1Le World Wide Web est un outil particulièrement propice à toutes les analyses d’usages des sites Web. Un internaute zappeur multiplie les clics et les traces de son activité. Il déambule à l’intérieur d’un site, se promène longuement sur une page, en ressort par tel lien ou tel autre, décide d’enchaîner avec tel autre site, bref il donne via les cookies et les fichiers logs de multiples informations. Pour tenter de prendre la mesure de la supposée « révolution Internet », de multiples organismes publics (Sénat, OCDE, Insee) ou privés (Crédoc, Médiamétrie, Ipsos, etc.) conduisent régulièrement des investigations sur les internautes, leurs modes d’utilisation du Web, l’évolution de leurs profils. Ces investigations sont aussi nombreuses que variées : entretiens individuels, panels, enquêtes chiffrées, etc. Il existe trois manières possibles d’exploiter la multiplicité des chiffres disponibles.
2La première est de brosser une cartographie du cyberespace, tout au moins de celui qui est le plus exploré par les internautes. Mais comme le montre l’exploitation conjointe des recherches statistiques sur les usages des moteurs de recherche et d’Internet depuis 10 ans, répondre précisément à la question « à quoi le Web sert-il le plus souvent ? » reste difficile.
3La deuxième est de comparer ces résultats statistiques généraux (ceux de l’Insee, de chercheurs ayant accès aux bases de données de moteurs de recherche) aux enquêtes commandées par les acteurs politiques, les associations professionnelles ou les entreprises, et ciblées sur telle ou telle partie du cyberespace (sur le Web commercial, le Web touristique, le nombre d’achats enligne, etc.) ou sur tel ou tel classement (les 10 premiers sites visités par les 15-25 ans). L’écart des résultats est significatif. Cette comparaison permet alors une déconstruction sociologique de la construction statistique de la « réalité »des usages du Web publiée par la presse économique et commerciale et non de faire une critique des « données » publiées sur le Web par la presse. Sur le modèle de la déconstruction sociologique des représentations sociales, modèle initié par Luc Boltanski (1982, première partie) à partir de nombreuses enquêtes statistiques d’associations professionnelles, d’écoles de commerce, etc., pour déconstruire la catégorie des « cadres » forgée pendant les « trente glorieuses », il s’agit d’analyser ces chiffres comme un moyen de comprendre de quelle façon la question d’Internet est généralement posée par les organismes publics ou professionnels. À trop se focaliser sur les comportements des internautes mesurés à la demande de ces différents acteurs politiques et économiques, on peut passer à côté d’autres pratiques majoritaires du Web. À trop se focaliser sur la production de cette « réalité statistique » relayée dans les médias spécialisés, on risque surtout de passer à côté de préconçus biaisant la façon dont les comportements des usagers du Web sont habituellement abordés.
4Il y a enfin une troisième exploitation possible de ces chiffres. À la lumière des enquêtes statistiques générales (première lecture) complétées par des enquêtes partielles remises en perspective (deuxième lecture), quelques usages généraux apparaissent. Il faut alors se servir du Web pour comprendre les habitudes d’une population : le Web devient alors un révélateur d’un style de vie, de consommation, de tendances sociales. Il s’agit ainsi de chercher les conditions économiques, sociales ou culturelles qui permettent d’expliquer les pratiques les plus souvent constatées, y compris celles qui apparaissent les moins « prévisibles » ou en tout cas les moins commentées.
5Un nombre de plus en plus conséquent d’activités humaines investissent aujourd’hui la toile, mais de toutes ces activités, lesquelles sont les plus significatives du surf des internautes sur le Web ?
6Cette question n’a de simple que la formulation. On sait depuis les premières études réalisées sur les activités des internautes combien le Web se caractérise avant tout par une diversité maximale des requêtes. L’étude réalisée par Jacques Lajoie (2002) sur 50 000 requêtes des moteurs Altavista et Web Crawler en établit l’ampleur. D’un côté, le mot le plus demandé revient 954 fois sur 93000 mots (une requête peut compter plusieurs mots), soit environ 1 fois sur 100 : le mot « sexe », bien sûr. Un type de demande (le nu, le sexe, les xxx) au succès aussi inévitable que finalement peu déterminant. Car d’un autre côté, 14000 mots ne sont demandés qu’une fois. Et surtout, la moitié des 50000 mots ne reviennent qu’entre une et neuf fois. Même les requêtes les plus populaires ne représentent qu’une toute petite partie des demandes. Au lieu d’être attirés par les mêmes thèmes, les utilisateurs font preuve d’une grande variété de goûts et d’intérêts. Ce résultat, réitéré de multiples fois, fournit une image éclatée de l’exploration du Web (enquêtes de Spink, Jensen et Saracevic, 2000 ; Assadi et Beaudouin, 2002).
7Quelles conséquences théoriques en tirer ? La complexité des interrogations concernant l’usage du Web font-elles simplement écho à la complexité des enquêtes de réception des médias (télévision, presse) et aux difficultés d’expérimentations des usages des outils de communication comme le téléphone mobile ou l’ordinateur portable ? On retrouve en effet sur le Web la multiplicité de variables qui pèsent sur l’usage des médias et des outils de communication : variables sociales, culturelles, générationnelles, mais aussi politiques, religieuses, géographiques (voir par exemple Coulangeon, 2005 ; Esquenazi, 2003 ; Jouët, 2005). De fait, comme l’a montré dans un deuxième temps le traitement statistique de ces requêtes par des variables générales (âge, sexe, catégorie professionnelle, etc.), il est possible d’établir des différences entre ces catégories de surfeurs. La sociologue Eszter Hargittai (2007 : 5) en relève les principales. Aux États-Unis, le taux d’accès à Internet des femmes rattrape certes celui des hommes, mais ces derniers continuent à passer plus de temps en ligne et à revendiquer un niveau « d’expertise » de surf plus élevé (Icrossing, 2005 ; Hargittai et Shafer, 2006). Les différences socio-économiques comptent également. Les activités telles que la recherche d’informations financières ou politiques, ou sur le gouvernement, sont associées au statut socio-économique des surfeurs (Howard, Rainie et Jones, 2001). D’autres facteurs comme l’ancienneté d’utilisation, le lieu de connexion jouent encore (Howard, Rainie et Jones, 2001).
8Pour autant, ces explications communes au Web, aux médias et aux autres outils de communication ne doivent pas occulter ce qui tient aux caractéristiques propres de la toile. La multiplicité des sites, des contenus, la diversité des modes de navigation possibles, la gratuité de la plus grande partie du cyberespace, tous ces facteurs propres au Web complexifient encore les interrogations. Comment expliquer par exemple la préférence des internautes pour tel site spécialisé compte tenu, entre autres variables, de la diversité des modes d’accès possibles ? Certains internautes sont venus sur les conseils d’un « prescripteur culturel intermédiaire », d’autres sont arrivés au hasard de leur navigation zapping (via un moteur de recherche, des sites favoris, des annuaires ou le bouche à oreille). Car aux questions sociologiques de contexte social, de préférence culturelle, de valorisation individuelle ou de formation collégiale des goûts, s’ajoute la multiplicité des étapes techniques et des choix spécifiques que la médiation hypertextuelle du Web place entre les internautes et les sites finalement consultés. Autant d’étapes qui multiplient les raisons potentielles pesant sur les choix et la diversité des sites finalement regardés.
