1Les discours institutionnels et médiatiques des groupes industriels et de leurs représentants se multiplient aujourd’hui sous l’effet de l’augmentation du nombre des actionnaires, et l’organisation s’en trouve transformée, recomposée, disloquée. L’argument éthique proposé par les managers, déontologues ou autres professionnels de la communication doit rendre compte de cette complexification de la frontière externe/interne pour réinventer l’organisation.
2Notre propos n’est pas d’appréhender l’éthique comme support, dispositif et technique d’une communication institutionnelle « externe » offrant une image positive de l’organisation vers ses environnements institutionnels -on pense à l’État et aux instances réglementaires, comme cela a été analysé dans les années quatre-vingt.
3Aujourd’hui, bien qu’il ne faille pas considérer ces analyses sur les idéologies et symboliques managériales comme dépassées, il semble pertinent de leur adjoindre un nouvel objet d’étude, celui des stratégies « internes » de normalisation et de prescription par l’éthique. Les salariés et tous les acteurs des organisations (y compris les actionnaires) sont devenus ces dernières années les principales cibles des écrits managériaux relatifs à l’éthique.
4Cette forme de communication agirait auprès des agents comme facilitatrice dans l’acceptation des changements organisationnels. On tente de s’adresser aux individus autant qu’aux salariés, en les aidant par des discours à guider leurs conduites et à trouver une place dans leur organisation, ou même dans l’espace public. Les entreprises exercent en effet à présent une grande part de leurs activités dans le domaine public, et la médiatisation extrême de leurs pratiques brouille les pistes et les catégories professionnelles.
5Nous développerons dans une première partie les nouvelles conceptions institutionnalisantes qui guident la communication éthique, et qui dominent dans les espaces de travail de l’organisation. Comment, du côté des communicants, donner du sens, et offrir des repères possibles aux acteurs ? Comment ne pas perdre l’organisation ? Quels modes de gouvernance créer dans un contexte de changement ?
6Dans une seconde partie, nous examinerons quel est l’apport des chartes en termes de régulation des individus dans l’organisation. La communication autour de ces chartes touche à différents types d’agents, des salariés jusqu’aux actionnaires. Comment les chartes proposent-elles des représentations de soi qui fonctionnent ?
7S’intéresser à l’éthique et à ses nouvelles formes dans les organisations revient à porter un regard sur la place qu’occupent les entreprises et les organisations dans notre société. En effet, il semble que les conceptions de l’organisation du travail cherchent à être ajustées au plus près de ce qui se retrouve dans la sphère publique. Les politiques managériales sont en effet imprégnées des mœurs et politiques sociétales, et s’orientent vers une gouvernance d’entreprise institutionnalisante et dite « responsable ».
8Les travaux de recherche qui portent sur l’éthique se sont développés ces dernières années, dans le champ des sciences de gestion notamment, et répondaient à diverses questions : l’éthique est-elle un bon outil de management des forces de vente ? La Responsabilité Sociétale de l’Entreprise est-elle possible ? L’éthique professionnelle peut-elle être vue comme une convention ? Quelles sont les démarches de formalisation de l’éthique dans l’entreprise ?
9Les études sur l’éthique en organisation sont présentes aussi dans le champ des SIC et nous intéressent du point de vue plus particulier encore de la communication des organisations. L’analyse des politiques éthiques des grandes entreprises montre qu’elle devient une dimension de leur politique et qu’elle complète leur stratégie. Les stratégies symboliques centrées sur l’image et la réputation visent à faire accepter l’entreprise à ses agents, en interne comme en externe. Nous essaierons d’établir ici un éclairage sur ces stratégies tournées vers l’interne.
10Nous nous situons pour cela dans l’approche sociologique néoinstitutionnelle des organisations, qui « repose sur une représentation de l’organisation qui est totalement insérée dans la société, ses valeurs et sa culture. […] Les attentes des parties prenantes reflètent les valeurs dominantes du contexte sociétal dans lequel s’exercent les activités de l’entreprise. Ses dirigeants vont donc mettre en œuvre des stratégies d’image et de conformité symbolique ou effective avec ces valeurs afin d’assurer la légitimité de l’entreprise. » (Capron et Quairel-Lanoizelée, p. 105). L’entreprise doit apprendre à paraître selon les critères convenus, ressembler à une organisation rationnelle. Les entreprises veulent adopter un comportement conforme aux attentes sociales afin de renforcer l’institutionnalisation du champ organisationnel. On parle parfois de continuum interne/externe qui cherche à offrir une cohérence en termes d’image.
