L’entreprise et ses mémoires
Texte intégral
1En préparant ce dossier, nous avons admis rapidement l’évidence selon laquelle l’histoire d’entreprise, loin d’être une discipline constituée, affichait au contraire sa modernité débridée, bruissait des polémiques fructueuses divisant les historiens universitaires, les historiens-acteurs et les professionnels de l’histoire d’entreprise. Au recours à l’histoire, qui est pour le décideur un instrument du management, peut s’opposer le questionnement sans concession de l’historien chercheur. Il en ressort des textes très différents qui battent en brèche le recours au mythe en montrant combien il est nécessaire d’édifier une histoire unique objective. À l’inverse, d’autres attestent de l’intérêt des mémoires multiples ou défendent l’utilité d’une histoire partisane. Pour rendre compte de la diversité des démarches historiques consacrées à l’entreprise, nous avons décidé de jouer, dans notre titre, sur la polysémie du mot « Mémoires ». Il désigne donc ici aussi bien l’histoire ou les histoires que la mémoire ou les mémoires. Nous laissons à chaque auteur, selon ses convictions, le soin de faire la part des choses.
2Alain Beltran montre en quoi l’histoire d’entreprise hésite, au fond, entre deux choix : la demande d’histoire ou l’offre d’histoire. La demande est par nature partisane : elle trahit ce souci des acteurs de l’entreprise (les directions des relations publiques, les salariés, les organisations syndicales, la Direction Générale) d’une histoire qui recompose leur propre identité, retrace une trajectoire qui leur ressemble. Du côté de l’offre, le professionnel d’un cabinet spécialisé et le chercheur universitaire s’opposent sur les objectifs et les méthodes de leurs investigations. L’un s’inscrit dans une logique de marché et veille à satisfaire aux exigences de son client, l’autre sert avant tout la communauté scientifique. « Tout se joue avec le produit final », dit Alain Beltran, en ce sens que l’effet de mémoire peut venir troubler l’intimité politique d’une organisation vivante, faite de fragiles équilibres. Ainsi l’historien chercheur, dans son offre d’histoire, impose-t-il la dérangeante nécessité de rendre compte d’une histoire sans concession « pour comprendre évolutions et blocages dans une perspective globale, actions et réactions à l’interne et de l’externe, dialectique entre le passé (ou ses représentations) et le présent ». Il faut à l’historien d’entreprise du temps et bien sûr des ressources documentaires (souvent disparates), et aux acteurs du temps présent de la patience et de la bienveillance. Quoi qu’il en soit, l’enjeu de cette recherche dépasse largement les questions stratégiques d’entreprises particulières : l’historien d’entreprise contribue, c’est sa mission, à la diffusion de la culture économique et technique. « La France, dit notre auteur, doit se réconcilier avec un passé qui a créé Le Creusot, Decazeville, Tignes ou Saint-Étienne ».
3Mais quelle que soit l’opiniâtreté de l’historien, une telle réconciliation n’est guère possible sans le concours d’un changement structurel profond. La SNCF, nous dit Georges Ribeill, protégée de la concurrence, développe, jusque dans les années soixante-dix, deux cultures complémentaires qui contrarient tout recours réel à l’histoire. Profitant de la passion du public pour le chemin de fer, les ingénieurs et cadres de l’entreprise vont pratiquer la fuite en avant en forgeant une histoire mythique des techniques ferroviaires. Dans le même temps, de nombreux anciens employés, habitués par la presse de la société à nourrir le culte de la tradition, vont développer le mythe de la vapeur.
4Cette histoire lissée, écrite par les acteurs (celle de la demande d’histoire), utilise des supports extrêmement variés. C’est le cas, souvent, du journal d’entreprise. « L’écrit pérennise l’oralité du mythe, il le structure et lui donne une légitimité », affirme Catherine Malaval. De fait, la presse d’entreprise n’est pas prolixe sur les événements de triste mémoire, ceux qui ne serviraient pas la légende des décideurs à succès : les échecs commerciaux, les conflits, les prototypes sans lendemains… Mieux, elle reconstruit le passé : « combien de décisions…, fruits d’une opportunité, deviennent, diffusées dans la presse interne, le résultat d’une stratégie savante et planifiée ». Si, pour une organisation industrielle, l’avenir est pensé en termes de rationalité stratégique, son passé est repensé dans les formes d’une rationalité téléologique : le passé devient la preuve du futur.
