1Le présent texte interroge un aspect particulier de la culture et de l’identité culturelle à l’ère du numérique. Son objectif est d’exploiter les données et les résultats de deux enquêtes sur les pratiques culturelles juvéniles en ligne en Algérie (Merah et Ladjouzi, 2015 ; 2016). Dans cette étude, il est question de mettre l’accent sur la pluralité qui caractérise l’identité numérique culturelle des usagers des technologies d’information et de communication (TIC), et ce, contrairement à l’approche traditionnelle dite de distinction qui prône la correspondance des pratiques et des identités culturelles. Cette mutation spectaculaire n’est pas sans effet sur les modes de consommation culturelle et les représentations identitaires des jeunes générations, grandes consommatrices des contenus en ligne. À travers la présente recherche, nous envisageons de découvrir l’état des lieux de la multiplicité des identités culturelles numériques chez les jeunes usagers en Algérie. Notre objectif est de vérifier si les jeunes usagers disposant d’une culture numérique et de compétences techniques élargissent leurs champs de pratiques culturelles en alternant entre culture savante légitime et culture populaire, et conséquemment acquièrent des identités culturelles multiples.
2Afin de couvrir les aspects majeurs de ce sujet, nous traitons en premier lieu la question des pratiques culturelles du modèle de distinction à l’éclectisme et la façon dont s’est opérée cette transition. En second lieu, nous enchaînons avec l’identité culturelle numérique et sa typologie. La troisième et dernière partie est consacrée à l’enquête de terrain et aux résultats obtenus.
3Les pratiques culturelles ont souvent été associées aux modes de vie et aux disparités socioéconomiques qui empêcheraient certaines classes sociales, ne bénéficiant pas d’un héritage culturel conséquent, d’accéder aux équipements et services culturels. Ces disparités ont conduit les consommateurs des biens et services culturels à acquérir une identité culturelle spécifique correspondant à leur rang social. Pierre Bourdieu montrait, à travers son modèle de la distinction,
comment les classes supérieures se distinguaient en s’appropriant les pratiques culturelles les plus « nobles » … (visite des musées et galeries, opéra), tandis que les classes moyennes se contentent de produits secondaires sous-équivalents de la culture légitime, … les classes populaires quant à elles se contentant des produits culturels de grande diffusion (Molénat, 2011 : 12).
4Cette distinction est le fruit d’un habitus perçu comme des « systèmes de dispositions incorporés au cours de la socialisation primaire et qui diffèrent donc en fonction des milieux sociaux d’appartenance » (Mercklé, 2010 : 2). Ce processus a conduit à l’apparition d’une forme de culture acceptée par l’élite sociale et hissée au rang de culture supérieure appuyée notamment par l’institution scolaire.
5À l’ère de la généralisation du numérique et de la génération Y, des enquêtes empiriques ont cependant commencé à nuancer les résultats de l’approche de Bourdieu qui a tant marqué la recherche sur ce sujet. En effet, elles ont démontré les limites de cette approche prônant la concordance entre l’identité culturelle du consommateur et ses pratiques culturelles sur Internet. Selon ces résultats, les pratiques culturelles juvéniles tendent de plus en plus vers l’omnivorisme, désigné aussi par l’expression « éclectisme culturel ». Cette hypothèse de comportement omnivore chez les jeunes contredit les postulats bourdieusiens. Selon la vision de Richard Perterson, cette montée de l’omnivorisme pourrait se légitimer par les intenses fréquentations des jeunes et leur appartenance aux différentes communautés réelles et virtuelles. Elle pourrait aussi être liée à l’amélioration de leur statut socioéconomique. Cette nouvelle donne de diversification et de multiplication des pratiques culturelles chez les jeunes en genres par la consommation d’une panoplie de produits littéraires et artistiques, et en oscillation entre les niveaux et registres savant/profane, élitiste/populaire, légitime/non légitime, remet en cause la vision de conformité entre l’identité et les pratiques culturelles.
6La généralisation des TIC dans les industries culturelles et créatives en formes d’expression, de circulation et consommation des produits et contenus culturels a reconfiguré les pratiques culturelles exercées désormais sur les différents dispositifs du Web. Dans cette perspective, Bernard Lahire souligne que
[l]’invasion de l’audiovisuel et, maintenant, de l’Internet dans le champ de la culture et les pratiques de loisirs, jouerait aussi un rôle, favorisant l’accès de l’élite à des formes culturelles plus populaires et inversement, l’accès des individus de condition sociale inférieure à la culture élitiste (cité dans Rochelandet, Arouri et Le Guel, 2010 : 36).
7C’est ce que le poète et futuriste russe Vladimir Maïakovski qualifie de « l’élitisme pour tous » en référence à la diversité des pratiques culturelles qui a conduit à la réflexion sur une tendance à la réduction des écarts de pratiques culturelles et à une démocratisation de l’accès à la culture savante à travers les technologies numériques. Cette démocratisation de la culture par les TIC est due principalement à l’enrichissement des contenus d’Internet avec l’arrivée de la deuxième vague des usages d’Internet que Dale Dougherty a appelée « Web 2.0 », qui inclut les blogues, les réseaux sociaux, la culture wiki et la production collective de connaissances qui confirment le rôle d’Internet comme outil d’émancipation et de diversité culturelles.
8Partant de là, la présente étude tente de découvrir la réalité de la pluralité des pratiques et des identités culturelles chez les jeunes consommateurs des biens culturels, et du rôle joué par les TIC en général et Internet en particulier dans ce processus de mutation de l’identité culturelle plurielle. Nous essaierons de répondre à la question principale suivante : la culture informationnelle des jeunes Algériens usagers des produits et services culturels sur Internet favorise-t-elle chez eux le double processus d’éclectisme en pratiques et d’identité culturelles numériques ?
9Cette question principale se divise en deux interrogations secondaires : comment la pluralité des pratiques culturelles des jeunes usagers se présente-t-elle sur le réseau social numérique Facebook ? Comment les traces des identités numériques des jeunes ayant des pratiques culturelles se présentent-elles sur le Web ?
10Pour Philippe Coulangeon, les pratiques culturelles dans leur acception « classique » renvoient souvent au « modèle de l’homologie structurale de l’espace des positions sociales et de l’espace des styles de vie théorisé par Pierre Bourdieu » (2004 : 59). Ce modèle repose sur trois concepts en interaction : l’habitus, le capital culturel et la légitimité culturelle.
