1La formation de groupes d’auditeurs n’est pas un phénomène nouveau en Afrique noire. Formés autour du média radiophonique à la fin des années 1950 et bien installés dans l’espace public à partir des années 1960 comme en témoignent Robert (1967a & b), McAnani (1972) et Cassirer (1977), ils ont pourtant brutalement disparu un peu partout dans les années 1980, avant de marquer un retour spectaculaire dans les années 1990 grâce au libéralisme médiatique qui a succédé à une phase de fort monopole étatique. Les manifestations contemporaines de ce phénomène ont fait l’objet de plusieurs études en Afrique australe (Banda 2007 et Mhagama 2015) et en Afrique occidentale (Damome 2011, 2012, 2015 et 2017). Ces groupes d’auditeurs participent pleinement à l’élaboration des contenus et à la gestion des émissions ainsi qu’au débat public. Ils organisent des rassemblements et des manifestations dans les quartiers, des regroupements à la maison de la radio pour s’opposer à sa fermeture, des envois de courriers au siège des instances de régulation des médias pour rétablir une émission suspendue, des actions d’information et de communication en vue de recruter de nouveaux auditeurs pour la radio ou de nouveaux membres pour l’association, des projets de développement local, etc. L’observation empirique et l’analyse de ces formes d’engagement autour d’un média nous amènent à nous demander si ce modèle de communication, fondé sur la co-construction de contenus et d’expériences médiatiques, constitue une alternative au modèle radiophonique plus classique de l’audience ? Peut-on l’envisager comme une fonction médiatique stimulante reposant sur du hors-média ou de l’après-média ? Plus généralement, l’engagement de collectifs d’usagers des radios invite-t-il à élargir notre définition de la participation médiatique ?
2Nous formulons l’hypothèse selon laquelle les associations d’auditeurs font émerger un public militant (associatif), et non plus seulement des acteurs de l’interactivité médiatique. En effet, la plupart des actions de ces groupes formels et informels donne à voir d’autres formes de mobilisation prolongeant le média, ancrées dans des formes tangibles de solidarités, notamment intergénérationnelles, et dans l’initiation de projets de développement social, économique et culturel…
3Cette hypothèse est discutée à la lumière de plusieurs études de terrain réalisées en Afrique de l’Ouest entre 2010 et 2017. Six associations au total ont fait l’objet d’observations systématiques et participantes d’une durée d’un mois. Ces associations sont issues du Burkina Faso, du Ghana et du Togo, à raison de deux par pays. Elles portent des noms liés aux stations de radio auprès desquelles elles sont engagées : Progress et Blis (Ghana), La voix du paysan et Munyu (Burkina Faso), MECAP FR et Maria (Togo). Ces stations locales sont privées commerciales (Progress, Blis et MECAP FR) et privées communautaires (La voix du paysan, Munyu et Maria).
4Un protocole d’observation spécifique à chacun de ces collectifs a été mis en place en fonction du contexte local, des habitudes particulières de la station radiophonique considérée et également des pratiques post-réceptions des groupes d’auditeurs. Après avoir dressé une typologie de l’offre radiophonique en matière d’émissions interactives et communautaires, la participation des groupes sur l’antenne, hors antenne et après l’exposition aux contenus a fait l’objet d’un suivi régulier, par séquences temporelles moyennes de deux semaines au cours de trois visites pour chacun des six collectifs. La démarche d’observation participante concernait les actions organisées par les groupes dans l’espace public physique (marchés, places publiques, carrefours de routes, etc.) et sur les réseaux sociaux. Ces observations de terrain ont été complétées, pour le besoin de la clarification des interprétations, par 38 entretiens semi-directifs avec des auditeurs, obtenus en fonction des rencontres et de la position des acteurs dans le groupe. Les données analysées pour étayer notre hypothèse proviennent donc de quatre carnets de bord et de verbatim extraits des entretiens, mais aussi recueillis au cours de conversations plus informelles.
