1L’informatisation de la pratique soignante en soins à domicile constitue l’une des premières applications dont la nécessité fut évoquée dès la réforme du système de santé québécois au tournant des années 1980. En effet, l’implantation de l’ordinateur et, avec lui, des systèmes d’information et de communication informatisés, devait représenter l’une des pièces maîtresse du virage ambulatoire (Bonneville, 2003 ; Carré et Lacroix, 2001). Compte tenu des objectifs assignés à ce dernier, notamment en termes de restructuration du travail soignant au domicile même des patients, il fallait imaginer non seulement une nouvelle organisation des services de soins mais aussi et surtout un levier de restructuration stratégique de ceux-ci. Ainsi a-t-on mis en place une nouvelle organisation du travail fondée sur une plus grande mise en disposition et en circulation de l’information, rendant davantage complexe les structures organisationnelles de prise en charge des patients (Bonneville, 2003). Or, une organisation qui se complexifie amène avec elle un besoin accru de communications de tous types. Qu’elles soient de type face à face, par courrier électronique, par mémos, etc., les communications ont des fonctions tout à fait cruciales dans le cadre de ce que Lacoste considère comme le travail réel, « celui qui s’accomplit au jour le jour, dans la routine ou face aux événements » (2001 : 23). D’où l’importance de l’informatisation pour soutenir les objectifs des soins à domicile en ce qui a trait à la continuité des soins, à la communication à distance (inter-établissements notamment), à la réseautification des pratiques cliniques, etc. Autant d’objectifs qui sont devenus incontournables dans l’organisation globale des soins de santé (Mills et Staggers, 1994 ; Allan et Englebright, 2000 ; Nahm et Poston, 2000, cités dans Lee, 2005 : 344), puisque désormais « l’information clinique doit suivre le patient pour que les professionnels puissent coordonner leurs interventions et offrir des services intégrés » (Aubert et al., 2007 : 118).
2L’implantation de l’ordinateur portable et des TIC en soins à domicile, pour soutenir par exemple la prise de notes de même que l’obtention de données cliniques de la part des soignants, est à comprendre dans ce contexte. Leur déploiement progressif à partir du milieu des années 1990, et plus précisément au tournant de celles-ci, relève d’une volonté d’accélérer, sinon d’intensifier, la cadence de travail des soignants dans un contexte où la demande pour des services de soins devenait de plus en plus grande avec, en contrepartie, une tendance à la diminution des dépenses publiques de santé (Bonneville, 2003 ; Bonneville et Lacroix, 2006). Ainsi, pour des raisons d’efficacité, l’utilisation par les soignants d’un ordinateur portable en soins à domicile, éventuellement branché en réseau, devait initialement représenter l’une des solutions leur permettant de rencontrer davantage de patients par jour, et ainsi d’absorber l’augmentation de la demande de soins dans un contexte par ailleurs marqué par la diminution structurelle des effectifs sanitaires (Bonneville, 2003, 2005b et 2006 ; Bonneville et Lacroix, 2006). C’est précisément dans ce contexte particulier que l’informatisation a été menée suivant des impératifs à dominante fortement économique (Grosjean et Bonneville, 2007), qui ont cependant tôt fait de soulever plusieurs défis sur le terrain quotidien de la pratique soignante.
3Manque d’adéquation entre les systèmes informatiques et le travail quotidien spécifique en soins à domicile, problèmes d’usage, dédoublement des tâches quotidiennes, alourdissement de l’organisation du travail, problèmes de communication, problèmes de mise en circulation de l’information, etc., tels sont les problèmes qu’on a vu surgir (Grosjean et Bonneville, 2007 ; Bonneville et Grosjean, 2007a ; Bonneville, 2006). D’autres, plus largement à la suite d’observations menées dans plusieurs types d’organisations (privées et publiques), ont montré que les systèmes informatiques et les TIC participent à l’émergence d’une « idéologie de l’urgence » (Valenduc, 2005 ; Saintive, 2000 ; Bonneville et Grosjean, 2006 ; Jauréguiberry, 1998), où l’on assiste à une instrumentalisation à outrance de la communication en organisation (Grosjean et Bonneville, 2006).
4Pourtant, d’un autre côté, certains systèmes informatiques et TIC ont démontré un potentiel certain dans un contexte de changements structurels profonds au sein des organisations de toutes sortes (Osterman, 2000). On a vu ainsi apparaître une délocalisation (ou décentralisation) des structures organisationnelles, rendue possible par des outils informatiques qui rendent le travail plus flexible et où les travailleurs sont plus réactifs (De Rosnay, 2000) du fait de l’accélération de la circulation de l’information. Cela va très souvent de pair avec des pratiques beaucoup plus horizontales couplées à des possibilités de prises de décision qui s’effectuent de façon plus décentralisée (Greenan, 2002) et où l’autonomie est plus grande (Janod et Pautrel, 2002). Dans le même ordre d’idées, on a constaté une augmentation des dynamiques de partage des connaissances et des compétences qui constituent en soi une condition centrale de flexibilité et de collaboration entre travailleurs (Benghozi, 2001). Ce qui, sur le plan du travail en soins à domicile, s’avère fondamental. Néanmoins, une interrogation demeure toujours : l’utilisation des systèmes informatiques et des TIC, si elle augmente la perception d’une facilité accrue de coordination par leurs utilisateurs, n’en demeure pas moins une source potentielle d’alourdissement du fait qu’elle peut s’ajouter aux dispositifs communicationnels déjà en place et qui sont par ailleurs déjà nombreux (Grosjean et Bonneville, 2007 ; Kalika et al., 2007). On pense notamment au télé-avertisseur (beeper), au téléphone portable, au téléphone classique, etc., qui sont déjà bien ancrés dans l’organisation du travail en soins à domicile.
- 1 Par exemple, la profession soignante repose sur la mise à contribution de plusieurs savoir-faire (c (...)
5Les constats sont donc fort nombreux et nécessitent qu’on s’y attarde davantage surtout lorsqu’il est question de l’utilisation de l’informatique en soins à domicile, compte tenu de la spécificité du travail soignant (Bonneville, 2003, 2005c et 2006 ; Gadrey, 1996) et de la relation soignant-soigné qui demeure d’une complexité très importante comme les travaux en sociologie et en anthropologie médicale l’indiquent depuis au-delà de quarante ans. Cette complexité serait d’abord et avant tout liée aux nombreuses caractéristiques1 du travail médical en tant que tel, plus précisément le travail du soignant dont les particularités ont déjà fait l’objet de plusieurs recherches (notamment depuis Freidson sur la profession médicale, 1984).
6Ainsi, dans cet article, nous analyserons l’utilisation d’un ordinateur portable par des soignants en soins à domicile. Au cours des années 2005 et 2006, nous avons eu l’occasion de mener 20 entrevues en profondeur avec des professionnels de la santé non médecins, la majorité étant des infirmières et les autres des physiothérapeutes, ergothérapeutes et travailleurs sociaux. Les entrevues, toutes semi-directives et d’une durée variant de 45 à 75 minutes, portaient sur l’impact de l’utilisation des TIC dans la quotidienneté du travail soignant. Parmi ce groupe d’interviewés, nous avons rencontré 12 professionnels de la santé (des infirmières, essentiellement) activement impliqués, ou l’ayant été, comme usagers d’un ordinateur portable en soins à domicile. En nous appuyant sur leurs témoignages, nous mettrons en lumière le sens que ces professionnels de la santé accordent à leur utilisation de l’ordinateur portable dans le cadre de leurs activités, ou routines quotidiennes, au domicile même des patients qu’ils rencontrent. Nous montrerons que cette utilisation de l’ordinateur portable soulève plusieurs enjeux liés à la pratique soignante en tant que telle, et à la communication médiatisée par ordinateur dans la relation dyadique qui prévaut entre un soignant et un soigné.