9Face à cet éparpillement des requêtes, deux types d’études sociologiques existent. La juxtaposition de leurs démarches respectives permet de mieux mesurer les apports et les limites de chacune. Des tendances générales apparaissant alors de la complémentarité de leurs résultats.
10Les premières se fondent sur l’analyse statistique des bases de données de moteurs de recherche de différents pays (Angleterre, États-Unis, France, Allemagne, Canada, Europe du Nord notamment). L’intérêt de cette approche est indéniable : contrairement aux enquêtes statistiques habituelles sur les pratiques culturelles, professionnelles, etc., la précision de ces données ne dépend pas de la mémoire, de la surestimation ou non d’usages légitimes de la part des enquêtés, ni de la neutralité des questions ou encore de la représentativité des panels. Ainsi, Bernard Jansen, Amanda Spink et Jan Pedersen classent 2 602 requêtes anglaises extraites des bases de données du moteur Altavista. Un exercice particulièrement difficile (en 2002) quand on sait que la requête la plus demandée par ce panel anglais (« free ») ne représentait que 0,6 % des requêtes enregistrées sur 24 h (2005 : 566-568 ; voir aussi Jansen et Spink, 2004). À partir d’un classement de ces requêtes dans 11 catégories très générales et en les comparant à des résultats de 1998, ces auteurs concluent à l’augmentation des requêtes concernant « les gens » et « les choses » (49 %), le commerce (12,5 %), l’informatique (12,5 %), la santé (voir tableau 1 ci-dessous).
Tableau 1. Classification des requêtes du moteur Altavista, 2002
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Altavista (%)
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Gens, lieux et objets
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49,0
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Commerce, travail, emploi, économie (société, nom de produit)
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12,5
|
Informatique, Internet ou données technologiques
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12,5
|
Santé (poids, puberté, grossesse, relations humaines) ou sciences
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7,5
|
Éducation ou humanités
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5,0
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Divertissement ou récréation (musique, TV, sport)
|
4,5
|
Sexe ou pornographie
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3,5
|
Société, culture, ethnicité ou religion
|
3,0
|
Gouvernement ou armée
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1,5
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Jeux ou arts (ballets, etc.)
|
1,0
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Source: Jansen, Spink et Pedersen, 2005 : 567.
11L’exercice de classification est indispensable pour déterminer des évolutions. Mais la détermination de catégories de classement, exercice toujours périlleux de réduction sociologique de la réalité sociale (Thévenot et Desrosières, 1996), est d’autant plus difficile ici que cela permet de trier une multiplicité de données très hétérogènes. D’ailleurs, par souci d’obtenir des chiffres significatifs et lisibles, l’ensemble reste difficilement interprétable. Comment analyser l’importance des catégories « gens », « lieux » et « objets » si l’on ne fait aucune distinction entre les demandes de biographie de people et de physiciens de particules élémentaires, entre la recherche d’adresses de rues et celle de cartes géomorphologiques, etc. ? Cette difficulté est d’autant plus grande que les résultats varient selon les moteurs de recherche : avec Excite, la même première catégorie (« gens ») n’agrège plus que 20 % des requêtes au lieu de 49 %, la deuxième (« commerce ») 24 % au lieu de 12 %, la troisième (sexe) 8,5 % au lieu de 3 % (Jansen, Spink et Pedersen, 2005). Dans tous les pays – contrairement à la France (domination de Google) – dans lesquels plusieurs entreprises se partagent les parts de marché de la recherche d’informations en ligne, chaque moteur se distingue par un « public cible » différent, et donc par une partie des requêtes (un exemple, celui des moteurs consultés par les Américains, voir Hargittai, 2007a).
12Dans une logique similaire mais à partir d’une méthode et de données différentes, le spécialiste du Web sémantique Thomas Beauvisage (Assadi, Beaudouin et Beauvisage, 2007) obtient des résultats approchants pour la France : liste de requêtes effectuées par 3 500 internautes entre 2000 et 2002, dont, entre autres, des requêtes croisées avec les URL recensées par deux annuaires de recherche, celui de MSN et celui de Nomade. Mais la nécessité demeure quant àdécider quelles catégories agrégeront ensemble des requêtes différentes tout en en excluant d’autres.
13D’un côté, le plus grand nombre de rubriques sélectionnées donne une meilleure idée de l’intérêt accordé par des internautes français à l’informatique (9,9 % des URL déterminées via l’annuaire du portail MSN), à l’économie (12,1 %, Nomade), au sport (7,9 %, Nomade), au sexe (4,5 %, MSN et Nomade), aux médias (4,5 % pour Nomade, 4,1 % via MSN), à la météo (4,2 %, MSN), aux loisirs (3,8 % via MSN et 2,9 %, Nomade). D’un autre côté, il faut mesurer les effets statistiques liés à la diversité structurelle des surfs pour évaluer sans erreurs la portée sociologique de tels résultats. Avec des catégories de visite comptabilisant moins de 5 %, parfois moins de 1 % des requêtes, quelques internautes de plus ou de moins peuvent changer les chiffres obtenus. Surtout, l’interprétation de ces résultats dépend alors étroitement de la qualité et de la représentativité des panels choisis. La catégorie « jeu » est exemplaire des difficultés à interpréter sans précautions des chiffres si peu élevés. Les requêtes catégorisées comme « jeu » atteignent un taux, conséquent, de 5 % (voir tableau 2). Le jeu correspond-il alors à 5 % des visites standard des internautes ? En fait, il suffit de classer les résultats par joueur et non par requête pour constater que l’immense majorité de ces internautes déclare ne jamais jouer sur Internet ; pour être précis, 90,6 %des internautes (Beauvisage, 2004 : 186-181). Il suffit donc qu’une partie des internautes (9,4 %) – minoritaire mais particulièrement active – joue fréquemment pour que les statistiques globales surévaluent la visite de sites de « jeux ». Bien sûr, cette distorsion n’est possible que dans les domaines où les comportements des internautes sont si différenciés (sur-actifs/peu actifs) qu’une moyenne ne veut rien dire, ce qui, bien sûr, n’est pas toujours le cas : ainsi autant d’internautes (25 %) utilisent intensément, modérément, peu ou pas le service courriel.
