- 1 Desjeux Dominique, « Les échelles d’observation de la culture », in Blin Dominique, Cousserand Isa (...)
« Quand quelqu’un attribue la source d’un problème de management ou de vie quotidienne à l’autre culture, il m’informe d’abord sur sa propre culture et sur ce qui est important pour lui. (…) L’explication par la culture c’est dans un premier temps, celui de la découverte, un test projectif pour celui qui la mobilise. Elle apprend surtout sur la culture de celui qui émet une appréciation sur l’autre1
1Qu’en est-il de l’expérience humaine dans des contextes culturels le plus souvent inconnus de ceux qui vont avoir à les vivre ?
2Si l’entreprise dit ce qu’elle fait, elle ne dit pas toujours la manière dont elle le fait, c’est-à-dire comment se sont préparés, ont vécu à l’étranger (de manière ponctuelle ou durable) et sont revenus ceux qui sont partis. Nous aborderons donc l’expatriation, puis l’internationalisation et conclurons sur la manière dont ces expériences sont prises en compte par la communication interne.
- 2 Nous avons rencontré le directeur général de l’Institut de Préparation à l’Asie-Pacifique (PrepAsi (...)
3Au fil de nos rencontres2, deux éléments sont apparus : les Français concernés par la Chine et qui travaillent pour ce pays ou dans ce pays sont véritablement impliqués professionnellement et humainement dans leurs activités et pour ceux qui n’y travaillent plus, l’expérience qu’ils y ont vécue les a souvent profondément marqués.
4Le vocable interculturel implique l’idée de rapports et d’échanges entre cultures plus ou moins proches et donc d’interaction. Ce qui ramène la culture non plus à une donnée objective, mais à un processus social en mouvement. C’est dans cette perspective que nous avons abordé nos échanges.
- 3 Selon Jacques Ardoino « (…) le statut de ce qui est réputé compliqué reste toujours provisoire, en (...)
- 4 Qui est à moduler, puisque nous n’avons pas partagé le vécu d’expatriés.
5S’il y a bien un mot qui est revenu avec constance, c’est celui de complexité… qui pour le coup deviendrait pléonastique avec interculturalité. Cette dimension complexe, qui est comme le rappelle Jacques Ardoino multiréférentielle3, a sous-tendu notre travail. Elle relève en effet d’une démarche de familiarisation et d’accompagnement4, qui s’inscrit dans un processus de compréhension, d’implication entre les phénomènes, plus que d’explication.
- 5 Philippe, la logique de l’honneur, p. xxii.
- 6 Ubifrance, la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, la Chambre de commerce et d’industrie f (...)
- 7 Ubifrance définit son action en faveur des entreprises autour de quatre principaux axes : « établi (...)
6Comme le rappelle Philippe , la culture n’est pas un pouvoir, mais un contexte5. C’est à ce contexte que les acteurs institutionnels français ou les instituts de formation6 cherchent à sensibiliser et à préparer les entreprises qui envisagent de s’implanter en Chine. Ils ont un rôle de médiation économique et culturelle. Ils informent, conseillent, accompagnent et forment toute entreprise qui désire exporter ou s’implanter en Chine7. Ils sont aussi les relais des appels d’offre chinois et permettent de dynamiser le réseau des entrepreneurs français. Ces organisations tentent d’agréger les entreprises, de créer des synergies, pour développer des solidarités. Ainsi les entreprises françaises conçoivent beaucoup plus de s’associer et de mettre en valeur leurs complémentarités à l’occasion des Jeux Olympiques de Pékin et de l’Exposition Universelle de Shanghai.