7L’informatisation du secteur de la santé repose sur différentes visions, conceptions, associées à l’implantation et au déploiement de l’ordinateur dans la pratique soignante. En la matière, les luttes et oppositions d’acteurs sont monnaie courante, et montrent toute la complexité de la gestion du changement organisationnel nécessité par l’informatique, en même temps que la difficile adhésion de tous les acteurs aux différents objectifs qui structurent les représentations des individus et des groupes d’intérêts quant au sens de l’informatisation de la pratique soignante. On ne s’entend généralement pas sur les critères à privilégier pour déterminer la performance organisationnelle. Ainsi peut-on retrouver au sein d’une même organisation différentes conceptions des buts et objectifs à atteindre, par conséquent différentes conceptions de la performance organisationnelle (Guisset et al., 2002 ; Sicotte et al., 1999), révélant plus souvent qu’autrement des critères antinomiques, comme le souligne Massé :
[…] on cherche à maximiser les revenus tout en minimisant les coûts et en s’assurant de la satisfaction des employés ; on cherche à contrôler les coûts et les dépenses en assurant la mobilisation et le développement des employés ainsi que l’amélioration de la qualité des produits ou des services offerts par l’organisation ; on cherche à offrir à la clientèle des produits ou des services de la meilleure qualité possible au meilleur prix possible tout en veillant à augmenter le rendement de l’avoir des actionnaires (1994 : 71).
8Les organisations de soins sont justement au cœur de cette dynamique ; aussi a-t-on pu identifier deux principales conceptions, ou logiques d’acteurs, qui s’affrontaient sur le terrain par rapport au sens de l’informatisation de la pratique soignante. En s’appuyant sur des observations menées notamment au Québec au cours des dernières années, Grosjean et Bonneville ont identifié deux principales logiques d’implantation des TIC dans les organisations de soins : une logique technico-économique (ou techno-centrée) et une logique médico-intégrative (ou anthropo-centrée) (Grosjean et Bonneville, 2007 ; Bonneville et Grosjean, 2007a). Voici une synthèse des principales caractéristiques associées à ces deux logiques.
Tableau 1. Logique technico-économique et logique médico-intégrative
Logique technico-économique
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Logique médico-intégrative
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Repose sur un impératif productif (intensifier le travail soignant pour augmenter la capacité des professionnels de la santé de traiter un plus grand nombre de patients dans un temps donné)
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Repose sur un impératif créatif (partage de connaissances et de savoirs, dialogue entre les acteurs [les soignants], nouvelles modalités de prise en charge plus orientées vers les besoins des soignés et aussi des soignants, etc.)
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Prédominance forte pour concevoir l’informatisation comme substitutive de façons de procéder
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Prédominance forte pour concevoir l’informatisation comme complémentaire aux préoccupations cliniques quotidiennes des soignants
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Instrumentalisation de la communication et de l’information (paradigme de l’informativité) (Grosjean et Bonneville, 2006)
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Instrumentalisation de l’information, mais réarticulation de la communication comme le résultat d’une co-construction de sens entre les acteurs (paradigme de la communicabilité) (Jacques, 1985 ; Grosjean et Bonneville, 2006)
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Accélération du temps et accent mis sur la rapidité, la vitesse voire l’urgence des communications organisationnelles
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Ré-appropriation du temps à des fins d’autonomie et de flexibilité plus grandes
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9Même si plusieurs tendances ont été révélées au cours des dernières années par rapport à la perspective (ou logique) privilégiée pour implanter certains systèmes informatiques, comme l’ont notamment montré Haggerty et al. (2003) et Reid et Haggerty (2002) quant à la volonté d’implanter ceux-ci pour assurer la continuité des soins, il n’en demeure pas moins que la logique technico-économique s’est souvent avérée prépondérante. Ainsi, comme l’ont évoqué Grosjean et Bonneville (2007), notamment à partir des travaux sur la courte histoire de l’informatisation des organisations de soins dans la très majorité des pays industriels avancés (Bonneville, 2003, 2005b et 2006 ; Carré et Lacroix, 2001), on constate que la logique technico-économique est celle qui a prévalu dans la très grande majorité des projets d’informatisation du travail soignant.
L’implantation de systèmes informatiques est souvent pensée de manière isolée par les gestionnaires et suivant une logique technico-économique donc centrée sur la technologie, sur la cohérence interne du système et réduisant les TIC à de simple prothèses informationnelles instrumentalisant les processus communicationnels au sein des organisations de soins (Bonneville et Grosjean, 2007a : 450).
- 2 Pour une analyse plus exhaustive, voir Grosjean et Bonneville (2006 et 2007), Bonneville et Grosjea (...)
10D’où les nombreux effets pervers qui en découlent et qui mettent en lumière les limites d’une telle logique technico-économique sur le plan organisationnel. Voilà pourquoi Grosjean et Bonneville proposent l’adoption d’un modèle qui réconcilie, pour ainsi dire, les impératifs associés aux deux logiques que nous venons de caractériser brièvement2.
Les organisations de soins doivent aussi répondre à des impératifs créatifs faisant appel à la collaboration entre professionnels de la santé aux domaines d’expertise différents, à la mise en réseau des énergies afin que des savoirs collectifs s’élaborent et se partagent. Ainsi, pour que ces technologies contribuent à l’actualisation d’un « agir professionnel » et répondent à la fois à un impératif productif et à un impératif créatif (reposant sur la collaboration), leur intégration au sein de l’organisation ne doit pas être pensée uniquement selon une logique technico-économique mais intégrer un point de vue « anthropocentré » (Rabardel, 1995). Autrement dit, une démarche de conception et d’intégration des TIC dans l’organisation centrée sur les besoins communicationnels et professionnels des individus qui composent l’organisation et reposant sur une logique de négociation plutôt que d’imposition (Bonneville et Grosjean, 2007a : 450-451).
11Cette « réconciliation » constitue justement l’ultime défi qui se pose dans l’informatisation de la pratique soignante, y compris par rapport à l’ordinateur portable en soins à domicile dont l’implantation relève d’une problématique plus large qui est celle de l’usage de l’ordinateur en tant que tel dans l’organisation. Ce défi est d’autant plus important à relever pour les organisations de soins qui sont de plus en plus nombreuses à vouloir saisir les opportunités offertes par les technologies informatiques pour améliorer leurs façons de faire, que les professionnels de la santé forment un groupe dont on a souvent dit qu’il était plutôt réfractaire à l’utilisation quotidienne des nouvelles technologies informatiques. C’est justement le cas des infirmières à qui on a souvent attribué des comportements de résistance par rapport à ces dernières comme plusieurs l’ont déjà souligné (Bolt, 1991 et Timmons, 2003 ; cités dans Alquraini et al., 2007 : 376).
