Recherches émergentes en communication des organisations
Texte intégral
1Dans ce dossier consacré aux recherches émergentes en communication des organisations, nous donnons la parole à un collectif international de chercheurs (France, Belgique, Canada.) Responsables d’équipes de recherche, chercheurs réputés, invités en raison de leur engagement à nos côtés depuis deux décennies, leurs contributions poursuivent les débats engagés à l’occasion du Symposium organisé à Bordeaux le 19 mars 2013 pour célébrer les vingt ans de la revue Communication & Organisation. On jugera de la diversité, mais également de la complémentarité de ces apports scientifiques qui font écho à la publication, en février 2013, aux Presses Universitaires de Bordeaux, d’un Abécédaire, lequel retrace l’aventure éditoriale de notre revue.
2Le réquisitoire de Bernard Dagenais, qu’il dresse contre les « groupes de façade » (front group), constitue une contribution décisive au débat maintenant largement partagé sur les « politique[s] d’image de responsabilité », autrement dit sur les stratégies de désinformation. Il annonce de nouvelles perspectives de recherche dans nos spécialités, en écho aux travaux de Catherine Loneux et d’Andrea Catellani. Car le défi, pour la grande entreprise, est majeur : comment doit-elle s’y prendre pour, dit l’auteur, « préserver son image et sa réputation, construire une opinion publique qui lui soit favorable et amener le législateur à être conciliant à son endroit » ? Au fond, la question, pour l’entreprise, est de savoir quelle image fabriquer et lisser pour apaiser ou mieux, résoudre les tensions au cœur du débat public. Une nouvelle éthique – la responsabilité sociale de l’entreprise – doit s’efforcer de concilier (Vogel est cité) « les intentions du capitalisme avec ses conséquences sur la société ». La technique des « groupes de façade », ici analysée avec une grande acuité, forme un objet de recherche qui interpelle notre communauté scientifique.
3La question de l’homme-trace, centrale dans ses travaux de Béatrice Galinon-Mélénec, révèle l’importance du corps dans sa relation à son l’environnement, son milieu de mobilité. La notion de signe-trace précise l’idée selon laquelle la trace s’inscrit dans un double mouvement du regard : l’un tourné vers l’histoire, la quête et la reconstruction d’une mémoire, l’autre vers ce qui sollicite le regard, le signal, donc. Le repérage, l’identification, ou pourquoi pas, le relevé de la trace renvoient, en « écho », à d’autres traces encore, à l’origine de l’« échoïsation », ce processus à la faveur duquel la trace est élevée au statut de signe et se construit la signification. À l’inscription corporelle du signe-trace répond maintenant son inscription numérique et par conséquent à la généralisation numérique de la mémoire, à l’impossible oubli en somme, puisque, par le moyen de cette technologie, le signe est toujours déjà convoqué et livré à l’interprétation.
4Benoit Cordelier revisite la théorie fondatrice d’Austin sur le pouvoir performatif du langage. À l’inverse de l’acte de langage, mais au final, pour produire les mêmes effets, ce qu’il appelle l’acte de silence aurait, sous certaines conditions d’emploi, des fonctions performatives constitutives d’une stratégie d’évitement de conflits au sein des organisations. Autrement dit, si le pouvoir, selon la thèse d’Austin, est une condition de félicité de l’acte de langage, dans l’hypothèse de Benoit Cordelier, c’est la dissymétrie dans les relations de pouvoir qui remplit cette fonction. L’originalité de cette approche, et à la différence d’Austin, c’est de prendre en compte le contexte dans la manifestation du silence. Ainsi, la « non-énonciation » comme acte du silence est révélée par son contexte ou dans le contexte d’une interlocution (Grice est cité). La théorie des actes de langage, dit l’auteur, doit « reconnaître l’importance de l’autre et du contexte dans les échanges communicationnels ».
