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Les réseaux sociaux et la participation politique en Algérie

Analyse de la campagne de boycottage des législatives de mai 2017 à travers Facebook
Tahar Ouchiha

Résumés

À l’occasion des législatives de mai 2017, une campagne de boycottage agite la Toile algérienne avec le slogan mansotich, notamment sur le réseau social Facebook. Tout est parti d’une vidéo publiée par le « youtubeur » DZjoker. D’une part, l’auteur décortique les stratégies mises en place par l’auteur de la vidéo et, d’autre part, il analyse l’interaction entre ce dernier et le public (citoyens), afin de savoir quel a été l’effet réel de ce discours sur le comportement des individus et sur la prise de décision par rapport à la participation électorale.

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Texte intégral

1L’usage des réseaux sociaux depuis une décennie ne cesse de croître et de prendre de l’ampleur, au point où la frontière entre réseaux sociaux et médias sociaux semble de plus en plus floue, mais cela représente dans les deux cas « l’un des développants remarquables d’internet » (Proulx, Millette et Heaton, 2012 : 2).

2Ce statut de média n’est pas attribué à ces réseaux d’une façon arbitraire ; plusieurs études se sont penchées sur ceux-ci pour connaître l’importance de ces nouveaux usages permis par un taux de pénétration d’Internet de plus en plus croissant (Stiegler, Giffard et Fauré, 2009). Des typologies de médias sociaux ont été aussitôt mises en place (Kaplan et Haenlein, 2009).

3Mais ce statut de média est aussi lié à une autre action attribuée aux médias, celle d’influencer, de mobiliser et d’avoir un rôle social et politique. En interaction avec les médias classiques, parmi ces nouvelles techniques d’information et de communication, les réseaux sociaux ont pu conquérir très vite une place importante.

4Le cas du monde arabe sous l’angle de l’usage des réseaux sociaux et de leur rôle reste intéressant à étudier. Cette région constitue en effet depuis quelques années une sorte de laboratoire d’études menées autour des réseaux sociaux. Les changements et bouleversements survenus dans cette région du monde restent un élément qui offre un terrain d’analyse intéressant et riche. Mais le rôle des réseaux sociaux dans ces changements reste assez méconnu en réalité, ou plutôt mal cerné. On a souvent attribué un rôle démesuré à ces derniers dans les événements qu’a connus cette région, au point où l’on qualifie les révolutions arabes de révolutions 2.0 (Ghonim, 2012), alors que le terme de révolution en lui-même reste sujet à débat.

5Nous proposons ici de nous intéresser à un cas particulier, celui de l’Algérie, un pays qui n’a pas connu dernièrement les mêmes bouleversements que certains de ses voisins. À l’instar des autres pays du Maghreb et du monde arabe, « l’Algérie a vécu un épisode particulier et inachevé dans le feuilleton controversé des révoltes du “printemps arabe” » (Merah, 2016).

6Mais ce pays vit depuis des années des changements importants, notamment dans le paysage médiatique, qui s’est un peu libéré du contrôle de l’État. Dans ce cas, l’émergence des réseaux sociaux et celle des médias indépendants seraient à peu près concomitantes. Cette caractéristique nous met face à un paysage médiatique où les réseaux sociaux prennent une place importante dans une dynamique très intéressante à analyser. Il faut ajouter à cela que l’usage de ces réseaux sociaux s’opère au sein d’une société où l’intérêt pour le débat politique est très important, notamment depuis l’avènement du multipartisme dès le début des années 1990.

7En l’absence d’instituts de sondage d’opinion ou autres outils permettant la mesure des effets et du rôle réel des réseaux sociaux dans la vie politique du pays, nous voulons ici étudier ce terrain méconnu et essayer de savoir dans quelle mesure ces réseaux sociaux ont un effet réel sur le comportement des citoyens face aux enjeux politiques en Algérie. De cette problématique, nous avons dégagé deux hypothèses. Selon la première hypothèse, la campagne de boycottage des élections législatives de 2017 en Algérie menée sur Facebook aurait influencé le taux de participation à cette élection et donc, par extension, les réseaux sociaux joueraient un réel rôle dans la participation politique en Algérie. La deuxième hypothèse nie l’existence de ce rôle des réseaux sociaux dans la participation politique en Algérie et, dans ce cas, l’abstention aux dernières élections législatives vient confirmer une culture d’abstention déjà bien installée dans le paysage politique algérien.

Participation politique et abstention dans le cadre de notre recherche

8Dans son livre intitulé Sociologie politique, Philippe Braud a défini la participation politique comme « l’ensemble des activités, individuelles ou collectives, susceptibles de donner aux gouvernés une influence sur le fonctionnement du système politique » (2008 : 235), en précisant que cette notion est intrinsèquement liée à celle de la citoyenneté dans les systèmes démocratiques. Dans notre recherche, nous voulons appréhender la notion de la participation politique par le prisme de cette dimension de citoyenneté qu’elle recouvre. Nous considérons donc que la participation politique se manifeste essentiellement par la participation aux échéances électorales, par le biais du vote, sans vouloir faire abstraction des autres aspects que peut revêtir cette notion. En dehors des urnes et des rendez-vous électoraux, la participation politique peut s’exprimer sous différentes formes, même si la participation aux élections en serait la forme la plus universelle. À ce propos, Braud écrit que « l’analyse de science politique reconnaît dans le vote une modalité essentielle de la participation politique » (ibid. : 235). L’auteur dresse également d’autres modalités de la participation politique, comme la contestation, la recherche d’informations politiques ou encore la manifestation. Il souligne que « l’éventail des formes observables de participation politique est donc plus large que le vote » (ibid. : 235). Nous ajoutons à cela que l’évolution de ces formes de la participation politique est incontestable, car le citoyen dans le cadre de sa participation a su adapter ses actions à son époque, notamment sur le plan technique. C’est pour cela que nous considérons que les actions menées sur les réseaux sociaux, en relation avec la vie politique, entrent dans la catégorie des formes de la participation politique, un fondement essentiel dans notre recherche.

9Le site d’information Africanews titre au lendemain des élections législatives de mai 2017 en Algérie : « Comment les réseaux sociaux ont “coulé” les législatives en Algérie ? » ([S. A.], 2017). Loin de nous livrer une analyse fine du rôle joué par les réseaux sociaux dans la forte abstention enregistrée lors de ce rendez-vous électoral, l’article a néanmoins essayé de faire le lien entre la campagne de boycottage de ces élections, menée sur les réseaux sociaux, et le taux de participation historiquement bas (taux définitif de la participation de 38,25 %, selon le ministère de l’Intérieur algérien).