12Quoique les nombreuses études d’usage des ordinateurs et des TIC aient déjà montré que les individus n’utilisent pas la technologie de la même façon selon le pays d’observation ou selon la catégorie professionnelle, l’âge, le niveau de scolarité, etc., qui les caractérisent, l’informatisation a des répercussions partout. Cela est d’autant plus marqué que les ordinateurs et les TIC sont maintenant omniprésents, voire prédominants, dans toutes les sociétés industrielles avancées, ce qui a d’ailleurs conduit plusieurs auteurs à parler d’une société de l’information ou en réseaux si on reprend les travaux de Castells il y a déjà presque dix ans (1998). Si certains individus peuvent encore « résister » dans le cadre de leur vie privée, la liberté de ce point de vue est beaucoup plus restreinte en milieu de travail. L’espace privé y échappe, tandis que l’espace de travail n’y échappe plus. Toute organisation doit désormais, pour s’adapter à un environnement où la compétition est souvent féroce et où les objectifs de productivité et de performance sont stricts et très élevés, s’y soumettre. C’est là le prix à payer, ou la condition sine qua non, pour faire « exceller » l’organisation (Aubert, 2003 ; De Gaulejac, 2005 ; Bonneville et Grosjean, 2006), comme si la performance et l’excellence ne pouvaient être possibles sans l’informatisation.
13Comme le précise Bernoux, « la fierté devant la machine, la prouesse technique, sont des objets d’admiration » (2002 : 90). Le virage technologique a d’ailleurs pris, dans plusieurs secteurs dont celui de la santé, une connotation assez particulière, associée à l’idée d’une « modernisation » des pratiques (Bonneville, 2007 : 183-210).
14On se valorise à travers le temps, la vitesse et la rapidité. Ce sont là des indicateurs relatifs à une certaine productivité, classique voire néoclassique au sens des économistes qui ont forgé ce concept (Bonneville, 2003), où le temps joue un rôle fondamental. Par rapport au traitement de l’information, on voit ainsi apparaître une pression pour que les travailleurs traitent l’information de la façon la plus rapide possible, oubliant parfois que traitement de l’information ne veut pas nécessairement dire communication (Grosjean et Bonneville, 2006 ; Jauréguiberry, 1995). Pourtant, pour plusieurs travailleurs, le fait de répondre rapidement et avant tout le monde (et ainsi d’être réactifs) constitue en soi une source de satisfaction personnelle voire même de réalisation de soi (Bonneville et Grosjean, 2006).
15Pour les autres, cependant, la pression devient quelquefois étouffante. Les TIC constituent pour ainsi dire une contrainte centrale de leur vie au travail. En effet, l’élévation de la cadence, ou du rythme, du travail ainsi que l’urgence, rendues possibles par les TIC – par exemple, le téléphone portable comme l’a montré Jauréguiberry (1996, 2000 et 2003) – ont aussi comme contrepartie l’augmentation du stress chez les individus qui n’arrivent pas à se les approprier comme on voudrait qu’ils se les approprient. Ce stress, plutôt ce techno-stress (Légéron, 2003), dans le contexte de l’urgence créée par l’utilisation quotidienne des TIC dans les organisations dont nous soulignions l’importance plus haut, conduit souvent au sentiment, fort, d’être « dépassé », « résistant », « rétrograde », « contre le progrès », par conséquent exclu voire marginalisé (Grosjean et Bonneville, 2007). Comme le souligne Carayol en s’appuyant sur Aubert (2004) : « Outre l’hyperactivité, voire l’agitation qu’elle suggère, l’urgence est fréquemment corrélée à des phénomènes d’épuisement professionnel, de stress, de surmenage, ou de surchauffe » (2005 : 74).
16Or, ce sentiment n’a très souvent que peu à faire avec la résistance, avec la « peur » du progrès, lequel, dans l’imaginaire populaire et technicien, se conjugue très souvent avec l’innovation technologique. Bien au contraire, quelques chercheurs observent des professionnels non pas résister mais, plutôt, déconnecter (Bonneville et Jauréguiberry, 2007), c’est-à-dire développer des stratégies de fuite qui vont leur redonner un minimum de pouvoir, un « temps à soi » (Bonneville, 2002), fondées sur un « freinage » tout à fait conscient des usages des TIC tels qu’ils sont prescrits par la logique d’implantation de ces mêmes technologies qui prévaut dans les organisations.
17Ainsi, comme plusieurs tentent actuellement de le montrer, puisqu’il s’agit d’un phénomène tout à fait nouveau connu sous le nom de « sociologie du non-usage » (Bonneville et Jauréguiberry, 2007), ces phénomènes sont corrélés à des comportements de suppression partielle, voire totale dans certains cas ; par exemple, les téléphones portables (Le Monde, 2005 : 20-29), les TIC. Comme le souligne Carayol : « L’urgence et le sentiment d’urgence, accentués par l’utilisation des technologies de communication, suscitent de manière croissante des réactions de rejet, des comportements et réflexions critiques » (2005 : 65).
18Ce rejet dont il est ici question peut se faire progressivement, par la substitution d’autres manières de procéder à l’usage « bureaucratiquement » prescrit par les autorités d’une organisation (Bonneville et Jauréguiberry, 2007). Cependant, dans certains cas, on a pu repérer des débordements cognitifs beaucoup plus intenses et qui s’expriment par une implosion caractéristique du burn out, résultat d’une « anxiété de performance » (Jauréguiberry, 2006 ; Légeron, 2003 : 19-20) qui perdure. Encore une fois, loin de nous l’idée d’affirmer que les TIC déterminent directement ces états d’âme. Cependant, un constat est fait : les TIC participent à ce phénomène dans une dialectique complexe entre l’homme et la technologie, l’homme et l’organisation, dans un contexte où la maîtrise et le contrôle du temps auxquels participent justement les TIC sont des enjeux de survie pour un nombre croissant d’organisations (Bonneville et Grosjean, 2006).
- 3 Le Québec est divisé en 18 régions sociosanitaires : 01) Bas-Saint-Laurent, 02) Saguenay–Lac-Saint- (...)
19Comme nous l’indiquions plus haut, c’est dans le cadre de la mise en place du virage ambulatoire par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (MSSS), au tournant des années 1980, que le travail de plusieurs professionnels de la santé s’est vu ré-articulé autour des soins à domicile. Les patients qui sont surtout rencontrés par les soignants, à leur domicile même, sont dans la très grande majorité des cas de patients âgés ou en perte d’autonomie, et dans une plus petite proportion de patients qui sont pris en charge par exemple à la suite d’une intervention chirurgicale (suivi post-opératoire). L’informatisation des soins à domicile étant relativement nouvelle, dépendamment des régions sociosanitaires3, les soignants en sont dans la très grande majorité des cas à leurs premières expérimentations d’utilisation d’un ordinateur portable à même le domicile des patients.
20Dans le cadre de nos observations, nous avons eu l’occasion d’observer des comportements spécifiques, plutôt des usages, associés à l’utilisation quotidienne d’un ordinateur portable par des soignants. Nous avons ainsi observé l’émergence d’un ensemble de représentations chez ceux-ci concernant l’insertion de l’ordinateur portable dans leurs interactions courantes avec les patients qu’ils sont appelés à rencontrer.
21Les représentations des soignants en ce qui a trait à l’ordinateur portable en soins à domicile montrent qu’ils sont très souvent enclins à se méfier de la pertinence de son utilisation lorsqu’ils sont en interaction avec les patients, ce qu’on pourrait aussi voir comme une insécurité relationnelle fortement connotée à la crainte d’une perte de repères du point de vue de la relation qu’ils ont avec leurs patients (Grosjean et Bonneville, 2007). Comme certains soignants l’ont exprimé, il y a présence d’un certain malaise quant à la possibilité que l’ordinateur lui-même, utilisé au domicile des patients, puisse diminuer la qualité de l’interaction.
