Siegfried KRACAUER (2017), Politique au jour le jour 1930-1933
Siegfried KRACAUER (2017), Politique au jour le jour 1930-1933, traduit de l’allemand par Jean QUÉTIER, avec la collaboration de Katrin HEYDENREICH, préface de Jean QUÉTIER, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme
Texte intégral
- 1 On regrette en passant que Weber ait abandonné son projet d’enquête sur la presse.
1Ces dernières années sont publiés en français plusieurs livres et autres textes de Siegfried Kracauer (1889-1966), auteur, journaliste, architecte et penseur en rapport avec Ernst Bloch, Theodor W. Adorno et Walter Benjamin ; il est même tenu comme l’un des précurseurs de ce qui s’appellera l’école de Francfort, ce que confirment ses remarques sur les faux-semblants du « divertissement » dans cet ouvrage. On rappelle moins souvent que dans l’une de ses chroniques des années 1930-1933 ici réunies — « La presse et l’opinion » —, il reprend, sans la citer, une piste ouverte par Max Weber lors de son discours inaugural des premières Journées de la sociologie allemande en octobre 19101, dont la célèbre remarque : « Messieurs, le premier des sujets que notre société juge propre à subir un traitement proprement scientifique, c’est une sociologie de la presse », cette « grande entreprise privée capitaliste »,
2Kracauer assiste, quant à lui, au septième congrès de la sociologie allemande en 1930, consacré au thème de la presse ; peu impressionné par la plupart des interventions, convaincu comme il l’est que « la presse constitue un facteur de pouvoir politique et économique », il reproche aux intervenants leur abstraction et leurs généralités. La démarche de Kracauer est plus socio-anthropologique que sociologique comme le souhaitait Weber ; ils avaient été tous les deux chroniqueurs à Berlin du Frankfurter Allgemeine.
3La cinquantaine de chroniques de Kracauer traitent de la vie en Allemagne à l’époque de la montée au pouvoir de Hitler et du désarroi de la république de Weimar ; ces textes de 1 000 à 2 000 mots le plus souvent sont complétés par des notes de l’éditeur, Jean Quétier, qui remarque que l’auteur débusque la politique partout, même là où elle n’est qu’implicite. À l’occasion, il peut s’agir d’une scène exceptionnelle ; il décrit par exemple l’ambiance autour du Reichstag après l’incendie de février 1932 ; on ignore alors qu’il s’agissait d’un « coup monté » par les nazis ; Kracauer, prescient, part à Paris. D’autres chroniques traitent de l’ambiguïté de la modernité — ses promesses, ses failles.
- 2 Dans les journaux allemands, « feuilleton » s’applique aux pages culturelles.
4Kracauer pointe diverses « manifestations discrètes de surface » de la culture urbaine, traces qui en disent long… Il définit ainsi l’effet feuilleton2 :
imaginez un moment que vous lisez un court texte dans l’autobus. Peut-être ne le prenez-vous pas très au sérieux ; après tout, il ne traite que d’observations, de matérialité, de petites choses. Mais voilà que vous sortez de l’autobus et que vous vous surprenez à y penser toute la journée
5En 1929, peu avant la parution de ses chroniques, Politique au jour le jour, Kracauer a publié Les employés, paru d’abord en chronique dans le Frankfurter Allgemeine : pour lui, la classe moyenne n’a pas de conscience de classe propre, qui soit adaptée à la réalité de son statut économique, mais elle est prise en tenaille entre un statut de prolétaire et des aspirations bourgeoises. Cela ressort parfois dans ce recueil.
6La force de l’ouvrage Les employés, discuté à l’époque par Bloch, Benjamin et Adorno, tient à l’expression d’une certaine « fausse conscience » et au ton ironique avec lequel elle est exposée. Ici, dans ses chroniques de 1930-1933, l’ironie est moins apparente, l’aspect Choses vues à la Victor Hugo l’est davantage. Mais l’ironie marque encore la chronique « Le bonheur organisé » et quelques autres.
7Influencé — pour ne pas dire plus — par Karl Marx, Kracauer, décrivant une assemblée de créanciers réunis après la faillite d’une banque, écrit :
Peu importe ce que l’on pense de la validité de la théorie selon laquelle la superstructure idéologique est dépendante de l’infrastructure matérielle : l’orateur nous apprend en tout cas par ses déclarations que les dégâts que l’on cause dans les régions inférieures peuvent ouvrir les yeux sur ce qui ne va pas dans les régions supérieures (15 septembre 1931).
8Même si Kracauer fut marqué par la photographie et le cinéma, c’est peut-être plus encore sa formation d’architecte qui émerge dans plusieurs chroniques : on songe à deux des trois chroniques « Berlin, de-ci, de-là » — « Café dans l’ouest de Berlin », « Le vieux Berlin à l’ouest » — ainsi qu’au « Monument aux morts du Reich ». Mais il est exact que le récit fait souvent songer à une focale du photographe sur un événement.
9Le chroniqueur en reporter est d’une honnêteté sans faille :
Une fois de plus comme lors de bien des émeutes précédentes, je suis arrivé trop tard, je n’étais pas sur place. Quand il y a du raffut, c’est toujours ailleurs. Je ne vois pas les pierres, je ne vois que les carreaux cassés. Et tel un correspondant de paix, il ne me reste plus qu’à collectionner les morceaux.
10Cela est plus que pertinent face à une Allemagne weimarienne en lambeaux.
Notes
1 On regrette en passant que Weber ait abandonné son projet d’enquête sur la presse.
2 Dans les journaux allemands, « feuilleton » s’applique aux pages culturelles.
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Référence électronique
Michael Palmer, « Siegfried KRACAUER (2017), Politique au jour le jour 1930-1933 », Communication [En ligne], vol. 35/2 | 2018, mis en ligne le 07 décembre 2018, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/8158 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.8158
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