10Au contraire, le rôle des réseaux sociaux dans la mobilisation politique en Algérie est d’emblée réfuté par Mustapha Medjahdi dans l’ouvrage collectif Le cyber-activisme au Maghreb et dans le monde arabe. L’auteur souligne ceci :

En Algérie les observateurs considèrent que les réseaux sociaux n’ont pas joué un grand rôle dans la mobilisation politique, partant qu’ils n’ont pas réussi à réunir les volontés et canaliser le mécontentement des jeunes pour provoquer un soulèvement réel à l’image de celui de Tunisie, de l’Égypte ou de certains autres pays arabes (Mustapha Medjahdi dans Najar, 2013a : 184).

11L’auteur ajoute que les observateurs qui sont arrivés à cette conclusion considèrent que l’Algérie est pourtant dans la même situation que les pays qui ont vécu des soulèvements. Pour notre part, nous insisterons dans la présente étude sur la particularité du cas algérien, où la situation est en constant changement depuis les événements d’octobre 1988. Jusqu’en octobre 1988, le pays a été géré par un parti unique, le FLN, héritier de l’indépendance algérienne depuis 1962. Durant le mois d’octobre 1988 et comme résultat de la crise économique que le pays vit depuis 1986, une série de contestations, suivies d’une grève générale ont paralysé le pays. Pour répondre aux protestations, le président ordonne le déploiement de l’armée dans les grandes villes. Malgré l’appel au calme et la présence militaire, la contestation n’a pas faibli, ce qui pousse le président de l’époque, Chadli Bendjedid, à la démission. Le gouvernement provisoire convoque des élections législatives et, pour la première fois, le multipartisme est instauré en Algérie. D’autres mesures libèrent également le champ politique et médiatique du pays. Ces acquis ont été confirmés par la nouvelle Constitution promulguée en 1990. Parmi ces changements, nous pouvons noter que l’avènement d’un paysage politique nouveau donnera par la suite un système politique complètement différent de celui de la Tunisie de Ben Ali ou de l’Égypte de Moubarak. C’est pour cela que nous considérons ici que le cas algérien est différent de ceux des autres pays des révolutions arabes.

Réseaux sociaux et Facebook en Algérie

  • 1 La vidéo, réalisée par le « youtubeur » DZjoker, a été diffusée sur la plateforme de partage de vid (...)

12Nous avons choisi un réseau social très utilisé en Algérie, soit Facebook, pour analyser le rôle mobilisateur des réseaux sociaux dans la vie politique algérienne, au cours de la campagne de boycottage des dernières élections législatives. Cette campagne a été largement alimentée sur le réseau social Facebook. Intitulée « mansotich1 », elle commence par une vidéo courte diffusée sur le réseau social par un « youtubeur », laquelle vidéo a ensuite été relayée, commentée et partagée par les internautes, appelant les Algériens à exercer leur droit de retrait de la participation politique.

13L’abstention est devenue ces dernières années une constante des différentes échéances électorales dans le pays : « taux d’abstention de 57,10 % pour les législatives de 2012 et 65 % d’abstention aux législatives de 20072. » Nous pouvons par contre suggérer à titre hypothétique que cette campagne de boycottage aurait pu accentuer le phénomène de l’abstention, ce que nous allons essayer de vérifier par la présente étude.

14Les chiffres d’utilisation du réseau social Facebook en Algérie montrent la constante augmentation d’utilisateurs. Dans l’ouvrage collectif Des réseaux et des hommes. Les Suds à l’heure des technologies de l’information et de la communication, Jean-Michel Ledjou et Hanitra Randrianasolo-Rakotobe soulignent que l’Algérie compte à peine un million d’utilisateurs de Facebook. De son côté, Medjahdi souligne que « l’Algérie compte 2,1 millions d’utilisateurs de Facebook » (op. cit. : 186), ce qui représenterait 4,6 % d’utilisateurs de ce réseau social. Mais les chiffres qui nous semblent plus conformes à la réalité sont ceux avancés par une étude publiée par MEDIANET en 2016, s’appuyant sur des chiffres de la firme américaine Facebook3. Selon cette étude, le nombre d’utilisateurs de Facebook en Algérie est de 15 millions d’utilisateurs, ce qui représenterait 37,8 % de l’ensemble de la population du pays. D’autres chiffres avancés par algérie1.com sur la base de données de Facebook, publiés en janvier 2017, font état de 17 millions d’utilisateurs, soit 43 % de la population4. Cette augmentation du nombre d’utilisateurs pourrait s’expliquer par l’engouement populaire pour ce réseau social dans la région, mais aussi par la facilité technique et financière désormais permise pour y accéder. En effet, l’entreprise américaine a lancé le service Facebook zéro en 20105, qui permet un accès gratuit mais limité à Facebook aux usagers. Ce service a été négocié avec une cinquantaine d’opérateurs mobiles dans le mode, notamment dans les pays où l’accès à Internet reste cher. Deux importants opérateurs mobiles algériens ont intégré ce nouveau service, l’opérateur Djezzy en septembre 2014, puis Ooredoo en mars 20176, ce qui peut expliquer la hausse du nombre d’utilisateurs de Facebook en Algérie.

Figure 1. Chiffres clés de Facebook en Algérie

Figure 1. Chiffres clés de Facebook en Algérie

Présentation du corpus

15Notre corpus d’analyse est principalement issu de la vidéo publiée sur Facebook, mais aussi d’un échantillon de commentaires et réactions générés par cette dernière. Nous allons soumettre ce corpus à une analyse sémio-discursive et socio-discursive, puis nous compléterons notre démarche par une analyse du discours interactif entre l’auteur de la vidéo et le public (citoyens), afin de savoir quel est l’effet réel de ce discours sur le comportement des individus et sur la prise de décision par rapport à la participation électorale.