5Ceci vaut pour le musée dont la fonction est, bien sûr, pour l’entreprise, l’évocation de sa mémoire, mais aussi, par l’exposition de ses technologies et de ses produits anciens, la démonstration visible de sa capacité de modernisation et d’évolution. « Les professionnels sont soucieux de défendre les deux facettes de cette identité », dit Paul Rasse à propos du Musée International de la Parfumerie de Grasse. D’où cette hypothèse sémiologique surprenante : ce musée du parfum est le lieu d’une identité suggérée au regard par le jeu des objets de musée, qui évoquent eux-mêmes les parfums comme signes majeurs de l’identité culturelle de la cité grassoise. La métonymie, ici, est double : l’objet est le substitut du parfum, lequel devient le signe, pourtant absent, d’une tradition et d’une identité. Mais de quelle identité s’agit-il ? L’auteur s’interroge alors sur le sens de cette représentation positive et consensuelle donnée par le musée d’entreprise, masquant les échecs, les échos des conflits, les souffrances et les exclusions. Il critique la conception techniciste du monde industriel, sacralisée dans le musée par l’ingénieur, grand bénéficiaire de l’industrialisation. Il prône au contraire une nouvelle génération de musées « proposant une lecture intelligente, fine et plurielle de l’histoire », fondée sur une recherche méthodique comme « acte d’inscription du musée dans la communauté des savoirs ».
6À côté de la mémoire provoquée dans les signes et les objets de musées d’entreprise, on découvre la mémoire familière – peut-on dire naturelle ? – évoquée par l’architecture industrielle qui inscrit l’entreprise dans la présence et l’intemporalité mythique de la ville. Nicole Denoit revient sur un lieu de mémoire, maintenant à la dérive : celui, désaffecté, des usines Lefèvre-Utile, à Nantes, dont les bâtiments ont été vendus par le géant BSN. L’archéologie d’une image architecturale, attachée à la production d’un biscuit-symbole, tel est le projet de l’auteur. L’histoire de l’entreprise LU et l’histoire de sa ville et, plus généralement, des grands événements collectifs (la conquête de l’Afrique, le progrès technique…), se croisent, en une symbiose mythique, dans cette iconographie publicitaire logée dans l’intimité des paquets de biscuits.
7Au fait, à quoi « sert » l’histoire d’entreprise ? Hubert Bonin, auteur de nombreuses études consacrées à la discipline, provoque à demi, au risque de troubler les novices, en prétendant qu’elle ne « sert » à rien. Les preuves qu’il avance sont en effet accablantes pour les commanditaires qui – tel est le cas de la Compagnie de Suez – s’obstinent à ne pas tirer les leçons de l’histoire. Le passé n’est pas à mis à profit pour l’avenir et l’avenir, bien évidemment, par les échecs qu’il révèle, trahit les ambitions affichées. La faute en incombe sans doute à la culture autoritaire de la firme, à la brutalité de la stratégie conçue pour la compétitivité immédiate. Bref, l’auteur, après une décennie d’investigation dans la discipline de l’histoire d’entreprise, nous incite à beaucoup de prudence. D’où ce constat désabusé : « c’est l’entreprise qui se sert de l’histoire d’entreprise et non l’histoire d’entreprise qui sert à infléchir l’histoire de l’entreprise ». Puis Hubert Bonin nous rassure : la déception du chercheur laisse place au plaisir plus discret d’une recherche académique dans le giron moins perturbé de grandes banques sans histoires…
8Pour Christian Schneider, l’histoire et la culture sont indissociables et, sans cette double présence, la cohérence interne et l’image externe n’existeraient pas. Bien sûr, tout cela participe à la création d’une « success story » que les responsables des principales fonctions de l’entreprise utilisent à souhait. Mais ces « optimisations » de l’histoire ne peuvent être confondues avec la propagande. Elles comportent obligatoirement deux limites : l’exigence de l’éthique et la recherche de crédibilité qui permettent d’établir une distinction. Il faut, nous dit l’auteur, lui aussi un peu provocant, accepter le principe d’une « histoire engagée » car l’entreprise n’a pas les mêmes objectifs que les laboratoires universitaires et se doit de l’emporter dans le cadre de la compétition économique.