Tableau 2. Sémantique des parcours des utilisateurs, ceux de MSN et de Nomade (2000-2002)
MSN et catservice
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(%)
|
Nomade (devenu Alice) et Catservice
|
(%)
|
webmail
Page d’accueil
Informatique et Internet
Finances, bourses, patrimoines
Webchat
Entreprises
Jeux consoles
Sexe
Informations météos
Arts, culture, médias
Loisirs, passions
Moteur de recherche
|
16,6
12,2
9,9
5,6
5,2
4,7
4,5
4,5
4,2
4,1
3,8
3,2
|
Webmail
Page d’accueil
Espace Business to Business
Société, vie pratique
Sport et détente
Courses
Webchat
Actualité, média
Sexe
Moteur de recherche
Information
Culture et loisirs
Nouvelles technologies
Personnalisation
Non catégorisé
Voyage, géographie
|
16,5
12,1
9,3
8,1
7,9
7,6
5,2
4,5
4,5
3,2
3,0
2,9
2,4
2,3
2,0
1,9
|
Source : Beauvisage, 2004 : 211.
14Le second type d’étude générale s’appuie sur des enquêtes par sondages auprès de panels d’internautes représentatifs. L’objectif n’est plus de mesurer de manière exhaustive l’ensemble des usages du Web (via les fichiers logs et les cookies enregistrés sur les disques durs des internautes ou des moteurs de recherche), mais de donner des tendances lisibles à partir de questions ciblées.
Tableau 3. « L’Internet au quotidien », enquête par questionnaire de l’Insee, 2006
Web : rechercher des informations, se former
|
80 % au cours du dernier mois
|
Chercher des informations sur des biens et des services (horaires de transport, météo, catalogues en ligne)
|
77 %
|
Faire de la recherche documentaire (scientifique, culturelle ou technique)
|
68 %
|
Organiser des vacances, un week-end (hébergement, transport ...)
|
33 %
|
Rechercher des informations sur la santé, la maladie ou la diététique
|
28 %
|
Télécharger des logiciels ou des programmes
|
26 %
|
Prendre contact avec un médecin ou un autre professionnel de la santé
|
2 %
|
Commercer
|
73 %
|
Accéder à votre compte bancaire
|
39 %
|
Acheter ou commander des biens ou services (hors services bancaires)
|
34 %
|
Payer vos factures (EDF/GDF, France Télécom, etc.)
|
6 %
|
Loisirs
|
67 %
|
Envoyer ou recevoir vos photos ou vos films par Internet
|
35 %
|
Écouter, voir ou télécharger de la musique ou des films
|
31 %
|
Jouer ou télécharger des jeux
|
20 %
|
Lire ou télécharger des journaux ou des magazines
|
20 %
|
Relations avec les administrations
|
55 %
|
Obtenir des informations administratives ou des formulaires
|
52 %
|
Télécharger des documents administratifs
|
31 %
|
Usages Internet autres que le Web (communiquer par mail, chat, skype, forum, etc.)
|
73 %
|
Source : Frydel, 2006 : 2.
15La clarté des résultats obtenus dans cette enquête réalisée par l’Insee en octobre 2005 à partir d’un échantillon de 8800 ménages est incontestable : 77% des internautes français interrogés expliquent surfer sur la toile pour chercher des horaires de transport, consulter la météo ou un catalogue en ligne, 39 % consultent leur compte bancaire, 35 % envoient ou reçoivent des photos ou des films par Internet, 55 % y cherchent des informations administratives ou des formulaires, etc. Mais ces résultats sont tout aussi incontestablement partiels. Contrairement aux analyses des moteurs de recherche, ils ne disent rien de l’importance que les internautes accordent en temps et en fréquence à ces différents usages du Web. Ils ne permettent pas d’établir une hiérarchie des usages les plus significatifs de l’ensemble. Par ailleurs, il suffit de comparer ces résultats avec ceux d’une enquête similaire formulant d’autres questions pour mesurer le caractère partiel de ces données. D’autres questions obtiennent d’autres réponses, tout aussi significatives mais tout aussi sectorielles. Ainsi, le tableau 4 indique que seuls 4 % des internautes interrogés déclarent aller sur des sites de rencontre en ligne.
Tableau 4. « L’Internet au quotidien », enquête par questionnaire de M@rsouin, 2006
Usages complémentaires (enquête M@rsouin)
|
Base internautes 3 derniers mois (%)
|
Aller sur des sites de rencontre en ligne
|
4
|
Aller sur des blogs ou wiki
|
21
|
Aller sur des sites de jeux en réseau (type Warcraft, Counter strike)
|
5
|
Aller sur des sites d’enchères en ligne (type Ebay)
|
33
|
Vendre des biens ou services (site genre Ebay)
|
9
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Commander des produits ou services dans le cadre privé (billets SNCF, hôtels, CD, livres ...)
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58
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Source : Boutet et al., 2008 : 22-23.
16Surtout, selon le caractère plus ou moins fermé des questions, les pourcentages obtenus changent : 20% des enquêtés interrogés en 2006 par l’organisme M@rsouin.org affirment jouer sur Internet (tableau 3) mais seulement 5 % quand il s’agit de jouer en réseau (tableau 4). C’est un biais classique des enquêtes par sondages et, à vrai dire, rien ne garantit que des questions ouvertes limiteraient ces biais. Mais il est possible de comparer les résultats déclaratifs à ceux obtenus par les analyses des pratiques de surfs. Les limites des enquêtes par questionnaires apparaissent alors clairement. Les oublis sont aussi marquants que les réponses privilégiées. D’un côté, les activités les plus engageantes (acheter en ligne, clavarder, télécharger de la musique), les plus utiles (consulter son compte bancaire, réserver un billet de train) ou les plus novatrices (en 2005 : écouter la radio en ligne, aller sur des blogs) se trouvent plus facilement remémorées. De l’autre, des pratiques aussi significatives que le sexe sur le Web sont complètement occultées ; tandis que d’autres pratiques, pourtant quotidiennes comme la recherche d’informations météos, télévisées, bancaires, n’obtiennent pas de taux significativement plus élevés que des pratiques moins fréquentes (payer ses impôts en ligne, etc.). Autrement dit, les enquêtes déclaratives nous renseignent autant sur la hiérarchie des opérations jugées les plus « importantes » (les plus « pratiques », « profitables ») et de celles qui sont jugées moins « légitimes » (le sexe) que sur la réalité des pratiques quotidiennes. Ainsi, le nombre de questions portant sur l’administration ou le commerce en ligne (tableau 3) révèle surtoutl’importance accordée à ces sujets par le commanditaire de cette enquête (l’État français) puisqueces requêtes n’occupent pas un rang élevé dans la liste des URL ou des mots clés les plus demandés : la catégorie « gouvernement et armée » ne compte que 1,5 % des requêtes de Altavista (tableau 1) et elle n’apparaît pas dans le tableau 2 même s’il faut sans doute l’inclure dans la catégorie « pratique » qui, sur Nomade, représente 8,1 % des URL enregistrées.