16L’analyse commencera par le nom même donné à la campagne de boycottage, qui évoque un contexte linguistique et social particulier, puis suivra l’analyse des références utilisées dans ce discours pour toucher la plus large partie de la population. Le choix de l’analyse du discours nous paraît le plus pertinent pour analyser notre corpus, étant donné que nous travaillons sur un « discours interactif » (Paveau, 2013), lequel est construit dans un cadre social et politique particulier, comprenant donc de nombreuses références socioculturelles. Afin d’analyser le discours véhiculé par cette campagne de boycottage, nous allons mettre en place une grille de lecture permettant de décortiquer les stratégies mises en place par l’auteur de la vidéo diffusée sur le réseau social Facebook. Cela implique l’analyse de la campagne dans sa globalité, de sa conception, du choix des mots, des références culturelles mobilisées dans son discours. Nous analyserons également l’interaction du public avec ce discours et la mesure dans laquelle le public adhère à ce discours ou le rejette.

17Cette étude nous permettra de mettre en exergue le rôle joué par ce réseau social dans une mobilisation à caractère politique, s’il existe bien sûr un rôle et une influence de ce dernier, et de définir les mécanismes qui permettent le succès de ce genre de discours. Notre objectif est également de mettre l’accent sur la particularité du cas algérien par rapport à l’utilisation des réseaux sociaux et de l’influence de ces derniers sur l’action et la participation politique.

Contexte de l’étude et description du corpus

18Selon Pierre Mercklé, « les années 2000 ont été celles de l’explosion des réseaux sociaux en ligne et, le triomphe de Facebook » (2004 : 3). Avec le développement des usages de ces réseaux, l’analyse de ces derniers a fait à son tour un bond considérable en quelques années seulement, même si la notion de réseau n’est pas si récente. « Il revient à Barnes d’avoir inventé la notion du “réseau social” et à Milgram d’avoir peut-être le premier fait l’effort pour démontrer empiriquement quelques-unes de ses intuitions » (ibid. : 14). Ces usages ont donc permis la naissance et le foisonnement de méthodes et d’outils d’analyse des réseaux sociaux. Certains de ces outils s’appuient notamment sur des modèles construits, qui aboutissement au développement de logiciels dédiés à l’analyse de ces réseaux et de leurs discours. Mais loin de ces outils, nous proposons de mobiliser la méthode mise en œuvre par Guy Lochard (1997) dans l’analyse des dispositifs médiatiques et des programmes télévisés et de l’adapter à notre corpus. L’objectif pour nous étant d’analyser « les relations entre les individus […] les régularités qu’elles présentent, pour les décrire, rendre compte de leur formation et de leurs transformations, analyser leurs effets sur les comportements individuels » (ibid. : 4).

19La vidéo de notre corpus dure 4 minutes et 38 secondes. Elle a été publiée le 27 avril 2017 sur la plateforme de diffusion et de partage de vidéos YouTube ainsi que sur la page Facebook officielle de Chemseddine Lamrani, alias DZjoker.

20Cette vidéo, qui prend la forme d’un clip musical du style « slam », a été beaucoup commentée et partagée sur le réseau social, et son titre est devenu rapidement un slogan pour ceux qui appellent au boycottage des élections législatives en Algérie.

21Dans cette vidéo, l’auteur mobilise un certain nombre de références socioculturelles en puisant dans un champ lexical typiquement algérien, empreint de références linguistiques très répandues, notamment chez les jeunes, par exemple: « hogra » qui veut dire l’injustice, ou: « ezouaoula » les pauvres. La vidéo totalise, au 10 janvier 2018, 13 476 partages et 13 438 commentaires sur le réseau social Facebook.

Capture d’écran 1. Vidéo

Capture d’écran 1. Vidéo

22Nous pouvons donc dire d’emblée que l’auteur cible spécialement la tranche d’âge des 15-25 ans, soit la tranche d’âge qui serait la plus friande des réseaux sociaux en tous genres, mais pas uniquement, car comme nous allons voir, l’auteur s’adresse à différentes catégories sociales, spécialement les plus défavorisées.

23Dans un premier temps, le corpus que nous proposons d’analyser est la vidéo en question diffusée et partagée sur le réseau social. Puis dans un second temps, nous nous intéresserons aux réactions des utilisateurs du réseau social Facebook, les réactions par partage et commentaire étant celles que nous retenons pour notre analyse.

Méthodologie et analyse du corpus

24La première étape de notre analyse consiste en une analyse sémio-discursive de la vidéo à partir de laquelle la campagne de boycottage des législatives s’est fondée. Nous nous sommes appuyé sur les travaux de Lochard (op. cit.), et plus particulièrement sur l’analyse sémiotique des émissions de télévision que nous adaptons à notre corpus. Nous considérons ici la vidéo comme une forme de dispositif médiatique à analyser ; ainsi seront donc analysés les éléments sémiologiques et les fonctions iconiques et langagières. L’analyse de l’orientation thématique, l’analyse de l’énonciation et l’analyse de l’identité communicationnelle seront les éléments fondateurs de notre étude.

25La dimension socio-discursive du discours interactif quant à elle sera analysée à l’ombre des travaux de Patrick Charaudeau, qui propose une approche d’analyse des différentes dimensions d’un discours, avec une approche en « double processus » : d’un côté, le processus de « transformation » et, de l’autre, le processus de « transaction » (1995 : 98).

Analyse de l’orientation thématique

26La vidéo que nous analysons a une thématique principale, d’où découlent plusieurs sous-thématiques qui la construisent. Comme nous l’avons déjà souligné, le message premier de cette vidéo est la question de la légitimité du boycottage des élections législatives en Algérie. La thématique principale s’attache donc à expliquer pourquoi l’auteur de la vidéo ne va pas voter, idée mise en valeur dans le titre de sa vidéo « mansotich ».

27Le titre même de la vidéo nous permet d’avoir une idée complète de son message, le mot mansotich étant un néologisme qui vient de la contraction de la négation man, qui signifie « ne pas » en arabe dialectal algérien, et du mot saout, qui veut dire en arabe « donner sa voix » ou « voter ». Traditionnellement, quand les Algériens s’expriment au sujet d’une élection et de leur intention de voter ou de ne pas voter, ils disent « nvoter ». Cela est un autre néologisme inspiré du français, qui veut dire « je voterai » et « manvotich » pour dire « je ne voterai pas ». Dans ce titre devenu par la suite le slogan de la campagne de boycottage des élections législatives, l’auteur a donc utilisé le néologisme « mansotich », qui est en fait une arabisation d’un autre néologisme utilisé dans le dialecte algérien. Le message livré par l’auteur est une sorte d’argumentaire destiné au peuple algérien, où il explique son intention de ne pas aller voter. Pour conclure, il invite ceux qui partagent son avis à faire de même, mais surtout à liker, à partager et à commenter sa publication sur Facebook.