11L’habitus désigne un phénomène observable dans la société « sous deux formes inséparables : d’un côté les institutions qui peuvent revêtir la forme de choses physiques, monuments, livres, instruments, etc. ; de l’autre les dispositions acquises, les manières durables d’être ou de faire qui s’incarnent dans des corps » (Bourdieu, 2009 : 29). Ainsi Bourdieu défend-il l’idée que « les goûts et les pratiques culturelles, et, plus largement, l’ensemble des éléments caractéristiques du style de vie de l’acteur, sont le produit de son habitus » (Coulangeon, op. cit. : 61).
12Le second concept, soit le capital culturel, désigne
l’ensemble des valeurs, esthétiques, symboles, compétences et aptitudes culturels et linguistiques qui représentent la culture dominante. Ce capital d’héritage est reconnu par son éligibilité à la reproduction, à la préservation, à la promotion et au transfert via les structures et missions éducatives (Hosni, 2011 : 63).
13Ce concept met l’accent sur les formes de connaissances et de compétences culturelles qui reflètent les codes des classes. Le capital culturel prépare l’individu à mieux ressentir la qualité et la valeur des produits culturels en situation de concurrence et d’interprétation. Ce capital à hériter se présente sous trois figures :
[…] à l’état incorporé, c’est-à-dire sous la forme de dispositions durables de l’organisme, à l’état objectivé, sous la forme de biens culturels, tableaux, livres, dictionnaires, instruments, machines …, à l’état institutionnalisé, … en l’intégrant dans les institutions étatiques comme le système scolaire et politiques publiques (Bourdieu, 1979 : 7).
14Quant au troisième concept, la légitimité culturelle, il consiste à reconnaître le caractère savant et élitiste à une forme de culture dite cultivée. Ce concept désigne la culture savante et légitimée par les classes sociales supérieures au nom de la jouissance d’un capital culturel. Cependant, « des produits peuvent être légitimes au sens où ils appartiennent à la culture dominante sans pour autant être savants » (Fabiani, 2007 : 14). Cette légitimité explique les critères d’acceptation et de validation de ces figures et formes d’expression culturelle comme telles par les classes sociales dominantes. Ces dernières renforcent leur démarche de légitimation de la qualité des produits culturels en les institutionnalisant dans les appareils idéologiques de l’État : écoles, tutelles ministérielles, médias et organisations politiques.
15Ainsi les pratiques culturelles sont-elles stratifiées par opposition selon une hiérarchie imposée par les classes dominantes culturellement : théâtre classique/théâtre de rue, opéra/chanson populaire, etc. Les pratiques culturelles se présentent selon les classes sociales et dépendent de la position occupée dans l’espace public d’expression, et ce, par rapport à la taille du capital culturel acquis. En cherchant à maintenir sa position sociale, la classe dominante cherche aussi à maintenir la légitimité de sa culture par la stratégie de la distinction, par sa consolidation et sa reproduction.
16La logique de distinction consiste à maintenir une certaine distance discriminatoire entre les différentes pratiques déclarées non légitimes. Par souci de promotion de la distinction d’une pratique, elle est diffusée et surtout standardisée pour enfin perdre son aura qui légitime son attribut de distingué. Toujours par souci de distinction, la pratique « popularisée » doit être remplacée par une nouvelle pratique dédiée à la classe dominante qui l’adopte par souci de distinction. Quant à la classe moyenne, elle se caractérise par « la bonne volonté culturelle » (Bourdieu, 1979 : 5), elle manifeste un respect évident à l’égard de l’ordre social établi et de la culture dominante, reconnaît la culture légitime et désire l’acquérir ; elle essaie d’imiter les pratiques nobles ou a recours à des pratiques compensatoires. Les membres de ces classes investissent donc dans les formes inférieures de la production culturelle, s’intéressent au cinéma, aux ouvrages de vulgarisation scientifique, et ce, pour se rapprocher de la culture de la classe dominante et se distinguer par rapport aux classes populaires. Ces dernières, réduites à la marge des pratiques dites cultivées, sont contraintes aux « choix du nécessaire ». Cette stratification a conduit à ce que chaque classe sociale promeut sa distinction en s’attribuant une identité culturelle spécifique et différente par des pratiques culturelles.
17Mais des constats et des résultats de recherche ont démontré les limites de cette théorie qui s’apparente à un jugement. En effet, elle est déjà
mise à l’épreuve par les travaux de Peterson sur l’omnivorisme, lesquels montrent que les personnes ayant un statut élevé ont plutôt tendance à avoir des pratiques culturelles « omnivores » … elles « s’intéressent autant aux pratiques culturelles légitimées qu’à celles non légitimées » (Lapointe et Lemieux, 2013 : 14).
18Ainsi les tendances et préférences culturelles de ces personnes traversent-elles les « frontières des nations, mais aussi celles des classes sociales, des sexes, des ethnies, des relations, des âges ou d’autres frontières similaires » (Peterson, 2004 : 159).
19Si certains soulignent que ces limites suffisent pour déclarer la réfutation de la légitimité culturelle fondée sur la distinction, d’autres croient à son prolongement en creusant le phénomène d’omnivorisme culturel. D’ailleurs, ils le considèrent comme une nouvelle forme de distinction inventée et adoptée par la classe dominante. Pour Peterson, « une personne était qualifiée d’omnivore si elle choisissait, dans un éventail de choix, un grand nombre de goûts ou d’activités lui permettant de se distinguer » (Peterson, cité dans, Lapointe et Lemieux, 2005 ; 18). À ce sujet toujours, il a démontré que l’omnivorisme est fréquent et favorisé chez les personnes scolarisées, riches et citadines, qualifiées de plus ouvertes sur les autres et sur leurs pratiques culturelles.
20Michelle Ollivier précise que la tendance à l’omnivorisme n’est pas récente et rapporte comment « des artistes et des intellectuels avaient autant d’intérêt pour la haute culture que pour les divertissements de masse » (citée dans Wilson, 2003 : 243) ; d’autant plus que ce fait « se répand non seulement chez l’élite, mais également dans les autres groupes sociaux » (Lahire, cité dans Lapointe et Lemieux, op. cit. :16).