- 1 Arrow Kenneth, The Limits of Organization, New York-Londres, Norton,1974.
11Nicole d’Almeida souligne dans l’un de ses ouvrages récents, la manière dont l’hétérogène (journaux d’entreprise, sites internet, communiqués de presse, publicité, etc.) est retravaillé dans une dimension méta-organisationnelle et symbolique, intégrant narration, médiation et intermédiation (« l’entreprise récitée et récitante »). (d’Almeida, 2001). Les processus d’institutionnalisation de l’entreprise sont donc aussi affaire de processus médiatiques : « L’entreprise se raconte en racontant le monde » par, avec et dans les médias poursuit-elle. Nous assistons aujourd’hui à un déplacement de l’entreprise qui souhaite s’inscrire désormais dans l’espace public.
12Afin d’atteindre cet objectif, l’entreprise mobilise le concept de confiance dans ses projets, discours, et écrits. La confiance institutionnelle s’apparente à la souscription du contrat social proposé par Rousseau. Chacun accepte d’abandonner sa liberté pour fixer des règles et accepte de déléguer les moyens de la coercition à un tiers. C’est donc du côté de l’institution qu’il faut chercher la source de la confiance, tant utilisée dans les discours éthiques aujourd’hui. Vivant sous les mêmes institutions, les membres d’une collectivité sont imprégnés des idées normatives qu’elles incorporent. Nous faisons confiance à nos concitoyens du fait que nous partageons un même espace institutionnel de règles qui a un sens pour tous. On s’en remet à l’institution et à sa médiation pour assurer son propre bien être. La confiance sert à la société à ne pas se disloquer.
13La confiance ne se limite pas à une relation interindividuelle, comme le fait d’avoir confiance en sa famille, en ses amis. Pour Weber, la notion de communauté serait aussi reliée à la confiance, la foi, la croyance, et la proximité, tandis que la société serait fondée sur l’intérêt et le calcul rationnel. La société, dite désenchantée, reposerait sur des mécanismes relevant d’une autorité rationnelle légale et sans autre besoin que l’intérêt et la maximisation des gains. À l’opposé de cette rationalité idéale, la communalisation (Vergemeinschaftung) est une relation sociale typiquement non-rationnelle car « la disposition de l’activité se fonde — dans le cas particulier, en moyenne ou dans le type pur — sur le sentiment subjectif (traditionnel ou affectif) des participants d’appartenir à une même communauté [Zusammengehörigkeit] » (Weber, p. 78). Cette communalisation est donc avant tout une relation sociale basée sur une conscience communautaire.
14L’entreprise Bouygues cherche à renforcer l’actionnariat salarié. Outre des supports traditionnels de type livret explicatif, cédérom comprenant un logiciel de calcul, et numéro vert auquel les salariés peuvent poser toutes formes de questions, une lettre de présentation du projet a également été prévue, rédigée par Martin Bouygues, directeur du groupe. Elle a été envoyée au domicile de tous les salariés du groupe et par ce biais, l’entreprise est entrée dans la sphère personnelle des salariés. Ainsi, l’échange économique aspire à devenir échange social, renvoyant à une idée de réciprocité, faisant appel à l’engagement et à la mobilisation. Les valeurs personnelles sont confondues avec les valeurs institutionnelles et organisationnelles afin de créer un flou correspondant au flou caractérisant les frontières mal définies des entreprises de nos jours. On trouve dans les textes des appels aux valeurs d’équité, de bienveillance ; les liens professionnels dans le cadre des pratiques professionnelles ne se réduisent pas à des formes intéressées mais ont à voir avec la loyauté, la morale, le sentiment de devoir. Autant de dispositifs axés sur la confiance qui viennent encadrer symboliquement l’activité de production et de coordination des acteurs.
- 2 Le travail de recherche vient de s’ouvrir. Des documents sont en cours de signature pour officialis (...)
