1Le téléroman est le genre le plus populaire de l’histoire de la télévision québécoise, comme en témoignent, d’année en année, les palmarès d’écoute. Ces émissions parviennent à rassembler d’énormes auditoires, à attirer des commanditaires, à susciter des controverses et même à questionner le rôle des médias. Pourtant, les téléromans sont fréquemment décriés par les élites, par les intellectuels et par les chercheurs, sans pourtant cesser d’augmenter leur popularité légendaire : « fast food de l’imagination, pacotille, prostitution, visqueuse médiocrité, produit engendrant l’idolâtrie, atrophie de l’intelligence, faible âge mental des téléspectateurs, tout a été dit pour parler de la télésérie et de son spectateur » (Croteau et Véronneau, 1993 : XIII). Dans le cadre de notre thèse de doctorat (1997), nous avons effectué la recension des études consacrées aux téléromans québécois. Car à notre connaissance, il n’existe aucune revue systématique de la littérature s’intéressant au genre et le tableau que nous présentons, ci-dessous, de l’état des recherches, pourrait éventuellement faciliter les analyses futures.
- 1 C’est ce dont témoigne la parution, dans les années quatre-vingt, de numéros de périodiques québéco (...)
2Au début, les études portant sur les feuilletons et les téléromans s’organisent surtout autour de deux axes : les recherches sur l’auditoire (qui regarde ces émissions, pourquoi et quels sont les effets d’une telle écoute ?) et les études textuelles (l’analyse du contenu et des valeurs, modèles, attitudes et idéologies). Genre traditionnellement associé aux femmes à la maison, les soaps et les téléromans n’ont commencé que récemment à se transformer en objets de recherche légitimes, amenant même de nouvelles avenues de réflexion1. Ainsi, à l’occasion de la parution d’un numéro d’Études littéraires entièrement consacré à la fiction télévisuelle, Christine Eddie (1981a : 207) explique les buts de l’ouvrage :
D’une part, contribuer à l’avancement des recherches, de plus en plus nombreuses au Québec, qui portent sur le phénomène de la télévision ; d’autre part, cautionner l’idée que la fiction télévisée, malgré sa fugacité, malgré aussi la consommation populaire qui l’entraîne inévitablement hors des circuits de la littérature dite « savante », constitue un fonds culturel qu’il est difficile, aujourd’hui, d’ignorer.
3Car les ouvrages d’ensemble sur les mass-medias et les volumes portant sur la télévision ignorent majoritairement les téléromans (ou ne leur consacrent qu’une page ou un paragraphe).
4Et les critiques méprisent ou tournent souvent en dérision ces émissions trop « populaires » et fugitives, en leur accolant régulièrement « [...] des jugements de “pauvreté” et d’“insignifiance” » (Poirier, 1979 : 9) : « éphémères à cause de la nature du médium lui-même, on les a crues indignes de la pérennité que devrait consigner l’histoire littéraire » (Legris, 1972b : 4). Sexisme et élitisme ont longtemps été pratiquement indissociables des études téléromanesques. L’arrivée de Dallas sur le marché mondial des communications dans les années quatre-vingt amène cependant de nombreux chercheurs à effectuer des études innovatrices, pour tenter d’expliquer les cotes d’écoute d’un genre si populaire dans tant de pays. Des études consacrées à la réception d’un produit médiatique étranger tel Dallas deviennent fort pertinentes et influenceront les chercheurs québécois.
5Au Québec, près d’une soixantaine d’études sont consacrées au téléroman. Nous avons regroupé les recherches en neuf avenues thématiques, plus ou moins étoffées : les analyses ont principalement interrogé, dans un ordre décroissant, le récit selon une approche sémio-structuraliste, le public et la réception, le social, les caractéristiques et les règles de genre, l’idéologie, les images qui émergent grâce à l’analyse de contenu, le discours de presse, la mise en images et enfin, la création. On s’est attardé à l’image de la femme projetée, ainsi qu’à celle des jeunes, de la famille, des homosexuels, du monde du travail, du Québec et de la société. Et l’on a comparé les radioromans et les téléromans aux romans, aux contes, au théâtre, au cinéma, à la mythologie, aux sitcoms américains et aux téléjournaux. Mais faisons d’abord état des cinq ouvrages de compilation, qui ont seuls pu permettre une étude de l’ensemble du corpus ou de ses diverses composantes.
6Le premier à rédiger un tel ouvrage est Pierre Pagé. Il a effectué un monumental travail de compilation des 2 000 œuvres radiophoniques québécoises, incluant des radiothéâtres, radioromans, dramatiques par épisodes, textes humoristiques, dramatisations historiques, contes et récits dans son Répertoire des œuvres de la littérature radiophonique québécoise, 1930-1970 (1975). L’auteur en a profité pour amasser une précieuse collection de manuscrits microfilmés (les « Archives de la littérature radiophonique ») qui comprend environ 432 000 pages. D’autres ouvrages vont peu à peu s’ajouter à celui-ci, tous rédigés dans le cadre du projet intitulé « Histoire de la littérature radiophonique au Québec : le radio-feuilleton », cherchant à « combler des lacunes dans le domaine de l’histoire littéraire et culturelle des Québécois » (Legris, 1981b : 138) et subventionné par la Direction générale de l’enseignement supérieur, le Conseil des Arts, le Conseil de Recherches en Sciences humaines du Canada et le Fonds Institutionnel de Recherches de l’UQAM. Pour compléter l’histoire radiophonique, Renée Legris a publié un Dictionnaire des auteurs du radio-feuilleton québécois (1981a). Elle y a présenté les biobibliographies d’une trentaine d’auteurs radiophoniques qui, par leurs œuvres, ont marqué l’histoire du feuilleton. Conjointement, Pagé et Legris ont ensuite fait paraître un second répertoire, couvrant les vingt-cinq premières années de la production dramatique télévisuelle. Leur Répertoire des dramatiques québécoises à la télévision, 1952-1977, qui « s’est voulu un hommage au travail de tous les créateurs qui ont enrichi l’imaginaire collectif des Québécois » (Legris et Pagé, 1977 : 11), a recensé 335 téléthéâtres, 48 feuilletons et 97 dramatiques pour enfants.
