1Le phénomène de la mondialisation et les enjeux importants soulevés par les évolutions technologiques, notamment l’usage d’Internet, viennent changer la donne en matière d’acquisition et de maîtrise du savoir. En effet, la survie même des institutions en charge de la recherche, évoquée dans les discours les plus divers, semble être nécessairement liée aux usages et à l’appropriation par les acteurs individuels et collectifs des technologies de l’information et de la communication (TIC) en général et d’Internet en particulier. Le relatif isolement actuel des structures d’enseignement supérieur et de recherche risque de s’aggraver, et les problèmes du manque de documentation et de contacts risquent de marginaliser davantage l’université sur le plan scientifique (Seck, 2000 : 386-387), si elle n’adopte pas ces technologies nouvelles.
2Le champ scientifique ivoirien – notamment le champ universitaire – est malgré tout déjà en contact avec Internet dans ses activités ordinaires à des degrés très différents (Bahi, 2006 : 154). C’est dire que les acteurs, collectifs ou individuels, évoluant en son sein sont déjà plus ou moins confrontés aux problèmes liés à cette nouvelle manière de communiquer (traiter, stocker, transmettre, diffuser, partager) l’information scientifique. Nous posons d’entrée de jeu que toute situation de communication comporte une dimension de pouvoir. Il s’agit ici de montrer que l’usage d’Internet constitue, dans le champ universitaire ivoirien, un enjeu de pouvoir à l’occasion de promotion ou de profil de carrière des enseignants-chercheurs. Plus encore, l’usage d’Internet constitue un facteur de détermination voire de surdétermination et de spécification de cette promotion (ou de profil de carrière) dans le champ universitaire.
- 1 Toutefois, notre utilisation du terme « acteurs », pouvant être « non seulement des personnes mais (...)
3Cette thèse repose sur deux présupposés : le premier pose l’université comme champ social au sens où l’entend Bourdieu, c’est-à-dire comme système de positions se définissant les unes par rapport aux autres, dont l’existence est « corrélative de l’existence d’enjeux et d’intérêts spécifiques » (Bourdieu, 1987 : 124) et pour lesquels les acteurs1 sont en lutte afin de contrôler les ressources du champ (Bourdieu, 1980 : 113-114). « L’intérêt est à la fois condition du fonctionnement d’un champ […] en tant qu’il est “ce qui fait courir les gens”, ce qui les fait concourir, se concurrencer, lutter, et produit du fonctionnement du champ » (Bourdieu, 1987 : 124-125). Le champ scientifique est une des spécifications du champ de production culturelle et, comme tout champ, est un lieu de rapports de force. En effet, « toute structure suppose, crée et reproduit du pouvoir », c’est-à-dire « des inégalités, des rapports de dépendance, des mécanismes de contrôle social […] il n’y a pas de pouvoir sans structures » (Crozier et Friedberg, 1977 : 33). Le second présupposé affirme l’existence de rapports de force voire d’espaces de domination et de pouvoir à l’université. Or, quid du pouvoir ?
4Le pouvoir, lato sensu, peut être considéré comme toute relation sociale déterminée « soit par un prestige, une autorité, soit une influence, une puissance, soit encore par une préséance, une supériorité entre au moins deux individus et entre certaines personnes et le reste des acteurs sociaux dans une société donnée » (Gadou, 2001 : 58). Cependant, notre conception du pouvoir se fonde sur la définition qu’en donnent Crozier et Friedberg.
Il [le pouvoir] n’est au fond rien d’autre que le résultat toujours contingent de la mobilisation par les acteurs des sources d’incertitudes pertinentes qu’ils contrôlent dans une structure de jeu donné, pour leurs relations et tractations avec les autres participants à ce jeu. C’est donc une relation qui, en tant que médiation spécifique et autonome des objectifs divergents des acteurs, est toujours liée à une structure de jeu : cette structure en effet définit la pertinence des sources d’incertitudes « naturelles » et « artificielles » que ceux-ci peuvent contrôler (1977 : 30).
- 2 Cette définition va dans le même sens que celle de Michel Foucault, en rupture avec les représenta (...)
5Comme on le voit, le pouvoir, dimension irréductible et inéluctable de l’action sociale, elle-même essentiellement politique, ne s’identifie pas nécessairement à l’autorité, à l’ordre institué, à l’État2. Loin d’être un attribut des acteurs, le pouvoir est un rapport de force, une relation d’échange (négociation), instrumentale, non transitive, et déséquilibrée entre au moins deux acteurs dans un contexte donné, et est toujours l’enjeu des stratégies (Crozier et Friedberg, 1977 : 65-69).