15Dans le « code de conduite professionnelle » de l’entreprise pharmaceutique X2, dans la lettre préambule du PDG, il est question aussi de réputation, d’équité, de mission et de confiance : « Les collaborateurs de X ne devraient jamais prendre de décisions professionnelles qu’ils auraient honte d’expliquer à leur famille, amis ou collègues ou de voir à la une des journaux. » Le cadre de référence d’action proposé aux salariés dans leur pratique professionnelle pour les prises de décision, est celui de leurs valeurs personnelles.
16Notre deuxième partie sera dédiée à l’étude de quelques exemples d’organisations ayant mobilisé l’argument stratégique de la confiance pour s’adresser à leurs salariés.
17L’éthique dirige et donne une place à l’individu dans l’organisation. Elle est recherche identitaire et est censée avoir pour but de distinguer la bonne et la mauvaise façon d’agir. Les récits éthiques veulent agir sur les différents types de représentation de soi au sein des organisations, la question étant pour eux de réussir à atteindre les modes de constitution de la subjectivité des individus.
18Les actes langagiers agissent comme un processus d’enchantement de l’activité économique. Parfois, la confiance s’éprouve (elle n’est pas acquise une fois pour toutes). Par conséquent, pour perdurer, il faut produire des signes de confiance.
19L’économie est fluctuante, et nul ne peut connaître à long terme l’état financier futur de son entreprise. Le degré d’engagement du salarié dépendra pour une bonne partie des discours qui lui seront adressés sur la bonne marche de l’entreprise dans laquelle il investit. Le management veut gérer ainsi les résistances (sociales ou individuelles) et communiquera pour accentuer l’adhésion des salariés au projet de l’entreprise, qui n’ont pourtant aucun moyen de savoir à l’avance s’ils vont pouvoir dégager un profit ou non.
20Dans ce type de contexte, il est utile de contrebalancer les craintes des salariés, de mieux réguler et codifier les relations entre les individus. Le recours dans les discours aux valeurs communautaires et éthiques se prête parfaitement à ce climat de confiance recherchée. Cela permet d’établir des liens entre les acteurs, par des systèmes de valeurs qui réduisent les risques et rassurent. L’appel à la confiance est en effet requis dès lors qu’il y a incertitude associée à l’échange. « L’incertitude sera mise entre parenthèses » grâce au dialogue (Mangemantin).
21Le Groupe Bouygues, par exemple, en ces temps d’instabilité, cherche à prouver sa puissance par le biais de supports de communication assez traditionnels, tels le rapport annuel ou le journal d’entreprise, qui ont pour objectif d’expliquer les rouages de l’entreprise au lecteur. La connaissance de l’organisation devient alors commune et passe par des codes partagés, connus de tous, qui engendrent de la confiance en l’entreprise. On trouvera une cohérence communicationnelle, de laquelle dépendra notre rationalité organisationnelle, en proie aux incertitudes de marché et des décisions.
22Pour Louis Quéré, la confiance est également cognitive : on choisit d’agir d’une certaine façon en fonction du degré de confiance que l’on a en quelqu’un, donc en fonction de la connaissance que l’on a de ses motivations et de ses intérêts. Il parle de « croyance concernant l’action à attendre de l’autre » (Quéré, 1999, p. 47). La croyance portée par les discours permet aux groupes et aux individus d’éviter l’incertitude et de se projeter dans l’avenir, en s’engageant dans la coordination ou l’action (action liée au travail ou l’investissement selon que le discours est adressé aux actionnaires ou aux salariés).
23Le discours agit donc encore plus loin, lorsqu’il devient opérateur pratique de ces coopérations et actions. L’individu fait confiance, ne vérifie pas la véracité de l’information (contenue dans un code éthique par exemple) et délègue à d’autres individus (les rédacteurs des codes) une partie de leur capacité d’action.
24Nicole d’Almeida montre comment la communication, dans une perspective narrative et fictionnelle, conduit à la construction d’une histoire riche de sens pour les acteurs. Elle propose « l’hypothèse d’un changement de paradigme socio-économique où la communication jouerait un rôle structurant » (2001, p. 179). Notre société serait passée de la transaction, à une économie de la relation, avec une généralisation des formes de coopération qui se substitueraient aux pratiques de coercition. La perspective « communautaire » remplacerait les logiques contractuelles dans le travail. Nous assisterions à la construction d’une « confiance » sociale et, par conséquent, d’une communication qui tiendrait ses promesses.