17On le voit, l’éparpillement des requêtes, et des chiffres alors obtenus, rend plus difficile la détermination de comportements types. Mais les points aveugles de chacune des deux méthodes trouvent un éclairage dans les résultats de l’autre. D’un côté, l’analyse statistique des mots clés et des URL donne quelques grandes tendances brossées à partir de catégories générales. Et de l’autre, les enquêtes par sondages, détaillent l’importance qu’ont ces requêtes, tout au moins certaines parmi les plus répandues, aux yeux des internautes. La confrontation de ces deux types de résultats est alors éclairante. Même statistiquement peu fréquent (quelques minutes par trimestre), un usage peut ainsi être perçu comme réellement important par les internautes : par exemple, le fait de télécharger des documents administratifs en ligne (tableau 3), une démarche invisible dans les mots clés mais réalisée par 33 % des internautes interrogés au cours de l’année 2005. À l’inverse, statistiquement fréquent dans l’ensemble des URL enregistrées, l’intérêt pour une catégorie de site peut ne concerner qu’une minorité, active, des surfeurs. Si statistiquement les requêtes concernant « l’informatique, Internet ou les données technologiques : 12,5 % » sont au total trois fois plus nombreuses que celles concernant la « musique, la TV, le sport : 4,5 % » (tableau 1), un nombre pourtant comparable d’internautes interrogés (tableau 3) affirment télécharger des programmes et des logiciels (26 %) ou de la musique et des films (31 %). Ainsi, des catégories de mots clés comparables peuvent masquer une forte disparité d’intérêt selon les internautes, une disparité que l’analyse comparative des enquêtes par sondages permet de révéler.
18C’est pourquoi, au total, il est possible de tracer quelques tendances significatives. Le Web parle de tout, ou de pratiquement tout, mais tout n’est pas consulté avec une égale visibilité. De fait, seuls quelques usages totalisent à la fois un pourcentage significatif de requêtes (tableaux 1 et 2) et un pourcentage significatif d’internautes concernés, et non une minorité particulièrement visible (tableaux 3 et 4). Selon ces deux critères, deux usages significatifs émergent : les usages « pratiques » et ceux de « divertissement ».
19Le Web pratique concerne les informations météo, de carte routière ou de billet de train – la catégorie « société, vie pratique » cumule 8,1 % des URL comptabilisées à partir du portail de Nomade (tableau 2) et 77 % de réponses positives des internautes interrogés (tableau 3) – ou encore le « commerce » au sens large : la catégorie « Finances, bourses, patrimoines » agrège 5,6 % des URL déterminées via le portail MSN, la rubrique « courses » 7,6 % (tableau 2) et 73 % des internautes interrogés disent utiliser Internet dans des transactions commerciales comme payer en ligne un produit, ses factures, des actions (tableau 3).
20Le Web de divertissement toucheaux loisirs catalogués comme tels : au total, 3,8 % des requêtes de MSN sont cataloguées « loisirs » (tableau 2)et 65 % de réponses des internautes (tableau 3) pour la musique, les vidéos, les radios sont positives. On peut y inclure les sites de jeux et peut-être une petite partie de consultation de blogs ; unecatégorie si vaste qu’elle inclut les blogs politiques comme les blogs littéraires ou personnels. Il concerne aussi le Web érotique et pornographique : par exemple, 3,5 % des mots clés de Altavista et 8,5 % de Excite (tableau 1). D’autres requêtes comme les voyages associent une démarche pratique par exemple, se renseigner sur les démarches à faire, et de loisir ; préparer ses vacances, 33 % (tableau 3). Au total, le Web constitue clairement une nouvelle source de divertissement. D’après une enquête menéeauprès d’internautes américains de Media-Screen and Netpop en 2006, ce temps irait jusqu’à représenter la moitié de leur temps de loisir disponible le week-end, dont plus de la moitié pour se divertir et communiquer (52 %) (Loechner, 2006).
21Ces données révèlent d’autres tendances. C’est le cas de la pratique « recherche d’informations » – faire de la recherche documentaire (scientifique, culturelle ou technique) – qui concerne 68 % des internautes interrogés (tableau 3). Mais peut-on intégrer cette pratique dans les usages « standard » dans la mesure où l’utilisation d’une encyclopédie comme Wikipédia, associée avec les blogs dans le tableau 4, ne concerne, par exemple, que 21 % des internautes interrogés en décembre 2005 alors que 20 % affirment lire les cyberjournaux et magazines (tableau 3) ? De même, si les requêtes liées à l’informatique ou aux nouvelles technologies sont significatives sur un plan global (9,9 % des URL déterminées via MSN, tableau 2), elles ne semblent intéresser qu’une partie limitée des internautes : seuls 26 % déclarent « télécharger des logiciels ou des programmes » (tableau 3). Dans cette double optique, le Web pratique et le Web de divertissement se démarquent alors comme usages « standard ».
22La fréquentation des sites politiques, des sites municipaux et de la plupart des pages personnelles comme des blogs de littérature ou d’astronomie, même significative, n’a donc rien de comparable à celle des portails généralistes, des sites pratiques et de loisirs. Ce qui implique que si le Web modifie en profondeur l’accès au savoir (comme bibliothèque numérique universelle), s’il est présenté comme un outil d’accès aussi indispensable que démocratique pour les territoires enclavés et les milieux sociaux défavorisés, s’il représente un instrument précieux de diffusion de connaissances, et notamment de connaissances scientifiques et médicales, le Web est, au quotidien, d’abord utilisé comme un outil « pratique » et de « divertissement ».
23Ces résultats détaillés issus de la confrontation d’enquêtes sociologiques permettent, par comparaison, d’évaluer les logiques et les limites des multiples classements ou enquêtes partielles sur le Web commercial, le Web informatique, etc.Ici comme ailleurs, les organismes positionnés comme « spécialistes de l’évolution d’Internet » ne sont pas les mieux placés pour évaluer et expliquer les ressorts des pratiques des internautes (Le Journal du net, 01.net, Crédoc, Médiamétrie, Ipsos, Pew Internet and American Life, etc.), car les filtres sont doubles : médiatiques et économiques.
24L’un des modes les plus courants pour traiter, au moins partiellement, d’un nouvel objet médiatique comme le Web est d’appliquer les grilles habituellement utilisées pour évaluer l’impact des autres médias et notamment la logique des audiences et des classements des sites.
Tableau 5. Les 50 principaux musées et monuments parisiens
Rang (seules 3 lignes ont été conservées à titre d’exemple)
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Évolution (par rapport à 2005)
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Musée
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Nombre de visites en 2006 (de visiteurs uniques ?)
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1
|
=
|
Notre-Dame de Paris
|
1 365 000 013
|
29
|
- 4
|
Musée national du Moyen Age (Cluny)
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289 946 290
|
50
|
- 4
|
Musée Nissim de Camondo
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3 906 244
|
Source : Office du tourisme de Paris (Parisinfo.com).