6Comment alors l’usage d’Internet permet-il d’identifier les rapports de force ou de pouvoir entre les acteurs du champ universitaire ivoirien dans le cadre de leur travail et de leur profil de carrière ? Une fois identifiés, quelles lectures possibles peuvent se dégager de ces enjeux de pouvoir ?
- 3 Les premiers résultats de cette enquête ont fait l’objet d’une communication en 2004 (Bahi, 2007).
7Cet article s’inscrit dans le cadre du projet de recherche intitulé « TIC et pratiques de recherche d’informations des enseignants-chercheurs universitaires ivoiriens3 ». Cette recherche partait du constat que l’Université de Cocody, en dépit de ses efforts, ne disposait pas d’un site Web véritablement fonctionnel et ne parvenait pas à intégrer les TIC à son fonctionnement quotidien. Il s’agissait alors de comprendre comment la communauté scientifique universitaire utilise néanmoins ces technologies dans sa mission quotidienne d’enseignement et de recherche.
- 4 L’Université de Cocody (Abidjan) compte environ 1 200 enseignants permanents tous grades confondus (...)
8Les données d’une enquête de type compréhensif (Kaufmann, 2001) associant entretiens et observations à l’Université de Cocody, ont permis d’atteindre l’objectif de cette étude. Essentiellement semi-directifs et non structurés, les entretiens ont été menés auprès de 19 enseignants-chercheurs (d’au moins 5 ans d’ancienneté) et de 12 doctorants des lettres et sciences humaines, des sciences et techniques, des sciences de la santé et des sciences économiques et juridiques. L’enquête s’est étendue aux autres catégories d’acteurs du champ universitaire4 : responsables de bibliothèques (3) et de l’édition (2), personnel du service informatique (2). Si ces derniers ont été interrogés à l’université, les enseignants et chercheurs quant à eux ont été rencontrés, à leur convenance, dans leurs bureaux, à domicile et même dans des cybercafés. Notre présence quotidienne à l’université a permis de mettre en parallèle à ces entretiens des discussions informelles avec les collègues et responsables administratifs ainsi que l’observation de leurs itinéraires d’usages d’Internet. Cette observation nous a permis de constater, à quelques rares exceptions près, que l’ordinateur – à plus forte raison une connexion Internet – ne fait pas partie de leur quotidien ordinaire.
- 5 D’abord utilisé par Horace Walpole, ce terme fait maintenant partie du vocabulaire des sciences so (...)
9Les thèmes de ces entretiens tournaient autour de la description de leur travail, de leurs sources documentaires et de la place des TIC dans leurs activités de recherche et d’enseignement. Souple, empreinte d’ouverture et d’empathie, la technique d’entretien utilisée laissait à l’interlocuteur la liberté de narrer ce qui lui semblait important sur le thème proposé, le chercheur n’intervenant que pour relancer la discussion sur certains éléments du récit (Blanchet et al., 1985 ; Fassin, 1990 : 87-106 ; Géraud et al., 2002 : 39). Le thème des enjeux de pouvoir liés à l’usage d’Internet par les enseignants et chercheurs, objet du présent article, est apparu au cours de nos échanges avec les enquêtés, pour ainsi dire par sérendipité (serendipity)5.
10Les éléments d’analyse fournis par les données recueillies nous permettent d’organiser ce texte autour de deux axes. Le premier aborde le contexte sociotechnique de l’usage d’Internet à l’université. Le second a trait à l’analyse des enjeux de pouvoir liés à la place d’Internet dans les stratégies des acteurs.
11L’usage est un construit social qui s’élabore autour de l’articulation de la logique technique et de la logique sociale (Jouët, 2000). La première structure la pratique et, en retour, « les mobiles, les formes d’usages et le sens accordé à la pratique se ressourcent dans le corps social » (Jouët, 1997 : 293). L’usager construit un sens de l’usage dans lequel s’investissent des représentations et des valeurs (Chambat, 1994) qui, dans le processus d’insertion sociale, sont aussi importantes que les performances techniques de l’objet. Comprendre les usages et les pratiques des TIC suppose de tenir compte de la situation d’usage qui, selon nous, comprend le « cadre de référence sociotechnique » (Flichy, 1995), le lieu physique de la pratique professionnelle et le contexte socioculturel de leur utilisation (Millerand, 2002).