28Nous pouvons repérer dans l’argumentaire de l’auteur sept sous-thématiques abordées par la vidéo, dans l’ordre chronologique de leur apparition dans le film. Pour aborder ces thématiques, l’auteur joue aussi l’acteur et se glisse chaque fois dans la peau d’une personne représentant une catégorie sociale. C’est en illustrant les problèmes dont souffre chaque catégorie que l’auteur soutient son argumentaire en faveur du boycottage des élections législatives. La construction de cet argumentaire se fait en opposition, entre d’un coté les problèmes dont souffre chaque catégorie sociale et de l’autre les responsables politiques algériens qui eux ne sont pas concernés par ces problèmes.

Dans la peau d’un migrant clandestin

29Dans cette partie de la vidéo apparaît en gros plan un corps flottant au milieu de planches de bois. La mise en scène fait référence au corps d’un jeune migrant clandestin ; elle suggère que l’embarcation de fortune sur laquelle il a embarqué pour la rive nord de la Méditerranée s’est échouée en pleine mer, et on peut donc deviner le destin tragique du jeune homme mort noyé. L’auteur qui joue ce jeune explique ensuite les raisons qui l’ont poussé à vouloir partir, quitte à perdre la vie.

Capture d’écran 2. Un jeune migrant clandestin

Capture d’écran 2. Un jeune migrant clandestin

Un malade sans prise en charge

30La vidéo enchaîne sur le deuxième personnage, un malade sur un lit d’hôpital dont la prise en charge n’est pas assurée d’une manière correcte. Le personnage dit qu’il n’ira pas voter puisque son pays ne peut pas le soigner quand il tombe malade. Dans une sorte de dialogue imaginaire, il répond ensuite qu’il y a des hôpitaux en Algérie, mais que ces hôpitaux sont dépourvus de moyens, puis il reproche à l’État de construire une mosquée qui coûte deux milliards de dinars au lieu de construire un hôpital digne de ce nom. Le personnage ajoute que c’est pour cette raison que le « propriétaire de la maison » (en référence au président de la République) va à l’aéroport quand il tombe malade, ce qui veut dire qu’il se soigne à l’étranger.

Le jeune délinquant en manque de repères

31Dans la mise en scène de ce personnage, nous pouvons voir de dos un jeune vêtu d’un maillot d’un célèbre club de la capitale, un foulard autour du cou en train de taguer des murs. Ce jeune se tourne vers la caméra et s’engage dans un échange, reprochant à son pays de ne pas l’avoir instruit, puis enchaînant en précisant que l’instruction est gratuite, mais que le niveau est bas et que c’est pour cela que leurs enfants (les enfants de ceux qui gouvernent) suivent leur scolarité à l’étranger.

Capture d’écran 3. Le tagueur

Capture d’écran 3. Le tagueur

Le sans-abri

32Pour cette thématique, la vidéo nous montre en gros plan une personne portant des vêtements rêches et grelottant de froid. Le sans-abri reproche aux autorités de ne pas lui attribuer de logement, alors qu’il est en attente depuis 2001. Il ajoute que s’ils attendent sa mort pour lui donner un logement, ce sera trop tard.

Capture d’écran 4. Le sans-abri

Capture d’écran 4. Le sans-abri

L’athlète ignoré par les autorités

33La caméra filme le personnage dans un plan d’ensemble, qui se trouve dans une baignoire, entouré de bouteilles d’eau glacée. Il se présente comme un athlète qui représente son pays aux Jeux olympiques, mais qui ne bénéficie d’aucune aide, au point où il ne peut plus suivre ses entraînements et où il dispose seulement d’une baignoire et de bouteilles d’eau glacée en guise de méthode de récupération.

Le prisonnier victime d’injustice

34Pour ce personnage, la vidéo nous montre un jeune au fond d’une cellule. On devine le prisonnier qui avance vers la caméra, mais les barreaux de sa cellule l’empêchent d’avancer plus. Ce dernier reconnaît qu’il a commis des erreurs pour se retrouver dans ce lieu et que, d’ailleurs, il ne s’apitoie pas sur son sort, mais plutôt sur le sort de la justice. Il reproche au pouvoir politique d’instrumentaliser la justice et de l’orienter contre les pauvres.

Le handicapé précaire

35Pour illustrer le handicapé précaire, la vidéo nous montre un personnage toujours joué par l’auteur de la vidéo, ici en fauteuil roulant. Ce dernier déclare que 4 000 dinars par mois, c’est-à-dire l’allocation allouée aux handicapés en Algérie, ce n’est pas suffisant.

36La vidéo enchaîne brièvement sur les trois derniers personnages. D’abord, un pharmacien en blouse blanche s’offusque d’être battu par les forces de l’ordre juste parce qu’il a osé réclamer ses droits. Puis, un fonctionnaire de police en uniforme précise que lorsqu’il est « réglo » dans son travail, il n’obtient pas d’affectation. Le dernier personnage est un père de famille mis en scène dans une allée d’un marché, panier à la main. Ce dernier crie en jetant son panier qu’il est père de famille mais que sa paie ne suffit pas pour nourrir sa famille.

37La vidéo se termine sur un message que l’auteur veut passer : il dit qu’il parle en son nom, mais qu’il représente les autres. Puis, il engage un dialogue imaginaire avec son pays (l’Algérie), en utilisant le pronom féminin, s’adressant au pays comme à une femme. Il dit qu’il l’aime vraiment et qu’il n’a rien contre elle, qu’elle se rassure. Il précise qu’il s’adresse aux responsables politiques, puisqu’il ne peut plus se taire et même si cela peut lui coûter la prison. Le dernier message de la vidéo est adressé au peuple, qui est aussi potentiellement le public qui partagerait son opinion, en lui demandant de le soutenir sur les réseaux sociaux.

Capture d’écran 5. Les messages

Capture d’écran 5. Les messages

38Par la présentation de différentes thématiques abordées par la vidéo, nous pouvons constater que le message de l’auteur est empreint de références typiquement algériennes, même si les thèmes abordés semblent généraux et non spécifiques à un pays. En effet, l’auteur s’est inspiré pour ces personnages de situations réelles, notamment dans les cas du migrant clandestin, du sans-abri, du pharmacien. Mais c’est le vocabulaire utilisé qui donne à son discours cette spécificité locale. Dans ce discours sont véhiculés des codes sociolinguistiques qu’un public étranger à ce cadre de références ne pourrait comprendre aisément, nous avons déjà évoqué quelques exemples de ces termes et néologismes employés par l’auteur. Enfin, nous pouvons dire que les sujets et discours qui sont mis en scène dans cette vidéo constituent une forme de populisme, dans la mesure où c’est un discours qui plaît et qui résonne, car il met le citoyen dans la position de la victime.