Pour humaniser la relation je n’utilise pas toujours le portable, pas systématiquement. La dimension humaine des soins est importante.
L’ordinateur portable peut contribuer à couper la relation. La personne ne sera pas bien. C’est mon impression.
La perspective de faire du « direct » avec le patient et l’ordinateur, moi je trouve que ça coupe la relation. […] Je trouve que l’ordinateur coupe la relation que j’ai avec le patient.
Si je ne connais pas suffisamment le patient, je n’apporte pas mon ordinateur portable.
Les premiers contacts avec les patients sont difficiles en travail social. […] Donc pour les premiers contacts je n’utilise pas l’ordinateur portable. Quand je les connais, je peux éventuellement apporter mon ordinateur portable au domicile des patients.
Je suis mal à l’aise d’arriver chez certains patients avec mon ordinateur portable. […] Je suis mal à l’aise par rapport à la confiance des patients à mon égard.[…] C’est l’humain qui m’intéresse. Je parle, j’écoute les gens, etc. Je trouve que l’ordinateur portable crée un obstacle. […] Je veux créer un lien chaleureux avec les gens. […] Je dois connaître les gens au départ pour amener l’ordinateur portable.
Si on ne veut pas briser la confiance, il ne faut pas y aller trop rapidement [en apportant l’ordinateur portable au domicile des patients].
22Dans ces extraits d’entrevues, la gêne chez les soignants vient du fait qu’ils estiment que l’ordinateur portable constitue, ou peut constituer dans certaines situations spécifiques, un obstacle à la relation qu’ils ont avec leurs patients. C’est toute la question de l’interaction, ou de la relation sociale, propre au service de soins qui est en cause, comme dirait Gadrey (1996 : 171, notamment). Cela nous rappelle qu’au cours de cette relation, le soignant oscille entre deux niveaux de compréhension : un niveau scientifique (en référence à l’objectivité) et un niveau affectif (en référence à des échanges plus subjectifs) (Schneider, 1969 : 203). C’est cette interrelation entre ces deux niveaux qui exige justement que le soignant puisse, lorsqu’il le juge essentiel ou nécessaire, prendre distance à l’égard de tout objet – ici l’ordinateur portable – qui viendrait s’inscrire en médiation entre lui-même et le soigné.
23Dans les témoignages recueillis, les soignants estiment qu’il y a, dans une certaine mesure, incompatibilité entre une utilisation systématique et entière de l’ordinateur portable au domicile de chaque patient, et la finalité même de leur travail, qui est de mettre à contribution les moyens nécessaires pour résoudre le problème qui est en cause, dans sa réalité, dirait Gadrey (1996 : 323). Dans ce rapport complexe entre le soignant et le soigné entre en jeu la qualité de la relation sociale qui a cours ; relation sociale dont la qualité dépend très souvent de la confiance que le soigné accorde au soignant lui-même : « La question de la confiance est particulièrement importante dans le cadre de la communication médicale, qui comporte la révélation d’informations intimes » (Richard et Lussier, 2005 : 50).
24Or, cette confiance doit nécessairement reposer sur un lien intime, de congruence (Llorca, 1994 : 39), qui s’établit entre le soignant et le soigné, ce qu’on nomme l’« intimité professionnelle » (Bioy et al., 2003 : 31). De nombreux travaux en sociologie et en anthropologie médicale ont déjà fait ce constat au sujet de l’importance de la relation sociale, par conséquent de l’interaction, dans la qualité du soin. En effet, comme le soulignait McGregor il y a plus de vingt ans :
Un volet très important de la pratique des professions soignantes est à peu près dépourvu de tout élément technologique. C’est celui que constituent les soins infirmiers et médicaux dispensés aux malades […] (1985 : 388).
- 4 Particulièrement, à notre avis, en ce qui concerne les soins infirmiers.
25Il s’agit ici d’une approche, clinique, où l’intervention est centrée d’abord et avant tout sur le patient en tant que personne humaine (Dubé et Paquet, 2003 : 11). Ainsi, offrir un soin, c’est en tout premier lieu entrer en rapport avec un individu au moyen d’une forme particulière de communication interpersonnelle qui est l’interrogatoire. Comme l’ont montré Prior et Silberstein, l’interrogatoire se structure autour des trois principes suivants (1974 : 4-5)4.
Tableau 2. Trois principes de l’interrogatoire en pratique soignante
Savoir écouter et interroger
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Nécessite que le soigné puisse relater avec aisance ce qu’il vit, décrire ses symptômes et la façon dont il les perçoit. Il s’agit ainsi de joindre l’analytique (la mise en lumière objective des symptômes par le soignant) à la compréhension (concevoir le soigné comme une personne humaine d’abord et avant tout).
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Savoir observer
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Nécessite que le soignant puisse examiner le soigné non seulement d’un point de vue physique, mais aussi plus largement suivant ses caractéristiques personnelles (attitudes, motivations, réactions émotionnelles, entrain, conditions socio-économiques, etc.)
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Savoir intégrer
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Nécessite l’obligation par le soignant de se concentrer le plus finement possible afin d’articuler toutes les informations dont il dispose au terme de l’interrogatoire, pour faire émerger une vue juste et globale du soigné.
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26Ainsi, comme le soulignent Prior et Silberstein,
Le meilleur interrogatoire s’obtient lorsqu’il s’établit une bonne relation entre le médecin [le soignant, plus généralement] et le malade. [Le soignant] doit être enjoué, bien mis, courtois, prévenant et modeste. De plus, il doit observer constamment les divers gestes et réactions du malade (1974 : 6).
27Dès lors, comme l’indiquent Bioy et al., « l’écoute implique une décision du soignant : celle de se rendre disponible pour le patient » (2003 : 31). Or, en soins à domicile, l’interrogatoire est d’autant plus central que les patients qui sont pris en charge ont ceci de particulier qu’ils sont moins susceptibles d’acquiescer aux demandes des soignants, moins susceptibles de se dévoiler qu’en soins dits classiques : « Le patient refuse ou manifeste des réticences à l’égard des services plus souvent dans les cas où la demande d’aide ne vient pas de lui » (Mégie, 2005 : 779).
28Pourtant, toujours en soins à domicile, on note généralement que le soigné et le soignant jouent tous les deux un plus grand rôle dans l’intervention contrairement à celle qui prévaut en établissement classique : « In this type of care [telehome care], the patient and the caregivers in the home environment assume a much greater role in the treatment and care of chronic illness » (Krupinski, 2002 : 24).
29De là l’importance d’établir un contact qui soit le plus efficace possible avec le patient. Or, comme le laissent entendre un travailleur social et un physiothérapeute, l’ordinateur portable crée pourtant l’impression qu’il peut diminuer la concentration, l’écoute, du soignant envers le soigné.
Quand je suis avec un patient, je suis vraiment en situation d’écoute. Je prends les informations et les conserve dans ma tête.
J’ai l’impression en tapant sur l’ordinateur que je ne me concentre plus sur le patient mais plutôt sur ma prise de note. […] J’ai l’impression d’être davantage à l’écoute lorsque j’écris à la main. Je suis dès lors capable d’écrire et d’écouter le patient en même temps. Tandis qu’avec l’ordinateur je cherche mes lettres sur le clavier et etc.