- 6 Cette université concentre l’essentiel des enseignants-chercheurs universitaires acteurs et préfig (...)
- 7 À dire vrai, les bibliothèques universitaires sont littéralement tenues à bout de bras par les aut (...)
- 8 Le 20 octobre 2004, à l’occasion des journées portes ouvertes qu’elle a organisées, la Bibliothèqu (...)
12Même si la situation particulière de la Côte d’Ivoire quant à l’insertion d’Internet dans la communauté scientifique ne diffère guère de celle de l’Afrique de l’Ouest en général, il faut noter qu’ici elle semble plus dramatique. Car les bibliothèques ne sont pas encore informatisées et encore moins connectées en réseau. La documentation se caractérise par la pénurie d’ouvrages (à fortiori récents) et par la vétusté des installations « classiques » (prévues pour stocker et conserver les ouvrages en papier). La Bibliothèque centrale de l’Université de Cocody, par exemple, est peu alimentée en ouvrages et donc peu mise à jour. Or, cette université concentre le plus d’enseignants-chercheurs et d’étudiants6, et sa bibliothèque reste la référence en matière de bibliothèque universitaire en Côte d’Ivoire7. Depuis quelque temps, elle expérimente la connexion à Internet. Disposés dans une salle spéciale, neuf ordinateurs sont mis à la disposition des étudiants qui, au moyen d’une somme relativement abordable, peuvent effectuer des recherches documentaires en ligne8. Mais la pression et la demande des étudiants usagers de la Bibliothèque centrale restent fortes et la connectivité demeure encore très faible. La situation dans les bibliothèques décentralisées n’est pas plus reluisante : « Il n’y a pas de moyens. Nous n’avons même pas le téléphone, à plus forte raison en équipements informatiques » (bibliothécaire des sciences médicales). « Il n’y a même pas d’ordinateurs. [Et celui-là ? demandons-nous en lui désignant l’ordinateur posé sur son bureau] Celui-là, c’est le mien, c’est mon ordinateur personnel » (bibliothécaire des lettres et sciences humaines).
- 9 Pour certains, l’ordinateur est un bien privé appartenant à la sphère domestique. Beaucoup disent (...)
13Les autres structures de l’université (services administratifs, Unités de formation et de recherche, Centres de recherche, etc.) ne sont pas encore systématiquement raccordées à Internet ni à des réseaux continentaux ou mondiaux d’enseignement. En ce qui concerne les infrastructures informatiques, l’Université de Cocody n’est pas à même de fournir une estimation fiable de son parc informatique parce que la collecte de l’information dans ses différentes structures s’avère colossale et fastidieuse. Les enseignants-chercheurs ont rarement des ordinateurs à leur disposition dans leurs bureaux9. De fait, à l’Université de Cocody, l’ordinateur est encore « l’outil des secrétaires » : « Dans les bureaux de l’administration centrale ce sont les secrétaires qui sont sur Internet ! Est-ce qu’elles en ont vraiment besoin ? », s’interroge un enseignant.
14La faiblesse de la numérisation, la déficience des infrastructures en équipement informatique, la faible connectivité, la très faible informatisation ont inévitablement un impact négatif sur la production scientifique globale. En dépit des efforts déployés par ses responsables, l’université, en tant que contexte de l’activité tangible de l’usager d’Internet, n’offre pas un cadre favorisant l’usage d’Internet. On peut donc s’interroger sur l’état de l’appropriation d’Internet chez les universitaires et les incidences que ces nouveaux outils ont sur l’activité (le travail, la profession, l’évolution) des chercheurs et le champ scientifique universitaire lui-même.
- 10 Fraternité Matin, n°11852 du 4 mai 2004, p. IV.
15Il appert que malgré toutes ces insuffisances constatées, les universitaires, étudiants comme enseignants-chercheurs, se « débrouillent » pour avoir accès à Internet, conscients de ses enjeux, dans leur profil de carrière et du fait que l’enseignement supérieur doit relever le défi de la « mise en compétitivité des systèmes universitaires mondiaux et l’introduction dans ce domaine […] des pratiques concurrentielles qui transforment le comportement des acteurs10 ». Cette référence à la société de l’information « pousse aussi et davantage encore sur le devant de la scène la question des outils de la formation » (Moeglin, 2000 : 1). Dès lors, il est concevable que les technologies nouvelles d’information et de communication exigent des enseignants et des chercheurs qu’ils soient au fait des nouvelles connaissances. Elles posent alors le problème de la capacité à innover et de l’adaptation de la communauté scientifique (ivoirienne) à l’innovation.
