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Lectures

Patrice FLICHY (2017), Les nouvelles frontières du travail à l’ère numérique

Paris, Le Seuil
Bertrand Mocquet
Référence(s) :

Patrice FLICHY (2017), Les nouvelles frontières du travail à l’ère numérique, Paris, Le Seuil

Texte intégral

1L’ouvrage de Patrice Flichy porte sur la révolution numérique et ses effets sur les travailleurs, non pas dans l’idée commune et déjà dénoncée d’« ubérisation » de l’économie et de précarisation de l’emploi, mais bien dans la recherche par les individus de nouveaux rapports au travail. La question centrale rapportée dans l’introduction est la suivante : « Comment se substitue à un autre travail mené à côté du travail professionnel, comme une activité faiblement reconnue, un travail ouvert qui propose une vision alternative du travail associant activités professionnelles et passions ? » (p. 14). Pour y répondre, le livre est divisé en quatre parties : « Le travail et le loisir sont-ils des modes de faire différents ? », « L’autre travail », « Travail numérique ouvert » et « Le travail avec le numérique ».

2Dans l’introduction, l’auteur fait le constat que le travail est en pleine transformation de nos jours, mettant en danger le statut du salariat, des amateurs remplaçant des professionnels dans certaines filières. Le numérique est, selon l’auteur, « au cœur de ces mutations » (p. 8), mais « la numérisation de l’économie [qui] est ainsi à l’origine de la précarisation du travail » (id.) n’est pas la seule raison. Flichy propose de se focaliser sur les choix des individus travaillant avec ces nouvelles modalités numériques. Il décide ainsi dès le début cet ouvrage de « partir du travail choisi et réalisé, et non de la forme du contrat de travail », et de s’intéresser « au contenu du travail plutôt qu’aux nouvelles formes de travail en termes d’emploi » (p. 9). Ce point initial est crucial dans la compréhension de l’approche de l’auteur. Cela lui permet de mobiliser plusieurs notions du « travail », par l’utilisation d’exemples complémentaires issus d’études de terrain. La notion de travail mérite selon l’auteur d’être plus détaillée et doit aller au-delà de la définition classique, qui « crée de la valeur, s’inscrit dans un rapport social, celui du salariat » (p. 11). Cette proposition de vision plus globale du travail est pour nous un point important de ce livre. Il nous rappelle qu’il existe depuis deux siècles l’autre travail, une activité réalisée en dehors de son travail légiféré par un contrat de travail, pendant les loisirs : le bricolage ou do it yourself en sont les exemples le plus souvent cités. Ces deux types de travail se sont toujours opposés historiquement, comme s’opposaient la vie privée et la vie professionnelle. Aujourd’hui, les frontières sont moins franches entre le travail et l’autre travail, nous rapporte Flichy, notamment à cause du numérique. Un nouvel espace de travail apparaît aujourd’hui, qu’il nomme le travail ouvert : « […] un nouveau monde qui utilise complètement les opportunités du numérique, en maintenant un continuum entre des activités privées pratiquées pour soi et des activités réalisées pour les autres sous forme marchande ou non marchande » (p. 14).

3La première partie, composée de trois chapitres, s’intitule « Le travail et le loisir sont-ils des modes de faire différents ? ». L’auteur s’y interroge sur le rapport entre le travail et le loisir selon une approche sociologique traditionnelle : la séparation entre le travail et le loisir (chapitre 1), la continuité entre les deux notions (chapitre 2), puis la présentation d’une enquête statistique (chapitre 3) montrant l’engagement unifié des individus dans les activités de travail et de loisir. L’auteur expose un état de l’art riche constituant le chapitre 1, une revue de thèses s’appuyant sur la séparation radicale du travail et du loisir. Cette approche permet au lecteur de mieux appréhender la notion du travail et du loisir du XIXe siècle à nos jours. Mais c’est dans la continuité que l’analyse du sociologue prend toute sa force au sein du chapitre 2. Ainsi comprenons-nous que l’intérêt principal de l’auteur est de nous convaincre que

le paradigme de la continuité des modes de faire nous permet d’étudier de la même façon le travail et le loisir, d’analyser en cohérence des expériences vécues, de comprendre comment les individus donnent un sens à leurs différentes activités et plus largement construisent leur identité, expriment l’unicité de leur vie (p. 91).