Analyse de l’énonciation

39Selon Lochard, la fonction d’énonciation peut se configurer sur un axe à double lecture, qu’il définit comme « le dédoublement énonciatif » (1997 : 94), notamment dans le modèle de la communication audiovisuelle, où les deux niveaux opèrent dans l’énonciation du couple verbal et visuel. Cela donne lieu à des « situations graduées de disjonction entre l’énonciation verbale et l’énonciation visuelle » (ibid. : 95). Le premier est lié au « statut de l’objet montré », qui peut varier sur une échelle allant de « l’autonomie » de cet objet jusqu’à un certain niveau « d’agencement » ; c’est une lecture du discours notamment qui doit nous indiquer où se situe une énonciation au sein de cet axe. Le deuxième niveau est lié au statut de la « monstration », ce qui correspond à l’opération « recouvrant l’ensemble des choix de visualisation de la scène montrée » (ibid. : 96). Ce niveau se focalise surtout sur l’aspect visuel et son paramétrage. Celui-ci donne lieu à deux situations. Dans la première, le contenu artificiel est donc intégré où la mise en scène des images est poussée à son paroxysme, c’est une monstration « intégrée ». La deuxième situation, quant à elle, se réfère à un contenu où l’image est beaucoup plus spontanée, où aucune mise en scène n’est faite, ce qui donne lieu à une monstration « découplée ».

40Dans la vidéo que nous avons analysée, nous constatons que ce contenu représente sur le plan visuel une énonciation verbale agencée à des fins de médiatisation, où le discours est clairement engagé, voire militant.

41L’intentionnalité signifiante se place ici sur un degré d’agencement élevé, même si l’énoncé, lui, traite de choses réelles, existantes, par exemple « les difficultés et les problèmes rencontrés par le peuple algérien au quotidien », mais cela n’empêche pas un degré d’agencement un brin exagéré dans la représentation de cette situation. Nous pouvons considérer l’objet montré dans cette vidéo comme empreint « d’artefactualité », une sorte de réalité artificielle dans le sens de sa présentation. Celle-ci puise généreusement dans les clichés et les stéréotypes de la représentation sociale des différentes formes de problèmes sociaux ; dans ce cas, l’énonciation est clairement construite dans un objectif particulier.

42L’agencement de ce discours selon les catégories mises en place par Lochard donnerait lieu à « des images entièrement construites à des fins d’influence sur le destinataire » (id.). Les objets montrés, qui sont donc fondamentalement « extravertis », ne découlent sur tous les plans de leur construction que d’une mise en représentation intentionnelle.

43Le statut de la monstration dans la vidéo analysée est clairement intégré, c’est-à-dire que la dimension visuelle est intégrée entièrement dans la dimension verbale, le tout dans le cadre d’un discours global. L’image n’est là que pour véhiculer et accentuer ce dernier, avec tout ce que cela implique en matière de contrôle strict de la production et de l’agencement de l’image. Ce critère vise en effet à définir le degré d’autonomie de la dimension visuelle par rapport à la dimension verbale dans la vidéo analysée, et dans ce cas précisément, nous constatons que la première est complètement subordonnée à la deuxième, elle est au service de l’énonciateur. Nous pouvons alors dire que dans notre vidéo, la fonction visuelle est « intégrée à un projet global de signification », pour reprendre les termes de Lochard.

Analyse de l’identité communicationnelle

44Pour l’analyse de cet élément, nous proposons d’adapter la démarche de Lochard (2002), conçue pour l’analyse des identités des contenus télévisés. Nous considérons donc notre corpus comme un produit médiatique auquel nous pouvons adapter cette approche pour définir l’identité ou les identités qui s’expriment dans cette vidéo. Le modèle proposé par Lochard « fait appel, pour éclairer celles-ci dans leurs variations, aux notions complémentaires d’identité sociale, d’identité médiatique et d’identité discursive » (ibid. : 149).

45Dans ce sens, l’auteur distingue trois catégories d’identités pouvant s’exprimer à travers un dispositif médiatique ou un discours, ces trois catégories se décomposant en sous-typologies en fonction du contexte et des visées du discours.

Identité sociale

46L’identité sociale est définie par Lochard comme « la notion, très plastique, d’identité sociale [qui] fait référence à l’ensemble des attributions identitaires qui sont potentiellement mobilisables, pour un même sujet, par une instance de production » (ibid. : 149-150). La mise ou remise en contexte de toute forme de communication doit obligatoirement se pencher sur la définition de ces affectations identitaires. Car ces dernières se nourrissent des répertoires des systèmes « d’appartenance et d’affiliation », ou de référencement du sujet concerné. Mais c’est surtout l’intérêt et la finalité du recours à ces identités dans un processus de monstration ou d’influence qui nous intéressent.

47Dans notre cas, nous pouvons dire que l’auteur de la vidéo véhicule un discours complètement ancré dans certaines identités. Celles que nous retenons ici selon les sous-typologies définies par Lochard sont notamment l’identité ethnico-culturelle et l’identité citoyenne. La première renvoie à la mobilisation par l’auteur de la vidéo des ancrages et des origines culturelles qu’il a en commun avec son public supposé, cette identité s’étant construite dans le cadre d’une stratégie d’ensemble qui vise à susciter l’adhésion du public. Elle donnerait également une certaine légitimité au discours de l’auteur, qui se positionne ici clairement comme témoin du quotidien des gens auxquels il s’adresse, mais aussi comme leur porte-voix. La deuxième renvoie quant à elle à la référence par l’auteur de son appartenance à un groupe, à la référence nationale, sa citoyenneté et celle de son public. Cet élément est clairement reconnaissable dans le cas que nous analysons ; la citoyenneté se retrouve ici au cœur même de l’énonciation, elle recouvre un certain discours citoyen vis-à-vis de son pays. Le schéma et la trame de fond même de cette vidéo, comme nous l’avons déjà souligné, jouent sur cette identification citoyenne/co-citoyenne, où l’auteur se met en scène dans la peau de ces concitoyens. Cependant, malgré une certaine légitimité proférée par le recours à ces deux identités citées, nous pouvons constater que la mise en scène médiatique et communicationnelle infligée au discours de l’auteur le rend empreint d’artifice. Si nous remettons les choses dans leur contexte général, nous pouvons constater que l’auteur, et ce, malgré son appartenance au groupe social qu’il met en scène dans sa vidéo, ne partage pas le même quotidien que ce dernier, ou du moins ne partage pas les mêmes conditions que les personnages mis en scène dans sa vidéo. Pour avancer cela, nous nous appuyons sur le statut de l’auteur, qui en plus d’être un « youtubeur » est aussi animateur télé et acteur, ce qui nous laisse penser qu’il bénéficie de plusieurs sources de revenus. Nous pouvons ajouter à cela les nombreuses photos de ses vacances aux quatre coins du monde, que ce dernier partage paradoxalement sur la même page que celle où il s’indigne. La question de la légitimité de parler de l’autre comme étant soi sans être tout à fait l’autre pourrait donc clairement être posée (le principe de l’altérité).