- 11 Désignation courante des jeunes abidjanais (Bahi, 2004 : 23).
16Les stratégies des acteurs pour avoir accès à Internet sont révélatrices de cette innovation. Ici, les cybercafés privés, dans le voisinage immédiat du campus universitaire de Cocody, constituent la première voie d’accès à Internet même si les enseignants trouvent difficile, frustrant voire honteux de batailler contre les étudiants pour obtenir des machines, comme le dit cet enseignant : « Il est difficile de lutter avec les étudiants. » La seconde voie est celle des « cybers »11 dans les quartiers où résident les enseignants. Mais généralement, plusieurs informateurs disent être à la recherche de « cybers » plus rapides, ainsi n’ont-ils pas de préférence quant au lieu de la navigation : soit à l’université, soit dans le voisinage de leurs résidences.
- 12 SYFED : Système francophone d’édition et de diffusion mis en place par l’Association des universit (...)
17Cependant, quelques enseignants qui ont plus de moyens financiers que les autres (c’est la minorité) cherchent à se faire connecter à domicile. Parmi cette catégorie, on trouve généralement les anciens : professeurs, maîtres de conférences et quelquefois des jeunes assistants et maîtres assistants. Beaucoup d’entre eux utilisent les services du SYFED12 qui, moyennant un abonnement annuel de 50 000 FCFA, leur offre la possibilité d’être connectés à domicile pourvu qu’ils disposent d’un modem. On constate toutefois que la plupart ont mis fin à leur abonnement. Les raisons évoquées étant souvent les problèmes avec le personnel du SYFED (horaires et conditions de navigation rigides) et toujours le manque d’argent. « Moi, j’ai abandonné le SYFED parce que non seulement ça coûte cher, mais il faut prendre des rendez-vous, et pour seulement une heure de navigation par semaine ! » (un enseignant). Que l’usager du SYFED soit connecté à domicile ou non, le montant annuel de l’abonnement reste identique.
18L’utilisation des cybercafés, dont les conditions de navigation demeurent somme toute souples, constitue donc la première solution « rusée » (Nyamnjoh, 2005) chez les acteurs de l’université. Bricolage technologique, porté par un discours stéréotypé sur les TIC et la « menace » de l’« illectronisme », analphabétisme de l’ère électronique, viennent effectivement pallier la faiblesse du cadre sociotechnique d’usage, à tout le moins le faible accès à Internet, dans l’espace juridico-légal de l’Université de Cocody.
19En somme, deux pôles se dégagent des usages d’Internet par les acteurs du champ universitaire, entendus comme « ce que les gens font effectivement des objets et des dispositifs techniques » (Proulx, 2001 : 58) : d’un côté, ceux qui ne s’y intéressent pas outre mesure, ou ne l’utilisent qu’occasionnellement dans le cadre de leur travail universitaire ; de l’autre, ceux qui s’y intéressent et escomptent bien en tirer profit pour leur travail et leur évolution dans le champ universitaire.
20Le courrier électronique, application la plus utilisée d’Internet, permet la communication entre chercheurs, participe à l’organisation du travail de recherche et indirectement à l’élaboration des connaissances scientifiques. Le courriel, le plus souvent pris sur Yahoo France, sert à développer et à entretenir des contacts, des relations avec les amis et les collègues d’ailleurs. Ce fait, apparemment banal, est plus stratégique qu’il n’y paraît, car il participe de la constitution de réseaux formels ou informels. Un enseignant chercheur en lettres qui déclare utiliser le courriel explique : « Je pense que quand on sait utiliser ça (l’ordinateur, Internet), c’est plus facile qu’avant. On communique avec les collègues à l’extérieur. Mais au fond, c’est la même chose. On se débrouillait autrement, sauf qu’aujourd’hui, c’est plus rapide, c’est tout. »
21La recherche d’informations est, pour les enseignants-chercheurs, une autre utilisation d’Internet directement liée au travail scientifique. Principalement effectuée au moyen de Google ou de Yahoo, cette recherche est de deux ordres : recherche bibliographique classique ; recherche de documents à exploiter. La documentation recherchée sert surtout à préparer des articles et des communications, mais aussi des cours (moins évoqué par les informateurs). Dans ce sens, les jeunes collègues disent chercher des appels « à contributions » ou « à communications » pour revues ou conférences, des sources de financement pour des recherches, des bourses d’études postdoctorales … D’autres, animés par la recherche d’un alimentaire, utilisent Internet pour saisir des « opportunités » : offres d’emploi d’ONG et organismes internationaux …
22Entre les deux pôles d’attraction se trouvent certainement des attitudes plus nuancées et plus complexes. Cependant, nous nous intéressons particulièrement ici à l’analyse des stratégies des acteurs qui utilisent régulièrement Internet dans le cadre de leur carrière universitaire en mettant l’accent sur les relations intersubjectives à l’université en tant que cadre de l’action (Goffman, 1990), instance sociale de légitimation et « du fonctionnement de la violence symbolique » (Miège, 2004 : 118).