7L’année suivante, la Société Radio-Canada, grâce au travail de Lorraine Duchesnay, a fait paraître à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la télévision, un répertoire de la dramaturgie télévisée qui couvre la même période. Vingt-cinq ans de dramatiques à la télévision de Radio-Canada 1952-1977 (1978), qui met en relief la participation d’une multitude de comédiens, énumère ainsi 746 téléthéâtres (incluant les documentaires dramatisés) et 200 téléromans (en comptant séparément chacune de leurs saisons). Plus récemment, Jean-Yves Croteau et Pierre Véronneau de la Cinémathèque québécoise ont compilé quarante ans de production dramatique télévisuelle québécoise diffusée tant sur les chaînes publiques que privées (soit « des animations, des aventures, des comédies, des comédies musicales, policières et de situation, des contes, des docudrames, des drames biographiques, historiques, policiers, psychologiques et sportifs, des études de mœurs, des émissions jeunesse, des émissions avec marionnettes, des monologues, de la science-fiction, du suspense et du théâtre »). Ils ont publié le Répertoire des séries, feuilletons et téléromans québécois de 1952 à 1992, pour contribuer « à la connaissance, à l’appréciation et à l’étude de notre patrimoine télévisuel » et pour essayer d’augmenter « la qualité des interventions sur le sujet, et [d’appuyer] la rédaction de nombreux mémoires et thèses » (Croteau et Véronneau, 1993 : XVIII).
8Les premières études s’intéressant aux téléromans ont souvent fait usage de l’analyse de contenu. Dans son mémoire de maîtrise, Hélène Tardif a examiné les représentations des personnages masculins et féminins dans des téléromans diffusés entre 1960 et 1971. Elle a constaté qu’une image extrêmement traditionnelle des rôles et des caractéristiques propres aux hommes et aux femmes se dégage de ces productions : celle de « l’image dominante, quasi exclusive, [...] de la femme au foyer, se réalisant à travers la maternité, complémentaire sans lui être égale [à l’homme] » (Tardif, 1975 : 147-148). L’auteure remet par le fait même en question « le postulat trop absolu d’une omniprésence du matriarcat dans les téléromans » (Tardif, 1975 : 147).
9D’autres études ont examiné les personnages montrés dans plus de la moitié des téléromans diffusés en 1972-1973 (Les Berger, Mont-Joye, La rue des pignons et La P’tite semaine). Ginette Deslongchamps y a elle aussi interrogé l’image des femmes : ayant entre 20 et 30 ans, mère ou épouse fidèle et modèle, peu instruite, ange ou démon qui ne se préoccupe que de l’« objet de son amour », on la montre au salon (on l’a sortie des cuisines) et rarement dans son milieu de travail. L’auteure insiste quant à elle sur l’existence d’un matriarcat téléromanesque qui correspond à la société québécoise : « n’est-ce pas également ce qui se passe en réalité, l’univers de la femme étant souvent réduit à la maison ? » (Deslongchamps, 1973 : 205). L’analyse des mêmes téléromans fait dire à Noël Dubé, qui y a exploré la représentation des jeunes adultes (15-25 ans), que ces derniers poursuivaient habituellement un but (l’amour à tout prix, l’amitié, la séduction, la confidence) et utilisaient tous les moyens pour y parvenir. On y montre rarement les jeunes travailler ou étudier ; ils s’intègrent aisément dans la société de consommation et acceptent les structures familiales, sans aucune contestation. Il s’agit en fait d’un portrait conservateur et réactionnaire : « On constate vite que les valeurs habituellement vécues par les jeunes ne sont aucunement développées par les personnages de ces émissions télévisées » (Dubé, 1973 : 202).
10Dans le cadre de la Commission royale sur la violence dans l’industrie des communications (1976), André H. Caron et Marie Couture ont effectué l’analyse de contenu des images et des messages proposés par les sept téléromans diffusés en 1976, soit Rue des pignons, Les Berger, La P’tite semaine, Y’a pas de problème, Symphorien, Avec le temps et Quelle famille. Ils ont constaté que les personnages masculins sont légèrement plus nombreux que les personnages féminins, qu’ils ont pour la plupart entre vingt et un et quarante-cinq ans et qu’ils semblent presque tous en bonne santé. L’image des hommes et des femmes reste traditionnelle : les femmes (« douces, émotives, intuitives et irrationnelles ») sont ménagères et ne se réalisent qu’à travers la maternité, tandis que les hommes assument leurs responsabilités de soutien de la famille et sont surtout préoccupés par leur travail. Les interactions conflictuelles sont souvent traitées sur un mode comique et le double thème de la famille et des amis domine : « L’amitié est présentée sous un angle idéal exagéré. Il y a toujours un ami ou un membre de la famille disponible, compréhensif et excellent confident. » (Caron et Couture, 1976 : 314) Il s’agit en fait de l’image de l’homme moyen dans un milieu familial stable, axé sur la quotidienneté, et dont le bonheur n’est possible que grâce aux relations nouées avec la famille et les amis.
11Dans son mémoire (1979b) et dans un article qui le résume (1981b), Christine Eddie s’est demandé si les téléromans avançaient au rythme de la société ou semblaient à sa remorque. Examinant l’évolution de la femme dans La rue des pignons, par la comparaison de sa première saison (1966-1967) et de sa dernière (1976-1977), elle a conclu à la présence de mutations dans l’univers téléromanesque. Car, à la différence de la première saison, les travaux ménagers n’occupaient presque plus les personnages en 1976-1977, les femmes participaient activement aux événements du récit, la sexualité taboue et chuchotée avait laissé place à un portrait plus réaliste et les très jeunes femmes cloîtrées dans leurs familles attendant leur Prince Charmant sont devenues des femmes aux âges variés, plus autonomes. « Rue des pignons n’a pas été, et ne pouvait pas être, un agent de changement social ; les miroirs n’ont toujours réfléchi que ce qu’ils voyaient » (Eddie, 1979 : 107).
12Adoptant un point de vue plus social, Renée Legris a examiné dans sa thèse de doctorat (1972b) et dans deux ouvrages subséquents (1972c et 1977), les œuvres romanesques, radiophoniques, télévisuelles et cinématographique de Robert Choquette, ainsi que la fresque de la société québécoise (1928-1960) qu’il y a dépeinte. Elle y compare le rôle des radioromans au Québec à celui qu’a joué la Comédie humaine balzacienne en France, soit de faire découvrir « une image diversifiée des milieux et des types importants de la société québécoise » (Legris, 1972b : 475).