7Indépendamment de circonstances exceptionnelles, quand ces organisations spécialisées ont peu de candidats, il leur faut aller les convaincre. En effet, beaucoup d’entreprises pensent qu’elles peuvent se passer de leur aide. A l’engouement succède l’effet « soufflé au fromage », aussi peu font un effort conséquent de formation. Elles ont généralement du mal à se réunir car elles se positionnent dans une logique de concurrence, sauf quand les enjeux sont importants. De plus, beaucoup considèrent que leur savoir-faire est un atout suffisant pour conquérir le marché. Enfin, certains entrepreneurs sont plus méfiants car ils ont conscience de la grande différence entre Orient et Occident et craignent d’investir leur énergie pour des résultats qu’ils jugent incertains. La difficulté de sensibiliser ou de former en amont est accentuée par l’évolution très rapide de la Chine. Ces organisations déploient donc beaucoup d’énergie et de force de conviction. Le manque de temps est un facteur qu’il convient de souligner. Les chefs d’entreprise ou les futurs expatriés ont un emploi du temps surchargé, qui ne leur autorise que quelques jours de formation. Il est pourtant important de ne pas négliger ce volet-là car une méconnaissance des mentalités et des habitudes de travail peut mener à des échecs. Si rien ne remplace l’expérience, plus on s’informe sur l’autre, mieux on lutte contre les incompréhensions. La volonté personnelle et celle de l’entreprise, la motivation sont autant d’éléments qui permettent de minimiser ces risques. Après avoir évoqué le positionnement des organisations qui aident à la connaissance du marché chinois et favorisent la mise en relation des entreprises, nous allons aborder les implications de l’expatriation.
8Nous allons voir comment s’organise le départ d’un expatrié, quelles sont les différentes catégories d’expatriés et ce que leur apporte l’expatriation. Avant son départ, un futur expatrié est pris dans un champ de contraintes important. Tout d’abord, il part généralement avec sa famille… Ce qui veut dire que dans certains cas, compte tenu de la durée de son séjour, il doit quitter l’endroit où il vit, trier ce qu’il doit amener, faire garder ses meubles, anticiper sur son organisation familiale sur place. Par ailleurs, il doit évidemment continuer à honorer ses engagements professionnels, tout en consacrant du temps à la formation… ou plutôt à la multiplicité des formations (au chinois, à l’anglais, au consulting, à la culture et à la civilisation chinoise…), sans oublier les heures de travail qu’elles induisent, notamment pour l’apprentissage du chinois. Les familles et en particulier les épouses suivent également une partie du programme. On perçoit donc aussi le rôle essentiel qu’elles joueront dans l’équilibre de vie en Chine. Pour les expatriés rencontrés, l’état d’esprit dans lequel on part est essentiel : « Il faut y aller avec curiosité et humilité ». Mieux vaut éviter de se projeter : « Je découvrirai ce qu’il y aura et je ferai avec ce qu’il y aura… ». Il apparaît essentiel d’être autonome et de se créer un environnement relationnel. On s’en sort sur place grâce au réseau que l’on est capable d’établir. La situation avant le départ est déjà complexe. C’est sans compter le temps d’adaptation une fois sur place. Des expatriés nous ont dit que lors des périodes pionnières de l’implantation de leur entreprise, « il [leur] a fallu à peu près un an pour être efficaces et [se] sentir bien ».
9A la lumière de nos entretiens, nous pouvons dégager deux motivations à l’expatriation : le départ pour raisons personnelles (minoritaire) et le départ pour raisons professionnelles (majoritaire). Nous avons distingué cinq principaux profils d’expatriés.
10Les baroudeurs
11L’expatriation représente avant tout une aventure. La France est pour eux un cadre un peu étroit et ils ont envie de s’épanouir dans un contexte qu’ils estiment ouvert, moins contraignant, pionnier. On en rencontre moins.
12Les fugueurs
13Ils souhaitent partir parce qu’ils pensent oublier leurs problèmes en étant ailleurs. Ils se fuient ou fuient une situation présente qui ne leur convient pas. Ils cherchent une nouvelle identité ou veulent consolider leur couple… Ces derniers peuvent être rapidement en situation d’échec car comme nous l’a rappelé l’une des personnes rencontrées, « l’expatriation est un catalyseur des forces ou des faiblesses ». Les directions internationales des entreprises sont vigilantes par rapport à ce genre de profil.
14Les experts
15Ils doivent partir parce qu’ils sont les seuls à maîtriser un domaine de compétence. Ils sont les personnes idoines pour les missions confiées.
16Les cooptés
17Ils sont choisis par un responsable qui veut composer son équipe. Ils sont pressentis à compétences égales pour des questions d’affinités et d’estime réciproque. Ce n’est pas toujours pour autant qu’ils accueillent la nouvelle avec enthousiasme !