23L’université, comme champ, sur le plan idéologique ou symbolique, est dominée par la production du savoir scientifique, par la recherche et l’enseignement. Mais aussi et surtout par la promotion personnelle des chercheurs et des étudiants qui luttent pour augmenter leur capital symbolique. Ces activités et sentiments mettent en compétition les enseignants entre eux d’une part, les enseignants et les étudiants d’autre part. De là découlent les rapports de force et de domination. À l’université, cadre où se développent inévitablement des logiques de compétition individuelle, et nécessairement des velléités de domination, Internet, pour ceux qui l’utilisent, est plus qu’un simple système d’information et de communication. Il constitue un moyen de pouvoir et de domination repérable et analysable à la lumière de la compétence, des relations sociales et de l’information (Crozier et Friedberg, 1977 ; Bourdieu, 1979). Ces trois sources de pouvoir sont étroitement liées, mais artificiellement séparées dans notre analyse pour des raisons heuristiques.
- 13 Le Conseil Africain et Malgache pour l’Enseignement Supérieur (CAMES), structure interétatique reg (...)
- 14 De facto, le CAMES supplante la commission nationale de la recherche qui évalue les chercheurs ivo (...)
24La compétence, entendue à la fois comme savoir, savoir-faire et titres attestant de la valeur de l’individu, révèle la structuration du pouvoir à deux niveaux : la promotion individuelle des enseignants et les rapports entre enseignants. L’évolution de la carrière des enseignants-chercheurs passe par la valorisation de leurs travaux par des pairs, soit sur le plan national, soit sur le plan international par le CAMES13. Mais l’analyse empirique de la situation des acteurs permet de déceler, dans leurs discours, que la stratégie dominante, précise, souveraine et invariable est l’évaluation sur le plan international. Le CAMES constitue la voie déterminante de cette promotion même s’il existe, en Côte d’Ivoire, une commission nationale pour l’évaluation et la promotion des chercheurs. De la sorte, ceux qui sont évalués sur le plan international pensent être plus cotés que les chercheurs évalués uniquement sur le plan national. Par la force, la pression du contexte et du champ lui-même, l’excellence ne peut donc pas être nationale, et ce, d’autant plus que les chercheurs ivoiriens, depuis quelques années, ont demandé à être évalués par le CAMES14. Ainsi, parce qu’elle est un indicateur de la compétence individuelle des enseignants-chercheurs, la promotion par l’international est donc source de pouvoir.
- 15 L’image projetée de l’enseignant-chercheur (celle du vulgus) influe indubitablement sur l’image de (...)
- 16 Enseigner à l’université peut être une situation provisoire dans la recherche de distinction (de p (...)