5Si la notion d’engagement est de façon générale peu mobilisée en SIC, elle fait néanmoins l’objet de quelques travaux en communication organisationnelle. Andry (2016) la convoque ainsi dans un article publié dans la revue Communication & organisation sous l’angle de « l’implication », dans le sens anglais commitment, pour analyser des pratiques organisationnelles liées aux dispositifs de communication interne. Elle définit la notion, en empruntant les termes d’Allen et Meyer (1990), comme « un attachement affectif ou émotionnel envers l’organisation tel qu’un individu fortement impliqué s’identifie, s’engage et prend plaisir à être membre de l’organisation qui l’emploie ». La dimension affective de l’implication y est soulignée parce que la motivation (autre terme convoqué par Andry) peut en être le moteur et expliquer le plaisir de travailler ensemble (Thévenet 2004). C’est en ce premier sens que cette notion peut être mobilisée dans ce travail. Même si les dispositifs de communication interne ne sont pas formalisés dans les cas à l’étude (les associations dont il est question étant pour la plupart des organisations informelles), ils ne peuvent pour autant être réduits à des collectifs purement spontanés ou désordonnés, les échanges en leur sein obéissant à des objectifs militants précis, et impliquant de la part de leurs membres un rapport d’engagement au collectif inscrit dans la durée. Ainsi appréhendée, l’implication peut être considérée comme vecteur d’engagement individuel et collectif, d’ailleurs observable sur le terrain dans les actions militantes pro-média et citoyennes.
6La notion d’engagement peut également être convoquée sous l’angle de la « participation » citoyenne, et dans une logique de communication externe (Bernard 2015). La participation, surtout lorsqu’elle est active, s’inscrit alors, selon Bernard, dans une logique de valorisation d’instances participatives qui constituent autant d’espaces d’apprentissage démocratique. Dans cette optique, cette notion peut ainsi s’avérer féconde pour l’étude de la communication engagée de publics médiatiques, à plus forte raison lorsqu’elle est portée par des groupes d’auditeurs décidés à prendre part de façon active aux grandes débats sociétaux contemporains de leur pays, notamment sur des questions environnementale, citoyenne et démocratique. Là encore, même si ces associations ne sont pas formalisées, elles n’engagent pas moins des actions concertées et coordonnées en tant que collectifs d’usagers.
7Ce double fonctionnement organisationnel – intra-associatif et tourné vers des publics et des institutions qui lui sont extérieurs – est tout à fait pertinent pour traduire l’engagement communicationnel multiforme des associations d’auditeurs. Cette notion d’engagement communicationnel peut d’ailleurs être décryptée à l’aune des théories de la participation médiatique, comme moteur des relations multiformes qui se développent au sein d’un groupe formé autour d’un intérêt commun. Jenkins (1992) par exemple défend l’idée, à travers la culture de la convergence, notamment celle des fan-clubs, d’un environnement dans lequel les membres sont liés par la force de leurs interactions sociales dans le cadre de leur consommation culturelle ou médiatique. Le partage d’informations, de sens et la convergence autour de leurs intérêts communs y demeurent essentiels. Les meetings de fan-clubs, les newsletters et les fanzines fournissent un espace collectif de socialisation où se constitue une communauté. Wenger (1998) quant à lui met en exergue trois dimensions différentes mais interdépendantes de petits groupes informels, non reconnus et souvent invisibles de l’extérieur, qu’il appelle communautés de pratiques : une entreprise conjointe, un engagement mutuel, un répertoire partagé. Dans ce nouveau contexte domine le sentiment d’appartenance, de solidarité, de générosité et de mise en réseau. Les dynamiques internes favorisent la collaboration et la compréhension mutuelle (Donjean 2006). Les dispositifs de communication des « groupes d’amis », des « familles » et des fan-clubs des stations de radio peuvent donc être analysés sous ces éclairages différents mais complémentaires.