21Avec l’apport du numérique à la culture, surtout la démocratisation de l’accès, la standardisation des contenus et la réduction des disparités sociales, les pratiques culturelles reconfigurées « sont ainsi de moins en moins fondées sur la familiarité exclusive avec la culture savante et de plus en plus fondées sur l’éclectisme des goûts et des pratiques (Coulangeon, 2003 : 164).
22L’intensité des interventions et activités sur le Web, notamment l’interactivité sur les réseaux sociaux, a fourni un nouveau concept portant sur l’autoreprésentation des usagers : l’identité numérique. À ce sujet, Armelle Dufour Baidouri écrit : « Le champ de la vie quotidienne s’est irrévocablement étendu et le virtuel et le réel constituent désormais un seul et même espace dans lequel les individus y construisent leur identité au même titre qu’ils y décèlent l’identité des autres » (2013 : 12). De ce fait, l’imbrication entre l’identité réelle et l’identité numérique se fait de plus en plus sentir, d’autant plus que, dans un environnement de plus en plus numérisé, l’identité numérique représente un vivier important de savoir et de connaissances pour l’individu.
23La conception traditionnelle du terme d’identité a toujours mis en valeur les caractéristiques innées et statiques des individus et des communautés : hérédité biologique et héritage identitaire. Par contre, le terme d’identité numérique renvoie plutôt à une conception dynamique, enrichissante et plurielle. Dans cette perspective, Olivier Ertzscheid précise que cette nouvelle forme d’identité est « constituée de la somme des traces numériques se rapportant à un individu ou à une collectivité » (2013 : 13).
24La définition de ce type d’identité est caractérisée
par une diversité d’acceptions ; elle s’étend de l’authentification d’un individu comme cela se déroule au cours d’une transaction, jusqu’à sa présence individuelle en ligne … sans oublier ce que les autres disent de l’individu. C’est cette présence individuelle en ligne qui est appelée IN comme un soi virtuel représentant ainsi l’ensemble des données qui référencent un internaute en tant qu’individu (Dufour Baidouri, 2013 : 49).
25Fanny Georges définit l’identité numérique
comme l’ensemble de signes manifestés par un utilisateur en ligne ; elle comprend les informations que l’utilisateur produit lui-même pour se présenter, les informations saisies par les personnes qui postent sur son profil ou ailleurs, et qui rejaillissent dans les occurrences Google, et enfin les informations comptabilisées par le système informatique en ligne (2017 : 69).
26L’apparition de l’identité numérique est tributaire du répertoire des composantes identitaires énoncées et laissées sur les réseaux sociaux comme traces de passage lors des expressions et des interactivités. Ces composantes en processus d’agrégation continuelle enregistrent de manière systématique toutes les caractéristiques récurrentes et constantes des usagers pour en constituer des indicateurs identitaires : caractères, habitudes, traditions, opinions, préférences, goûts, réseaux d’amis, habitudes, centres d’intérêt. Repérer et catégoriser les éléments et les caractères identitaires en répétition permettent de dégager des figures de présence visible sur le Web caractérisées par deux types d’informations distinctives et tangibles. Les premières dites factuelles portent sur des éléments d’identification démographique : l’âge, le genre, les lieux de naissance, de scolarisation, d’habitat, de fréquentation et de travail. Les secondes portent sur des éléments d’identification sociologique : les valeurs, les relations, les opinions, les modes de vie, la socialisation, les communautés d’appartenance, les préférences et les orientations culturelles et religieuses. On peut définir l’identité numérique comme une
collection des traces (écrits, contenus audio ou vidéo, messages sur des forums, identifiants de connexion, actes d’achat ou de consultation…) que nous laissons derrière nous, consciemment ou inconsciemment, au fil de nos navigations sur le réseau, et de nos échanges marchands ou relationnels dans le cadre de sites dédiés (Ertzscheid, op. cit. : 35).
27L’identité numérique soulève quelques craintes et appréhensions de la part des usagers d’Internet ; son irruption massive et quelquefois incontrôlée dans la construction sociale, culturelle et identitaire des individus a induit des risques qui constituent de véritables enjeux d’ordre personnel et collectif. Le principal enjeu de l’identité numérique est celui des dangers de l’usurpation d’identité qui peut donner lieu à des fraudes, ou bien de déformation de la réputation des internautes, surtout dans le cas de recherche d’emploi où les recruteurs ont de plus en plus recours à la « googelisation » des candidats à l’embauche.
28Plusieurs typologies ont été proposées par les chercheurs pour essayer de cerner la nature novatrice de l’identité numérique. Tous ces classements reposent sur le fait de remonter les traces que les usagers d’Internet laissent sur leur passage. Parmi ces essais, on cite la typologie présentée par Olivier Ertzscheid et Dominique Cardon ainsi que celle de Fanny Georges que nous allons adopter du fait qu’elle regroupe les autres classements et propose un schéma tangible et vérifiable. Selon Georges, l’identité numérique se décline et se décrit selon trois catégories : l’identité déclarative, l’identité agissante et l’identité calculée.
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L’identité déclarative : « […] elle se compose de données saisies directement par l’utilisateur, notamment au cours de la procédure d’inscription au service » (Georges, 2009 : 179). Ce système de signes déclaratifs est considéré par l’utilisateur comme le plus pertinent pour décrire son identité. En effet, ces éléments sont limités par les personnes qui veulent contrôler l’accès à leur identité et à leurs données personnelles. Cependant, cette identité « varie en termes de réalisme et de quantité : plus réaliste dans les sites de communication (rencontre, communautés, networking), elle est plus fictionnelle dans les jeux vidéo ; très détaillée dans les applications communautaires (communication et jeu), elle est peu renseignée dans les logiciels de partage de médias » (Georges, 2008 : 3).
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L’identité agissante : cette catégorie est considérée comme « la mention des activités communautaires ou personnelles dans le monde virtuel » (id.). Le développement de l’identité agissante dans Facebook consiste en une notification des activités de l’utilisateur, dans un mode de consommation active (publication sur les autres profils, installation d’applications internes), passive (qui suppose une activité de consommation active de la part des autres utilisateurs « amis » ou « contacts » : réception de commentaires, de messages sur son mur) ou réciproque (ajout d’amis, identification sur des photos). Facebook dispose d’un outil très perfectionné en la matière, le mini-historique, qui notifie par des messages le flux des activités de l’utilisateur (Georges, 2009 : 8).