13En poursuivant la même avenue de recherche, Line Ross a exploré « le social », qui brillait surtout par son absence, dans les téléromans diffusés entre 1960 et 1971 par Radio-Canada (Les filles d’Ève, La Balsamine, Le pain du jour, La rue des pignons et Le paradis terrestre). Ainsi, les personnages se présentaient comme du « monde ordinaire », malgré des différences non négligeables : ils étaient plus scolarisés, travaillaient surtout dans des professions libérales et en affaires, vivaient dans le luxe et faisaient partie des classes sociales supérieures. Le portrait des personnages appartenant aux classes moins aisées financièrement demeurait plus favorable que celui des autres et leurs rapports restaient empreints d’harmonie. On a évacué des téléromans le monde du travail, la ville, l’hiver et le Montréal cosmopolite, au profit de la vie privée et même privatisée : « les joies comme les drames viennent du cercle des relations primaires, les privilèges comme les situations pénibles renvoient aux individus (et au hasard), les problèmes aussi bien que leurs solutions, même dans les domaines comme le travail, sont interprétés dans une optique purement individualiste » (Ross, 1976 : 228).
14Dans le cadre d’un vaste projet d’analyse des téléromans subventionné par le Ministère des communications du Québec, l’équipe de recherche formée d’Annie Méar, Barbara Bellafiore, Andréa Martinez-Mailhiot, Fabienne Mercier et Christian-Marie Pons a examiné les façons dont on y montre le Québec. Les chercheurs font état de nombreux changements par rapport aux téléromans de la décennie précédente. La présence de lieux nommés et reconnaissables et d’indices socioculturels typiquement québécois, l’absence d’étrangers et l’omniprésence de héros multi-médiatiques tendaient ainsi à transformer les téléromans populaires de la saison 1978-1979 (Le clan Beaulieu, Dominique, Grand-Papa, Jamais deux sans toi et Terre humaine) en « histoires de famille ». Les téléromans posséderaient même une force sociopolitique indéniable : « les téléromans produits et diffusés au Québec ont un impact prodigieux sur le mouvement nationaliste québécois, par la québécitude même de leur discours » (Méar et al., 1981b : 168).
15Par le biais de l’analyse de contenu et structurale, Fabienne Mercier a, de son côté, examiné le monde du travail mis en scène dans huit téléromans populaires (Le clan Beaulieu, Dominique, Grand-Papa, Jamais deux sans toi, Terre humaine, Du tac au tac, Drôle de monde et Faut le faire). Elle a démontré que les femmes des téléromans se définissaient d’abord en tant qu’épouses et/ou mères de famille et qu’elles ne travaillaient que dans des domaines d’activités traditionnellement féminins :
le téléroman propose une division sexuelle des valeurs et des attitudes relatives au travail ; en effet, alors que la femme attache peu d’importance à un travail rémunéré qu’elle n’occupe que de façon temporaire, l’homme s’affirme d’abord à travers une carrière ou une profession et privilégie par dessus tous sa réussite professionnelle (Mercier, 1981 : 91).
16Pour Hélène Marchand, qui replace le téléroman dans le contexte des fictions produites par différentes traditions artistiques, l’institution littéraire le classe au sein d’une « paralittérature » dénuée de valeur esthétique, malgré la qualité du scénario de certaines productions. L’importance des cotes d’écoute accordées aux téléromans s’expliquerait, selon plusieurs, par le fait qu’il offre une « description réaliste des mœurs québécoises », que ses personnages deviennent presque autonomes grâce au travail des médias qui permettent le jeu de la représentation et qu’il propose des « mondes possibles » : une sorte « d’espace-temps mythique qui loge en périphérie des mondes réels propres à chaque civilisation [...] l’aire de la fiction que se partage l’humanité et où respire chaque culture » (Marchand, 1991 : 9). Mais Marchand montre que certains téléromans, comme Cap-aux-Sorciers (1955-1958), Sous le signe du lion (1961), Le temps d’une paix (1980-1986) et Des dames de cœur (1986-1989) contredisaient la théorie du reflet de la société québécoise et proposaient de nouvelles valeurs sociales, à la manière de la grande littérature. Quant à L’héritage (1987-1990), il est unique en ce qu’il a mis en scène « [...] un univers convaincant par la cohésion de ses outrances mêmes » et « [...] laisse la voie libre à l’installation d’un univers où tous les sentiments humains se vivent jusqu’à l’insoutenable, comme dans la tragédie » (Marchand, 1991 : 14-15).
17Dans le cadre de l’exposition Téléromans présentée au Musée de la Civilisation de Québec du 11 décembre 1996 au 8 février 1998, Jean-Pierre Desaulniers a fait paraître De la Famille Plouffe à La petite vie (1996) qui recense les feuilletons, séries et téléromans diffusés au Québec et trace le portrait de cette abondante production. Pour montrer l’importance sociale du genre, il en évoque l’histoire, les cotes d’écoute, les nombreux produits dérivés, les définitions, sa présence dans la presse écrite, etc. Et si les premiers téléromans se déroulent surtout « dans la cuisine » et mettent en scène « les classes populaires », il a constaté que tous les modes de vie (campagne, banlieue, petite ville, métropole, etc.), toutes les régions québécoises et presque toutes les époques (sauf le xixe siècle, symbole de résistance et d’endurance de l’après-conquête) ont été mis en scène. Pour Desaulniers, les personnages de téléromans agissent en fonction de leurs rôles sociaux et de traits de caractère très diversifiés. Il propose donc une typologie des personnages, dont certains s’abreuvent à la liberté : on retrouve alors les « indépendants » (qu’incarnent Le Survenant et Ovila des Filles de Caleb), les « sages » (comme Mémère Bouchard du Temps d’une paix, témoin privilégié et silencieux des conflits), les « entreprenants » (les joueurs de hockey de Lance et compte et les journalistes de Scoop, marqués au sceau du risque et de l’initiative) et les « innocents » (les handicapés psychologiques qui deviennent les révélateurs du bien et de la liberté). D’autres personnages incarnent plutôt le mal : les « durs » (l’intransigeant Xavier Galarneau dans L’héritage), les « rétrogrades » (Rémi Duval de Jamais deux sans toi qui n’a pas vu le temps passer) et les « faux » (le plus célèbre est Jean-Paul Belleau des Dames de cœur). Enfin, les personnages témoignent aussi de la résignation : avec les « martyrs » (Donalda dans Les belles histoires des pays d’en haut), les « tourmentés » (Lionel Rivard de Scoop, déchiré par son homosexualité) et les « perdants » (Miville Galarneau dans L’héritage). En fait, la vocation du téléroman est de « faire ressortir les désirs de changement à travers la continuité et construire ainsi une identité collective qui jette des ponts entre le passé et le futur » (Desaulniers, 1996 : 115).