5Comment transmettre, partager, donner sens et forme aux savoirs dans les organisations ? Jacques Bonnet renouvelle la question de recherche sur cette grande problématique en introduisant la notion d’intelligence du social pour rendre compte des formes complexes d’intégration des acteurs dans une collectivité donnée. Cette quête de cohérence ne renvoie à aucun postulat fonctionnaliste prescriptif : il s’agit, pour les acteurs impliqués dans une activité collective, de partager ce qui doit être su et, du point de vue strict des processus de coordination et de coopération, de savoir partager pour réduire l’incertitude, gérer la complexité, parvenir à des fins collectivement. L’intelligence du social est moins une éthique argumentée a priori qu’une pratique de gestion et de médiation du savoir à la seule fin de produire de l’entente, que celle-ci se mesure en termes d’efficacité productive, de construction d’une identité collective, d’une fabrique du sens, en somme.
6Arlette Bouzon et Laurent Morillon s’interrogent sur les enjeux d’une coopération entre chercheurs et praticiens. Entre intelligence collective et porosité, cette coopération peut être jugée légitime dans la mesure où elle s’inscrit dans une politique publique de soutien à l’innovation ou, au contraire, faire polémique, notamment en SHS. Des solutions de collaboration entre universitaires des SHS, artistes et organisations sont cependant proposées : l’exemple du Labcom RiMeC (Réinventer le Média Congrès), présenté comme un « espace d’intelligences collectives et comme médiateur à “porosité augmentée” », privilégiant l’ancrage social de la recherche, l’échange intellectuel, l’autonomie expérimentale, des terrains de recherche, autant de contextes et d’opportunité favorables à ce que les auteurs appellent la « porosité augmentée ».
7Les travaux Françoise Bernard sur les notions d’autonomie et d’engagement font, dans cette contribution, l’objet d’une mise en perspective critique et épistémologique importante. L’auteure retrace la genèse des courants théoriques de la notion d’autonomie, cette norme comportementale au cœur de riches débats interdisciplinaires, mais également au centre d’approches critiques portant sur les paradoxes du management moderniste. Dans sa critique de l’économisme ambiant, elle souligne les apports – qu’elle estime relatifs – d’un Foucault minimisant l’importance du marché et de son modèle économique. Le paradoxe de l’autonomie, au sein des organisations flexibles ou par projet, intervient dans les formes d’aporie d’un management qui prône l’initiative, le contrôle de soi, la liberté d’agir dans le temps où, dans de telles organisations, il est exclu de déroger à de tels principes par essence coercitifs. L’engagement constituerait-il alors une alternative à ce paradoxe, notamment dans les domaines émergents de la responsabilité sociale, de l’action écologique ? L’auteure insiste sur les risques d’une « illusion émancipatrice ».
8Poursuivant ses travaux sur la communication environnementale des organisations, Andréa Catellani, explore un nouvel espace théorique dédié aux tendances rhétoriques d’une communication responsable usant d’images et d’effets visuels spécifiques. Dès lors les ressources théoriques de la sémiotique sont mobilisées pour rendre compte de cette nouvelle rhétorique d’entreprise. Analysant les rapports annuels de six entreprises françaises et belges, cotées en bourse, il démontre en quoi l’usage intégré de l’image et du texte dans ces procédés de communication, participent de la production d’effets de sens spécifiquement dédiés à la création d’un genre dit « rapport RSE ». Entre « intensité » (le degré d’émotion ou d’« éclat ») et l’extensivité (le récit, l’explication longue, la liste), la communication environnementale viserait à promouvoir une image de l’entreprise susceptible de rendre lisible une stratégie orientée vers la rationalité, la responsabilité, l’engagement.
9Les recherches de Catherine Loneux sur la responsabilité sociale des entreprises nous éclairent sur les stratégies, les risques mais aussi bien sur les paradoxes de ce qu’elle appelle une « société du contrôle » fondée sur le caractère moralement indiscutable, mais également coercitif, d’une politique de normes. Le management par la confiance, s’inspirant de la force performative de l’écrit – constitutif de la légitimité symbolique de la règle ou de la loi – relèverait principalement de la compétence d’un expert en communication, un médiateur en somme, rapprochant dirigeants et salariés au titre d’un intérêt supérieur : promouvoir une stratégie d’entreprise socialement responsable et économiquement performante. Le défi stratégique, au fond, reviendrait à élever toutes les parties prenantes du projet d’entreprise – et au premier chef, le salarié, au grade de citoyen et au final, d’un acteur public.