25Manager l’espace de l’organisation par les chartes permettrait de valoriser la participation, de cristalliser la confiance des salariés, qui parfois s’érode. Lorsque, par exemple, les entreprises transforment leur matérialité professionnelle, elles l’accompagnent systématiquement d’une communication valorisant le métier des acteurs. En effet, l’investigation démontre que toute rationalisation de l’activité professionnelle engendre en retour un sentiment de déqualification et de manque de reconnaissance sociale des employés. Ce sentiment s’accentue quand l’organisation adopte un modèle instrumental pour gérer sa culture d’entreprise. Cette récurrence témoigne de l’émergence d’une quête d’identité professionnelle émanant des acteurs des organisations qui s’identifient d’avantage dans les rôles et les statuts de leur métier que dans sa fonctionnalité.
26Les chartes sont les supports qui réinventent ces modalités d’application dans les entreprises. L’organisation fondée sur la responsabilité met en avant l’idée que chaque salarié a du pouvoir dans son organisation. Il est souvent question aujourd’hui de délégation, de renouveau des formes de contrôle, de la volonté de créer des mondes communs. La confiance institutionnelle ainsi investie en organisation est une reconstruction de la confiance produite localement, elle est intersubjective. Si nous prenons l’exemple de l’actionnaire salarié, nous parlerons d’une relation entre un salarié et son entreprise, considérée comme une institution. La confiance jouera un rôle de référence qui permet une stabilité des anticipations, assurant ainsi l’unicité des représentations. L’individu fera confiance non pas à des lois naturelles ou des principes religieux, mais à des règles instituées selon des procédures de discussion éthique qui auront eu lieu dans l’organisation.
27La confiance trouve un moyen d’expression dans des objets de médiation variés : documents écrits, parole, corps, mémoire, diplôme, label, appellations contrôlées et bien sûr, chartes éthiques. Les supports les plus utilisés pour réduire l’incertitude sont les écrits : recommandations déontologiques, code de bonne conduite, des bonnes pratiques professionnelles, informations environnementales ou sociales via des publications de reporting avec les best practices, publication des référentiels volontaires normalisant les contenus. On se perd dans « le maquis des normes, principes, engagements, lignes directrices, reporting, notations, régulations nationales ou internationales, générales ou par branche professionnelle, démarches volontaires, audits, certifications, communication, indicateurs ». (Capron et Quairel-Lanoizelée, p. 149).
- 3 Cet exemple est extrait du travail de mémoire de maîtrise de Cécile Rousseau, cité en bibliographie (...)
28L’actionnariat salarié constitue la dernière forme d’épargne salariale mise en place par le groupe Bouygues. Cet actionnariat s’est traduit chez Bouygues par deux documents de communication : « Bouygues Confiance » et « Bouygues Confiance 2 ». Bouygues Confiance a été créé en 1999 dans le cadre d’une opération d’actionnariat salarié avec effet levier. « Bouygues Confiance 2 » a été proposé en 2001, correspond à une ouverture du capital hors de France (75 000 salariés). Le livret de présentation et d’explication du projet destiné aux salariés rassemble toutes les valeurs que les salariés souhaiteraient partager avec leur entreprise :
J’ai souhaité que le plus grand nombre de collaborateurs soit toujours plus étroitement associé aux fruits de la croissance du groupe Bouygues parce qu’ils ont les premiers, par leur travail et leur état d’esprit à contribuer à sa réussite.
29Les termes de « collaborateurs » et « associés » vont à l’encontre du clivage entre les salariés et leurs dirigeants, et reflètent la volonté d’établir un discours de confiance autour d’arguments qui fédèrent et font adhérer les salariés à l’idée d’actionnariat salarié : les idées d’association, de reconnaissance, d’assurance représentent les différents facteurs suscitent l’adhésion et mobilisent les salariés.
30On observe donc des glissements de statuts. Les codes de déontologie ou d’éthique ont des applications managériales dans l’espace de gestion administrative et de ressources humaines de l’entreprise, mais aussi dans l’autre espace de l’individu, celui de l’espace global, conçu par l’entreprise comme espace d’apparition et de visibilité, celui de la société tout entière, à laquelle il appartient. Ces stratégies visent à cristalliser la confiance pour produire une organisation cohérente. Toutes tendent à créer une image, une réputation, et les signaux émis par les firmes vont être relayés dans les médias et pouvoir former le jugement public.