25Or, contrairement à ce que la publication répétitive des palmarès des sites laisse supposer (les « 50 sites de commerce », « de tourisme », etc.), ces classements minorent une particularité structurelle du Web : le fort éparpillement des visites entre les sites, un éparpillement qui réduit nécessairement la transposition de ces classements au cyberespace, hormis de rares domaines et sites fédérateurs. Même entre deux musées importants d’une des capitales les plus touristiques au monde, le niveau d’audience est incomparable (par exemple, cinq fois plus pour Notre-Dame de Paris que pour Cluny, tableau 5). Ces données sur les sites (études dites site centric) ne disent surtout rien du poids réel des musées sur les internautes (études dites user centric):les visites du site de Cluny représentent quelle proportion de l’ensemble des internautes à la recherche d’une information culturelle sur Paris en 2006 ? Plus significatif encore de la volonté d’utiliser les classements « d’audience » comme modalité d’attestation du succès des sites est l’absence de précision quant au mode de calcul de ces « audiences »:distingue-t-on les visiteurs uniques des doubles visites ? Un internaute qui enlève ses cookies et revient plusieurs fois est-il compté chaque fois ? Combien de ces visites dépassent la première page ?Compte tenu du nombre de clics par session, du nombre de sites rapidement, voire superficiellement, visités au cours d’une navigation, seul un classement qui associerait nombre de visites, durée ou répétition des sessions (fidélisation) aurait une signification réelle.
26Car, d’une part, « dans la majorité des cas, la catégorie qui occupe le plus de temps […] représente une part importante de la durée totale de la session [autour des deux tiers souvent, la deuxième catégorie représente également plus de 10 % du total] » (Beauvisage, 2004 : 210). Or, pour comptabiliser chaque clic et donner plus d’importance aux statistiques données, la durée des visites n’est pas prise en compte dans ces palmarès. Cela peut s’expliquer par la nécessité de publier des hiérarchies significatives, quitte à ne pas préciser si tous les sites sont vraiment visités ou certains seulement survolés ; la durée « moyenne » de visite d’un site serait aujourd’hui de 42 secondes (xitimonitor.com, 2006).
27Et, d’autre part, la répétition des visites – de son compte en banque, de la météo, du trafic routier – est tout aussi significative de l’intérêt de l’internaute, même si ces visites sont de courte durée (Hussherr et Néron, 2002 : 160 sqq.).
28Dans la majorité des cas, croiser durée, fidélisation et hiérarchie des requêtes assurerait donc une plus grande fiabilité des classements des palmarès de sites. Mais la logique des classements parus dans la presse relève d’une autre logique. Se conformer à la lecture d’une évaluation du marché médiatique entre titres leaders et secondaires, entre hiérarchies établies et nouvelles tendances, compte plus que la pertinence réelle d’une telle lecture dans un « espace médiatique » fortement éparpillé.
29Sous des registres divers (données multiples, questions variées), beaucoup d’enquêtes s’emploient à mesurer la croissance des parties d’Internet qui ont une incidence commerciale ou industrielle sur différents secteurs économiques. Ainsi se présente l’enquête intitulée Diffusion des technologies de l’information et de la communication dans la société française, réalisée à la demande de deux organismes d’observation et de régulation publics (le Conseil général des technologies de l’information et l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes). Cette enquête, dont pratiquement tous les thèmes évoqués font écho à des problématiques économiques plus larges, illustre de manière synthétique les angles choisis pour analyser l’usage d’Internet en général et du Web en particulier. La première question, l’une des plus traitées en raison de l’impact de la « culture du gratuit » sur l’économie du disqueet du cinéma, évoque le téléchargement de films et de logiciels (Crédoc.fr, 2005). Le but de cette question, précise l’enquête, est de
[…] donner une idée du phénomène, sachant qu’il est probablement sous-estimé dans notre enquête. […] Il apparaît ainsi que 29 % des internautes ont téléchargé des logiciels au cours des 12 derniers mois, 2 % ont téléchargé de la musique et 12 % ont téléchargé des films.
30Cumuler ces chiffres permet même d’en accroître l’importance : « l’un des trois (musique + logiciel + film) égale 39 % des internautes » comme pour justifier l’importance du phénomène par l’ampleur des chiffres. De même, les démarches administratives ou fiscales suscitent beaucoup d’interrogations : « deux internautes sur cinq (40 %) ont accompli des démarches administratives ou fiscales par Internet au cours des 12 derniers mois », notamment les impôts précise l’enquête, parce que plus simple. Qu’en est-il de l’impact sur le marché de la formation continue ? « 30 % parmi l’ensemble des internautes, essentiellement étudiants et adolescents », suivent des formations à distance grâce à Internet. La quatrième pratique décrite, consulter des forums de discussions ou y participer, ne répond pas à une interrogation économique particulière, seulement à la nouveauté et à l’originalité du phénomène. La cinquième – évaluer combien le téléphone progresse via l’ADSL – intéresse en revanche les opérateurs téléphoniques. De même pour la sixième question : combien d’internautes téléphonent directement sur ordinateur ? La septième partie, celle qui de manière générale focalise le plus d’enquêtes (par exemple : Pewinternet.org, 2005 ; Forrester Research, 2005), concerne enfin le commerce électronique.
31Au-delà de cet exemple synthétique, le constat est classique : la multitude de chiffres publiés sur Internet illustre pleinement l’effet de « réalisme scientifique » des questionnaires et des sondages (Singly, 1992 : 7), selon l’idée que la bonne représentation de la réalité économique, sociale ou médiatique est nécessairement quantifiable. Ce constat rappelle que dans un sondage, la question compte et informe souvent plus que la réponse. Prises dans des considérations politiques (Internet et la démocratie, l’administration à distance) ou économiques (croissance du cybercommerce, sûreté du paiement à distance), ces enquêtes témoignent plus de l’importance du Web politique, professionnel ou commercial auprès des différents acteurs publics que d’un intérêt pour les usages « ordinaires » du Web.
32Bien sûr, le polymorphisme de la toile autorise toutes les interprétations, toutes les investigations possibles. Bien sûr, les sites Web génèrent de l’argent, des emplois, en suppriment d’autres, créent de nouvelles activités économiques et modifient les équilibres déjà fragiles des industries de la culture et des médias. Mais l’usage du Web ne saurait se réduire aux navigations ayant un impact économique direct. Sociologiquement, aucune navigation n’est « triviale » (météo, loisir, divertissement) ou « illégitime » (sexe). Chacune doit, au contraire, être analysée comme un révélateur, parmi d’autres, d’attentes ou d’évolutions sociales, culturelles plus larges. Le Web pratique et le Web de divertissement éclairent alors de nouvelles contraintes familiales, sociales ou professionnelles auxquelles doit faire face une bonne part des internautes connectés.
33Comment interpréter précisément cette double tendance ?
- 1 Techniquement, Internet se définit comme un réseau routier pour informations numériques. Le Web, c (...)
- 2 Ainsi, les usages d’Internet au sens large relèvent d’un autre registre (échanger des vidéos, renc (...)