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L’identité calculée : quant à la troisième catégorie de l’identité numérique, elle « se compose de chiffres, produits du calcul du système, qui sont dispersés sur le profil de l’utilisateur (exemple : nombre d’amis, de groupes) » (ibid. : 179). Contrairement à l’identité agissante, elle est le produit engendré automatiquement par des logiciels de traitement de données informatiques. Son interprétation dépend des informations enregistrées et des interactivités inventoriées et décrites selon les règles fixées par le système et les gestionnaires des réseaux sociaux et des sites Web qui l’ont conçu.
29Ces trois types sont interdépendants, les données numériques pouvant être traitées par ces trois composantes d’une manière complémentaire. La conception dynamique, processuelle et composite de l’identité numérique permet l’émergence des éléments culturels et symboliques : la différence, la représentation de soi, la construction identitaire, l’identification, la communauté et le sentiment d’appartenance.
30L’inventaire des définitions linguistiques du terme d’identité et la revue de littérature permettent de constater qu’elle est toujours envisagée comme une construction multidimensionnelle et déterminée par les communautés d’appartenance et de sociabilité culturelles. C’est pourquoi nous considérons que cette identité numérique définie comme une représentation et une autoreprésentation de soi sur Internet est surtout une identité culturelle numérique.
31Pour répondre à nos questions, nous avons réalisé une enquête qualitative auprès de jeunes usagers et consommateurs des produits culturels en ligne dans la ville de Béjaïa. Pour mieux maîtriser notre démarche méthodologique, nous avons diversifié les outils de recherche de manière à observer, à collecter et à recouper le maximum de données. Les indicateurs de l’identité culturelle numérique sur lesquels nous nous sommes basés portent sur l’ensemble des traces significatives relatives à une personne sur Internet laissées volontairement ou non : les marqueurs, les référents, les reflets et les montages identitaires. Ces traces se matérialisent dans les publications de l’usager (ce qu’il partage ou commente), ses connaissances culturelles (à travers les sites spécialisés), ses avatars culturels (ce qui le représente), ses usages culturels (achat, écoute, téléchargement, piratage, lecture, remixage, montage, visite).
32Nous avons opté pour l’entretien semi-directif comme technique principale d’investigation et nous nous sommes inspirés des grilles, des listes de thèmes et des démarches méthodologiques des enquêtes recueillies par Romuald Ripon sur les pratiques de lecture à la bibliothèque (2001). Les entretiens ont été conduits à partir d’une liste de thèmes tout en laissant une place importante à la prise de parole libre des personnes interviewées. Pour les pratiques culturelles, nous avons interrogé les configurations actuelles, les fréquences, les préférences et leur reconfiguration dans le temps. Par ailleurs, nous nous sommes intéressés aux éléments contextuels de l’exposition aux contenus culturels : le support, le type de connexion, la durée, le moment, le lieu, le support et le type (individuel et collectif). Pour mieux appréhender la teneur de ces entretiens, nous avons procédé par une analyse de contenu thématique en repérant dans des expressions verbales ou textuelles « des thèmes généraux récurrents qui apparaissent sous divers contenus plus concrets » (Muchielli, 1996 : 259).
33En parallèle à l’entretien semi-directif, nous avons adopté une démarche empirique et interactionniste qui consiste à observer les interactions des enquêtés avec l’objet de recherche dans leur contexte d’usage d’origine avant de les extraire pour les analyser. Le choix des réseaux sociaux, Facebook particulièrement, comme terrain de recherche est justifié pour leurs spécificités techniques permettant d’observer les indicateurs de la culture informationnelle et pour l’espace d’expression qu’ils offrent, permettant d’observer la matérialisation de la pluralité des pratiques culturelles et des identités numériques construites. Par ailleurs, le réseau social Facebook s’est imposé comme numéro un en Algérie avec plus de 19 millions d’utilisateurs au 31 décembre 2019, avec un taux de pénétration de 44,2 %.
34Quant à notre échantillon, tous les 20 membres sont de sexe masculin, ce qui permet de neutraliser la variable de genre. Il est constitué de jeunes adultes âgés de 18 à 30 ans, selon la catégorisation d’Ipsos. Nos personnes enquêtées ont été recrutées parmi les jeunes universitaires (étudiants et diplômés) usagers des produits et services culturels présents de manière régulière sur Facebook avec une moyenne d’au moins 1 heure/jour. Elles ont été retenues par mode d’échantillonnage ciblé et séquentiel selon des critères principaux caractérisant les pratiques culturelles actuelles sur Internet : type d’usager, scolarisé occupé, scolarisé non occupé, maîtrisant l’outil informatique, maîtrisant au moins une langue étrangère, posture sur les réseaux sociaux et culture amateur. Ces critères de sélection sont liés aux thèmes du guide d’entretien et justifiés par les variables de l’enquête portant sur l’usager : le rapport à la culture, la culture informationnelle, la posture sur les réseaux sociaux et l’identité culturelle numérique.
35L’objectif de cette étude est de décrire les pratiques culturelles des jeunes usagers algériens sur Facebook en démontrant le caractère éclectique de ces dernières ainsi que l’effet de la pluralité de cette consommation culturelle sur leur identité numérique.
36La première constituante de l’identité numérique déclarative est l’identifiant et le nom d’utilisateur utilisés lors de la procédure d’inscription. Facebook a clairement interdit l’ouverture de compte sous un faux nom ou un nom usurpé, cette mesure étant instaurée pour créer un environnement de communication et d’échange plus sain.
37Les données recueillies indiquent que l’identité déclarative de l’ensemble des enquêtés est constituée de leurs propres noms et prénoms par lesquels ils s’identifient vis-à-vis de leurs connaissances. Les photos de profil sont aussi, dans la plupart des cas, des photos personnelles ou d’autres qui sont représentatives de leurs préférences, goûts et passions, comme des sites d’appartenance ou des endroits déjà visités. Ces endroits marquent l’origine spatiale, des significations communautaires, des références sociopolitiques et la mémoire de l’usager. On trouve aussi des avatars de personnages fictifs, dont le dénominateur commun est l’aura et le prestige dont ils jouissent et signifient dans l’imaginaire des jeunes. On peut mettre les thèmes de ces avatars, selon la classification proposée par John Suller, dans la catégorie narcissique ; ce sont des thèmes de pouvoir, de perfection, de grandeur. « Ils sont utilisés pour leur capacité à générer de l’admiration, et le sentiment d’être “spécial” et “privilégié” » (Leroux, 2011 : 19).