Identité médiatique

48Cette identité, contrairement à la précédente, ne se nourrit pas du terreau commun entre le communicant et sa cible. C’est une identité construite de toutes pièces pour donner un certain statut objectif et neutre à l’instance qui communique ; « l’identité médiatique est entièrement déterminée par le dispositif », selon Lochard (1997). Mais dans notre cas, c’est surtout une sous-typologie de cette identité qui nous intéresse, soit l’identité ou le rôle communicationnel. Cette catégorie comprend le rôle endossé par le communicant, sa posture au sein du discours qu’il véhicule. Dans notre cas, nous pouvons dire que ce rôle communicationnel est hétérogène, le communicant étant ici à la fois acteur, narrateur et témoin des situations présentées par la vidéo. Ce dédoublement de rôles est d’abord assumé par l’auteur de la vidéo car celle-ci, malgré son engagement, vise tout d’abord à valoriser son auteur. C’est d’ailleurs un élément fondamental dans le monde des réseaux sociaux, des « youtubeurs » et autres. Dans ces milieux, il est d’usage de se faire un nom au-delà du fonds et de l’importance ou non des messages portés. La mise en scène et l’agencement poussé à son paroxysme de l’objet montré, comme nous l’avons précédemment souligné, dictent donc cette logique d’un rôle communicationnel éclaté et hétérogène.

Identité discursive

49Cette identité est une sorte de construction de consentement entre le communicant, l’énonciateur et le public. C’est en quelque sorte un terrain commun d’acceptation mutuelle, une reconnaissance mutuelle entre l’auteur de la vidéo et son public. L’existence de cette identité implique, selon Lochard, une condition : « […] elle ne peut se manifester que sur la base du développement de stratégies discursives » (1997). Il cite à titre d’exemple la stratégie discursive allant de la « personnalisation à la collectivisation » du discours, ce qui revient également à l’acceptation des identités impliquées dans l’objet montré. Dans notre cas, l’acceptation ou la reconnaissance mutuelle peut se caractériser, d’un côté, par la reconnaissance du public à l’égard de l’auteur de la vidéo, qui met en lumière ses problèmes et qui porte attention à ces catégories sociales et, de l’autre coté, par la reconnaissance de l’auteur d’être accepté par le public comme porte-parole et représentant de ces catégories, tout en sachant qu’il n’en fait pas partie. C’est une identité qui implique également des enjeux d’influence exercés par une instance, ici l’auteur de la vidéo, sur un public, ici des citoyens, affectant peut-être leur comportement vis-à-vis d’un sujet ; il s’agit ici de l’abstention lors des élections législatives.

Sémio-discursive du discours interactif

50Dans une démarche qui se rapproche de celle de Lochard, notamment sur l’analyse des identités médiatiques, communicationnelles et discursives, Patrick Charaudeau propose un modèle d’analyse très intéressant pour comprendre l’interactivité du discours dans sa dimension discursive et repérer les enjeux qui sont impliqués dans toute « action de langage ». L’auteur a développé un modèle qu’il appelle « le double processus de sémiotisation du monde » (1995 : 8). À l’intérieur de ce modèle, le double processus se segmente en deux processus distincts, qui sont bien définis par l’auteur :

Nous postulons donc pour que se réalise la sémiotisation du monde, il faut un double processus : l’un, le processus de transformation, qui partant d’un monde « à signifier », transforme celui-ci en « monde signifié », sous l’action d’un sujet parlant ; l’autre, le processus de transaction, qui fait de ce « monde signifié » un objet d’échange avec un autre sujet parlant qui joue le rôle de destinataire de cet objet (ibid. : 98).