18Les prévoyants
19Ils partent parce que l’expatriation leur offre des perspectives de carrière et parce qu’ils savent pouvoir tirer profit de leur retour en France. Il s’agit de salariés qui ont un niveau de compétences, une certaine maturité ou une ancienneté dans un domaine donné.
20Ces catégories ne s’excluent pas nécessairement et peuvent se combiner. L’expérience internationale, plutôt valorisée, permet d’acquérir un certain statut ou offre la possibilité d’être considéré de manière prioritaire pour des mutations par exemple.
21Le vécu d’un expatrié peut être apprécié par niveau : l’adaptation, l’intégration et l’assimilation. L’adaptation se joue dans les premiers temps du séjour ou concerne les séjours les plus courts. L’intégration est un terme pertinent pour l’essentiel des expatriés, mais il y a des situations un peu plus fortes que tous ne vivent pas, c’est ce que l’on peut appeler l’assimilation. C’est le cas de professionnels qui sont chargés de missions très opérationnelles et vivent donc au sein de l’entreprise, à la chinoise. Ils revêtent l’uniforme de travail qui est remis à tout salarié chinois, partagent leurs repas dans la même cantine, ont les mêmes horaires de travail, bref vivent des contraintes plus fortes et rencontrent des situations où leur individualité est assimilée au collectif chinois. C’est le plus exigeant qui est requis.
- 8 Le déploiement de moyens peut être très conséquent : mise à disposition d’un groupe scolaire accuei (...)
- 9 Certaines caractéristiques qu’ils attribuent à la culture chinoise les ont marqués : le rapport au (...)
22Il est important de rappeler l’organisation d’un collectif d’expatriés, qui suppose le déploiement d’une logistique importante et la mobilisation de beaucoup pour faire fonctionner ce collectif dans la bonne humeur et la solidarité8. Il ne faut pas oublier non plus que si certains expatriés peuvent être affectés au cœur des grandes villes chinoises, d’autres peuvent l’être au cœur des campagnes… ce qui implique là aussi des ajustements différents. Tous les expatriés rencontrés gardent un souvenir très prégnant de leur séjour9.
23L’expatriation laisse des souvenirs inoubliables… pas tant pour l’exotisme que pour la force des rencontres humaines. De plus les liens qui se sont tissés entre les expatriés perdurent bien au-delà de leur retour en France : « ça crée un noyau, on est de la famille », nous a-t-on dit. C’est un réseau qui demeure et vit de manière formelle ou informelle. Pourtant pour certains, et malgré les efforts de réintégration accordés par l’entreprise, le retour est plus difficile que l’adaptation à l’étranger. Plusieurs raisons peuvent expliquer cela.
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Les expatriés ont un statut individuel plus fort à l’étranger. Ils bénéficient quelquefois d’une offre de services, sont plus “entourés” qu’en France : « On est quelqu’un dans la multitude ». Ils sont souvent dans une position privilégiée, ils voient passer des collaborateurs du siège, un PDG en visite, ils accueillent des délégations. Quand ils reviennent, ils sont de nouveau « amalgamés ».
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Le brassage hiérarchique est plus important à l’étranger. Tous les enfants sont ensemble à l’école et partagent leurs loisirs. Or la distance hiérarchique reprend forme au retour.
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Ils peuvent avoir à rattraper des décalages opérationnels, avoir à s’adapter aux changements de procédures et aux évolutions technologiques.
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Ils peuvent perdre les repères qu’ils avaient laissés, ne pas se retrouver exactement à la même place ou se retrouver à une place qui ne correspond pas tout à fait au changement de qualification souhaitée.
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L’expatriation fonctionne d’autant mieux, que le directeur de l’entreprise lui-même est sensibilisé à la cause et qu’un service lié à la formation ou au développement des ressources humaines vient soutenir la transition.
- 10 Courrier Cadres, « Les nouveaux expatriés », N° 1544, 1er juillet 2004, p. 16-21.