38Pour nos enquêtés, cette fiche d’identification sert à aider les gens à les trouver pour qu’ils puissent entrer en contact facilement avec eux, surtout dans le cas de personnes qui ne se sont pas vues depuis longtemps. En effet, « l’objectif du réseau social étant de permettre à des gens se connaissant déjà d’échanger et de communiquer, il serait contre-productif de masquer son identité réelle » (Emérit, 2014 : 95). Ces identifiants doivent donc refléter la véritable identité de l’usager, d’où le recours aux noms réels pour certains enquêtés et aux noms composés pour d’autres. D’une part, cette dualité dans les identifiants dénote l’envie de se faire reconnaître sur ce réseau social, tout en conservant son anonymat et sa vie privée. D’autre part, elle comporte des fragments de l’identité que l’internaute veut se forger sur Facebook. Par ailleurs, les éléments d’identification sur Facebook ne sont pas constants et définitifs ; en raison de la nature dynamique de ce réseau social, ils sont souvent sujets au renouvellement et à la réactualisation. Ainsi plusieurs enquêtés ont-ils déclaré avoir utilisé diverses photos de profil et de couverture en fonction de l’actualité, des événements marquants qui appellent une prise de position ou un parti pris, ou bien simplement par envie de changement dictée par la volonté d’entretenir et de « relooker » le profil dans son aspect esthétique.
39Facebook est un vivier important de contenus culturels avec toute la diversité qui caractérise ses pages et ses communautés. Les jeunes internautes algériens ne sont pas en marge de cette dynamique caractérisant l’engouement pour les réseaux sociaux et ce qu’ils apportent comme pratiques et contenus culturels. Concernant les usages culturels de Facebook, les réponses de notre échantillon étaient consensuelles et surtout convergentes. Les propos des jeunes interrogés confirment un constat vérifié par le nombre et la fréquence des publications, des partages et des commentaires des contenus culturels sur leurs pages Facebook. Pour eux, la culture qu’ils envisagent dans sa pluralité et sa diversité comme « contenu et consommation » est très présente sur Facebook. Cette forte présence de la culture sur Internet est vérifiée pendant les moments de consultation de ce réseau social et pendant les moments de sociabilité et d’interactivité avec les amis membres des communautés d’appartenance réelles et virtuelles. Ces moments considérés comme un temps libre ou de loisirs fournissent des présences souvent actives sur Facebook, permettent aux usagers d’exercer leurs pratiques culturelles et de répondre à leurs besoins culturels en matière de consultation et de recherche d’informations et de contenus multimédias culturels. Les actions de consultation, de recherche et d’exposition se font à travers les fils d’information et les murs de publication des membres des communautés ou à travers les pages institutionnelles ou personnelles dédiées à la culture. Les jeunes disposant d’une solide culture informationnelle et ayant des pratiques culturelles intenses sont abonnés à plusieurs pages d’artistes et d’acteurs culturels.
40En ce qui concerne les thèmes culturels les plus consultés, on remarque d’après les réponses des interviewés que l’écoute de la musique, la lecture, les extraits vidéo ainsi que les pratiques de loisirs sont les plus prisés sur Facebook.
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41L’intérêt pour ces contenus se fait de plus en plus important lorsqu’il y a une actualité culturelle qui fait débat au sein de l’opinion publique et suscite l’intérêt des usagers de Facebook. C’était le cas par exemple pendant le lancement des festivités de célébration du Nouvel An amazigh1, yennayer2, où le débat était centré autour des programmes de cette manifestation, en plus de la polémique sur la place de la langue et de l’identité amazighes. On trouve aussi la tenue du Salon international du livre à Alger qui, chaque année, ravive l’intérêt pour le livre et la lecture. D’ailleurs, plusieurs titres ont suscité des polémiques sur les réseaux sociaux comme les mémoires des anciens combattants, les livres interdits d’entrée ou retirés des stands. Cette attraction de l’objet culturel sur Facebook est renforcée par le processus de positionnement actif envers les contenus à caractère culturel, ce qui détermine l’identité agissante du facebookeur. Les réponses des enquêtés désignent l’opération de suivi et d’abonnement aux pages et aux personnalités culturelles comme le meilleur moyen de démontrer son intérêt et son soutien aux contenus culturels véhiculés, sans omettre le traditionnel et incontournable bouton « j’aime » ainsi que le partage avec les amis. Plusieurs contenus culturels, inexplorés auparavant, sont donc découverts grâce au déroulement aléatoire du fil d’actualité dans lequel d’autres amis partagent ou recommandent une matière culturelle quelconque. Cependant, nos enquêtés déclarent qu’en règle générale, la décision de suivre les pages culturelles se fait en fonction des goûts et des préférences antérieures, parfois en fonction des contenus ayant un succès sur le réseau ou bien qui sont commandités et proposés par l’algorithme de Facebook. Il ressort de l’enquête que les groupes culturels les plus représentés sont les groupes consacrés aux arts photographiques, les communautés des podcasters célèbres, les groupes de musique et les communautés de lecture.
42L’audiovisuel représente une part importante de l’activité de Facebook. En 2015, le réseau enregistrait déjà en moyenne huit milliards de vidéos visionnées chaque jour (Nguessan, 2015). La politique de Facebook encourage grandement le partage et la création de contenus audiovisuels ; par exemple, le réseau permet à certaines catégories de vidéos premiums créées par de simples usagers ayant un nombre de vues important de bénéficier de recettes publicitaires, et ce, en vue de stimuler la création de contenus audiovisuels et d’accroître le nombre de visionnages. Pour concurrencer les principales plateformes vidéo comme YouTube, Dailymotion ou Périscope, plusieurs fonctionnalités sont régulièrement ajoutées : Facebook live, le commentaire vidéo ou encore les vidéos à 360 degrés. Toutes ces options et applications techniques ont fait de Facebook un espace dédié à la création et au visionnage des contenus audiovisuels.
43Quant aux préférences de notre échantillon en matière de visionnage audiovisuel culturel, on nomme par ordre de fréquence de citation les bandes-annonces des films, les podcasts, les vidéos partagées par les amis (humour, faits divers, sport, etc.), les extraits documentaires ainsi que quelques live streaming de concerts ou de représentations artistiques. Pour ce qui est des contenus évités, nos enquêtés signalent les messages publicitaires intempestifs, les séquences vidéo trop longues et toute autre matière audiovisuelle à contenu érotique qu’ils considèrent comme « opposée à nos valeurs et à la morale », pour reprendre le propos d’un jeune enquêté.