51À travers cette typologie, nous pouvons dire que le premier processus est le cheminement du discours depuis sa conception par son auteur comme étant le sens à donner à son message, pour arriver au sens donné réellement à ce dernier, mais cette transformation ne pourrait avoir lieu que dans une succession d’opérations et de structurations. L’auteur évoque quatre actions qui entrent dans ce processus de transformation : l’identification, la qualification, l’action et la causation. Ces quatre éléments, nous pouvons les définir comme les maillons qui constituent le discours et sa construction jusqu’à sa transformation, ces éléments ici évoqués recoupant parfaitement les différentes identités développées par Lochard. Nous pouvons donc repérer ces quatre opérations de construction du discours dans l’exemple de la vidéo que nous analysons. L’identification qui peut également faire référence à l’identité sociale, nous la trouvons dans les références employées par l’auteur alors qu’il s’identifie à un pays, qu’il associe une nation à des valeurs communes avec son public, mais aussi quand il s’identifie aux différents personnages qu’il incarne dans sa vidéo. La qualification, quant à elle, intervient dans son choix des caractéristiques mises en avant des personnages, qui deviennent des catégories sociales en difficulté, abandonnées, des catégories auxquelles le public pourrait s’identifier. L’action, nous pouvons la traduire en opposition à l’inaction ; dans cette vidéo nous pouvons alors reconnaître dans le discours narratif de l’auteur l’inaction des pouvoirs publics face aux difficultés des catégories sociales dont il est question. L’action souhaitée par l’auteur, quant à elle, serait celle des citoyens en question, qui doit se traduire selon lui par l’abstention qui leur « donne une raison d’être en faisant quelque chose » (Charaudeau, ibid. : 99). Cet élément entre en interaction avec le dernier maillon de la chaîne, qui est la causation. Partant du principe que l’action est toujours suscitée par une cause, nous pouvons dire que la causation ici serait le moteur de la légitimation du discours de l’auteur, mais aussi de l’action de son public (citoyens), qui pourrait intervenir sous l’influence de son discours. Nous pouvons ici nous interroger légitimement sur l’interactivité du discours ; nous pouvons répondre à cette interrogation en soulignant que l’interaction commence même dans la conception du discours, comme étant la visée même de ce dernier. Il s’agit alors de construire un discours dans une sorte d’interaction avec le subconscient et le conscient du public. Le deuxième processus défini par Charaudeau est celui de la transaction, qui se compose aussi de quatre principes. À la différence du processus de transformation dont les éléments interviennent en amont de la construction du discours, les principes de la transaction s’intéressent à l’après-discours, aux répercussions de ce dernier. Mais ces principes recoupent également les actions du processus de transformation. Le principe d’altérité défini par l’auteur recoupe parfaitement l’action d’identification dans le processus de transformation ; il se place notamment sur le terrain des références communes, du partage des mêmes finalités et motivations. Le principe de pertinence trouve un écho avec l’action de qualification déjà définie. Cependant, le principe de pertinence se distingue par l’idée de l’adoption ou non du discours de l’énonciateur, au-delà du partage et de la reconnaissance mutuelle qu’implique l’action de qualification. Les deux derniers principes, quant à eux, s’intéressent vraiment à l’interaction entre l’auteur d’un discours et son public. Le principe d’influence suggère que toute finalité d’un discours est d’influencer l’interlocuteur, ici le public, et que ce dernier sachant qu’il fait objet d’une influence pourrait entrer en interaction avec l’auteur communicant.

52Cet élément nous intéresse beaucoup ici. Nous constatons que l’objectif de l’auteur de la vidéo était bien d’influencer son public ou très exactement le comportement de ce dernier, concernant un sujet en particulier, ici l’abstention aux élections législatives. Ce public « citoyen », se sachant la cible d’une influence de la part de l’auteur, entre en interaction avec ce dernier, ce qui s’est fait ici au moyen des commentaires suscités par la vidéo après que l’auteur l’a publiée sur sa page Facebook.

Capture d’écran 6. Commentaires

Capture d’écran 6. Commentaires

Analyse des commentaires et de l’interaction

53Pour enrichir notre analyse, nous avons décidé d’analyser un autre élément important, soit l’interaction du public sur la page Facebook de l’auteur de la vidéo. Cette interaction se mesure par deux moyens : le commentaire et le partage. Dans le cas du partage, nous estimons que les personnes qui ont partagé la vidéo sur leurs pages et murs Facebook exprimeraient par cette action l’approbation et le soutien qu’ils apportent au contenu et au message. Pour l’analyse des commentaires, comme nous l’avons déjà souligné, la vidéo a totalisé 13 476 commentaires au moment où nous réalisons cette étude. Nous avons décidé de constituer un échantillon composé des 100 premiers commentaires à analyser, en fonction de trois catégories de commentaires : positif, négatif, neutre. Ces trois catégories nous permettent d’analyser et de classifier les commentaires afin de connaître le degré d’approbation ou non des utilisateurs de Facebook par rapport au contenu de la vidéo. Nous considérerons un commentaire comme positif si celui-ci souligne formellement son soutien aux propos de l’auteur, alors qu’un commentaire neutre serait plutôt une forme de réaction tout en retenue, qui nuancerait les propos de l’auteur. Enfin, le commentaire négatif est celui qui montre clairement une opposition aux propos de l’auteur.

Tableau 1. Statistiques sur les commentaires

Tableau 1. Statistiques sur les commentaires

54De l’approbation totale au rejet total, en passant par l’expression de certaines réserves à l’égard de ce discours, nous pouvons dire que le public a pris part à ce processus d’influence, à la négociation de cette dernière et à son acceptation ou pas. Ce qui nous mène au dernier principe étroitement lié au précédent, qui est le principe de régulation. Charaudeau souligne à ce propos qu’« à toute visée d’influence est susceptible de répondre une contre-influence » (ibid. : 100). Dans notre cas, cela se traduit de différentes manières, comme nous avons pu le constater par des commentaires hostiles au discours de l’auteur, à la riposte à ce discours dans la même forme. En effet, la vidéo « mansotich » a donné lieu à une autre vidéo d’un autre auteur, intitulée tout simplement « nsoti », ce qui veut dire, selon la même logique déjà abordée, « je voterai ». Cette vidéo que nous considérons comme l’expression d’une contre-influence parodie la vidéo tout en développant des contre-arguments visant à expliquer pourquoi il faut voter. Mais ce qui ressort de notre analyse des réactions et des commentaires suscités par la diffusion de cette vidéo, c’est que la majorité écrasante des utilisateurs du réseau social Facebook qui ont réagi à la vidéo adhèrent au discours de l’auteur de la vidéo et semblent le soutenir, approuvent son idée et disent qu’ils adopteront le même comportement, celui de s’abstenir lors des législatives (66 % des commentaires de notre échantillon). Parmi ces commentaires que nous avons classés comme positifs, la réaction qui revient le plus est celle de remercier l’auteur de la vidéo, puis vient ensuite celle de reprendre comme slogan le titre « mansotich » de la vidéo, en promettant de faire de même. Les commentaires classés comme neutres sont des réactions mitigées ; certains auteurs des commentaires adhèrent à l’idée de la vidéo, mais ils ne partagent pas le point de vue de l’auteur, selon lequel l’abstention serait la bonne solution. Pour la dernière catégorie des commentaires, ceux classés comme négatifs, ils montrent la désapprobation de leurs auteurs, qui estiment que la vidéo ne reflète pas la réalité et que les choses vont bien ou mieux en Algérie. Certains auteurs de commentaires s’en prennent même à l’auteur de la vidéo, qu’ils traitent d’hypocrite ou d’opportuniste qui se fait de la publicité sur le dos des pauvres.

Conclusion

55Nous nous sommes engagé dans cet article à traiter un cas d’utilisation des réseaux sociaux dans le cadre de la participation politique. Nous avons traité notamment le cas de l’Algérie dans le contexte des élections législatives de mai 2017, où une vidéo faisant l’apologie de l’abstention à ces élections, réalisée et publiée par un jeune « youtubeur », est devenue très vite virale, laissant place à une campagne d’appel au boycottage, largement alimentée sur le réseau social Facebook.