4Pour soutenir cela, le chapitre 3 présente une analyse de plusieurs enquêtes des années 2000, dont « Histoire de vie » de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et « Travail et modes de vie » dirigée par Christian Baudelot, professeur à l’École normale supérieure, et Michel Gollac, du Centre d’études sur l’emploi. Ces enquêtes qui concernent les travailleurs, les chômeurs, les étudiants, les femmes au foyer et les retraités mettent en évidence un point commun : l’entrelacement du travail et du loisir permet de construire une identité particulière du faire.

5Dans la deuxième partie, le sociologue traite « l’autre travail » en abordant (chapitre 4) les utopies d’une alternative au travail capitaliste, « un autre travail basé sur l’autoproduction » (p. 132), puis une autre forme (chapitre 5), traitée selon une perspective sociohistorique, soit les « multiples activités menées à côté du travail salarié » (id.). L’utopie débute au XIXe siècle, pour l’auteur, autour d’un mouvement socialiste. William Morris, créateur d’une coopérative artistique, un espace concret qui héberge cette forme de travail, lui apparaît comme personnage emblématique. Flichy trouve des communs avec ce mouvement, près d’un siècle plus tard, au sein des communautés hippies associées à la contre-culture californienne qu’il considère comme « le creuset des expériences des hackers et makers contemporains » (p. 134). Le lien est ainsi fait avec les nouvelles pratiques informatiques : celles des hackers, qui réalisent dans le domaine du logiciel « un travail complet effectué par plaisir, pas de séparation entre le travail et le loisir » (p. 151), et celles des makers, qui veulent « articuler la vieille tradition du bricolage avec les technologies contemporaines » (p. 165). Pour Flichy, les uns comme les autres montrent des nouveaux modes d’engagement dans le faire, ce qui renforce l’idée d’une culture numérique : le travail est complet, permet des productions accessibles à tous de manière marchande ou non marchande, auto-organisé, sans séparation entre le temps de travail et celui du loisir et réalisé en réseau par collaboration. Le chapitre 5 esquisse une « anthropologie du faire avant l’émergence du numérique » (p. 179) au sujet de l’autre travail ordinaire (activités de loisir, bricolage, jardinage, cuisine…). Ce qui intéresse l’auteur, dans un premier temps, c’est le rapprochement de l’amateur avec le monde professionnel, organisé de deux façons : « soit l’individu s’engage tellement dans les loisirs que l’activité finit par s’auto-professionnaliser elle-même » (p. 180), « soit l’activité amateur est perçue comme une voie d’accès au travail professionnel et noue avec lui des rapports intimes » (id.) au point d’être une étape dans une carrière. Dans un second temps et à l’inverse, le sociologue reconnaît l’existence d’autres formes de travail personnel. Pour l’une, volontairement très éloignée des contraintes professionnelles, elle est réalisée essentiellement pour le plaisir, et pour l’autre, il s’agit de l’autoproduction destinée à améliorer le cadre de vie personnel.