44L’attrait de ces contenus réside prioritairement dans leur richesse et leur diversification, éléments très prisés dans le visionnage de l’audiovisuel sur Facebook. Ainsi plusieurs vidéos comportent-elles des messages à portée éducative, informative, distractive, morale et surtout identitaire. Nos enquêtés ont insisté sur les valeurs de diversité culturelle et linguistique, d’ouverture sur la culture d’autrui, mais aussi sur un attachement à la culture dite « nationale ».
45L’aspect nostalgique de certains passages audiovisuels stimule aussi le processus de visionnage et de recherche d’autres contenus similaires. La qualité technique et esthétique des vidéos est un élément secondaire dans la décision de consommation de la vidéo sur Facebook, puisque d’autres plateformes proposent des vidéos avec une qualité d’image et une technicité supérieures à celles de Facebook, mais elles sont moins consultées.
46Par ailleurs, les visionnages des vidéos sur Facebook se font parfois de manière « forcée », selon l’expression de l’un de nos enquêtés. En effet, Facebook, à l’instar de Twitter et Instagram, a mis en place la lecture automatique des vidéos déroulées sur le fil d’actualité. Pour nos enquêtés, c’est une manière « d’imposer » le contenu à l’usager, c’est aussi une source de gêne et d’agacement. En ce qui a trait à l’interaction avec le contenu vu, le positionnement du facebookeur par rapport au contenu abordé est principalement déterminé par la mention « j’aime » ainsi que par le partage et la diffusion de la vidéo avec les amis, en plus des commentaires.
47Accessoirement, l’interaction se fait aussi de façon plus poussée à travers les différents signes et symboles qui reflètent, en plus du commentaire écrit, l’état d’âme de l’usager lors de son visionnage. On trouve donc les smileys, émoticônes, symbole emoji, etc. Ces éléments servent à exprimer les émotions et les ressentis en essayant de se substituer aux expressions faciales et corporelles.
- 3 Syndicat national de l’édition phonographique (2016), Global music report 2016. La consommation de (...)
48La musique sur Internet est un contenu culturel en plein essor, le numérique représentant 45 % du chiffre d’affaires mondial contre 39 % pour les ventes physiques3. Plusieurs plateformes numériques d’écoute et de téléchargement de la musique sont disponibles, les plus notables étant YouTube, Spotify et Deezer. Cette accessibilité rendue facile et gratuite grâce au piratage des chaînes de télévision et des sites fournisseurs de musique n’a pas réduit les produits musicaux sur Facebook. En effet, ces contenus partagés, visionnés et commentés sont aussi variés que riches. D’ailleurs, nos jeunes affichent leur fierté d’accéder aux nouveautés en extrait ou en totalité des chansons des grandes vedettes et qui font le buzz des stations radiophoniques et télévisuelles musicales.
49Les chanteurs et artistes, connus ou moins célèbres, passent par ce réseau social pour plus de visibilité et de présence. En plus des extraits musicaux ou des clips qui apparaissent sur le fil d’actualité, Facebook a lancé en 2012 le service d’écoute simultanée de la musique au moyen d’une nouvelle fonctionnalité, soit le bouton « listen with », qui permet d’écouter des morceaux musicaux en même temps que l’un des contacts tout en la synchronisant avec la discussion instantanée. Cette option permet une écoute partagée et facilite la discussion ainsi que le débat à propos des chansons écoutées en temps réel.
50Concernant les habitudes d’écoute de la musique qu’on a décelées chez nos enquêtés, il s’agit notamment de styles musicaux auxquels ils sont attachés et qu’ils cherchent sur Facebook, prioritairement de la musique locale et des chansons internationales à succès.
51Nos enquêtés écoutent aussi des morceaux partagés ou recommandés par les amis, afin de les découvrir et de diversifier leur culture musicale. Cependant, d’autres formes d’offre musicale sont présentes sur Facebook, comme les contenus commandités qui apparaissent souvent sur le fil d’actualité, ou bien les propositions de l’algorithme de Facebook qui se base sur l’engagement d’une communauté envers le contenu en question. Tous ces moyens ont permis aux usagers de Facebook de varier et d’enrichir leur répertoire musical en expérimentant d’autres styles musicaux inexplorés auparavant, dans d’autres langues, notamment l’anglais et l’espagnol. Le fait de découvrir un artiste ou un genre musical non seulement valorise l’usager, mais ce dernier sent aussi une sorte de devoir envers ses amis pour partager avec eux ses « coups de cœur », nous explique Nacer, un jeune fan de Davido. D’ailleurs, sa page Facebook personnelle est confondue avec celle de son idole africaine : ses clips, ses informations, ses interventions télévisuelles et ses produits marketing. En accédant à sa page dédiée à sa vedette, nous découvrons qu’il l’alimente comme un agent d’artiste et la gère comme un manager de communauté de fans.
52S’agissant des habitudes d’écoute musicale proprement dites, la plupart de nos enquêtés déclarent privilégier une écoute plutôt courte avec possibilité d’enregistrement ou de téléchargement des morceaux si ceux-ci s’accordent avec leurs préférences et goûts musicaux. Ce genre de musique accrocheuse entraîne chez l’usager tout un processus de recherche complémentaire qui se solde par des recherches approfondies sur l’artiste, par une recherche de musique similaire, par un renvoi hypertexte aux liens de vidéo en direct ou aux pages Facebook consacrées à cette musique (page officielle, fanpage…). L’exemple cité par l’un de nos enquêtés porte sur la chanson portoricaine Despacito, tube de l’année 2017 avec plus de 4 milliards de vues sur YouTube et des dizaines de pages sur Facebook.
53Néanmoins, nos enquêtés nuancent un peu l’effet que peut avoir leur suivi de l’actualité musicale sur Facebook en insistant sur le caractère « raisonnable » de cette activité. Ainsi certains membres de notre échantillon se disent-ils distants par rapport aux informations répandues sur Facebook sur les artistes et chanteurs, et vigilants quant à la teneur de ces musiques. La consommation des contenus des pages Facebook musicales aborde l’aspect purement musical. L’un de nos enquêtés, Sid-Ali, un fan de la chanson chaabi, déclare d’ailleurs dans ce sens : « L’œuvre artistique prime sur l’artiste lui-même. » Par contre, un autre jeune mélomane de la chanson amazighe, Massinissa, un inconditionnel adulateur du chanteur kabyle engagé Matoub, estime que « l’artiste est avant tout une personnalité avec des valeurs et des positions ».