56À travers l’approche développée par Lochard et Charaudeau, que nous avons essayé d’adapter à notre corpus, nous avons analysé le discours véhiculé par cette vidéo et les différentes interactions entre les acteurs concernés. Nous avons constaté notamment à travers notre analyse le degré d’agencement dans ce genre de discours, mais aussi exposé les nombreux mécanismes qui interviennent dans la mise en scène de ce genre de contenus. Pour revenir à un point principal que nous avons évoqué, celui de l’influence des discours diffusés sur le réseau social Facebook, sur le comportement des citoyens lors d’échéances électorales, nous pouvons dire que cette influence reste à relativiser. Dans le cas particulier de l’Algérie, l’abstention est ancrée dans la culture politique des citoyens depuis déjà quelques années, avant même l’avènement de l’usage des réseaux sociaux, comme nous l’avons précédemment évoqué avec les chiffres d’abstention lors d’élections antérieures. Cependant, l’abstention aux dernières élections législatives de mai 2017 reste un record dans la vie politique algérienne, ce qui nous laisse dire que certainement les réseaux sociaux y ont été pour quelque chose. Mais au-delà de l’influence de ces derniers sur le comportement des citoyens, c’est surtout la dimension d’espace médiatique et d’expression de substitution qu’offrent ces réseaux qui est intéressante à pointer, ces derniers évoluant au sein d’un paysage médiatique qui n’offre pas beaucoup d’espace d’expression aux citoyens, notamment sur les questions politiques.

57Notre analyse nous a permis également de déterminer le contexte qui influence le plus la production de ce genre de contenus et discours, entre le contexte sociopolitique d’un pays et le contexte de mondialisation et de standardisation des usages en matière de réseaux sociaux. Dans le cas présent, nous pouvons dire que cela se définit en fonction du point de vue par lequel nous abordons la question. Du point de vue de l’auteur, c’est certainement le contexte de la mondialisation de l’usage des réseaux sociaux qui est le moteur de son initiative. C’est en quelque sorte « la fatalité de la technologie », pour reprendre les termes de Pierre Musso (2007), qui engendre cet usage croissant des réseaux sociaux et le phénomène des « youtubeurs » et autres à l’échelle mondiale. En revanche, du point de vue du public, des citoyens, c’est la recherche d’un espace d’expression de substitution aux médias classiques, dans un contexte sociopolitique particulier, qui serait la plus apte à expliquer leur posture.

58Malgré l’aboutissement à ces résultats, nous sommes conscient que notre étude présente un certain nombre de limites, notamment sur le plan méthodologique, alors que nous avons essayé d’adapter une méthode d’analyse des discours médiatiques à un corpus issu des réseaux sociaux. En ce qui concerne les résultats, un supplément de travail de réception par questionnaire par exemple aurait été très bénéfique à notre recherche, pour pointer de façon plus précise l’effet qu’a eu cette campagne de boycottage sur les électeurs algériens.

59Pour finir, nous estimons que notre étude est une contribution intéressante permettant de mieux appréhender la position qu’occupent les réseaux sociaux, particulièrement Facebook, dans le paysage politique algérien. Nous estimons aussi que ce travail donne l’occasion de mieux comprendre le contexte algérien, très exactement la particularité algérienne par rapport aux pays des printemps arabes. L’Algérie est un pays qui vit depuis de nombreuses années une situation d’immobilisme (aucun changement notable et aucune alternance au pouvoir malgré le multipartisme). Il est également important de souligner la torpeur et la résignation des Algériens face à cette situation, eux qui sont convaincus qu’il n’y aura pas de changement. Les initiatives, nombreuses sur les réseaux sociaux, sont à peu près inexistantes sur le terrain, au point où nous pouvons parler d’indignation et de révolte virtuelles dans le cas de l’Algérie.

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Notes

1 La vidéo, réalisée par le « youtubeur » DZjoker, a été diffusée sur la plateforme de partage de vidéos YouTube, puis sur la page Facebook de l’auteur.

2 Source : ministère de l’Intérieur algérien: [En ligne]. http://www.interieur.gov.dz. Page consulté le 26 juillet 2018.

3 L’étude a été publiée par MEDIANET sur son blog, le 25 octobre 2016, et est intitulée « Chiffres clés de Facebook en Algérie »: [En ligne]. http://blog.medianet.com.tn/log/. Page consultée le 26 juillet 2018.

4 Article publié le 14 janvier 2017 : [En ligne]. https://www.algerie1.com/tech/17-millions-dutilisateurs-facebook-en-algerie. Page consultée le 26 juillet 2018.

5 Facebook Zero (s.d.), Wikipédia, l’encyclopédie libre. [En ligne]. https://fr.wikipedia.org/wiki/Facebook_Zero. Page consultée le 26 juillet 2018.

6 Selon un article publié par android-dz : [En ligne]. https://www.android-dz.com/facebook-gratuit-chez-ooredoo-28875. Selon un article publié par dz-gen : http://www.dz-gen.com/facebook-a-0-da-avec-djezzy/. Page consultée le 26 juillet 2018

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Chiffres clés de Facebook en Algérie
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Fichier image/jpeg, 163k
Titre Capture d’écran 1. Vidéo
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Fichier image/png, 88k
Titre Capture d’écran 2. Un jeune migrant clandestin
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/docannexe/image/8846/img-3.png
Fichier image/png, 196k
Titre Capture d’écran 3. Le tagueur
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Fichier image/png, 272k
Titre Capture d’écran 4. Le sans-abri
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/docannexe/image/8846/img-5.png
Fichier image/png, 301k
Titre Capture d’écran 5. Les messages
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Fichier image/png, 322k
Titre Capture d’écran 6. Commentaires
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Fichier image/png, 86k
Titre Tableau 1. Statistiques sur les commentaires
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Fichier image/png, 33k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Tahar Ouchiha, « Les réseaux sociaux et la participation politique en Algérie »Communication [En ligne], vol. 35/2 | 2018, mis en ligne le 07 décembre 2018, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/8846 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.8846

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Auteur

Tahar Ouchiha

Tahar Ouchiha est attaché temporaire d'enseignement et de recherche, Université Paris XIII, IUT de Saint Denis. Courriel : ouchiha@univ-paris13.fr

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