34Les chiffres sont connus : le mot « sexe fait partie des requêtes populaires (voirWordtracker.com). Pour autant, il faut distinguer deux choses : d’une part, la visite de sites érotiques ou pornographiques et, d’autre part, lesautres activités du cybersexe comme l’accès à des chats, des forums, des discussions anonymes par courriel. Car le Web ne concerne qu’un service d’Internet1 parmi d’autres (avec les courriels, les clavardages, les forums, Usenet, les visioconférences, les téléchargements de fichiers, etc.). Donc, seules les visites des sites concernent les usages de la toile. Or cette distinction n’a rien d’une précision technique. Elle montre l’importance de définir les contours, et les limites, d’un champ sociologique nouveau : la sociologie des usages du Web2.
35Si le Web est une fenêtre ouverte sur un monde de fantasmes, dans un sens restreint, c’est comme représentation mentale d’images ou d’idées provoquant « un désir ou une excitation sexuelle », « de la curiosité », voire pour « améliorer sa vie sexuelle avec son partenaire »:ce sont en tout cas les trois principaux motifs pour regarder du sexe sur le Web donnés par les internautes interrogés (Goodson, McCormick et Evans, 2000, cités par Traeen, Nilsen et Stigum, 2006 : 2).
36On peut faire de cet usage du Web une lecture économique et expliquer comment la structure en réseau de la toile permet de pratiquer le « rabattage » à grande échelle : de multiples sites « amateurs » étant créés uniquement pour drainer l’internaute vers des contenus payants (Rulier, 2001). On peut en avoir une lecture « moralisatrice » ou « cynique » et se demander si les portails généralistes ne vont pas, à terme, utiliser ce filon de rubriques suggestives (Dupuy, 2002). On peut encore étudier la façon dont le Web comme média expose massivement et publiquement des questions intimes de sexualité, comment l’ensemble renforce, ou pas, les normes sociales et les comportements sexuels « légitimes » (Philaretou, 2005).
37On peut, enfin, y voir la conjonction de deux facteurs. D’une part, le Web est, entre autres, un instrument de loisir et de divertissement. Dans les consultations personnelles, les internautes vont chercher les contenus ou les informations qui les intéressent le plus, y compris celles qu’on ne trouve pas facilement dans les médias de masse classiques. D’autre part, le caractère individuel de la consultation personnelle et le sentimentd’être protégé par un relatif anonymat – sans aucun doute commun aux pratiques de chat, de forum en ligne (Bargh et McKenna, 2004 : 573-590) et à la consultation de sites – expliquent en partie ce résultat. Un internaute seul fait ce sur quoi les programmateurs des grandes chaînes privées comptent depuis la fin des années 1980 : regarder seul des programmes qu’il ne s’autoriserait pas à regarder en famille. Et donc proposer une programmation familiale avant 22 h30 et une programmation éventuellement polémique mais suivie après. Cette impression d’anonymat a visiblement un effet désinhibant sur la nature des requêtes exprimées.
38En cela, la sociologie de l’espace public médiatique a particulièrement intérêt à intégrer plus fortement le Web dans ses objets d’analyses centraux avec l’analyse des médias de masse, des programmes politiques, etc. De tout l’espace médiatique, le Web est donc, en raison de la masse d’informations disponibles, de son mode de consultation individuel et de sa large gratuité (une fois connecté), le recueil le plus fidèle et l’outil d’analyse le plus performantde la variété des problèmes qui intéressent vraiment une population donnée, tout au moins celle qui est connectée.
39Cette accession à la fois à l’irréel et au réel du quotidien est si forte qu’elle en paraît contradictoire : le Web est en même temps un indiscutable outil de fantasme et un outil pragmatique de gestion du quotidien. De même qu’il est un outil de travail et de communication familiale, de loisir et de connaissance. Au fond, cette souplesse constitutive de l’outil et de l’usage qui en a été fait depuis l’origine montre à quel point ce qui pourrait apparaître comme une contradiction permet en fait plus prosaïquement de s’adapter à des besoins multiples, parfois contradictoires, en tout cas hors de tout souci de cohérence, au sein même de chaque internaute/individu.
40N’y a-t-il pas d’abord contradiction entre l’idée d’une tendance nette et celle d’un éparpillement infini des requêtes ? De fait, compte tenu de la diversité des offres accessibles, l’usage du Web est probablement plus varié que ne l’est l’écoute d’un média de masse comme celle des principales chaînes de télévision. Faut-il comprendre que, malgré des différences réelles entre types d’internautes, tous sont, à un degré ou un autre, à la recherche de renseignements pratiques facilitant leur vie quotidienne : billet de train, sorties, démarches administratives, locations, météo ?
41En fait, cette tendance transparaît parce qu’elle est très répandue. Mais elle n’est pas uniforme. Car, comme le montre l’enquête croisant mots clés demandés et identités des internautes réalisée par Houssem Assadi et Valérie Beaudouin (panel de 1 140 internautes suivis sur un an), déduire de ces moyennes un profil type serait trompeur. À côté des internautes qu’ils classifient sous l’étiquette « vie pratique » (tourisme, actualités, santé, beauté) – internautes un peu plus souvent féminins, âgés de 35 à 49 ans et membres des catégories intermédiaires – coexiste un autre profil typeféru de « culture Internet », de multimédia (photo, vidéo, musique), de sexe, de jeux vidéo et de piratage de logiciels. Les utilisateurs ayant émis ces requêtes, précisent encore ces deux chercheurs, sont plutôt jeunes, masculins (âgés de moins de 24 ans), étudiants, et n’ayant pas ou peu de revenus (Assadi et Beaudouin, 2002 : 185).
42Plus encore, on peut estimer à partir de multiples indices (variabilité des usages selon les saisons, le sexe, les âges des internautes étudiés) que l’importance accordée au Web pratique est avant tout le reflet d’un niveau d’obligations différent (selon les moments de l’année, de la vie, ou selon les obligations sociales, familiales, professionnelles) autant qu’une différence par essence entre catégories d’internautes. Autrement dit, que les différences constatées entre internautes étudiants et internautes femmes de 35 à 49 ans tiennent au moins autant à des questions de cohorte, c’est-à-dire de questions propres à un âge de la vie, qu’à des questions de génération (« génération Internet »). Les femmes quadragénaires en particulier ne doivent-elles pas régler, notamment durant cette période de la vie, un nombre particulièrement important de problèmes quotidiens, surtout lorsqu’elles sont à la fois femmes actives, déjà mères et encore filles, principales gestionnaires du quotidien de leurs enfants et des soucis de santé ou de bien-être de leurs parents ?
43Ainsi, l’âge pèse particulièrement dans le mode de consommation du Web comme « média pratique ».L’usage du Web s’explique assez largement par l’âge de l’internaute considéré en deçà des considérations sur les caractéristiques sociales des publics visés, des questions d’appartenance culturelle ou de niveau d’éducation et des interrogations sur la transcription « médiatique » de questions d’identité ou de problèmes d’actualité.