54Facebook est un réseau multimédia dans lequel l’image et l’audiovisuel prennent une part importante au détriment de l’écrit. Certains spécialistes vont même jusqu’à prédire la disparition de l’écrit sur Facebook au profit de la vidéo. Nicola Mendelsohn, vice-présidente de Facebook pour les régions de l’Europe, du Moyen-Orient et de l’Afrique, déclarait en 2016 : « Nous observons un déclin de l’écrit année après année, tandis que les images et la vidéo se multiplient massivement » (de Jaeger, 2016). Ce constat se vérifie dans les pages personnelles et leurs interactions : volume et nombre de contenus audiovisuels publiés, vus, partagés et commentés. Le constat est aussi recoupé par les propos des jeunes enquêtés qui citent en pôles positions les activités de visionnage, de téléchargement, d’écoute, de partage et de mixing comme fréquentes pratiques culturelles sur Internet. En effet, même si l’activité de lecture est toujours présente, elle se décline sous des formats plus adaptés aux réseaux sociaux, selon les dires de nos enquêtés. Ainsi la lecture est-elle appréhendée dans son acception globale : lecture de publications d’amis, de commentaires, de publications Facebook, d’articles de magazines et de journaux en ligne, etc. Quant à la lecture littéraire proprement dite, nos enquêtés affirment lire des passages ou des textes tirés des grands classiques de la littéraire mondiale, des citations célèbres, des notes de lecture ou des résumés de livres. Ces contenus reflètent souvent les référents socioculturels des membres de notre échantillon, sans pour autant exclure l’ouverture sur d’autres contenus.
55Le point commun entre ces différentes formes de lecture est le recours à la lecture succincte et abrégée. En effet, Facebook est considéré non pas comme un espace de lecture, mais plutôt comme un moyen qui permet de découvrir et de suivre l’actualité littéraire. Dalila, une jeune étudiante en littérature française à l’Université de Béjaïa, reconnaît d’ailleurs ceci : « Mes lectures sur Facebook se font plutôt occasionnelles, vu que je préfère le format papier à celui numérique ».
56Le numérique étant considéré comme inadapté à la lecture littéraire, qui est une activité plutôt chronophage et individuelle, Sylvie Octobre soutient que « les séquences de lecture des jeunes sont plus courtes, souvent liées à leurs échanges écrits sur Internet … à l’ère du numérique, la façon dont les jeunes construisent leur approche culturelle ne va pas naturellement vers la lecture » (propos recueillis par Buratti, 2014).
57Pour ce qui est de la langue utilisée aux fins de lecture sur Facebook, on note un penchant prononcé pour la lecture en langues française et arabe pour des raisons de maîtrise de ces langues, en plus de l’ouverture sur d’autres langues moins maîtrisées, mais qui séduisent de plus en plus par la richesse et la popularité de leur contenu comme l’anglais ou l’espagnol.
58Nos enquêtés ne se contentent pas de lire, ils interagissent aussi avec ce qu’ils lisent en suivant les pages Facebook dédiées à l’actualité littéraire comme « Objection littéraire et artistique », « La culture à l’algérienne », « Poésie et citations » et d’autres groupes célèbres. Grâce à ces pages et groupes, les membres de notre échantillon se disent informés de l’actualité littéraire qui les intéresse, notamment les nouvelles sorties de livres, l’avis des critiques, les recommandations des professionnels du domaine. Cet intérêt pour la chose littéraire s’accentue dans le cas de la sortie de livres qui créent la polémique ou qui sont sujets à controverse, comme c’est le cas du livre Fire and fury écrit par Michael Wolff qui dévoile certains aspects peu connus du président américain Donald Trump, et qui a suscité l’intérêt et la passion sur Facebook, où l’on trouve un contenu considérable consacré à cet ouvrage et à son auteur. Néanmoins, comme c’était le cas pour les musiciens et artistes, nos enquêtés soutiennent que leurs recherches d’informations littéraires sur Facebook s’intéressent moins aux auteurs qu’à leurs productions. De ce fait, leurs discussions et débats autour de ces contenus littéraires sont considérés comme « fructueux et enrichissants ».
59Cet enrichissement a conduit inéluctablement non seulement à une massification de l’information littéraire obtenue sur Facebook et grâce aux échanges entre amis, mais aussi à une diversification des goûts et des préférences en matière de lecture due à l’effet de curiosité et de découverte. Cependant, bon nombre d’enquêtés affirment que ce flux informationnel n’a pas forcément une incidence positive sur la qualité de leurs lectures. Certaines personnes interrogées se disent attachées aux livres et autres formats papier, et le contenu numérisé ne constitue qu’une faible fraction de leur volume de lecture. D’autres soulèvent les questions relatives à l’adéquation de ces produits littéraires avec leurs valeurs et idéaux, en plus de la fiabilité et de la crédibilité de l’information littéraire sur Facebook.
60Les données obtenues indiquent que les jeux que propose Facebook ne semblent pas connaître une grande popularité auprès de nos enquêtés, qui préfèrent d’autres plateformes sur Internet destinées aux jeux, ou bien ils s’adonnent à des jeux populaires comme GTA ou Call of duty. Facebook est utilisé dans ces cas comme complément de l’activité ludique, pour chercher plus d’informations sur les jeux en question ou pour entrer en contact avec d’autres usagers qui partagent la même passion pour ces jeux.
61Néanmoins, certains jeux sur Facebook sont toujours prisés pour leur simplicité et leur gratuité. Parmi les jeux expérimentés par nos enquêtés, on peut citer les jeux de société, comme Quizz up, Scrabble ou Criminal case. Ce genre de contenu est très apprécié du fait qu’il lie l’utile à l’agréable : se divertir et s’amuser, mais en même temps, « il constitue un bon exercice d’animation de la mémoire et d’approfondissement de la réflexion », souligne Malik, une redoutable joueuse en ligne selon les commentaires de ses amies sur sa page Facebook. Certains jeux donnent aussi l’occasion aux joueurs de tester leurs limites et de se surpasser intellectuellement en se fixant de défis. Ces jeux en ligne permettent également d’enrichir la culture générale, grâce à l’aspect intellectuel recherché par les joueurs, ainsi que d’interagir avec d’autres joueurs, principalement issus de la liste d’amis, lorsqu’il s’agit des jeux en communauté. Cela dit, les contacts avec d’autres joueurs hormis ceux de la liste d’amis restent très limités, les jeux sur Facebook étant appréhendés de manière quasi individuelle et solitaire de la part de nos enquêtés. L’interaction et les contacts multiculturels relèvent des autres fonctionnalités de Facebook, comme la discussion instantanée ou les commentaires.