25Cette promotion nécessite des publications nombreuses et de qualité. Et Internet offre des potentialités aux chercheurs en matière de documentation, d’acquisition de connaissances nouvelles, de publication qui, selon les cas, permettent aux uns et aux autres de se positionner, d’évoluer dans le champ universitaire, voire de le dominer. Toutefois, Internet à ce niveau ne semble pas faire sens pour tous les acteurs. Car, comme nous l’avons signalé plus haut, l’on trouve un désintérêt pour cet outil chez quelques collègues, notamment les plus jeunes (assistants, maîtres assistants). Pour de tels enquêtés, l’achat d’un ordinateur pour sa propre utilisation dans le cadre de son propre travail ne semble pas avoir de sens positif, encore moins l’usage d’Internet. En effet, dès leur recrutement par l’université, ces nouveaux arborent costumes et cravates tels des golden boys. Aussitôt le « rappel » de leur salaire effectué, ils optent pour l’achat d’une voiture d’occasion (grosse cylindrée allemande si possible) plutôt que pour l’achat d’un ordinateur. Par contre, ils ne possèdent pas d’ouvrages pour préparer leurs enseignements et effectuer leurs recherches. Alors, ils vont solliciter des collègues, souvent plus anciens15 qu’eux, afin d’obtenir de la documentation. Si ces derniers ne refusent pas leur aide, ils ne manquent pas non plus de dénoncer leur comportement. Ce sont souvent aussi ceux-là qui cherchent leur légitimation en dehors du champ16 universitaire.
- 17 Chez la plupart des doctorants interrogés, les publications numériques, d’une manière générale, ne (...)
26Hormis ce groupe, on trouve des « virtuoses » pour qui Internet demeure un accès privilégié aux publications électroniques. Pour eux, « l’usage d’Internet est incontournable puisque aujourd’hui on ne peut pas ne pas utiliser cet outil, sauf si on reste un enseignant du deuxième millénaire » (propos d’un enseignant des sciences médicales). Ainsi, un sentiment de fierté anime ceux qui savent utiliser Internet, car ils se considèrent comme des enseignants progressistes voire modernes. Toutefois, la publication électronique de leurs travaux scientifiques est encore17 timide. Comme l’occasion fait le larron, on peut considérer que la nécessité du moment et l’ambition personnelle ont fait l’internaute. C’est davantage pour mousser sa carrière universitaire qu’on devient usager d’Internet.
27Chez les jeunes chercheurs qui visent la promotion professionnelle au sein de l’université, l’idée de publier électroniquement est accueillie positivement. La publication électronique offre un avantage parce qu’elle constitue « une ouverture sur le monde », facilitant dès lors « le parcours pour devenir professeur » et le changement de statut dans le champ universitaire. Car, dans leur esprit, la présence d’une revue sur la toile confère à ceux qui y publient une plus grande visibilité, voire une certaine notoriété. Internet devient alors un moyen d’évaluer la réputation d’un enseignant-chercheur, à tout le moins son existence dans le cyberespace public scientifique. Cette donne transforme leur perception de la publication scientifique elle-même et crée un sentiment de compétence et même de supériorité.
28Ce sentiment, par ailleurs, est perceptible dans les rapports entre les enseignants-chercheurs, notamment entre « allochtones », possédant un diplôme de troisième cycle d’une université du nord (européenne ou américaine), et « autochtones », c’est-à-dire formés dans les universités ivoiriennes. En effet, l’« allochtonie » universitaire, historiquement antérieure à « l’autochtonie » dont elle est la mère, est source de différenciation en termes d’image de soi (Bahi, 2004) et porteuse de rapports de pouvoir et de compétence.
29Ainsi, les nouveaux universitaires, formés dans les pays du nord, font savoir ce qui se passe dans des espaces géographiques, scientifiques et académiques qui demeurent hors d’atteinte pour les « autochtones ». Ils ont dès lors un sentiment de supériorité d’une part, en raison de leur imprégnation supposée ou réelle dans un environnement universitaire « technologisé » qui fait défaut aux « autochtones », et d’autre part, en raison de leur capital social supposé ou réel du fait même des relations nouées dans ces universités souvent prestigieuses.
- 18 Ce barbarisme, créé manifestement à partir de Google et utilisé par nos informateurs, signifie rec (...)
30Cela s’illustre dans ces propos recueillis (par hasard) lors d’échanges houleux entre collègues : « J’ai fait ma thèse d’État à la Sorbonne! », quand l’autre répond : « Il y a mon nom sur Internet! » « Être » sur Internet représente un accomplissement et fonctionne bien comme une rétribution symbolique. Cette « traçabilité » sur le Web devient alors un indicateur bibliométrique et reflète le dynamisme, la notoriété et la compétence du chercheur. En outre, elle se présente actuellement comme un gage de prestige et un indice de pouvoir (tant auprès des collègues qu’auprès des étudiants). Se développe alors, chez les enseignants et les étudiants, une certaine tendance à rechercher des informations sur les acteurs du champ universitaire pour vérifier cette traçabilité qui modifie ou renforce les rapports d’autorité et de pouvoir. À ce sujet, les étudiants disent même qu’« avec Internet, tout le monde18 est googuelisable ».