Tableau 6. L’âge, la variable centrale pour un « outil de médiation » du quotidien
Marques de commerce (agrégat de domaines, de sites uniques et/ou de pages rattachées à une même marque)
|
Nombre de visiteurs uniques
|
Composition des 25-35 ans (en %)
|
« Puissance » : part que cette audience représente parmi les 25-35 ans (%)
|
Pampers.fr
|
176 000
|
65,6
|
4,1
|
Magicmaman.com NetWork
|
337 000
|
60,6
|
7,8
|
Vertbaudet.fr (catalogue de vêtements)
|
538 000
|
53,1
|
12,4
|
Étam.com
|
156 000
|
49,7
|
3,6
|
Marques de commerce
|
Nombre de visiteurs uniques
|
Composition des 50-64 ans (en %)
|
« Puissance » : part parmi les 50-64 ans (%)
|
Notretemps.com
|
278 000
|
54,4
|
5,2
|
E-sante.fr
|
388 000
|
34
|
7,2
|
Boursier.com
|
264 000
|
33,9
|
4,9
|
Source : Médiamétrie/Netratings, juin 2006 (25-35 ans) et mai 2007 (50-64 ans).
44Ainsi, si l’on cherche à déterminer quelle est la part des internautes de Pampers.fr de 25 à 35 ans, le caractère ciblé de l’audience du site est incontestable (65,6 %, tableau 6). Quelles que soient les tranches d’âge, la part d’internautes préretraités ou jeunes retraités dans l’audience de sites de bourse (Boursier.com : 33,9 %), de santé (E-sante.fr : 34 %), de cybermagazines pour seniors (Notretemps.com : 54,4 %) est tout aussi significative. Centrées sur les sites et sur les problématiques de leurs concepteurs, ces statistiques ont d’incontestables limites, car elles cherchent à savoir qui « regarde tel ou tel site pour enfants » à partir d’une liste de sites prédéterminés. Mais si, en inversant la question, l’on se demande « les parents regardent-ils majoritairement des sites pour enfants ? » (étude dite user centric), les résultats recueillis peuvent changer complètement. Il est possible que les parents soient à la fois majoritaires dans l’audience de sites pour enfants listés, mais qu’ils ne se rendent malgré tout qu’épisodiquement sur ces sites (simplement, les autres catégories d’internautes y vont encore moins). D’ailleurs, la colonne « puissance » rappelle cette différence puisque aucun des sites de la liste n’est visité par plus de 12,4 % du panel des internautes de 25 à 35 ans interrogés (tableau 6). Malgré tout, de tels chiffres montrent la variabilité des usages du Web et selon que l’on soit un internaute jeune parent ou grand-parent et selon ses contraintes et ses possibilités quotidiennes plus généralement.
45L’utilisation personnelle du Web va-t-elle, à l’usage, confirmer voire accentuer cette prime au pratique, au quotidien, au ludique ou au divertissement ? On ne peut vraiment évaluer l’importance de ces comportements sans en comprendre les raisons profondes. Celles-ci sont de deux types, sociales et techniques (au sens de liées aux particularités et aux évolutions techniques du Web).
46Socialement d’abord, l’importance accordée aux requêtes pratiques suggère l’intérêt ou la nécessité de résoudre une partie de ces problèmes quotidiens chez soi et à distance. Ce constat n’aurait qu’un caractère d’évidence s’il ne suggérait pas d’emblée, en filigrane, une hypothèse forte : c’est précisément parce que la gestion du quotidien prend individuellement de plus en plus d’importance que cette utilisation du Web devient centrale.
47Si le Web est si fréquemment utilisé pour régler ses voyages, calculer ses kilométrages (trajets), prévoir ses tenues (la météo), calculer ses impôts, programmer sa soirée (télévision), est-ce le reflet d’une complexité accrue de la gestion du quotidien ? L’usage du Web doit-il être appréhendé et analysé comme un reflet à peine déformant des préoccupations quotidiennes, que ce soit des activités de loisirs ou des contraintes d’emploi du temps dans une société qui ressemble de plus en plus à une société de flux (au sens de mouvement permanent)?
48Un premier élément étaye cette hypothèse sociale : le constat selon lequel la part que la moyenne de la population française consacre à des activités de loisirs autres que strictement professionnelles ou familiales augmente.
Tableau 7. Dépenses culturelles et de loisirs
|
1990(%)
|
1997(%)
|
2006(%)
|
TV, Hi-Fi, vidéo, photo
|
14,7
|
10,4
|
11,3
|
Informatique (y compris logiciels, CD Rom)
|
1,9
|
5,6
|
7,5
|
Disques, cassettes, pellicules photo
|
5,9
|
6,1
|
4,2
|
Autres biens culturels et de loisirs
|
3,9
|
2,9
|
3,7
|
Jeux, jouets, articles de sport
|
8,8
|
8,6
|
9,3
|
Jardinage, animaux de compagnie
|
14,2
|
13,1
|
11,9
|
Spectacles, cinéma, voyages
|
14,1
|
15,7
|
18,3
|
Jeux de hasard
|
6,7
|
8,6
|
9,6
|
Services culturels (y compris redevance TV)
|
9,6
|
11,6
|
10,5
|
Presse, livres et papeterie
|
20,2
|
17,5
|
13,6
|
Total
|
100,0
|
100,0
|
100,0
|
Source : Insee.fr, 2006.
49Comme le montre cette enquête de l’Insee, quand les loisirs (hors du domicile) progressent, cela concerne aussi bien les médias que les spectacles, le cinéma et les voyages (les dépenses cumulées passent de 14,1 % à 18,3 % entre 1990 et 2006), les jeux de hasard (de 6,7 % à 9,6 %), l’achat de logiciels, d’ordinateurs (de 1,9 % à 7,5 %), de jeux vidéo, d’écrans plats. Or, toutes ces activités augmentent l’intérêt du Web. D’ailleurs, même quand la catégorie « TV, Hi-Fi, Vidéo, Photo » baisse (de 14,7 à 11,3 %) en raison du déclin de la photo analogique, le marché de la photo numérique sur Internet, lui, croît (développement des clichés à distance, achats d’appareils photos à distance, etc.).
50Un second élément social à prendre en compte est le fait qu’une part croissante de la population cherche à planifier de plus en plus tout son agenda, y compris son agenda personnel. Plusieurs niveaux entrent en jeu.