18Pour son mémoire de maîtrise, Nathalie Goudreau a examiné la production, le contenu et la réception des téléromans diffusés par Radio-Canada, Télé-Métropole, Télévision Quatre-Saisons et Radio-Québec, en 1993-1994 et 1994-1995. Son corpus, qui comprend 48 épisodes de 27 téléromans distincts, en est principalement à sa première diffusion, se partage presque également entre les production internes et externes, est surtout tourné en vidéo (à 66,7 %) et en studio (à 56 %) et comporte souvent des commanditaires (Vachon, Ro-Na Dismat, Ford, etc.). L’examen des thématiques, qui laissent une place prépondérante au travail, à la famille et à la réussite affective et amoureuse, lui permet de conclure que « [...] les thèmes abordés sont d’une contemporanéité sans équivoque. Les relations amoureuses sont souvent tumultueuses, les familles reconstituées, les couples divorcés et les familles monoparentales constituent des sujets fréquemment abordés. » (Goudreau, 1997 : 130) Les personnages sont surtout masculins (208 hommes contre 147 femmes), âgés de 26 à 50 ans, autant célibataires que mariés, de race blanche à 96 % et travaillent dans les affaires et l’industrie. L’auditoire de ces téléromans est majoritairement féminin, cependant Scoop et La petite vie attirent les hommes, tandis que Chambres et ville et La petite vie restent populaires auprès des jeunes de 12-34 ans.
19Les approches sémiotiques et structurales ont aussi inspiré plusieurs recherches, tant radioromanesques que téléromanesques. Claude Verreault a recensé les anglicismes lexicaux présents dans le radioroman Nazaire et Barnabé, diffusé entre 1939 et 1958 par CHLP et CKAC, à partir des manuscrits d’Ovila Légaré. Il y a dégagé une sémiotique de l’anglicisme propre à un radioroman comique et populaire, célébrant l’absurde et l’emploi de jurons farfelus. Verreault a ainsi comptabilisé 569 entrées lexicographiques (signifiants) représentant 636 acceptions différentes (signifiés), allant de « floor-show » et « blow-out », à « avoir le visage long comme une track de chars » et « avoir les jambes comme du net à mouches ». Ceux-ci étaient surtout issus de l’anglais (56 %), puis de l’anglo-américain (39 %) et de l’anglo-canadien (5 %). Il a conclu que le commerce et la finance, le monde du travail et l’univers des loisirs restent les plus anglicisés et témoignent d’une conquête tant économique que psychologique : « Bien plus qu’un simple envahissement linguistique, ces faits deviennent significatifs de l’anglicisation de l’univers des choses. Et, les choses ne viennent pas de la langue mais des hommes qui les ont créées et/ou qui les possèdent. [...] Plus que d’oppression linguistique, cela permet donc de parler d’oppression humaine [...] » (Verreault, 1977 : 445, 455).
20En réfléchissant sur l’histoire de la littérature radiophonique, Renée Legris a interrogé la fonction idéologique des radioromans écrits et diffusés lors de la Deuxième Guerre mondiale. Elle a constaté qu’on investit le genre d’une fonction nouvelle, celle de la propagande de guerre, « le faisant tout à la fois instrument de divertissement et véhicule idéologique de la politique fédérale sur la participation du Canada au conflit armé de l’Europe contre l’Allemagne » (Legris, 1981b : 15). Auparavant, « la seule propagande, d’ailleurs inavouée » s’affichait par le biais de la commandite et de la publicité qui accompagnaient sa diffusion (avec Dow, Molson, Labatt, Imperial Tobacco, Sweet Caporal, Proctor and Gamble, etc.). En fait, la propagande de guerre radiophonique a pour objectif de concilier deux nationalismes qui s’affrontent (québécois et canado-anglophone) et qui nuisent à l’unité nationale. Elle s’articule autour des thèmes suivants : « défense nationale, envahissement de la France par les Nazis, participation au conflit armé, victimisation des alliés, menace de guerre au Canada, quête des libertés nationales » (Legris, 1981b : 20). Les radioromans promeuvent aussi le soutien de l’après-guerre (par l’achat des obligations de la victoire), l’anticommunisme et le nationalisme québécois. L’ouvrage contient de plus une anthologie de textes de radio-feuilletons représentatifs, mais difficiles d’accès, illustrant divers types de propagande : La Fiancée du commando (1942-1946), Notre Canada (1942-1943), C’est la vie (1940-1943), Rue Principale et Béni fut son berceau (1951-1952).
21De son côté, James Herlan a comparé Le Survenant romanesque (publié en 1945) à sa version radiophonique (460 épisodes diffusés par CBF entre 1953 à 1955), à partir du manuscrit de 3 000 pages de Germaine Guèvremont. Il a constaté une réduction considérable du rôle du narrateur au profit de celui du bruiteur, qui choisit aussi la musique, et une valorisation de la tradition orale grâce à la reproduction des expressions et du rythme propres « au parler » des habitants du Chenal du Moine. Le radioroman fonctionnait grâce au procédé d’extériorisation : l’augmentation du nombre de personnages (surtout des adjuvants et des opposants) et des fonctions dramatiques (double du héros, double dérisoire, anti-héros), l’amplification des rôles secondaires, la multiplication des digressions, l’érotisation du héros et l’absence de dénouement. « Dans le roman, le Survenant “sacrifie” Angélina en quittant le village en quête de la contre-valeur. Par contre, dans la série radiophonique, le héros n’abandonne pas son amie, et il n’y a donc pas de victime. Cette fin indécise [...] est conforme au modèle ouvert du feuilleton » (Herlan, 1980 : 69). Puisque les messages correspondaient à ceux de l’époque duplessiste, « [...] le tiraillement du héros reflète, dans une certaine mesure, les conflits idéologiques qui troublent le Québec dans la période entre la guerre et la révolution tranquille » (Herlan, 1980 : 133).