- 19 Les conditions d’inscription sur les listes d’aptitude aux fonctions de Maître de conférences, Maî (...)
31À l’analyse, deux modes de reconnaissance et de légitimation s’affrontent : la première par les pairs universitaires, la seconde par le plébiscite, le marché ; entre les deux, une constante : l’extranéité. En effet, dans la promotion des enseignants et des chercheurs, des publications « à l’extérieur » sont indispensables selon les recommandations19 du CAMES. Ainsi, « les stratégies de carrières [des enseignants-chercheurs] sont motivées par un ensemble de références et de normes extraterritoriales » (Lebeau, 2003 : 149) étant donné que cet « extérieur » est compris par les impétrants comme étant « à l’étranger »… Ainsi, le CAMES, renvoyant aux normes et au classement international dont Y. Lebeau (2003) a noté la suprématie incontestée, construit l’excellence comme une valeur exogène. En conséquence, ceux qui utilisent régulièrement Internet affichent leur compétence et construisent leur domination sur les autres.
- 20 Les dispositions arrêtées par les Comités Techniques Scientifiques du CAMES évoluent, tenant désor (...)
32Une autre source de pouvoir, identifiée à Internet dans le champ universitaire ivoirien, c’est la maîtrise de l’information et les relations sociales. L’information est stratégique en ce sens qu’elle fournit des avantages aux acteurs en situation de concurrence dans le champ universitaire et Internet constitue une source privilégiée où trouver de la documentation, un accès à des bourses d’études postdoctorales, à du financement pour les recherches, à des sites de publication (revues électroniques, maisons d’édition). Quoique publiques, bien peu partagent avec leurs collègues les informations obtenues. Cette pratique du « secret » est confortée par le manque d’équipes et de laboratoires de recherches surtout en lettres et sciences humaines. Rétention, filtrage, enrobage voire marchandage de ces informations sont autant de ressorts du pouvoir notamment dans des circuits informels, surtout affinitaires. Ici prime la logique de la recherche de l’accroissement du capital social et symbolique individuel. Par exemple : tel collègue, invité via Internet à participer à un colloque international, n’informe pas ses collègues, mais, à son retour, utilise la plus-value symbolique que lui confère cette participation pour accroître son prestige, ses relations et contacts au sein de son université, augmentant ainsi son pouvoir auprès des autres collègues et des étudiants. Une autre source d’inquiétude qui subsiste chez la plupart des enquêtés, c’est celle de la recevabilité des publications électroniques : « Est-ce que le CAMES reconnaît ça [les publications électroniques]? » ; « Est-ce que les revues électroniques ont tout ça [comité scientifique, numéro d’ISSN, etc.]? » Et pourtant, certains ne partagent pas l’information selon laquelle le CAMES reconnaît les publications électroniques à condition qu’elles répondent aux critères de scientificité, gardant ainsi un avantage sur ceux qui l’ignorent ou qui ne se posent pas20 la question.
33Grâce à Internet, plusieurs enseignants et chercheurs que nous avons rencontrés font partie de réseaux, plus ou moins formels dans le cadre des accords de partenariat entre centres de recherches. Dès lors, l’importance stratégique de ces circuits et réseaux de communication en tant que lieux de circulation et de partage de l’information, accroît le capital symbolique d’abord individuel puis collectif, celui du laboratoire et par extension de l’université.
- 21 Les travaux de M. Misse (2005), dans le contexte du Cameroun, tendent à reproduire des résultats a (...)
34En tant que zone d’incertitudes maîtrisée, Internet s’avère donc émancipateur et permet à des usagers universitaires21 ambitieux de se construire une certaine notoriété dans le champ universitaire tout en leur procurant satisfaction intellectuelle et promotion individuelle. Derrière Internet se profilent le contrôle du champ universitaire lui-même, et la dimension politique de l’enjeu. Autour de l’usage et de la maîtrise d’Internet s’esquisse alors « un régime binaire licite et illicite, permis et défendu » (Foucault, 1976 : 110), c’est-à-dire le pouvoir exercé à la fois par les acteurs dominants du champ universitaire, mais aussi par les dominés qui peuvent ainsi élargir leur marge de liberté et de manœuvre et se soustraire quelque peu à l’autorité des « maîtres » locaux par l’ouverture sur l’extérieur.