- 5 Des recherches plus approfondies devront néanmoins être entreprises sur cette question, puisque le (...)
30Ces témoignages indiquent clairement que l’ordinateur portable demeure dès lors un outil qui dans plusieurs situations est inapproprié5. D’où l’insécurité à laquelle il conduit (Grosjean et Bonneville, 2007), en lui-même comme objet physique d’une part et par rapport à l’utilisation de celui-ci comme outil d’autre part. Ici, on peut penser que l’ordinateur portable, compte tenu essentiellement de sa dimension en tant qu’objet physique, détourne pour ainsi dire l’attention du soignant envers le soigné, ce qui est contraire à l’écoute active telle qu’elle prévaut dans la relation soignant-soigné comme l’expliquent Bioy et al.:
Pour peu que l’on ne soit pas physiologiquement sourd, l’écoute peut paraître quelque chose d’évident à pratiquer. Il n’en est rien en pratique professionnelle. L’écoute soignante impose une implication affective avec le patient ainsi qu’une attention particulière centrée uniquement sur le patient. Un soignant en position d’écoute induit un relationnel particulier, proximal, avec celui qu’il écoute. […] L’écoute permet d’entendre le patient et sa souffrance éventuelle, c’est-à-dire percevoir, au-delà des soins, son humanité : ses craintes et ses forces, ses doutes et ses certitudes, ses éléments d’équilibre et de faiblesse (2003 : 31).
31Il s’agit ainsi d’une interaction complexe qui s’opère entre le soignant et le soigné, qui pose dès lors plusieurs limites à l’utilisation systématique de l’ordinateur portable dans le cas qui nous intéresse.
- 6 Ce qui très clairement constitue un objectif inhérent à la logique technico-économique qui prévaut (...)
32À cela, nous devons ajouter les nombreux problèmes qui se posent au domicile même des patients lorsque les soignants sont confrontés à certaines situations spécifiques qui, selon eux, ne se prêtent pas toujours à l’utilisation de l’ordinateur portable. Par exemple, au cours du dialogue avec le patient, comme nous l’avons souligné plus haut, l’écoute et l’attention portées au patient jouent un rôle central dans la qualité de la relation, pour des raisons de congruence (Bioy et al., 2003 : 29-30). Cela exige par conséquent une concentration particulière de la part du soignant qui, en plus, pour des raisons administratives et cliniques, doit prendre des notes. Ces notes sont généralement, et le sont de tout temps, prises de façon manuscrite. Or, avec l’ordinateur portable, il y a maintenant cette possibilité de prendre ses notes directement à l’écran. Si cette perspective demeure certainement plus efficace, c’est-à-dire plus productive pour les soignants dont on pense qu’ils travailleront plus rapidement6, les soignants ne sont pas pour autant optimistes par rapport à la possibilité que cette pratique devienne la norme (éventuellement substitutive à la prise manuscrite de notes). Car encore une fois, les soignants évoquent la difficulté de se concentrer au moment même où ils sont en interaction avec leurs patients respectifs, comme l’ont souligné ce travailleur social et cette physiothérapeute.
La rédaction des notes au domicile des patients demande une certaine concentration.
Faire des notes évolutives ça demande beaucoup d’énergie et de concentration.
33Ce phénomène n’est sans doute pas spécifique à l’ordinateur portable, puisqu’il se présente aussi, sous d’autres formes, lorsque par exemple le soignant est appelé à utiliser un crayon et un papier. Cependant, compte tenu des logiques à l’œuvre et d’une certaine pression pour qu’une prise de notes, plus intensive soit faite au domicile même du patient, on comprend les craintes manifestées par plusieurs soignants. Dans ces deux extraits d’entrevue, l’utilisation du terme « concentration » revêt une signification particulière. Nous avons souligné plus haut que la relation soignant-soigné implique que le premier puisse se placer en situation d’écoute pour le patient, comme garantie d’une « meilleure » qualité de la prise en charge. Tous les travaux, notamment en sociologie et en anthropologie médicales, de même qu’en communication et santé (health communication), montrent en effet que l’écoute active n’est souvent possible qu’en adoptant certaines stratégies communicationnelles (ou interactionnelles) spécifiques qui nécessitent justement une concentration qui soit la plus élevée possible. Or, pour écouter de façon active, nous le rappellent Lussier et Richard (2005 : 177-178) à la suite de Bouchard (1992), il faut souvent se « taire », c’est-à-dire conserver le silence. Il s’agit ainsi, par extension, de cesser toute activité qui semblerait aux yeux des patients comme intrusives dans le dialogue qu’il entreprend avec son soignant même. Joint à des « facilitateurs » (St-Arnaud, 1995 ; cité dans Lussier et Richard, 2005 : 178) qui visent à encourager la prise de la parole ou l’expression du patient, le silence – par conséquent l’écoute – de la part du soignant peut s’avérer central dans la qualité de la relation. Ainsi tout instrument médiatisant la relation, ce rapport entre celui qui écoute (le soignant) et celui qui parle (le soigné), est jugé par les professionnels de la santé comme délicat, compte tenu que la relation est elle-même délicate. Ainsi, certains soignants ont développé une stratégie qui consiste à prendre des notes de manière classique, sur du papier (un carnet, un cahier, un bloc-notes, etc.), et de retranscrire ces notes dans le système informatique à posteriori. C’est ce qu’explique ce travailleur social :
Je ne peux pas faire la synthèse de la rencontre avec un patient à son domicile. C’est laborieux. Souvent, j’inscris [sur papier] un certain nombre de mots clés mais je ne rédige jamais chez le patient. Je vais compléter mes phrases plus tard. […] Pour moi, ce n’est pas possible de rédiger toutes les notes au domicile même du patient. […] C’est trop long. […] Je ne peux pas dire au patient d’attendre 20 minutes, de regarder la télévision pendant que je vais faire mes notes.
34On comprend ici que le papier et le crayon constituent encore des outils hautement privilégiés par les soignants, et qu’ils s’insèrent dans une dynamique différente de celle qui prévaut avec l’utilisation de l’ordinateur portable. Peut-être ne s’agit-il là que d’une question de formation des usages. Toujours est-il que cette représentation fait ressortir, encore une fois, la dimension centrale des soins qui est celle de considérer la relation soignant-soigné sous l’angle d’un rapport dyadique entre deux individus qui dialoguent, qui conversent, qui sont en relation étroite, et qui ne font pas que se transmettre mutuellement de l’information.
35Les deux sections précédentes mettent bien en évidence qu’au centre même de la relation soignant-soigné intervient la qualité de l’interaction, ou du dialogue (Bonneville et Grosjean, 2007a et 2007b) faisant intervenir la communication en tant que telle. Il ne s’agit pas ici de communiquer, mais plutôt de bien communiquer, de « mettre ou avoir en commun » (communicare) (Bonneville, Grosjean et Lagacé, 2007b : 5). Pour les soignants, communiquer c’est forcément considérer le soigné comme un individu à part entière, et non comme une chose avec qui on échange une quantité donnée d’informations. Ainsi évoquent-ils la nécessité de (re-)considérer l’ordinateur portable, ou l’informatique plus généralement, comme un outil au service de cette mise en commun (communication), car comme l’a souligné une infirmière : « Tout ne passe pas par l’informatique. »
36Dans le même ordre d’idées, mentionnons ici les témoignages respectifs d’une infirmière et d’un travailleur social qui, à l’occasion, doivent faire un suivi auprès de patients qu’ils soient, par exemple, lourdement malades ou psychologiquement vulnérables :
Admettons que je sois dans la situation suivante. Je dois rencontrer, par exemple, un patient qui souffre du cancer et qui vient tout juste de subir une opération. Il vient de sortir de l’hôpital et je dois faire un suivi avec lui. Je ne vais tout de même pas commencer à taponner avec mon ordinateur portable, au risque de couper la relation que j’ai avec mon patient. Non, il n’en est pas question. Ici, parmi les infirmières, aucune n’a accepté de procéder ainsi.