22D’une façon similaire, Bertrand Poirier a comparé la narration romanesque des Plouffe (publiée en 1948) à sa version téléromanesque (une douzaine d’épisodes diffusés entre 1953 et 1954), l’ancêtre de tous les téléromans québécois. La narration du roman apparaît fortement linéaire, car elle privilégie un discours causal et logique structurant des suspenses serrés qui sèment les germes d’intrigues à venir, et propose un narrateur omniscient. La narration du téléroman a mis en scène une très faible progression des rapports amoureux, à l’aide d’un récit à focalisation externe ne permettant pas au spectateur de connaître les pensées secrètes des personnages. Le téléroman a aussi utilisé un suspense fermé (reposant sur des malentendus ou des tours que les personnages se jouent les uns aux autres) qui n’appelle pas de développements ultérieurs, car chaque nouvel épisode favorise un retour à un équilibre initial presque identique au précédent. « Alors que dans les émissions du téléroman, les personnages [...] entretiennent souvent le statu quo en se contentant de contrecarrer les désirs des autres, dans le roman, ils assument leurs désirs jusqu’au bout ; la logique de chacun de ces désirs (se marier, devenir un grand sportif, un grand reporter…), c’est la négation permanente du statu quo et l’imminence d’une transformation profonde » (Poirier, 1979 : 42), soit l’éclatement de la famille. La linéarité et la forte définition de l’imprimé propres au roman se démarquent de la non-linéarité et de la faible définition de l’image télévisuelle, qui invitent à une participation plus intense de la part du spectateur : « la communauté des téléspectateurs de 1953 [fait] une expérience de reconnaissance collective dans la présentation des modèles et des valeurs reçus, qui sont le fondement de l’identité collective » (Poirier, 1979 : 83).
23Toujours en faisant appel à La famille Plouffe, Céline Beaudet a examiné la structure narrative et le discours idéologique qui sous-tendaient le radioroman diffusé à CKVL de 1961 à 1967, lui-même une adaptation du téléroman diffusé la décennie précédente. L’œuvre se divisait en trois grands cycles narratifs qui développaient la stabilisation sociale des membres de la famille Plouffe, selon un déroulement classique : le sujet exprime son désir envers un objet et tente de l’obtenir, puis il réussit ou échoue dans sa quête. Ainsi, Ovide cherche à satisfaire ses ambitions professionnelles et veut épouser Rita Toulouse ; Napoléon essaie d’entraîner la famille dans un mouvement de réussite sociale en s’occupant de la carrière de hockey de Guillaume, puis en ouvrant un magasin de plomberie et en épousant Jeanne Labrie ; quant à Cécile, elle tente d’accumuler beaucoup d’argent pour pouvoir se marier. Les personnages possèdent des attributs intrinsèques, une « nature » que les conflits, traités sur un mode comique et ironique, n’altèrent pas et ils remplissent obstinément leurs rôles jusqu’à ce qu’ils réussissent leurs quêtes. « Ce type de récit populaire met en contradiction la norme sociale et une forme de déviance pour mieux réaffirmer la vérité de la norme. Les personnages sont enfermés dans la défense de cette logique idéologique et cela constitue leur seul mandat, d’où leur manque de complexité. » (Beaudet, 1978 : 34) Ainsi, l’amour se veut le prélude « naturel » au mariage, qui reproduit une cellule familiale autosuffisante, et constitue un rempart devant les dangers du monde. La maturité virile est montrée comme une démarche individuelle difficile, qui se réalise par le travail, tandis que la féminité demeure innée et ne peut s’épanouir que dans le mariage. De tels récits fonctionnent, pour Beaudet (1978 : 72), comme « [...] les défenseurs du statu quo, alimentant régulièrement la force d’inertie sociale en montrant les dangers, les risques que présente le changement ».
24De plus, Legris a analysé les vingt-trois téléromans diffusés lors de la première décennie télévisuelle (1953-1963), pour identifier sept programmes narratifs servant de modèles aux quêtes des sujets : soit les programmes narratifs de quête amoureuse, de puissance, d’ascension sociale, de gagne-pain, d’affirmation collective, de victimisation et enfin de quête d’identité. Il semble que les premiers téléromans placent en opposition les figures paternelles et maternelles ; celles-ci établissent des relations polémiques avec les sujets masculins en quête d’affranchissement ou transforment les sujets féminins en victimes. « Jusqu’en 1963, où apparaît Sous le signe du lion, le téléroman québécois affirme le pouvoir de l’homme comme Destinateur placé au sommet de la hiérarchie sociale, dont le faire interprétatif est le seul qui peut sanctionner la valeur des quêtes » (Legris, 1980 : 44-45).
25De son côté, Christiane Chassay Granche (1976) a exploré l’histoire, les idées-forces, les caractéristiques et les attributs des personnages de téléromans populaires en 1976 (La rue des pignons, Avec le temps et Quelle famille), pour y déceler une parenté avec les récits mythiques. Elle y a recensé de nombreux mythes : le mythe de la médecine, Asclépios et un complexe de castration dans Rue des pignons, les mythes d’Icare et des Argonautes dans Avec le temps, les figures mythiques de Pénélope, Héra, Antigone, Chimère et des Danaïdes dans Quelle famille. À son avis, les récits téléromanesques s’inspirent certes du quotidien, mais cachent aussi des idées-forces puisées à même les images traditionnelles.