35La publication et la diffusion électroniques de travaux scientifiques ouvrent cette marge de liberté puisqu’elles permettent de contourner le pouvoir discrétionnaire relatif des revues scientifiques locales, de leurs directeurs et membres des comités de lecture ; c’est du moins la perception qu’en ont les nouveaux enseignants-chercheurs. Non seulement les revues électroniques ont-elles une valeur « internationale », mais elles constituent aussi un véhicule essentiel et stratégique pour l’acquisition et la diffusion de l’information scientifique. Celui qui utilise Internet à cette fin accroît sa supériorité au sein de son groupe d’appartenance : « Collecter l’information et fournir celle dont les autres ont besoin, posséder une conception réaliste des événements et agir en conséquence est ce qui caractérise l’homme qui réussit » (Ruesch, 1988 : 53).
36L’exploration des enjeux de pouvoir liés à la place qu’occupe Internet à l’Université de Cocody permet de dégager un double constat.
37L’immixtion d’Internet dans le champ universitaire ivoirien révèle sous un certain rapport la crise multiforme que traversent les universités africaines qui s’explique d’abord par la déception entretenue à son égard : « L’immobilisme institutionnel de l’Université en Afrique, depuis les indépendances, signe la crise d’un modèle d’université devant les défis des problématiques des sociétés africaines » (Essane, 2001 : 17). Cette crise s’explique aussi par le désengagement des États, plus ou moins imposé dans les années 1980, lorsque l’avènement d’une « […] sphère économique désormais mondialisée et abandonnée à une régulation par les seuls marchés, s’est traduit dans de nombreux pays par une déstabilisation de la fonction de l’école et du savoir » (Lebeau, 2003 : 131). Parce qu’elle est beaucoup plus réactive que proactive vis-à-vis des changements sociaux, l’université ivoirienne n’arrive pas à satisfaire les demandes d’un environnement social et économique en évolution (Essane, 2001). La compétition qui s’instaure avec Internet entre les acteurs du champ universitaire, non seulement leur offre-t-elle plus de visibilité, mais elle se présente comme une réponse à cette crise. Cette technologie semble offrir à l’université un moyen de remplir les missions d’édification de la nation et de développement social, économique et culturel que lui avaient assignées les États africains au lendemain de leur indépendance et qu’ils peuvent de moins en moins soutenir.
38Les changements dans l’ordre du fonctionnement, de l’activation ou du renforcement des réseaux sociaux, bref de la « communication sociale » (Miège, 2004), que provoque l’insertion d’Internet dans le champ universitaire obligent alors l’université à se modifier et à ré-examiner ses valeurs et sa culture. Les nouvelles TIC « accompagnent » les anciennes dans leurs efforts pour faire accéder les sociétés africaines à l’ère industrielle et à l’économie du savoir. Toutefois,
[la société africaine partage] avec les sociétés industrielles une élite technicienne, comme elle partage avec la société du savoir une élite intellectuelle. Cette élite est bien un pont entre le passé de la société africaine et son avenir immédiat qui est la société industrielle et son avenir plus lointain qu’est la société du savoir (Memel-Fotê, 2002 : 63).
39Cette société du savoir affecte le rapport des enseignants à la technologie, et de ce fait détermine la formation d’usages d’Internet, dans leur lutte pour obtenir plus de reconnaissance et pour assurer leur promotion professionnelle. Que l’on ne se méprenne pas : Internet n’est pas à l’origine de cette lutte, il n’est qu’un révélateur. Les stratégies (ou même les tactiques) des enseignants pour évoluer dans le champ universitaire sont davantage organisationnelles que techniques. La compréhension des rapports et enjeux de pouvoir constitue donc une grille d’intelligibilité (Foucault, 1977) du champ universitaire (ivoirien) plus efficiente. L’ambition personnelle et le jeu du pouvoir structurent (comme dans tout champ) la logique même du champ universitaire ivoirien et freinent la constitution d’un espace de véritables débats scientifiques entre enseignants-chercheurs. L’exemple de l’université ivoirienne, certes circonscrit dans l’espace et dans le temps, nous indique plus généralement que l’émergence d’une « société du savoir » ne dépend pas uniquement de l’introduction de « nouvelles » technologies de l’information et de communication, mais qu’elle dépend aussi d’un changement de rapports avec l’économique, le social, le politique et le culturel.