51Le premier, qui n’est pas le moindre, concerne la dimension subjective : quelles perceptions les internautes ont-ils du « temps du Web », c’est-à-dire celui du temps d’attente, de la gestion de son agenda, du temps de déplacement (de téléchargement) en cours sur le Web ? Lors d’entretiens menés par Luc Bonneville, l’importance que les étudiants/internautes interrogés accordent à la maîtrise de leur temps quotidien et au sentiment d’autonomie que cela leur procure, ressort en premier. Non seulement le fait de gagner du temps (faire plusieurs choses en même temps, regarder ses comptes chèques et réserver son hôtel à distance) est-il apprécié, mais la possibilité de pouvoir envoyer un courriel, acheter en ligne à l’heure souhaitée (y compris le week-end ou la nuit), de chez soi, sans avoir à se déplacer, compte plus encore. Le temps d’Internet est perçu comme un temps instantané (Bonneville, 2001 et 2002 : 208-211).
52Deuxième niveau : ce temps du Web, comme du téléphone portable (Jauréguiberry, 1998), généralise-t-il la gestion rationalisée du temps de travail, du temps de productivité à la vie privée ? L’un des fondements économiques du capitalisme affirme que la rationalité économique repose sur la rationalité temporelle (« le temps, c’est de l’argent »). Dès lors, « le passage d’une vitesse de déplacement à une vitesse relative à un espace dématérialisé semble constituer l’une des caractéristiques importantes des mutations actuelles » (Bessin, 1998 : 17). Ce qu’Internet autorise comme technologie d’information et de communication au service de la vitesse, de la rapidité et de l’accès aux données à distance est d’ailleurs proposé comme une plus-value dans les sites municipaux (télécharger des documents administratifs en ligne), les sites de commerce et de bibliothèques (réserver de chez soi). En cela, « les canons de la rationalité économique contemporaine (pragmatisme, utilitarisme, compétition, rentabilité, efficacité, désir de gains et de puissance) sont appliqués à ce qui est en passe de devenir la gestion des occupations et relations privées » (Jauréguiberry, 1998 : 89, cité par Bonneville, 2002).
53Pour autant, ce serait sans doute une erreur de généraliser ce rapport au temps à l’ensemble des acteurs sociaux. Des enquêtes générales réalisées sur la population canadienne par exemple montrent bien que près d’un tiers de la population ne prend, à l’inverse, jamais sur son temps de sommeil pour boucler toutes ses activités. Ce tiers ne se sent ni « pris par le temps » ni « stressé ».
Les conceptions du temps ne sont pas uniformément exprimées selon les classes sociales […] Plus on est scolarisé, plus on est riche – ce qui est bien une mesure de la stratification sociale – plus on exprime le sentiment d’être pressé quotidiennement par le temps, ce qui est bien une mesure de la valorisation du temps [à quelques exceptions, dont les étudiants] (Pronovost, 1998 : 6-7).
54Le temps de l’individu hypermoderne ne concerne donc pas uniformément la population.
55C’est en tenant compte de l’ensemble de ces facteurs qu’on peut mieux comprendre ce qui constitue « le rapport temporel » au Web. L’importance que des étudiants accordent au « temps instantané » et « déspatialisé » du Web ne doit pas alors être généralisée à l’ensemble des internautes mais, a minima, être interprétée comme la traduction du fait que « déclarer “manquer de temps” renvoie [entre autres] à un phénomène d’ordre proprement culturel, significatif du système occidental dominant de valeurs […] intériorisées par certaines catégories de population » (Pronovost, 1998 : 7-8). Car même pour les internautes très actifs professionnellement et culturellement, les frontières du Web ne s’arrêtent probablement pas aux sites pratiques (météo, administration, impôts, trajets routiers, réservations, achats à distance). Dans les activités récurrentes du cyberespace, le divertissement tient une place centrale. Ces mêmes internautes prennent le temps de surfer pour jouer, consulter des sites divertissants, télécharger de la musique, regarder des photos, bref prennent un peu de temps pour eux. C’est pourquoi il faut considérer que cette apparente contradiction tient à un double niveau d’interprétation. Si le Web instantané est spontanément cité, c’est parce qu’il est objectivement (contraintes) et subjectivement (perceptions, souvenirs) ressenti comme fondamental. Pour autant, la pratique de tous les internautes, et même des internautes les plus stressés, ne se réduit pas à cela. Le cyberespace pratique répond alors à la fois à un type de comportement légitime et à une demande sociale perceptible et en extension (mais non uniforme).
56Plus significativement encore (troisième niveau), cette tendance est favorisée par le succès croissant du Web. Les internautes sontde plus en plus persuadés de trouver toutes les informations pratiques qu’ils souhaitent. Plusieurs facteurs doivent rentrer en compte pour expliquerqu’un type d’information ne soit pas diffusé massivement et gratuitement dans un pays fortement connecté quand c’est techniquement possible (information déjà numérisée):le coût de production élevé de l’information, la rareté ou la difficulté à obtenir puis à diffuser cette information, la valeur financière de celle-ci qui peut faire préférer un système de distribution payant, la facilité ou non à rentabiliser indirectement sa diffusion gratuite par un financement publicitaire, le degré d’inconvénient à ne pas profiter, à moindre coût, du système de diffusion incomparable de la toile auprès du grand public. Or, les informations pratiques (horaires d’ouverture, météo, rubriques de consommation, bourse, jeux, renseignements sur les associations)souvent peu onéreuses à produire sont suffisamment consultées pour être financées par la publicité ou en partenariat commercial (voirrubriques météo et bisons futés de nombreux sites de journaux locaux en ligne). Plus le nombre de personnes connectées au Web augmentera, plus les associations, mairies, portails, gouvernements, clubs, particuliers auront intérêt à mettre en ligne leurs informations. De même, plus les gens donneront leur opinion (sur le dernier film vu, livre lu), plus sera recherché une information, un avis.
57Enfin, le Web profite pleinement de la numérisation rapide de nombreux domaines du divertissement et de la culture. Constater la rapidité avec laquelle les entreprises se sont converties au traitement informatisé des données (par exemple, les services comptables) ou les particuliers à la numérisation photo ou vidéo est devenu banal. Encore faut-il établir comment cela a favorisé par contrecoup le Web et tous ses sites qui se sont, d’une façon ou d’une autre, spécialisés dans l’un ou l’autre de ces nouveaux domaines : que ce soit l’impression de photos numériques, l’achat de logiciels ou l’insertion dans les articles de presse de liens vers des vidéos d’archives de chaînes ou de particuliers.
58Au fond, en devenant plus facile d’accès, toujours plus efficace, de plus en plus complet voire incontournable dans de nombreux domaines, le Webest devenu suffisamment important pour s’imposer au quotidien. Mais pour expliquer ce succès, encore faut-il avoir une image précise des usages les plus standard des sites Web. Or, comme l’a montré l’utilisation comparative des enquêtes statistiques générales et des enquêtes plus spécifiques ou des classements centrés sur les audiences de sites, c’est la conjugaison d’une analyse des requêtes et des enquêtes par questionnaires qui fournit le meilleur éclairage. Le Web pratique et le Web de divertissement se détachent alors des autres usages et, au final, ce sont ces deux types d’usages standard qui à la fois favorisent la croissance et les évolutions successives d’Internet et en bénéficient.