8D’autres chercheurs, à l’instar d’Arnstein (1969), Berrigan (1979) et Carpentier (2011) analysent les formes d’engagement que les groupes de pratiques médiatiques développent vis-à-vis de la sphère médiatique en tant qu’entités plus ou moins constituées. Ils proposent de ce fait deux formes de participation médiatique : la participation aux médias et la participation par les médias. La première se réfère à la part que prennent les publics à la production médiatique (participation liée au contenu) et à la prise de décision organisationnelle. La seconde, c’est-à-dire la participation par les médias, traite, quant à elle, des possibilités de participation médiatisée au débat public et d’autoreprésentation dans la variété des espaces publics qui caractérisent les médias.
9C’est cette deuxième forme de participation qui nous intéresse plus particulièrement ici (d’autres travaux ayant déjà été consacrés à la première, cf. Damome 2012 et 2015). L’objectif dans le cadre de cet article est de reprendre ces catégories en y adjoignant une nouvelle dimension : la participation à travers les médias. Ce niveau d’analyse des pratiques médiatiques est encore rare dans la littérature spécialisée dans ce champ. Le primat est dans ce cas accordé aux formes d’engagement des publics médiatiques qui utilisent le média et le rapport médiatique comme support de militantisme. Il apparaît cependant utile de rappeler les éléments de la première forme de participation afin de mieux spécifier ensuite les caractéristiques de la seconde. Les observations de terrain montrent que ces deux formes de participation sont également présentes dans les activités des collectifs d’auditeurs engagés.
10Cette forme de militantisme a trait à toutes formes de participations aux médias impliquant individuellement ou collectivement les membres de l’association. Il s’agit de la participation aux contenus diffusés et à la gestion organisationnelle des stations.
11La participation aux contenus concerne dans un premier temps l’interactivité médiatique. L’intervention des auditeurs détermine le contenu des émissions. Dans ce cas, la participation des auditeurs en est le principe directif. Elle est liée à un besoin d’expression spontanée ou à un besoin de savoir directement formulé. C’est le cas des forums d’auditeurs ou des microphones ouverts. Dans le dispositif radiophonique, l’auditeur est invité à poser des questions ou à donner son avis sur un thème. Ici l’auditeur « n’est plus perçu comme un médiateur venant chercher un savoir transmis par le média, mais comme un citoyen souhaitant que son opinion soit reconnue par les autres. » (Deleu 60). Les stations restent attentives aux suggestions des auditeurs, même si leur agenda obéit plutôt aux axes prioritaires de leurs promoteurs. Les associations d’auditeurs participent donc activement au renouvellement des programmes. C’est ce que nous avons constaté durant la semaine du 5 au 11 septembre 2010 à propos de la radio MECAP FR au Togo. Des émissions entières ont été consacrées à des échanges entre animateurs et l’association des amis de la radio. Ces derniers pouvaient intervenir en direct, envoyer des SMS lus à l’antenne, publier des commentaires sur les forums de discussions sur le site ou le blog. Ces pratiques constituent un élément central dans la légitimité des espaces délibératifs qu’incarnent les radios de proximité. Néanmoins, la participation des amis de la radio ne prend pas part à la phase initiale de « définition des problèmes » (Berrigan 26) et ne permet donc pas de décider d’un commun accord des orientations de la communication des programmes.