Quand je sais préalablement que je dois visiter par exemple un patient agressif, ou psychologiquement vulnérable, je ne vais pas apporter mon ordinateur portable. […] Quand j’ai une nouvelle demande, par exemple une personne agressive, je vais laisser de côté mon ordinateur portable.[…] Je dois interagir avec le patient et l’ordinateur portable peut constituer un obstacle.[…] J’ai toujours un objectif quand je vais chez un patient. Si j’estime que l’ordinateur portable pour tel ou tel patient va me nuire, je ne l’apporterai pas.
- 7 Notons que les services d’urgence sont assez particuliers dans l’éventail des services de soins, no (...)
37Dans ces témoignages, on comprend qu’il y a cette idée de conserver la dimension humaine des soins qui repose justement sur la qualité de la relation soignant-soigné. Car en effet, l’interaction en contexte de soins à domicile est tout à fait particulière, reposant ainsi sur une co-construction de sens (Bonneville, Grosjean et Lagacé, 2007a ; Bonneville et Grosjean, 2007a) entre le soignant et le soigné qui ne se réduit pas à une simple transmission de l’information (comme dans les soins d’urgence, par exemple7). Comme le sous-entend ce physiothérapeute, la communication qui a lieu avec le patient est toujours un processus qui tient compte non seulement des informations qui sont échangées mais aussi et surtout de la manière dont celles-ci le sont effectivement : « Mon travail à la base c’est de rencontrer des gens (patients), d’interagir avec eux. Donc d’écouter, de dialoguer, etc. »
38Ici, l’ordinateur est considéré comme une chose qui est gênante (Grosjean et Bonneville, 2007). L’ordinateur s’impose dans la relation, en devenant un intrus entre le soignant et le soigné. En amont se pose une insécurité directement liée à la crainte de diminuer la qualité de l’interaction qui est en cause dans ce contexte particulier (Bonneville et Grosjean, 2007b). Cela rappelle aussi au soignant, confronté au choix d’utiliser l’ordinateur portable au moment même où le soigné lui parle, qu’il a devant lui non seulement un corps malade, mais aussi et surtout une personne humaine qui souffre et qui va définir elle-même les limites du normal et du pathologique comme l’a déjà montré Canguilhem (1966). Ainsi, à plusieurs occasions, les soignants vont mettre l’ordinateur portable de côté, par « respect » pour le patient comme règle centrale d’ouverture et de gestion des émotions (Richard, Lussier et Gerard, 2005 : 231-265). Notons que cette pratique, comme nous l’avons souligné plus haut, n’est sans doute pas étrangère à la dynamique qui prévaut lorsque le soignant utilise un papier et un crayon. Néanmoins, l’ordinateur portable étant physiquement plus imposant qu’un simple crayon et papier, les soignants ont l’impression qu’il est davantage contraignant (voire gênant).
39Ainsi, le dialogue, ou la conversation, entre le soignant et le soigné constitue le prisme dans lequel se pose l’interaction qui aura donc pour objet d’établir le contact.
La conversation ne sert pas qu’à échanger de l’information : c’est, d’une part, un processus créatif de construction de croyances partagées entre deux ou plusieurs personnes et, d’autre part, le moyen pratique pour entrer en relation avec l’autre. […] Il n’existe pas de situation où on pourrait communiquer une information qui soit détachée des dimensions sociale, interpersonnelle et relationnelle (Richard et Lussier, 2005 : 12).
40C’est ici toute la distinction qui est faite entre informativité et communicabilité (Grosjean et Bonneville, 2006), la première reposant sur une logique de transmission et de traitement de l’information alors que la seconde est fondée sur le principe de l’interaction, de co-construction de sens entre interlocuteurs (Grosjean et Bonneville, 2006 ; Bonneville, Grosjean et Lagacé, 2007a). Or cette seconde logique est d’autant plus centrale en soins à domicile que la relation de service est très souvent contrainte par la manière dont le soignant reçoit chez lui, dans son intimité, le professionnel de la santé. Le patient est par définition chez lui, dans son intimité propre, et est donc déterminant dans la forme que va prendre le soin qu’on va lui offrir (Lofaso, 2000 ; cité dans Mégie, 2005 : 765).
41L’intervention en soins à domicile, si elle s’avère différente pour le patient qui « reçoit », repose sur une perspective également différente pour le soignant par rapport encore une fois à celle qui prévaut en soins classiques en établissement, comme l’évoque ce physiothérapeute :
Déjà, au départ, on entre chez les gens (à domicile). C’est donc déjà très différent d’un physiothérapeute qui travaille en clinique ou en établissement. Je rentre chez les gens. Je vois plein de choses. Je rentre vraiment dans l’intimité des gens. Tandis que le patient qui se déplace et qui va en clinique privée ce n’est pas du tout la même dynamique. Le patient qui se déplace en clinique privée vient surtout pour consulter à l’égard d’UN problème particulier. En plus, nous, en soins à domicile, on doit ouvrir la conversation sur autre chose. C’est certain que l’approche est différente. […] On fait souvent des références pour des rencontres avec d’autres collègues. Par exemple les cas d’abus, problèmes d’hygiène, agressivité, dépression, etc. On travaille vraiment en équipe. […] La dimension humaine prend tout son sens à domicile. En clinique privée ce n’est vraiment pas la même chose. […] Il faut garder la dimension humaine des soins et c’est indispensable du CLSC [centre local de services communautaires].
42Cette situation exige de la part du soignant un ensemble d’attitudes et d’aptitudes qui donnent une dimension plus intimiste à l’intervention que ce que l’on peut observer en milieu de soins institutionnels traditionnels. Parmi ces attitudes et aptitudes, la concentration et le tact viennent très souvent au premier plan. Puisqu’il n’a pas le contrôle entier de la relation, comme en milieu médical classique (Mégie, 2005 : 766), le soignant éprouve plus de difficultés à identifier les informations dont il aura besoin pour bien conduire son intervention. Il doit faire le tri de l’essentiel sur le superflu dans un contexte où il est aussi confronté, du moins davantage qu’en soins classiques, à des informations dites sociales et environnementales. Ainsi, lorsque le soignant entre en relation avec le soigné, il doit rapidement détecter les indices susceptibles, par la suite, d’orienter l’interrogatoire.
Les lieux physiques communiquent au professionnel de la santé des informations précieuses sur le patient visité, informations qu’il faut traiter avec tact, d’autant plus qu’il est difficile de les obtenir au cours d’une consultation ordinaire au bureau (Mégie, 2005 : 767).
43Il s’agit de prêter une attention particulière au climat psychologique de l’accueil, supposant de la part du professionnel de la santé un ensemble de comportements qui aux yeux du patient sont rassurants.
Trop souvent, le malade se plaint de la méconnaissance par le médecin [ou du soignant, plus largement], toujours bousculé, d’éléments psychologiques pourtant indispensables à une bonne observation clinique […] La rencontre du médecin [du soignant] et du malade doit être avant tout un colloque singulier entre deux êtres humains (Porat, 1976 : 211).