9L’histoire d’entreprise est faite de contrastes. Celle des grandes unités a déjà une histoire. C’est ce que nous rappelle Sylvie Lefranc, quitte à aider les historiens en quête de légitimité. Cette discipline nouvelle plonge ses racines dans la Business History, à Harvard en 1927, sous l’influence de Schumpeter. Son but : l’analyse historique de la pensée stratégique. La transposition en France de ce mouvement date des années cinquante, sous l’impulsion, entre autres, de Jean Bouvier avec la publication de sa thèse sur le Crédit Lyonnais, mais sans faire véritablement école. L’apparition de la Public History aux Etats-Unis dans les années soixante-dix, puis en France la décennie suivante, marque les débuts véritables d’un marché de l’histoire d’entreprise. Les publics historians, version contemporaine de l’écrivain public, s’organisent en professionnels de l’histoire du monde des affaires et des institutions en totale rupture avec la communauté des historiens universitaires. Sylvie Lefranc soulève les questions majeures qui orientent la thématique de notre dossier : l’offre d’histoire appliquée – Félix Torrès est cité – peut-elle échapper aux exigences d’une histoire à la carte ? Mais le soupçon d’une histoire complaisante rend-il au fond moins crédible une pratique destinée à servir la stratégie de l’entreprise ?
10De toute façon, et quittant la stricte opposition de la demande ou de l’offre d’histoire, il n’y aurait pas, à proprement parler, de mémoire ni d’histoire de l’entreprise mais des « régimes d’historicité » variables selon les époques et des « dimensions mémoriales » simultanées recouvrant diverses notions. C’est du moins l’approche proposée par Félix Torrès. L’histoire, présentée par l’auteur, correspond à une démarche volontaire et continue. Fruit d’une commande, elle nécessite des études et prend toujours une destination particulière. Mais le simple désir de maîtrise documentaire ne conduit-il pas aussi à la production d’histoire ? Plus large que l’histoire, la mémoire, elle, ne peut pas ne pas exister. Il y a la mémoire de ce qui n’est plus. Elle permet de garder des repères. Il y a la mémoire de ce qui est qui permet tout simplement d’agir. Individuelle ou collective, produite par une entité ou par une autre : chaque fonction, chaque lieu, chaque établissement a sa mémoire ; par une catégorie de travailleurs ou par une autre, elle façonne les identités. Mais, nous dit l’auteur, ni l’histoire ni la mémoire n’offrent assurément des garanties pour l’avenir. Même si les entreprises semblent multiplier les recours à l’histoire (cf. la rubrique Expériences), les stratégies restent tout de même aléatoires.
11Quelles que soient les orientations choisies, les auteurs seront d’accord sur un point : l’histoire d’entreprise, jeune discipline, requiert une méthodologie adaptée. Philippe Colombet et Bertrand Badré nous font une proposition originale. Le laboratoire d’étude ? La Révolution Française. La clef de la méthode ? L’étude comparée de trois grandes entreprises : La Compagnie de Saint-Gobain ou Manufacture Royale des Glaces, les Forges De Dietrich et la Manufacture des Toiles de Jouy. Quant à la grille de lecture, elle constitue le cœur innovant de la méthode en intégrant les fonctions traditionnelles de l’entreprise capitaliste contemporaine. Ainsi les techniques de comptabilité et de gestion mises en œuvre sous la Révolution reposent sur les mêmes principes. Le cadre est ainsi parfaitement tracé pour analyser la dimension historique des concepts de métier et d’identité. Le laboratoire révolutionnaire est d’autant mieux choisi que dans les trois entreprises, « tout est allé dans le sens de la préservation ou de la restauration de l’outil de production technique, financier et humain ».
Pour citer cet article
Référence électronique
Dominique Blin et Gino Gramaccia, « L’entreprise et ses mémoires », Communication et organisation [En ligne], 7 | 1995, mis en ligne le 19 décembre 2012, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communicationorganisation/1760 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communicationorganisation.1760
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