26Toujours à l’aide de grilles sémiotiques, Nicole Cossette-Vincent a analysé vingt-cinq épisodes de téléromans à épisodes fermés diffusés par Radio-Canada et Télé-Métropole au cours de l’automne 1977 et de l’hiver 1978 (Dominique, Faut le faire, Jamais deux sans toi, Avec le temps et Du tac au tac), pour y dégager une image de la femme. Elle a effectué une analyse syntaxique et sémantique et a conclu que chaque épisode est construit selon le même modèle de base : « c’est donc dire que la structure formelle du téléroman est régulière et qu’il existe une grammaire de base de ce genre de récit » (Cossette-Vincent, 1980 : 58). La femme des téléromans à épisodes indépendants, faible et incomplète, est habituellement montrée dans une situation de manque affectif qu’elle va tenter de combler. On la sous-représente dans les rôles de médiatrice, d’opposante et d’étrangère, pour lui faire jouer la fonction passive d’intermédiaire. La femme est davantage soumise aux pressions sociales, puisqu’on ne respecte sa décision individuelle que dans 18,7 % des cas (et dans 85,8 % des cas pour l’homme). L’image de la femme serait cependant en voie de se transformer : « ainsi se dessine un modèle transitionnel de la femme ; économiquement libre, dégagée de son rôle de mère et des corvées domestiques, la femme reste un être faible, dépendant, voué à l’affectivité » (Cossette-Vincent, 1980 : 89).
27Dans la même veine, Annie Méar et ses collaborateurs ont examiné les structures narratives de quatre épisodes de Jamais deux sans toi diffusés en 1979, pour en dégager un modèle d’interaction sociale. Les différents récits mettaient en scène des femmes en quête d’objets : objets à offrir au mari par l’épouse, objets pour séduire dans le cas de la femme libre. « En somme, Jamais deux sans toi apparaît comme une allégorie du commerce amoureux entre hommes et femmes. Francine et Rémi mènent les téléspectateurs québécois dans les méandres de la Carte du Tendre en leur proposant des solutions à leurs problèmes » (Méar et al., 1980 : 27).
28Puis, Paul-Marcel Lemaire a comparé l’énonciation d’un conte (Placide-Eustache) et d’un téléroman (Le temps d’une paix), pour constater que le téléroman, solidaire de l’activité culturelle de son époque, a pris la relève du conte comme lieu de traitement de l’histoire et d’identification collective. Autant dans le conte que dans le téléroman se déroulant dans des villages ruraux solidaires, les axes de pouvoir (lutte entre les adjuvants et opposants) et de communication (le héros est en mission commandée) l’ont emporté sur celui du désir (le héros agit rarement de son propre chef) : « dans les deux cas, mais surtout dans les téléromans, c’est un communautarisme grégaire, uniformisant, conservateur et au fond répressif qui est opposé aux revendications individuelles » (Lemaire, 1989 : 209).
29Enfin, Charlotte Leduc a analysé les métaphores qu’ont utilisées les téléromans des années quatre-vingt pour représenter la famille québécoise, en voie d’effritement et de transformation. Dorénavant, les « nouvelles familles » téléromanesques comprennent des regroupements d’amis, de collègues de travail ou de sportifs, ce qui en démontre une conception élargie. En examinant les relations qui s’établissent entre les générations et à l’intérieur d’une même génération dans une douzaine d’épisodes, elle a noté la présence de forces contradictoires orientées vers la cohésion et l’éclatement de la cellule familiale. Ainsi dans Le temps d’une paix, la famille se veut le symbole de l’immuabilité des traditions (les jeunes y sont tiraillés entre l’obéissance et la transgression de l’autorité), elle devient un collectif dans Des dames de cœur (les personnages féminins cherchent à s’affranchir, sans succès, de leurs fonctions de cohésion familiale) et elle s’apparente à une nation dans Lance et compte (chacun doit renoncer à sa propre individualité au profit de la victoire commune qui soude les uns aux autres). En fin de décennie, L’héritage élève enfin la famille au rang de mythe en renversant sa logique et en faisant appel à l’intervention suprême pour en rétablir l’harmonie : « Sur le plan du contenu, le genre du feuilleton ne peut aller plus loin ; il est prêt à éclater. Quelle représentation peut effectivement dépasser l’indulgence divine ? » (Leduc, 1992 : 148)
30Au niveau idéologique, toujours dans le cadre de leur projet sur le patrimoine radiophonique québécois, Legris et Pagé ont publié une anthologie en deux volumes consacrée au comique et à l’humour, visant une diffusion d’œuvres méconnues et une perspective historique sur les genres humoristiques. Ils ont constaté que le rire de chaque auditeur est progressivement devenu un point de ralliement qui va permettre l’établissement d’une conscience collective. Car le phénomène de la littérature comique couvre plusieurs décennies et les Québécois ont pris l’habitude de rire de leurs mésaventures et de leurs travers, par le biais de thèmes et de niveaux de langage diversifiés :
[...] à toutes les époques de sa vie culturelle récente, le peuple québécois a exprimé par le sourire et par le rire plusieurs nuances importantes de ses idéologies. Que ce soit l’humour sage et lent de la civilisation rurale, ou le comique plus politique et plus mordant de la période urbaine, il est certain que des auteurs nombreux ont assumé cette respiration collective que constitue le rire (Legris et Pagé, 1976 : 23).
31Leur ouvrage présente et commente des textes issus de tous les genres comiques : la dramatique par épisode, le sketch, la peinture de mœurs, le radioroman comique et absurde, l’esprit satirique, la comédie en un acte, l’humour et le carrefour des formes humoristiques (avec Chez Miville).