44On comprend donc dans quelle mesure la dimension humaine des soins, particulièrement en soins à domicile, comme nous l’avons expliqué plus haut, demeure indispensable pour les soignants.
45L’ensemble des représentations, attitudes et comportements que nous venons de décrire ne sont pas sans avoir des implications tangibles sur le plan des usages de l’ordinateur portable. Par exemple, tel que nous l’avons jusqu’ici quelque peu souligné, à partir du moment où les soignants évaluent que telle ou telle situation ne se prête pas à la médiation des interactions en face à face avec l’ordinateur portable, on voit apparaître des stratégies quotidiennes visant à le déplacer, à l’ignorer, soit en le retirant complètement (une fois qu’il est ouvert), soit en le mettant à l’écart pour un moment (par conséquent en le déplaçant de la trajectoire visuelle du soigné). On retrouve notamment cette pratique, par exemple, lorsque le soignant rencontre un patient en détresse psychologique, comme l’évoquent respectivement un infirmier et un ergothérapeute :
Quand un patient est en détresse et pleure devant moi, je ferme mon ordinateur.
Quand je suis en interaction avec un patient et que j’ai l’ordinateur devant nous et que le patient en parlant finit par pleurer, la première chose que je fais c’est de fermer l’ordinateur. Je fais la même chose avec tout objet, physique. Je ne veux pas donner l’impression que je veux faire deux choses en même temps.
46Encore une fois, ces pratiques ne sont sans doute pas différentes de celles qui prévalent lorsqu’il est question de l’utilisation de tout autre objet au cours même de l’interaction (crayon, papier, carnet de notes, etc.). Ce qui montre bien, en définitive, que tout objet technique, quel qu’il soit, ne peut qu’être complémentaire aux interactions entre un soignant et un soigné, jamais substitutif. Ainsi, les soignants que nous avons rencontrés considèrent l’ordinateur portable comme un outil de travail comme les autres. Un outil qui, justement, a ses limites dans certains contextes ou dans certaines situations spécifiques. C’est d’ailleurs là l’une des conditions essentielles à l’appropriation efficiente d’un outil comme l’ordinateur portable, comme l’ont montré plusieurs recherches au sujet des craintes des infirmières qui sont appelées à utiliser différents systèmes informatiques (Lee, 2005).
47Comme nous l’avons souligné plus haut, derrière l’informatisation de la pratique soignante se pose la question de l’augmentation de la productivité du travail médical. Dans le cadre des projets d’informatisation des soins à domicile, nous avons constaté qu’il y avait en effet cette volonté de faire en sorte que les professionnels rencontrent plus de patients hebdomadairement, éliminant ainsi le travail de bureau en après-midi où les soignants doivent mettre à jour les dossiers des patients qu’ils ont rencontrés en avant-midi. Comme nous l’a expliqué l’un des responsables de ce projet d’informatisation du travail des soignants en soins à domicile que nous avions rencontré par ailleurs, l’ordinateur portable devait permettre de traiter plus de patients dans un temps de plus en plus court :
Lorsqu’un intervenant est chez Madame A, il va pouvoir gérer toutes ses affaires. Il a accès à son dossier et à ses informations. […] Lorsqu’il sort de chez Madame A, son intervention est terminée. S’il doit téléphoner au médecin, il le fait chez Madame A. Ils [les intervenants de santé] vont donc offrir le même service chez les 7 clients qu’ils rencontrent. Mais au lieu de visiter 7 clients le matin et de faire de la paperasse l’après-midi, ils vont faire tout de A à Z chez Madame A, de A à Z chez Madame B aussi, etc. Les intervenants sont donc sur la route et chez les clients toute la journée.
48Dans ce témoignage, on investit l’ordinateur portable de la capacité de faire en sorte que les soignants puissent effectuer plus de tâches dans un temps donné. Autrement dit, on pense que l’ordinateur portable va augmenter la capacité de prise en charge des patients par les soignants. Pour les soignants, cela pose problème du fait qu’on néglige leur propre expérience en tant que soignants qui montre pourtant que dans plusieurs cas, les TIC, ici l’ordinateur portable, ne sont pas toujours bien adaptées à leur quotidienneté. En effet, comme nous l’avons souligné plus haut, la logique technico-économique qui détermine le sens de la plupart des projets d’informatisation, a conduit à plusieurs problèmes d’adoption des TIC par les professionnels de la santé. Si l’on suit la courte histoire de l’informatisation du travail des professionnels de la santé, on constate, avec ceux-ci, qu’on a très souvent sous-estimé, voire négligé, leur rôle en tant que porteurs de pratiques, experts de leur quotidienneté et en mesure de donner (construire) un sens, une finalité (Bonneville, 2003, 2005a et 2006) aux différents dispositifs télé-communicationnels (Bonneville et Grosjean, 2007a). Ces observations expliquent justement pourquoi plusieurs soignants évoquent les difficultés de s’adapter à l’ordinateur portable en soins à domicile.
L’ordinateur portable n’est pas adapté à notre pratique de façon générale.
Il y a beaucoup de choses, dans le système informatique, dont on ne se sert pas puisqu’elles ne sont pas adaptées à notre pratique, à notre réalité. […] Le système n’est pas adapté à notre réalité quotidienne, à nos préoccupations quotidiennes.
L’ordinateur n’est pas à 100 % adapté à ma pratique quotidienne.
49Dans ces extraits, on justifie les problèmes d’usage par le manque d’adéquation entre la façon dont est conçue l’informatisation de la pratique soignante et la réalité à laquelle les soignants eux-mêmes sont confrontés sur le terrain. On touche ici à l’un des aspects fondamentaux de la critique généralement adressée par les soignants à l’égard de l’informatisation de leur pratique. En effet, comme nous l’avons souligné plus haut, la logique technico-économique s’est forgée dans la mouvance des idées voulant faire de l’informatique un instrument soutenant d’abord et avant tout des impératifs productifs (Carré et Lacroix, 2001 ; Bonneville, 2003). Pour ce faire, l’informatique a très tôt été investie de la capacité de contrôler de manière plus accrue – plus intensive – le travail soignant, c’est-à-dire un contrôle plus serré de l’organisation sur le soignant et un contrôle du soignant sur son propre travail. D’ailleurs, une partie importante des premières initiatives dans le domaine de la pratique soignante médiatisée par ordinateur (ce que plusieurs ont appelé tantôt télé-médecine, tantôt télé-santé) repose sur l’idée que les TIC peuvent contribuer à la standardisation des tâches des soignants, compte tenu d’un contrôle plus intensif du temps et de la rapidité des opérations qu’elles permettraient. Ce qui comprend, aussi mais pas uniquement, le temps passé chez chaque patient en ce qui concerne l’exemple des services de soins à domicile, qui est celui qui nous intéresse ici.
50En contrepartie, toujours suivant cette logique technico-économique, l’ordinateur et les TIC sont aussi l’occasion, lorsque implantés suivant une approche substitutive, d’augmenter la cadence de travail par une intensification du temps. Grâce à ces outils, le travailleur peut maintenant « dédoubler le temps et […] multiplier les activités au sein d’une même unité de temps » (Aubert, 2003 : 215). Il peut aussi étendre sa réactivité au-delà de sa présence physique au bureau, puisque les ordinateurs et les TIC permettent de maintenir une interaction continuelle, souvent en temps réel, avec son organisation.
