerger différents phénomènes dans les organisations qui ont fait l’objet de l’intérêt de la sphère académique depuis la fin des années 80. Les chercheurs ont ainsi étudié successivement les transformations de l’organisation du travail (Eyraud et alii 1988 ; Alsène 1990 ; Benghozi et alii 1999), les transformations du management et des modes de coordination de l’action collective (Bobillier-Chaumon 2003 ; Bonneville 2005 ; Gramaccia et alii 2004 ; Metzger 2010 ; Proulx 2005) et enfin, plus récemment, les transformations des pratiques professionnelles et des métiers (Bourret 2010 ; Comtet 2011 ; Laborde 2012 ; Venin 2013 ; Lepine et alii 2014 ; Carayol et alii 2017).

2Sur tous ces points, les recherches sont restées souvent ambivalentes et nuancées dans leurs résultats. On peut avancer aujourd’hui l’idée qu’aucun déterminisme technologique, ni aucun déterminisme organisationnel n’a réellement pu être démontré. Qu’il s’agisse d’objets techniques, d’interfaces, d’applications numériques, ou de dispositifs techniques, les effets de leur usage semblent presque toujours dépendre des conditions de leur intégration dans les espaces organisationnels. Les objectifs visés, les modes de management et politiques d’accompagnement, les structures et cadres d’usage, tout comme les caractéristiques des usagers, semblent influencer dans une large mesure les effets de leur introduction dans les espaces de travail.

3Les résultats des recherches, même s’ils ont été nuancés, ont régulièrement mis en avant le profit tiré, à la fois par les organisations et par leurs salariés, de l’usage des technologies de communication numérique au travail. Il existe néanmoins un ensemble de travaux, plus critiques, sur les effets délétères, problématiques, les comportements indésirables liés à l’introduction de ces technologies dans les milieux de travail, qui peuvent soulever des problèmes politiques, éthiques ou même idéologiques. Si un certain nombre de travaux en sociologie clinique (De Gaulejac 2006), en psychologie du travail (Dejours 2000) ou en sociologie (Aubert 2010 ; Jaureguiberry 2006) ont déjà pointé certains de ces problèmes, le champ des travaux relevant de ce qui est parfois conceptualisé comme le « côté obscur » des pratiques organisationnelles (et communicationnelles) reste encore peu visible dans le domaine des sciences de l’information et de la communication. Des chercheurs interrogent toutefois depuis plusieurs années, d’un point de vue critique, les risques potentiels liés aux pratiques de communication numérique dans un contexte de travail. En témoigne notamment le colloque organisé à Bordeaux en mars 2019 par le réseau de la SFSIC et le laboratoire MICA, sur le « Côté Obscur de la communication organisationnelle ».

4Si toutes les organisations sont par nature soumises au changement (Carayol 2004) et si tout dispositif technologique est « pharmacologique » et contient en germe le meilleur comme le pire (Stiegler 1994), il n’en reste pas moins qu’une observation fine des organisations contemporaines montre les nombreuses dérives liées à l’usage des outils numériques au travail : l’intensification et la densification du travail (Askenazy, 2006 ), la surcharge cognitive (Eppler 2004 ; Bonneville et Grosjean 2016), le renforcement du contrôle et la gestionnarisation des activités (Robert, 2014), la fragmentation du travail (Bidet 2017 ; Licoppe 2012). Plusieurs recherches montrent ainsi les liens existants entre usages des dispositifs numériques au travail et risques psychosociaux ou mal-être au travail (Carayol et al. 2017 ; Felio et Lerouge 2015 ; Laborde 2019 ; Venin 2015).

5Ce numéro de Communication & Organisation réunit des articles de chercheurs en sciences de l’information et de la communication, en sociologie et en psychologie sociale et du travail. Il vise à documenter, à partir de plusieurs terrains organisationnels (organismes publics, institutions, entreprises privées) et différents types de dispositifs numériques (gestion du temps, formation, communication à distance, digitalisation des services) certaines pratiques problématiques ou contreproductives d’un point de vue gestionnaire liées à l’usage des outils numériques au travail. Les auteurs montrent ainsi des clivages importants entre promesses technologiques initiales et effets réels des dispositifs sur l’organisation du travail et les individus.