32À la même époque, dans l’une des plus influentes études téléromanesques, Line Ross et Hélène Tardif (1975a) ont fait appel à l’analyse de contenu pour étudier les valeurs présentes dans les téléromans diffusés entre 1960 et 1971 à Radio-Canada. Par l’examen de la thématique, des attitudes et des comportements des principaux personnages, elles ont constaté que leurs valeurs rejoignaient celles de la société en général : aisance matérielle, prestige et réussite sociale individuelle, forte consommation de biens et de services, jeunesse, beauté et santé. Puis, dans un autre des « Cahiers du Laboratoire de recherches sociologiques » de l’Université Laval, Ross et Tardif ont comparé les téléromans et les romans québécois, diffusés et publiés pendant la même époque (1960-1971), grâce à l’étude de Michel O’Neill, Pierrette Deschênes, Josée Plamondon et Raymond Roberge (1975) analysant les 84 personnages mis en scène dans 30 romans. En faisant ressortir les grandes tendances idéologiques romanesques et téléromanesques, elles concluent à l’insistance des deux genres sur les valeurs et les comportements traditionnels et conservateurs, tels l’individualisme, la réussite, le respect de la hiérarchie sociale et le maintien de la famille traditionnelle et de l’autorité masculine, ainsi qu’à l’exclusion de toute dimension sociale. Elles ont été surprises de ne trouver aucune différence fondamentale pour démarquer les deux genres, si ce n’est que les romans s’inscrivent dans une perspective tragique de l’homme dans le monde, alors que les téléromans offrent une vision rassurante :
Les téléromans, malgré une visée explicite de description fidèle de la vie quotidienne, s’enferment généralement dans une approche très sécurisante et conséquemment superficielle des situations et des problèmes. [...] quel que soit le problème, tout finit par s’arranger pour les personnages sympathiques et le happy-end est de rigueur — les méchants, eux, seront punis… (Ross et Tardif, 1975b : 154)
33À partir d’une analyse qu’il avait déjà effectuée de 840 unités de nouvelles diffusées à Radio-Canada et à Télé-Métropole et de l’étude de Ross et Tardif (1975a), Jean-Pierre Desaulniers a comparé deux genres télévisuels, soit le téléjournal et le téléroman. Il a constaté qu’un code de reconnaissance organise les deux genres, ce qui permet au spectateur de repérer avec familiarité leurs contenus et leurs contextes. Ainsi, le téléjournal et le téléroman présentent des événements déclenchés par la parole, leurs sujets sont fortement redondants, la majorité de leurs acteurs tiennent leur droit de présence d’une désignation hiérarchique et l’espace y est fort restreint. Sur le plan des divergences, il a montré que les téléjournaux ne font que rapporter les événements, qui participent au domaine public ou collectif, tandis que les téléromans les dramatisent et les privatisent :
Le collectif se prêterait mieux à une description sèche ; on ne joue pas de lui. Il commande le respect. Alors que le privé suscite immédiatement une part d’imaginaire. Il est plus souple. [...] Entre ce réel collectif rapporté et ce réel privé raconté, il y a une perte d’équivalence qui ne peut échapper au téléspectateur fidèle et avec laquelle il doit composer (Desaulniers, 1979 : 18-19).
34Et si 63 % des nouvelles ont comme source un conflit quelconque, les téléromans proposent plutôt un rétablissement de l’ordre et des dénouements inévitablement positifs.
35Quelques années plus tard, par le biais de l’analyse du langage télévisuel et des contenus linguistiques de La Petite Patrie (1974-1976) et d’autres téléromans, Germain Loiselle (1977) a constaté que les téléromans des années soixante-dix ont systématiquement occulté les références directes à l’actualité de manière à favoriser les fonctions de relaxation, d’évasion et de divertissement de la télévision, ce qui constituait une fonction idéologique de méconnaissance.
- 2 En fait, la première tentative s’était révélée infructueuse. En effet, Radio-Canada a subitement re (...)
36Enfin, Normand Martineau s’est intéressé à l’image des homosexuels présentée pour la première fois dans les téléromans2, avec les personnages de Bernie Lacasse de Jamais deux sans toi (1977-1980) et de Christian Lalancette dans Chez Denise (1979-1982). Cette représentation de la différence s’est inscrite dans un réseau restrictif de standardisation capitaliste, qui l’a dépouillée de toute revendication, ce que l’auteur qualifie de « représentation fonctionnelle ». Les deux modèles homosexuels mis en scène apparaissaient typés et stéréotypés : Christian est marqué au signe de l’errance et court d’aventures en aventures, il se donne continuellement en spectacle avec ses « jewells » et travaille comme coiffeur ; Bernie est enfermé dans un espace intime qui ne lui appartient pas, établit une communication privilégiée indirecte avec Francine Duval plutôt qu’avec son ami Paul, et travaille comme domestique. Leur image s’est articulée autour de l’idéalisation ou de la crainte de la femme et on établit une corrélation entre l’homosexualité et « [...] une vision myope, archaïque et mythique de la féminité : mère-nourricière et gratifiante d’une part et, d’autre part, la séductrice – véritable prédateur » (Martineau, 1985 : 178).
- 3 Il s’agit des règles énoncées par Nicolas Boileau, concernant le théâtre classique (Boileau, Art Po (...)
37Les caractéristiques propres au genre ont aussi été explicitées. La première analyse téléromanesque remonte à 1944 et s’intéresse au roman-savon radiophonique, qui s’abreuvait à la littérature et au théâtre, tout en organisant ses ingrédients de façon originale. Ce genre très populaire, diffusé à la radio cinq fois par semaine, présentait ses histoires comme réelles et tentait de leur donner l’apparence de la réalité. Il faisait fi des unités classiques de temps, de lieu et d’action3, mettait en scène plusieurs intrigues simultanées, dépeignait les sentiments et les passions, la vie familiale et sociale et s’abreuvait au passé ou à l’actualité. Ses personnages faisaient partie du monde commun, avec leurs qualités, leurs défauts et leurs soucis ordinaires. Les intrigues du roman-savon s’organisaient généralement en trois actes : « 1er, l’amour ; 2e, malheurs ; 3e, triomphe de la vertu et de l’amour sans oublier le châtiment du crime » (Beauchamp, 1944-1945 : 51). Chaque épisode, qui se terminait avec un point d’interrogation, possédait une morale claire : « Tous les auteurs, cependant, s’accordent sur un point : ils pénètrent leurs œuvres d’une intention moralisatrice. Ce qu’ils exposent des mœurs actuelles ou anciennes, c’est pour en obtenir condamnation ou approbation des auditeurs » (Beauchamp, 1944-1945 : 55).
38Une autre étude s’est intéressée au premier téléroman, Les Plouffe, aux points de vue dramatique, psychologique, sociologique et littéraire. Lise Gagné a constaté que la psychologie des personnages offrait « une palette assez étendue de caractères aux couleurs fort diverses » (Gagné, 1960 : 40), que les personnages possédaient tous au moins un trait de caractère ridicule et caricaturé et qu’ils étaient gouvernés par l’amour et l’ambition (l’amour ressortait habituellement gagnant). Le téléroman faisait appel à trois types de comique (de situations, de gestes et de mots), se rapprochait du théâtre mélodramatique avec ses objets, prévisions et quiproquos, utilisait abondamment le suspense propre au roman-fleuve et présentait des intrigues complexes et juxtaposées. Il faisait même penser au théâtre du Moyen Âge qui, « au lieu de prendre son public pendant quelques heures seulement, se prolongeait comme une vie parallèle à la vie réelle pendant une longue durée » (Gagné, 1960 : 173).