12La deuxième forme de participation rend au contraire possible la prise de décision sur les contenus propres des programmes. Pour satisfaire leurs besoins sociaux et culturels et pour améliorer la qualité de l’offre radiophonique, les collectifs d’auditeurs peuvent ainsi produire eux-mêmes des programmes. L’accès à la technologie radio et la possibilité de l’utiliser comme moyen de communiquer et de recevoir des informations permet alors aux auditeurs engagés d’être présents dans la réalisation de contenus médiatiques. Ceci constitue la forme la plus aboutie de la participation médiatique chez Carpentier (2011). La formation radiophonique sur le tas (techniques de prise de son notamment) rend les auditeurs capables d’enregistrer des témoignages qu’ils soumettent ensuite directement à l’antenne. Farmers talk to Farmers (les paysans parlent aux paysans) de Blis en est un exemple typique. Les membres des radio-clubs partagent avec d’autres auditeurs la façon dont ils ont bénéficié de l’adoption de techniques agricoles modernes. L’on aura remarqué au passage que cela correspond au partage du même répertoire et à la circulation des informations intragroupales dont parle Wenger (1998) ou à « la création de savoirs tacites, un mode efficace et souple de coordination, un espace identitaire et de socialisation qui procure sens et motivation à s’engager ensemble » évoquée par Soulier (51). Par conséquent, ce sont les voix des populations locales qui sont entendues dans les programmes et non celles des animateurs. Les clubs d’écoute produisent leurs propres programmes qu’ils envoient pour diffusion. Le club recueille également au sein de son village des informations sur des sujets divers qui servent à produire des mini-drames, programme chansons et danses afin de sensibiliser les populations à divers sujets de société. Les associations invitent les radios à venir dans les quartiers et les villages enregistrer l’actualité directement accessible et à l’échelle de la collectivité, comme des veillées spectacles enregistrées le soir, dans les lieux de rassemblement des membres de l’association. C’est cet aspect quotidien et immédiatement concret de la vie des auditeurs que les soirées mettent en relief via ce mode d’intervention directe. L’intervention du public sera également requise dans les émissions de sensibilisation, comme vulgariser des pratiques afin de prévenir des maladies. Ces émissions occupent l’intégralité de la programmation diurne. L’ensemble de ces processus autorise ainsi tout un chacun à devenir producteur actif, et pas simplement « destinataire passif de l’information » et de l’opinion, selon l’expression de Bresnaham (2007). La participation des auditeurs à la production et à la gestion de l’organisation du programme est le signe le plus probant de l’autonomisation des médias locaux.
13La participation aux contenus concerne dans un troisième temps le feed-back. C’est une sorte de mission de contrôle, mais également de suggestion que les stations consentent à déléguer aux associations. Lorsque l’association des auditeurs de la station Progress du Ghana n’est pas satisfaite de la manière dont certains programmes sont gérés, elle en informe la station directement à travers les différents événements interactifs ou par un appel téléphonique. À la réception d’une plainte, la direction de la station se réunit pour prendre une décision. Dans une sorte de mouvement ascendant, ce type de participation aux médias ouvre aux publics engagés la possibilité d’exercer une certaine influence sur le système médiatique Charpentier (2011). Les associations encouragent par ailleurs leurs membres à rendre visite aux stations, à leur envoyer des courriers, des messages électroniques de salutations, des annonces, des dédicaces et à signaler aux reporters les événements qui se produisent autour d’eux. Nous avons observé à Ouahigouya, au Burkina Faso, que des auditeurs viennent remercier les membres du personnel de La Voix du paysan pour avoir diffusé leurs messages, par exemple, en lien avec la perte de biens ou de proches, ou demandé de remercier sur les antennes quelqu’un d’avoir fait don de sang à l’hôpital pour sauver une vie. Nous avons également constaté que les accueils des stations ne désemplissent pas, où des passants pour la plupart viennent saluer un animateur avant de continuer leur chemin. Ces exemples illustrent l’importance du rôle que les groupes d’auditeurs peuvent jouer.