24Il y a une dizaine d’années, les entreprises françaises arrivaient en Chine et n’avaient pas véritablement une idée de ce qui les attendait. Les Chinois n’étaient pas non plus vraiment habitués à recevoir des Français. Aujourd’hui les choses ont évolué et les conditions de l’expatriation pour les grandes entreprises françaises sont différentes. La connaissance mutuelle aussi. Un glissement sémantique s’est opéré : les expatriés deviennent les internationaux. Certains pensent que cela relève d’une tendance à la banalisation. Les avantages financiers consentis par les entreprises sont aussi moins conséquents. « La période héroïque est passé. Tout est calé. » nous a-t-on dit. En effet, la plupart des grandes entreprises ont désormais des représentations permanentes en Asie-Pacifique. Les grands groupes français sont devenus des sociétés mondialisées et plus seulement exportatrices. Selon Courrier Cadres, les expatriés sont remplacés par « (…) de nouveaux profils : des cadres mobiles [qui] développent des filiales, puis passent la main à des managers locaux, avant de partir pour d’autres missions ou revenir temporairement à la maison »10.
- 11 Dans les grands groupes français, ces dispositifs se combinent sur plusieurs niveaux : le siège de (...)
25Les entreprises ont mis en place de nouveaux dispositifs pour développer et gérer la mobilité internationale, pour favoriser le développement et la pérennité des échanges économiques entre les deux pays11. Au sein des grandes organisations, une entité de coordination est souvent créée. De surcroît chacune des grandes directions se rend régulièrement en Chine. De futurs managers chinois viennent en France pour être formés. Dans certaines entreprises, une dizaine de personnes environ par an sont accueillies dans tous les domaines : du management à la production… Elles peuvent venir pour une longue durée et même gérer des unités de production françaises.
- 12 Connexionsn° 21, magazine d’information de la CCIFC, p. 38.
26Elle ne concerne pas seulement les Français qui partent pour la Chine, mais aussi les Chinois qui viennent pour de plus ou moins longs séjours de formation en France, ou qui sont embauchés en France, après avoir suivi une formation supérieure. Dans cet ordre d’idée, PSA, l’université de Tsinghua et le ministère français de la jeunesse, de l’éducation et de la recherche ont signé une convention pour la création d’un master spécialisé « Sciences de l’ingénieur appliquées aux métiers de l’automobile » en partenariat avec les grandes écoles d’ingénieurs françaises. Des bourses d’études seront attribuées et des stagiaires seront accueillis par PSA (en France et en Chine), ce qui devrait favoriser de nouveaux recrutements12.
- 13 Par exemple, plus d’une douzaine de nationalités peuvent collaborer au sein des directions d’un gr (...)
27Les directions françaises ont recruté des Chinois ou des Chinoises en France qui travaillent dans une ambiance internationale en étant parfaitement intégrés13. Il peut s’agir également de cadres chinois qui sont choisis, souvent après une période de formation en France, pour manager ou diriger des filiales en Chine.
- 14 Gauthey Franck, « Management interculturel : représentations et pratiques en question », in Blin D (...)
28Les démarches mises en œuvre par certaines grandes entreprises françaises méritent d’être soulignées, car en matière interculturelle, elles vont au-delà de la coexistence, favorisent l’interdépendance14 et leur management des ressources humaines s’inscrit dans des dynamiques de développement sur le long terme. Le rôle de la communication interne consiste aussi à transmettre, valoriser et pérenniser ces expériences d’échanges. Tout ce qui évoque la Chine doit susciter une résonance, de l’intérêt et des échos au sein de l’entreprise et de la population des anciens expatriés ou des internationaux. La communication interne accompagne et restitue ces moments de vie souvent uniques. Elle le fait en amont pour annoncer et éventuellement susciter des vocations, pendant, pour permettre de suivre les évolutions, et surtout après, pour restituer ce qui a été vécu. Elle informe régulièrement sur l’arrivée de collègues chinois, sur le développement de certaines zones en Chine… L’homme qui disparaît un peu derrière les réalisations, réapparaît avec la rédaction d’ouvrages à caractère ethnographique comme les « Paroles d’expatriés ». Mais il y aurait sans doute d’autres formes à trouver, d’autres vecteurs à envisager pour dynamiser et potentialiser ces moments de vie qui sont des moments d’engagement fort. En matière interculturelle la connaissance n’équivaut pas à la reconnaissance. Ce serait aussi une belle façon de redonner tout son sens à l’interculturel, qui, quand il ne sert pas à cautionner la mondialisation, y est souvent assimilé. Il y a un au-delà de la communication à trouver. La communication interne a sans doute un beau rôle à jouer pour remplir cet espace en friche et pour aider à fonder une philosophie de l’interculturalité.