6La troisième partie est consacrée au « travail numérique ouvert » et elle est divisée en quatre chapitres : « Le faire dans un mode numérique » (chapitre 6), « Itinéraires de travail ouvert » (chapitre 7), « Agir dans un espace ouvert » (chapitre 8) et « Donner ou faire payer » (chapitre 9). Avec Internet et les compétences numériques développées par autodidaxie, l’autre travail ne se retrouve plus enfermé dans un écosystème local et fermé. Le sociologue propose ainsi de décrire ce nouvel espace d’échanges, plus large, permettant de trouver des nouvelles ressources partagées par d’autres en accès libre et offrant à des outsiders, des amateurs doués pour le do it yourself, « des formes de travail hybrides et transgressives » (p. 215). L’auteur définit ainsi le travail ouvert comme « le continuum créé entre les activités privées réalisées pour soi et les activités professionnelles » (id.) et il précise que ce dernier type de travail est possible, car il s’appuie sur une culture numérique abordée au chapitre 6. Cette culture permet la diminution des coûts de production des objets créés et la diffusion des produits au moyen des plateformes numériques pour les makers. Pour les producteurs de services, elle permet de faciliter les interactions entre producteurs et consommateurs au point que certains d’entre eux utilisent différentes plateformes, parfois durant la même journée, et ce, en fonction de la meilleure rentabilité ou de la notation du consommateur. Cette culture numérique, construite depuis les années 1980, s’appuie sur la culture informatique. Elle profite du développement de la micro-informatique et de la démocratisation d’Internet pour proposer aujourd’hui des modes de fonctionnement en communauté en ligne qui « permettent de créer de l’horizontalité dans les structures fortement hiérarchiques et ainsi de multiplier les interactions au sein des organisations » (p. 227). Ce travail ouvert n’est plus réservé à de petites communautés initiales de hackers ou de makers utopistes. Aujourd’hui, l’utopie disparaît pour devenir « des idéologies intégrées dans la culture numérique de nos contemporains et [faisant] partie de leurs représentations de l’informatique et d’internet » (p. 243). Par ailleurs, la rigidification des systèmes d’information des entreprises, les progiciels de gestion intégrée (Enterprise Resource Planning ou ERP) rendent insupportable leur usage pour certains travailleurs, qui « souhaitent s’engager dans des activités autonomes menées de façon complète » (p. 244). Cela provoque, par réaction, « des nouvelles attentes correspondant à la recherche identitaire d’une réalisation de soi » (id.) dans le travail numérique. Flichy insiste sur le fait que « le travail ouvert se développe encore plus, quand le travail et le loisir s’entrecroisent » (id.). Le chapitre 7 propose d’analyser les modes d’engagement dans ce travail ouvert d’une quarantaine de personnes, propos recueillis au travers de différentes enquêtes, constituant un corpus important. Ce chapitre est une partie fortement intéressante pour celui ou celle qui souhaite mieux comprendre comment un individu devient chauffeur pour Uber ou BlablaCar, blogueur, locataire de son salon sur Airbnb, créateur de bijoux vendus chez Etsy, formateur dans un Fab Lab ou encore bénévole au sein d’Openstreetmap, la cartographie mondiale libre. Les portraits proposés, catégorisés en « Vivre ses passions dans l’unité ou la séparation » et « Accorder son travail et ses passions », offrent autant de tracés que d’individus, démontrent toute la complexité d’accession à ce travail ouvert, mais mettent toujours en évidence une volonté de se réaliser sur le plan de l’identité pour chacun d’entre eux. Le chapitre 8 est consacré à ceux qui agissent au sein de ce travail ouvert, les outsiders qui « entreprennent des activités à leur propre initiative, en dehors du monde classique de l’entreprise, sans barrière à l’entrée » (p. 283). Leur travail choisi, mené de bout en bout, s’inscrit « dans un itinéraire, dans un projet de carrière qui n’est pas sans parenté avec ce qui se déroule au sein du monde professionnel » (id.). La construction de leurs compétences est plurielle, héritée d’autres activités antérieures, en friche ou déjà employées, mais aussi mobilisée par besoin du projet, en réseau au sein des Fab Labs ou seul par curiosité, « en ouvrant la boîte noire » (p. 292). Une des caractéristiques de ces travailleurs est qu’ils souhaitent que leur travail soit visible. Ils sont conscients que cette visibilité maîtrisée leur offre plus de succès au sein de la communauté avec laquelle ils réalisent leurs activités. Enfin, tous ne souhaitent pas devenir professionnels à temps complet, désirant garder une autonomie de choix dans ce travail. Le chapitre 9 s’intéresse au destinataire du travail ouvert proposé et décrit précédemment, mais aussi à la valeur de ce type de travail : la satisfaction de son créateur. Au-delà de la satisfaction, le travailleur peut recevoir du destinataire un don ou une rémunération. Pour le cas du monde du libre, le don est collectif et participe à une volonté d’augmenter les connaissances générales sociétales sur des plateformes gratuites : la motivation est claire, il s’agit de collaboration collective, un « altruisme 2.0 » (p. 338). Pour les productions ou services non libres, l’auteur propose d’étudier les deux modèles d’hébergement à domicile, le couchsurfing et Airbnb, et reconnaît qu’il peut y avoir des glissements de l’un vers l’autre.