51Par ailleurs, les différentes interactions entre soignants et ordinateur portable en soins à domicile s’insèrent dans un contexte particulier, celui du dispositif lui-même et de la matérialité qu’il représente. Au-delà de l’obstacle qu’il peut représenter par rapport à la qualité de la relation soignant-soigné dont nous avons souligné l’importance plus haut, plusieurs professionnels ont affirmé ne pas toujours (ou plus du tout) utiliser l’ordinateur portable au domicile des patients pour des raisons essentiellement ergonomiques. En effet, faut-il rappeler que le soignant en soins à domicile n’entre jamais « seul » au domicile des patients. Il apporte avec lui, généralement, sa trousse de soins (qui peut contenir un stéthoscope, un brassard de tensiomètre, un thermomètre, des linges, des bandages, des cotons-tiges, un abaisse-langue, etc.), son téléphone portable, ses documents (dossiers, agendas, horaires, protocoles), etc. L’ordinateur portable, dans ce contexte, n’est qu’un instrument parmi tant d’autres, qui vient alourdir considérablement les déplacements des soignants, comme le soulignent respectivement cette infirmière et ce physiothérapeute.
On a beaucoup de matériel à apporter avec nous au domicile des patients (trousse à pansement, glacière, autres paquets, etc.)[…] Et à domicile on est déjà en mauvaise position ; on ne peut même pas s’asseoir des fois.
J’ai déjà essayé le portable (environ 3-4 semaines). J’ai abandonné.
En plus [l’ordinateur portable s’ajoute à] mon sac de travail, mes équipements, etc. […] Non. Le portable c’est non, pour des raisons pratiques.
52L’ordinateur est même considéré, par le physiothérapeute dont nous venons de rapporter les propos, comme encombrant : « L’ordinateur, je le trouvais encombrant au domicile des patients. »
53D’autres, comme ce travailleur social, précisent que l’ordinateur portable est difficile à utiliser dépendamment de la configuration du domicile du patient même, selon par exemple qu’on est dans sa cuisine, son salon ou sa chambre s’il habite en résidence privée.
Non, je n’apportais pas l’ordinateur portable systématiquement chez tous les patients. Par exemple, ce n’est pas évident d’avoir l’ordinateur portable et de s’asseoir sur le bout du lit des patients qui habitent en résidence privée.
54En somme, de ces différentes observations liées à l’utilisation de l’ordinateur portable en soins à domicile ressortent un certain nombre de constats qui mettent en lumière les formes que prend la déconnexion, ou distanciation, à l’égard d’un outil qu’on a pensé stratégique dans la gestion du travail médical (Jauréguiberry et Bonneville, 2007). Cependant, cet outil que représente l’ordinateur portable ne peut à lui seul déterminer la qualité du travail des professionnels de la santé, d’où justement l’émergence de certaines formes de déconnexion. Car finalement, comme l’indiquent respectivement deux infirmiers et une physiothérapeute, l’ordinateur portable doit demeurer d’abord et avant tout un outil au service du soignant :
Dans les soins de santé je pense qu’il y aura toujours une partie où l’ordinateur n’aura pas sa place.
Compte tenu de la spécificité de ma profession, je ne pense pas que je serai plus efficace avec un ordinateur portable.
Il faut que l’ordinateur demeure un outil.[…] L’informatique doit demeurer un outil au service du professionnel.
55L’utilisation de l’ordinateur portable en soins à domicile soulève divers enjeux qui mettent en lumière la complexité du travail soignant en termes d’interactions avec leurs patients. Comme nous venons de le voir, nous avons rencontré des soignants qui ne sont pas contre toute utilisation de l’ordinateur portable au domicile des patients. Ce ne sont pas des comportements de résistance active, ni de critique dystopique pour reprendre les termes de Proulx il y a déjà plus de vingt ans (1984). Dans la très grande majorité des cas, ce sont des soignants qui sont favorables à l’ordinateur portable au domicile des patients mais à condition que celui-ci ne soit considéré que comme un outil complémentaire (et jamais substitutif) à leur pratique. Cela nous rappelle que les usagers sont plutôt « motivés par l’usage plutôt que par la technologie en elle-même » (Tine, 2007 : 127), et que « pour l’usager, la finalité de l’appareil n’est pas, en général, de faire fonctionner l’appareil mais de s’en servir pour un service qui n’a rien à voir avec la technologie » (Perriault, 1989 : 205 ; cité par Tine, 2007 : 127). Et là se trouvent les conditions de réussite de l’implantation d’une technologie comme l’ordinateur portable, car après tout c’est souvent l’usage qui en est fait qui conditionne la valeur qu’il a (ou qu’il peut avoir) en milieu de travail (notamment Orlikowski, 2000). D’où la nécessité d’accompagner le changement organisationnel (auquel l’informatisation conduit) d’une démarche de compréhension des difficultés, préoccupations et barrières soulevées par les soignants eux-mêmes (Lee, 2007 : 294). L’ordinateur, pour s’implanter, voire s’immiscer harmonieusement dans les routines quotidiennes des professionnels de la santé, ne peut contraindre ces derniers à des sacrifices par rapport à la qualité de l’interaction qu’ils ont avec leurs patients. Car la qualité de cette interaction doit demeurer en toutes circonstances, et l’ordinateur portable ne sera accepté et utilisé (devrions-nous dire adopté) que s’il apporte une valeur ajoutée en termes de qualité des conditions du travail médical et, ultimement, de qualité de la prise en charge de la maladie et des patients. Ce constat va de pair avec quelques-uns des constats effectués notamment par Herbst et ses collègues (1999) quant à l’importance de tenir compte de la dimension humaine lorsqu’un système d’information est implanté (cité dans Lee, 2005 : 345).
56Bien entendu, on pourrait penser que les différentes requêtes des professionnels de la santé en soins à domicile, parce qu’elles exigent souvent temps, énergie voire ressources financières, seraient éventuellement à restreindre compte tenu du contexte budgétaire qui prévaut dans le domaine de la santé. Or, il n’en est rien, comme l’ont souligné Dubé et Paquet à propos d’une des dimensions centrales de la qualité de l’interaction, sur laquelle nous avons plus haut insisté à la lumière des témoignages recueillis, qui est celle de l’écoute, du partage d’émotions entre soignants et soignés.
On peut croire que dans un contexte où les ressources consacrées à la santé sont dans un état déficitaire constant, la mise en place de pratiques et d’un environnement de soins qui permettent de considérer globalement les diverses dimensions de l’être humain – l’aspect émotionnel, dans le cas présent – est un luxe que la société ne peut se permettre. Cependant, à l’orée d’une époque dominée par des maladies chroniques et une population vieillissante, il est possible que l’investissement dans une meilleure intégration des plus récentes connaissances scientifiques sur les émotions dans la prestation de la gestion quotidienne des services de santé soit profitable, tant pour la santé de la population que dans une perspective financière (2003 : 2).
57En définitive, la remarque de Dumas et al. (2001) il y a plus de cinq ans au sujet de la nécessité d’effectuer encore plus de recherches sur ces questions cruciales d’informatisation de la pratique médicale, ici la pratique infirmière, demeure encore d’actualité. Et c’est d’ailleurs là notre souhait, c’est-à-dire d’en arriver à une meilleure compréhension de la communication médiatisée par ordinateur en contexte de soins à domicile, là où l’ordinateur prend de plus en plus d’importance.