10En quoi le management de projet permet-il de restaurer de la cohérence sociale dans les projets culturels ? Paul Rasse analyse les contradictions et les paradoxes d’un management à la fois socialement fédérateur pour les plus riches en capital social mais enclin à exclure, à marginaliser et, par conséquent, à stigmatiser les acteurs jugés moins aptes, moins compétents. Ce questionnement vaut également, dans le monde de la culture, pour les intermittents ou les contractuels, autrement dit, et le paradoxe n’est pas moindre, ceux qui, contribuant par leur expertise au succès du projet, font les frais de la flexibilité. La mise en œuvre d’un projet culturel échappe aux normes organisationnelles de l’entreprise classique : il faut mobiliser, croiser des ressources publiques ou privées au plan local, national ou international, être vigilant et actif au sein de réseaux en constante reconfiguration. Dès lors, comment, dans un monde connexionniste, flexible et finalement source de précarité, garantir l’employabilité des artistes, des professionnels de la culture, inventer de nouvelles formes de solidarité ?
11Les recherches de Christian Le Moënne sur les formes organisationnelles s’inscrivent dans une perspective critique d’une approche objectiviste des organisations, laquelle, séparant les statuts symboliques, matériels et organisationnels, renvoient à une conception univoque, voire dualiste, des processus organisationnels. Il soutient au contraire l’hypothèse d’une nécessaire intégration de ces trois dimensions. De la même manière, le concept d’information organisationnelle, tel qu’il peut compris à la lumière des travaux de Thévenot sur l’investissement de forme, rend compte de l’ensemble des processus d’intégration et de structuration des formes organisationnelles, dans le temps où, soulignant l’ambition des chercheurs en communication organisationnelle, il est important de ne pas confondre organisations projet et organisations institutionnalisées, cette confusion se payant au risque, dit l’auteur, d’un « idéalisme subjectif » réduisant les sociétés humaines à des choix rationnels. Dès lors, la notion de « forme objectale » suggère une autre approche : comment investir nos environnements matériels sinon en s’appropriant ce qui, dans ces formes, cristallise une mémoire, des hypothèses d’usages et d’agir, ce que Christian Le Moënne appelle une « propension de surgissement de sens et de significations imaginaires » ?
12Une telle pluralité d’approches rend tout simplement compte de la diversité, de la complexité de nos terrains, de nos objets, de nos problématiques, de nos paradigmes. Mais plus encore, ces contributions marquent des tournants paradigmatiques majeurs dans le développement des programmes de recherche dans nos spécialités. Si l’essor des technologies numériques, l’expansion des réseaux sociaux, l’irruption des big data ont largement contribué à transformer les structures d’organisation, les pratiques managériales, les temporalités au travail ou encore les formes de coexistence au sein des communautés professionnelles, il nous faut observer avec vigilance l’évolution de ce que nous appellerons les métadiscours politiques, publiques et souvent utopiques qui accompagnent les grands changements industriels et technologiques. Faut-il voir dans le management par projet, la responsabilité dite sociale et environnementale (RSE), la communication environnementale des organisations, l’annonce de grandes illusions émancipatrices, pour reprendre l’expression de Françoise Bernard ?
13Comment penser alors ce que Jacques Bonnet appelle l’intelligence du social ? Sur quelles traces, sur quelle mémoire devons-nous réfléchir ? Quels modèles de formes organisationnelles devons-nous concevoir ? Toutes ces questions sont maintenant posées. Le présent dossier fournit les premières grandes réponses.
Pour citer cet article
Référence papier
Valérie Carayol et Gino Gramaccia, « Recherches émergentes en communication des organisations », Communication et organisation, 47 | 2015, 5-9.
Référence électronique
Valérie Carayol et Gino Gramaccia, « Recherches émergentes en communication des organisations », Communication et organisation [En ligne], 47 | 2015, mis en ligne le 18 avril 2019, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communicationorganisation/4866 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communicationorganisation.4866
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