6Les différents articles s’attachent, plus précisément, à décrire des situations de bureaucratisation des activités, d’individualisation du travail, de retaylorisation et de renforcement du contrôle de l’activité. Des phénomènes aux conséquences multiples sont analysés : la multi communication, l’hyperconnexion, l’appauvrissement des tâches, le sentiment de déqualification voir de perte de sens du travail. Sont également mises en exergue les difficultés relationnelles liées à la part croissante des échanges numérisés au travail, que ce soit entre collaborateurs ou avec les publics des organisations.

7L’article de Sophie Bretesché, professeur de sociologie, nous invite à observer les effets pervers de l’implantation de dispositifs numériques dans la trajectoire d’évolution d’un organisme d’habitat social. L’auteur nous montre ainsi, à partir d’entretiens et de focus groups, les écarts entre promesses technologiques initiales et effets réels sur l’organisation du travail et risques socioprofessionnels des salariés. Ainsi, l’agilité promise semble au final se traduire par une bureaucratisation des activités à travers le développement de normes et de procédures formelles. De même, la puissance de traitement des données plébiscitée par la direction occasionne un travail important d’extraction de ces données qui se fait au détriment du travail réel et de la qualité de la relation en présentiel, débouchant sur une perte de sens et un sentiment de dé-qualification pour les salariés. Pour l’auteur, « Loin de créer un professionnel « augmenté », c’est en définitive un système d’extraction de la donnée qui se déploie au risque d’appauvrir de façon irrémédiable les ressources humaines engagées dans l’acte de produire ».

8Mihaela Dramba, docteur en sciences de l’information et de la communication, propose les résultats d’une recherche sur la mise en œuvre d’un dispositif numérique de gestion du temps dans un conseil départemental. À partir d’une approche sémio-politique des temporalités organisationnelles et d’un corpus de textes et d’entretiens en situation d’immersion, l’auteur montre les effets délétères du dispositif à la fois sur l’organisation du travail et sur la confiance des individus. Ainsi les nouvelles normes de comptabilisation du temps (qui avaient pour objectifs louables l’articulation vie privée-vie professionnelle, l’autonomie des salariés dans la gestion de leur temps et la sécurité au travail) se traduisent par une retaylorisation du travail d’une part, à travers l’accentuation du contrôle et la rationalisation des pratiques, et une mise en visibilité du temps de travail, d’autre part, qui a des effets simultanés sur l’ambiance de travail, l’efficacité et la place laissé au travail informel. L’auteur évoque alors la trahison comme processus de détournement possible du système, comme capacité d’agir des acteurs pour le contourner.

9Marie Benedetto-Meyer, Anca Boboc et Jean-Luc Metzger, sociologues, nous livrent un article intitulé « Se former avec le numérique : entre exigence d’autonomie et quête de régulation ». À travers deux études de cas, les auteurs interrogent les nouvelles formes d’apprentissage offertes aux salariés qui s’appuient sur des outils numériques . Ceux-ci sont alors présentés comme des outils permettant, notamment, de réduire les coûts de formation, de rationaliser les parcours de formation et de «flexibiliser les apprentissages ». La recherche menée auprès de salariés, montre des individus souvent livrés à eux-mêmes, répondant à un impératif d’autonomie caractéristique de ce type de formation, tout en créant de fortes situations d’inégalité pour les salariés dont le parcours ne les a pas dotés de compétences à être autonome. Sont mises en exergue également, le nombre important d’abandon des formations, le peu d’occasions d’entraide et de travail collectif, les défauts de régulations collectives et la nécessité pour les apprenants de construire seuls le sens de leur démarche de formation, autant de difficultés qui montrent la faible intégration de ces dispositifs dans les stratégies de développement des organisations.