7La dernière et quatrième partie s’intéresse au « travail numérique », aux outils issus des technologies de l’information et de la communication et aux méthodes associées. Elle est composée de deux chapitres : « Les outils du travail ouvert : instruments d’autonomie et plateformes » (chapitre 10) et « Travailler sur une plateforme » (chapitre 11). Dans le chapitre 10, l’auteur propose d’étudier les outils informatiques « qui permettent de faire plus facilement de l’autoproduction puis les dispositifs d’échanges (plateformes) » (p. 343). Un micro-ordinateur agrémenté de logiciels propriétaires classiques peu onéreux ou libres et gratuits est un commun à tous ces travailleurs, complété par des services en lignes, des réseaux socionumériques pour la gestion de leur e-réputation. Pour la production artistique (musique, vidéo), l’ordinateur personnel s’agrémente d’un studio maison, des instruments en périphérie. Enfin pour les makers, les outils sont ceux proposés par les Fab Labs, imprimante 3D par exemple. Les dispositifs d’échange, les plateformes, doivent être connus en détail selon le sociologue par ces travailleurs, s’ils veulent mieux préserver leur autonomie, avoir des échanges fructueux, se familiariser aux jugements par les pairs et choisir le meilleur modèle économique en fonction du service proposé. L’auteur nous rappelle que ces plateformes sont de nouvelles formes de régulation du travail, qui court-circuitent les professions (p. 362) et parfois contournent la loi (p. 364). Selon Flichy, le succès des plateformes est « directement associé à l’émergence d’une nouvelle forme de travail : le travail ouvert, celui des outsiders » (p. 369). Le dernier chapitre de ce livre interroge la relation entre les travailleurs d’ailleurs ou digital labor, le plus souvent mal ou non rémunérés, et les plateformes, entreprise à forte valeur. Le constat fait par le chercheur est que le salariat n’est pas la forme la plus répandue de ce type de travail, le statut d’indépendant est le plus souvent choisi volontairement par les outsiders : pour ceux dont c’est un complément d’activité à leur travail professionnel, c’est évidemment le statut adapté, pour les autres c’est « une liberté qui leur apparaît essentielle » (p. 383). L’auteur ajoute que « parvenir à mettre en place une défense commune des travailleurs, qu’ils soient salariés ou indépendants, est un défi important pour l’avenir » (p. 393).

8Dans la conclusion, Flichy insiste sur la modification du travail au tournant du XXIe siècle, que ce soit au sein des entreprises ou dans l’espace privé. Il nous rappelle « que le salariat […] a commencé légèrement à régresser » (p. 396), ce à quoi le numérique contribue fortement, au point d’être « devenu la technologie de base des activités de service » (id.) (micro-ordinateur, logiciels, plateformes, Fab Labs…). Concernant les formes de travail ouvert créatif (programmation, création artistique…) ou le service (colocation, covoiturage…), il relève une certaine inégalité. Les premiers, en concurrence mondialisée, expriment des difficultés à rentrer en activité, alors que les seconds bénéficient d’un accès simple à ce travail. Cette inégalité doit être saisie dès aujourd’hui pour construire un « nouveau compromis social » (p. 403) pour les non-salariés. L’auteur suggère d’envisager des négociations entre les indépendants et les plateformes, pour rétablir les rapports de force, et d’associer une régulation publique au niveau des algorithmes afin qu’ils soient loyaux. Pour finir, l’auteur défend l’idée qu’il faut donner toute sa place à ce nouveau type de travail, car « il autorise des formes d’engagement dans l’activité plus valorisante pour l’individu » (p. 406). Il propose ainsi « de libérer le travail » (id.).

9La rédaction de ce livre est de grande qualité. Agréable à lire, il propose des éléments académiques précis et complets, qui comblera le chercheur, mais aussi des descriptions de personnages du travail ouvert. Ce dernier point permet à tout un chacun de mieux appréhender les motivations de ceux qui réalisent cette transformation, mais aussi peut permettre à de futurs travailleurs d’être accompagnés dans leur projet en découvrant des trajectoires semblables aux leurs.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Bertrand Mocquet, « Patrice FLICHY (2017), Les nouvelles frontières du travail à l’ère numérique  »Communication [En ligne], vol. 36/1 | 2019, mis en ligne le 16 avril 2019, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/9253 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.9253

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Auteur

Bertrand Mocquet

Bertrand Mocquet est expert numérique à l’Agence de Mutualisation des Universités et Établissements (AMUE), chercheur au laboratoire Médiations, Informations, Communication, Arts (MICA), Université de Bordeaux Montaigne et au Centre de Recherche sur les Sociétés et les Environnements Méditerranéens (CRESEM), Université de Perpignan. Courriel : Bertrand.mocquet@amue.fr

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