14L’attachement affectif et émotionnel envers l’organisation dont parlent Allen et Meyer (1990) peut parfois conduire l’individu à s’impliquer plus fortement encore. Cette participation peut aller jusqu’à l’implication concrète dans le fonctionnement de la radio – les auditeurs n’étant pas seulement membres de l’association parce qu’ils partagent la philosophie de la station et apprécient ses programmes –peut prendre plusieurs formes, parmi lesquelles la contribution au financement et à la gestion de la radio. Les observations montrent que les associations sont les principales sources de soutien financier pour le fonctionnement quotidien des stations. Pour tous les groupes, des systèmes de cotisations sont institués, destinés à renflouer les caisses. Le sponsoring de certains programmes constitue une autre forme d’opération de contribution financière, notamment grâce au parrainage d’institutions de la place. La contribution financière s’étend également aux annonces et à la publicité. Aussi modeste soit-elle, la participation au coût de la diffusion d’une annonce ou d’un communiqué permet aux stations de s’autofinancer en partie, mais surtout de compter sur la contribution de ses auditeurs à son projet.
15Loeser
16Mais la motivation évoquée par Andry (2016) qui naît de cette association à la vie du média peut constituer un moteur (Thévenet 2014) pour la participation à une gestion plus directe d’une station, l’association des auditeurs prenant, comme institution, des responsabilités de gestion de leur station préférée. Ainsi le président de l’association des auditeurs de Radio Maria est de facto le directeur administratif de la station. De fait, il gère les nombreux bénévoles issus de l’association qui donnent de leur temps pour contribuer à la marche quotidienne de la station, qui pour animer une émission, qui pour assurer la technique, le secrétariat ou pour recevoir les nombreux appels enregistrés quotidiennement, qui enfin pour entretenir les studios et la cour ou encore réparer du matériel défectueux. La gestion de la station MECAP FR a également été confiée à la fédération des radio-clubs, de sorte que c’est en leur sein qu’on choisit les membres d’un comité de gestion et donc l’équipe de direction. C’est à travers ces comités ou conseils d’administration que des auditeurs pleinement engagés trouvent le moyen de participer à la gestion d’une radio. Ces éléments d’observation illustrent la thèse de Carpentier (2011) selon laquelle la participation à la gestion des stations correspond, avec l’accès aux moyens de production de programmes, à un niveau optimal de participation. La programmation reste néanmoins l’affaire des propriétaires des médias. En dépit de l’émergence de formes participatives comme la direction tournante, la prise de décision sur la programmation et la gestion restent donc centralisées. Par ailleurs, ces possibilités de participation ne sont pas accessibles à tous les acteurs sociaux. En conclusion, même optimale, la participation aux médias ne constitue qu’un aspect et finalement qu’un premier niveau d’engagement.
17En tant que groupes plus ou moins institutionnalisés, les associations peuvent adopter des stratégies d’engagement médiatique qui visent en réalité la défense de leurs intérêts propres en tant que groupes militants ou associatifs. Il en est ainsi de la participation politique au débat public, ou de l’exercice d’une forme de surveillance et de contrôle citoyen au moyen des médias. Et en ce sens, « à travers » peut être traduit par « par » ou « via » ou encore « grâce à ».
18Cette forme de participation correspond à la conception de (Bernard 2015) en ce sens qu’elle valorise la contribution des instances participatives à la démocratie. Le contexte de démocratie locale qui a suivi les politiques de décentralisation amorcées dans plusieurs pays durant les années 2000, permet aux citoyens d’être actifs dans l’une ou l’autre des nombreuses microsphères sociales au sein desquelles ils évoluent. Ce contexte en effet contribué dans plusieurs pays d’Afrique au développement de formes de participation citoyenne au débat public sur des sujets sociétaux importants. Cette nouvelle participation contribue également à réduire le sentiment d’éloignement des centres de pouvoir, comme elle nourrit la réflexion collective sur les problèmes sociaux, et contribue à la formation d’une population compétente capable de prendre plus de risques et de montrer de l’intérêt pour les affaires gouvernementales. Ces manifestations de participation « par » les médias sont là encore observables sur notre propre terrain d’enquête.