10Marie-Line Felonneau, Christine Lagabrielle, Corinne Louis-Joseph, Antoine Brétonnier, Annabelle Dominique et Hélène Labarre, chercheurs en psychologie sociale et en psychologie du travail et des organisations, proposent un article intitulé « Multi communication et incivilités : vers l’émergence de nouvelles normes de communication interpersonnelle via le numérique ? ». Cet article, qui s’appuie sur plusieurs études, défend l’idée d’une évolution des normes d’interaction entre salariés, liée à une recrudescence du phénomène de multi communication ou de communication polychronique. Ainsi les auteurs montrent que l’acceptabilité progressive de plus en plus d’incivilités dans les échanges entre salariés ne traduit pas des infractions à une norme de civilité existante mais révèle, en creux, de nouvelles normes d’interaction liées à l’usage des TIC. Les auteurs concluent : « Les résultats obtenus établissent un lien avéré de coexistence entre communication polychronique et incivilités numériques, ce qui semble particulièrement pertinent au regard de l’extension du périmètre des TIC au travail ».

11Dans leur article intitulé « L’université malade du numérique : entre usages déstabilisants et tensions » Feirouz Boudokhane-Lima, Eloria Vigouroux et Cindy Felio proposent l’étude de ce que les enseignants considèrent comme des incivilités numériques émanant des étudiants. À partir d’une étude qualitative par entretiens semi-directifs auprès de 30 enseignants, elles explorent le vécu des enseignants autour des interactions par mail, autour de l’usage des outils numériques et notamment de la connexion à internet pendant les cours, autour de l’usage des réseaux sociaux par les étudiants. Elles interrogent également les stratégies mises en place et les régulations existantes dans les établissements ou à l’initiative des enseignants pour faire face aux difficultés mises en lumière par l’étude. Sont mises en exergue, la solitude, le manque de réflexion collective et de soutien au sein des institutions sur ces pratiques qui affectent l’exercice quotidien du métier.

12Nadia Hassani, dans son article intitulé « Hyperconnexion des Community Managers : injonction ou propension ? » rend compte d’une enquête quantitative en ligne menée auprès de 291 Community Managers, qui interroge leurs pratiques de connexion et d’hyperconnexion. Parmi les résultats de la recherche on notera que ces professionnels, s’ils semblent souffrir d’une forme d’hyperconnexion dans leur grande majorité (61,5%), ne semblent pas plus affectés, malgré l’injonction à la connexion inhérente à leur métier, que les cadres dans leur ensemble, si l’on considère des études antérieures. Pratiquement 22 % des interrogés expriment des difficultés à mettre en place un moment de déconnexion, bien que 60 % d’entre eux aient déjà expérimenté la déconnexion, un taux, cette fois, bien supérieur à celui de la population des cadres dans son ensemble. On peut supposer que l’expertise liée à l’usage des outils numériques autorise des pratiques d’autonomie plus grandes de la part de ces professionnels.

13Bonne lecture à tous. Nous remercions particulièrement les auteurs pour la confiance qu’ils nous ont faite en nous confiant leurs textes pour publication.

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Bibliographie

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Pour citer cet article

Référence papier

Valérie Carayol et Aurélie Laborde, « Les organisations malades du numérique »Communication et organisation, 56 | 2019, 11-17.

Référence électronique

Valérie Carayol et Aurélie Laborde, « Les organisations malades du numérique »Communication et organisation [En ligne], 56 | 2019, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communicationorganisation/8207 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communicationorganisation.8207

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Auteurs

Valérie Carayol

Valérie Carayol est professeur en Sciences de l’information et de la communication, à l’Institut des Sciences de l’Information et de la Communication de l’Université Bordeaux Montaigne. Elle est responsable du groupe de recherche « Communication, Organisations, Sociétés » du laboratoire MICA.

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Aurélie Laborde

Aurélie Laborde est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication. Elle est chercheur au MICA et co-dirige avec Valérie Carayol le programme de recherche CIVILINUM. Elle travaille depuis plusieurs années sur les liens entre transformations organisationnelles et développement des dispositifs de communication numérique au travail.

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