62Les pratiques et les connaissances culturelles ont trouvé un second souffle grâce aux dispositifs dématérialisés où les réseaux sociaux numériques mettent à la disposition de leurs usagers une multitude de contenus culturels sous des formats attrayants. Les attributs techniques dont jouit la culture sur Internet et la facilité d’accès à l’information sont autant d’attraits qui séduisent les internautes. La culture sur Internet est ainsi devenue attrayante et agréable à consulter. Notre enquête nous a permis de constater que les connaissances culturelles des usagers de Facebook ont nettement augmenté, ce qui s’observe sur plusieurs plans : le nombre de messages publiés, la qualité des commentaires effectués et la pertinence des pages culturelles spécialisées suivies. Cet enrichissement est aussi mis en avant par nos enquêtés : « La richesse et la diversité des contenus culturels offerts et régulièrement mis à jour me permettent d’apprendre et de découvrir de nouvelles informations à chaque visite », déclare Salim, un jeune enseignant de philosophie dans un lycée de la ville. Le fait d’avoir des amis « actifs » en matière de partage et de recommandation de l’information culturelle est aussi un élément crucial dans la découverte de l’espace culturel sur Facebook. « Le fait que mes contacts Facebook partagent des publications culturelles contribue à enrichir mes connaissances », explique un autre enquêté. La diversification des contenus consultés est aussi un point qui a fait l’unanimité auprès de notre échantillon. « La réception des contenus culturels via Facebook est caractérisée par une hybridation des usages qui traversent les frontières et les interdictions habituelles » (Taiebi, 2017 : 54). Les possibilités d’ouverture offertes par Facebook transcendent les frontières physiques, linguistiques et culturelles. Cette ouverture a permis d’établir des espaces d’expression et de discussion sur « des questions liées à la culture et à l’art, surtout lors des grands événements culturels internationaux : les prix littéraires, les festivals de cinéma et les sorties de grands films », explique Guillas, un cinéphile actif sur les pages Facebook des rubriques culturelles et télévisuelles de journaux. Les propos obtenus durant certains entretiens réalisés en groupe et transformés en séances de débat sont révélateurs d’une forte consommation culturelle. Pour ces répondants, ces interactions sur Facebook suscitent leur curiosité et les encouragent à découvrir de nouveaux arts et de nouveaux genres culturels, surtout ceux relevant d’autres communautés socioculturelles et ceux utilisant les dispositifs numériques comme les visites virtuelles et le mixage audio. Les enquêtés sont revenus sur leurs expériences et « aventures », surtout ceux qui ont développé des compétences et un profil d’artiste en amateur. Nassim, un jeune bédéiste sur tablette, explique ceci : « Les fonctionnalités de Facebook et le piratage des logiciels de lectures et des tutoriaux ont facilité la consommation de différents produits culturels multimédias comme la bande dessinée que j’ai découverte en tant que lecteur puis en tant que dessinateur de manga et caricaturiste. »
63Les propos des jeunes interviewés ont convergé par rapport aux comportements culturels omnivores, aux identités culturelles plurielles et aux profils cosmopolites. La majorité des répondants se réclament de cette catégorie de consommateurs culturels et l’affichent dans leurs pages Facebook et à travers leurs interactivités. Cette multiculturalité qui caractérise les contenus de Facebook a conduit ces jeunes à la découverte de nouvelles pratiques et expressions culturelles, tout en assouvissant leurs propres tendances et goûts culturels dits d’avant, surtout ceux liés aux éléments de la culture traditionnelle de la communauté d’appartenance d’origine. Ce constat est corroboré par les résultats de l’enquête sur les pratiques culturelles menée en France par Olivier Donnat. Celui-ci soutient que l’usage régulier d’Internet, plutôt que de se substituer aux pratiques culturelles existantes, « peut être la conséquence d’un intérêt préalable pour la culture tout en étant aussi à l’origine de son renforcement » (2007 : 4). Le réseau social permet aussi de connaître l’éducation culturelle des autres et de s’en imprégner.
64Il ressort de l’enquête menée que la création du contenu culturel sur Facebook est liée au phénomène du partage. Sans vouloir généraliser les résultats, on peut affirmer que Facebook est perçu non seulement comme un moyen de sociabilité, mais aussi comme un tremplin pour l’épanouissement culturel et l’ouverture sur le monde. Cette transculturalité identitaire désigne le processus par lequel une communauté sur Facebook emprunte certains matériaux aux cultures dont elle s’imprègne pour se les approprier et les refaçonner à son propre usage. Elle participe aussi à forger les identités culturelles : nos enquêtés déclarent que grâce à cette diversité culturelle, ils ont acquis certaines pratiques culturelles, qui font désormais partie de leur propre identité numérique, comme la lecture en ligne . Cette tendance est également confirmée par le partage des contenus culturels éclectiques et variés, de la musique algérienne dans toute sa diversité à la musique occidentale, des films et des livres aux thématiques différentes, voire parfois diamétralement opposées, etc. L’intérêt de ces contenus créés réside dans le fait que ces jeunes créateurs culturels se sentent plus appréciés et arrivent à satisfaire leur besoin de visibilité.
65En matière de diversité, toutes les formes de la culture sur Facebook peuvent mener à une tendance au cumul et à la diversification des pratiques culturelles. Ces pratiques remodelées contribuent ainsi à la métamorphose des pratiques culturelles prénumériques. Quant à l’identité numérique, nous remarquons que les trois catégories de l’identité (déclarative, agissante et calculée) sont adoptées par les jeunes internautes algériens et se complètent pour former la personnalité électronique de l’usager et forger son caractère ainsi que ses nouvelles orientations culturelles, celles-ci étant de plus en plus variées et éclectiques grâce à l’ouverture permise par les réseaux sociaux.