19La contribution des groupes d’auditeurs aux débats publics, « via » la participation radiophonique aux questions locales, notamment à travers l’usage des appels téléphoniques, des SMS et des forums sur les réseaux sociaux s’est ainsi progressivement banalisée. Plusieurs associations d’auditeurs invitent leurs membres à intervenir sur des questions publiques et politiques et les forment aux règles élémentaires de participation aux débats publics (respect des autres, éviter des propos injurieux et diffamatoires…) via par exemple le micro ouvert ou la libre antenne (Glevarec 2005). Les collectifs d’auditeurs de MECAP FR et Maria en fournissent des exemples au Togo. Ces deux associations contribuent amplement à l’animation des émissions interactives en langue locale qui favorisent des prises de position politique. Témoignages, joutes verbales et confrontations de points de vue animent les échanges au sein même des membres de l’association et avec des personnes extérieures. C’est par ce biais que les citoyens, le plus souvent privés de droit de participation aux questions politiques, peuvent les aborder. La radio devient un espace public dans lequel les citoyens délibèrent de problématiques sociétales, posent des questions et explorent des solutions pour résoudre les problèmes qu’ils rencontrent.
20La participation « par » les médias traduit également l’utilisation des stations pour faire connaître les problèmes de la communauté aux dirigeants et aux élus. Les associations discutent de projets de développement économique et social et les présentent ensuite dans des forums proposés à l’antenne ou organisés dans les clubs d’écoute. Dans certains cas, leurs préoccupations sont ensuite transmises aux autorités locales qui les répercutent au député de la région ou aux cadres et autres leaders issus de la région. Il en est ainsi à Wa où l’association d’auditeurs de Progress a organisé un comité de développement qui se réunit une fois par mois pour faire le point sur les projets en cours et pour en élaborer de nouveaux. Ses membres présentent ensuite les fruits de leurs discussions à la radio pour recueillir les réactions de la population. Si la majorité approuve les idées ainsi soumises, ils les transmettent par courrier au représentant des ressortissants de leur région à Accra. Mais le plus souvent, ils se contentent de présenter leurs griefs aux chefs des villages, c’est-à-dire à l’autorité traditionnelle qui se chargera ensuite de parler au député en leur nom. Apparaît à ce propos un résultat que l’on peut qualifier de contre-intuitif. Ce n’est pas grâce à la radio communautaire que « les autorités locales et les politiciens peuvent entendre, individuellement ou en groupe, les citoyens marginalisés, opprimés et sans aucun moyen de se plaindre », comme l’ont montré Fraser et Estrada (20). C’est bien l’association des auditeurs qui assume ce rôle. C’est notamment le cas lorsque les associations mettent en place une interface, généralement un programme téléphonique de questions et réponses, ou un exposé suivi de questions entre les responsables locaux et les auditeurs sur divers sujets (politique, droit, santé, développement, etc.), comme The Future of Ower District (Le futur de notre District) de Blis. Les responsables du conseil de district y viennent expliquer les plans de développement et répondre aux préoccupations des populations. Ces échanges offrent une occasion unique aux citoyens ordinaires de faire connaître directement leurs opinions aux fonctionnaires, alors même que l’asymétrie liée aux relations de pouvoir ne le permet pas. Des opportunités de dialogue s’instaurent ainsi entre différents décideurs et les populations « à travers » l’engagement médiatique.
21Cette forme de participation fait ressortir l’idée la notion d’empowerment associée à l’engagement organisationnel. Cette forme d’engagement « à travers » les médias peut en effet, par certains aspects, évoquer ce que des sociologues de l’action collective et du changement – comme Crozier et Friedberg (1977), Touraine (1984) – ont appelé l’approche ascendante ou bottom-up du pouvoir organisationnel.
22Dans certains contextes, les associations ne se contentent pas de faire des propositions ou d’interpeller les décideurs. Elles initient elles-mêmes des projets à but lucratif dont peut bénéficier leur station, mais dont le but ultime est en réalité le développement économique et social de leur localité, renforçant la dimension empowement par le bas (Craig et Mayo 1995, Carmen 1996, Prakash et Esteva 1998) de ces groupes. Ici, la radio se révèle un véritable catalyseur d’action collective. L’engagement est rendu possible « grâce à » l’existence de la station. C’est le cas de l’association des auditeurs de Radio Munyu de Banfora au Burkina Faso. Elle a ainsi mis en place un centre pluridimensionnel composé d’un restaurant, d’un cybercafé, d’un centre téléphonique et d’une auberge. Les membres exploitent également un champ collectif et un jardin maraicher au bénéfice de l’association. Cette dernière développe également des activités artisanales avec la production de toutes sortes d’objets (poteries, sculptures, pagnes, bijoux traditionnels, etc.). L’association produit par ailleurs des contenus audio, essentiellement des enseignements destinés à sensibiliser les populations locales sur divers sujets intéressant la population. Ces contenus sont vendus sous forme de K7 ou de CD Rom à des prix abordables. Avec cette autre opération de vente, l’association contribue ainsi, comme l’explique sa présidente en 2010, au développement social et culturel de sa localité. L’association des auditeurs de MECAP FR du Togo a installé quant à elle un moulin et créé un forage pour acheminer l’eau potable à plusieurs localités. Elle développe également des activités culturelles. Elle gère ainsi un centre culturel, d’alphabétisation et d’éducation fonctionnelle des adultes. La Famille de Radio Marie du Togo intègre quant à elle des visites aux malades et aux prisonniers. L’ensemble de ces observations illustre comment ces collectifs partagent d’authentiques projets communs au travers de leur engagement promédia, et comment ils peuvent, de ce fait, en contexte africain, constituer une force mobilisatrice pour agir dans la cité.
23Les analyses dérivant de nos observations de terrain étayent l’hypothèse principale qui les guidait. Pour rappel, la préoccupation centrale de cet article interroge l’engagement des collectifs d’auditeurs pour savoir s’il invite à élargir notre définition de la participation médiatique. Nous postulons dans ce cadre que la problématique des collectifs médiatiques radiophoniques en Afrique dépasse la seule question de l’interactivité médiatique. Nous observons en effet sur le terrain qu’en prenant part aux activités radiophoniques, ces collectifs engagés exercent leur sens critique sur les contenus correspondant à leurs centres d’intérêt, et font ainsi de la radio un espace d’expression publique et de médiation sociale. Le développement de pratiques médiatiques engagées dans l’espace public accompagne et promeut l’action sociale, culturelle et économique et participe ainsi indirectement à l’amélioration de la qualité de vie et des liens sociaux au niveau local.
24Une interrogation demeure cependant. Aucun collectif d’auditeurs engagés étudié ne s’est, pour l’instant, mué en parti politique. Les échanges avec leurs membres montrent que s’ils deviennent en effet plus sensibles aux questions sociales et citoyennes, leur engagement dans ces groupes ne débouche pas pour autant sur une volonté d’utiliser la force ainsi mobilisée pour mener des actions plus politisées. Et pourtant, nul ne peut nier que dans l’histoire récente de l’Afrique au sud du Sahara, plusieurs associations de la société civile ont joué un rôle significatif dans la constitution de mouvements de mobilisation sociale et de construction d’identités politiques. Plusieurs mouvements (comme par exemple Balai citoyen, Y’en a marre…) ont ainsi, notamment par leurs activités médiatiques engagées, participé des processus d’alternances politiques au Burkina Faso et au Sénégal. Quelles seraient alors les conditions pour que les pratiques de communication au sein de ces communautés radiophoniques se transforment en engagement politique effectif ? Car comme nous l’observons, et contrairement à l’affirmation de Jenkins (2012) selon laquelle la participation politique peut émerger de la culture fan elle-même, l’engagement civique des associations d’auditeurs se limite à défendre des causes sociales, culturelles et caritatives, qui restent du domaine pré-politique. Ce questionnement mériterait une nouvelle investigation spécifique, qui éclairerait sur des enjeux pour l’instant difficilement accessibles à l’observateur à l’aune de ces premiers constats de terrain.