39De son côté, Barbara Bellafiore (1979 ; 1980) s’est questionnée sur l’influence des émissions télévisuelles américaines sur les pays importateurs et a examiné le téléroman québécois, comme exemple d’adaptation d’un format étranger aux besoins de la culture récipiendaire. La plupart des formats mass-mediatiques (régis par des règles de genre, de durée et de position dans la grille-horaire), ont en effet été mis au point aux États-Unis pour répondre à leurs préoccupations économiques, puis exportés dans le reste du monde. Bellafiore fait état des différences entre les téléromans québécois (Le clan Beaulieu, Dominique, Grand-Papa, Jamais deux sans toi et Terre humaine) et les sitcoms américains (Laverne & Shirley, Three’s Company, Happy Days, Mork & Mindy et M*A*S*H) populaires en 1978-1979. Elle a montré que le téléroman a modifié un format étranger avec créativité pour y incorporer des éléments répondant à ses préoccupations culturelles et historiques : on y encourageait ainsi l’identification entre le spectateur, la société et la famille portées à l’écran, par la présentation de thématiques familiales, de lieux domestiques, de conflits qui émergeaient des relations entre les membres de la famille et de situations vraisemblables.
40Par ailleurs, Annie Méar et ses collaborateurs ont voulu définir les relations qu’entretiennent le réel et la fiction dans le téléroman, en examinant les mécanismes de fonctionnement narratif du genre. S’il s’avère relativement aisé de déterminer si l’objet initial, soit la matière prétexte servant de base à l’émission télévisée, appartient au réel ou au fictif, l’histoire se complique lorsqu’on examine le téléroman, la représentation d’un événement, qui se développe sur un mode réaliste : « [...] est réaliste ce qui n’appartient pas au réel, mais qui prend l’apparence du réel. » (Méar et al., 1981a : 295). C’est le format du médium télévisuel qui impose la fragmentation du récit téléromanesque (le « continuum ») en épisodes, dont la conclusion définitive est repoussée à l’infini. Deux structurations sont possibles : la succession, où chaque épisode développe une intrigue complète et nouvelle, et l’imbrication, qui trame simultanément plusieurs intrigues, imbriquées les unes dans les autres et se chevauchant. La constitution du continuum téléromanesque est possible grâce à la permanence du générique, du titre de la série, des personnages principaux et d’éléments circonstanciels communs aux situations vécues, assurant sa « réalité ». En fait l’objet télévisuel « peut être perçu en même temps comme réel et comme fictif par le téléspectateur : c’est une histoire (fictive) qui pourrait être vraie (i.e. réelle), et rien n’empêche qu’elle puisse exister réellement. Le réalisme téléfictif permet donc une mise en scène du possible » (Méar et al., 1981a : 305).
41Selon Catherine Saouter, le téléroman demeure le genre télévisuel le plus populaire à l’échelle internationale et s’inscrit en droite ligne avec le besoin grandissant de consommation de fictions. Par l’analyse des Filles de Caleb (1990-1991), Saouter montre que le téléroman québécois est en train de devenir un véritable paradigme qui privilégie certains thèmes, structures et rhétoriques visuelles, pour influencer les contenus des autres médias. Ainsi le roman des Filles de Caleb, rédigé par Arlette Cousture et qui a servi de point de départ au scénario de Fernand Dansereau, est écrit dans une logique téléromanesque, que le scénario et la réalisation ne font que bonifier et prolonger. Elle parle même de « la connivence » entre les types de récits (roman, scénario et réalisation), de « [...] l’imaginaire, de la conception du rôle de conteur partagés par les trois auteurs, tous médias confondus » (Saouter, 1992 : 268). Des caractéristiques thématiques et structurelles organisent d’ailleurs les récits téléromanesques : soit la présentation d’un espace privé dégagé de sa dimension collective, un temps linéaire centré sur les transformations du héros ne jouant aucun rôle social, la primauté de la parole, peu de scènes extérieures, une taille de plans standardisée et incluant peu de personnages et l’utilisation abondante du champ/contrechamp et de l’ellipse pour marquer les changements de lieux. Ainsi au cinéma, Le Matou (1985) et Le déclin de l’empire américain (1986), le roman Les filles de Caleb (1985) et les bandes dessinées québécoises, publiées dans les revues Croc et Titanic, ont tous imposé un traitement téléromanesque à leurs récits et ont mis en scène les principes déjà énumérés.
Le téléroman semble en voie de devenir une forme des plus adéquates de commentaire sur le monde, à mi-chemin entre le réel et le fictif, en adéquation avec le système de communication de l’Occident industriel avancé, où, de façon toujours plus déterminante, le savoir s’acquiert à travers la représentation médiatisée davantage que par l’expérience phénoménologique (Saouter, 1992 : 275-276).
42Enfin dans notre propre mémoire de maîtrise (Bouchard, 1990), nous avons détaillé les stratégies qui sous-tendaient la popularité des téléromans québécois récents et plus particulièrement celle de Lance et compte (1986-1989). Nous avons ainsi dégagé une série de principes et de structures narratives qui organisaient le genre : absence de fin, histoires parallèles, continuité, rythme semblable à la vie quotidienne du spectateur, histoires ordinaires, multiplicité d’intrigues, personnages accessibles, décors et costumes domestiques, thèmes familiers, mise en scène d’émotions et de valeurs reconnaissables et style de traitement réaliste. Lance et compte est parvenu à réunir de vastes auditoires en s’appropriant certaines des caractéristiques propres aux soap operas américains et en révolutionnant les règles du genre téléromanesque.
43Seul Paul Warren s’est attardé à la forme téléromanesque, c’est-à-dire au langage visuel et sonore utilisé pour mettre en images le récit. En effectuant l’analyse du Temps d’une paix (1980-1986), il a constaté la simplicité de son articulation interne et la logique de son déroulement linéaire. Pour lui, le téléroman a personnifié de façon exemplaire les traits typiques du genre au Québec, grâce au jeu mimétique des comédiens et au conventionnalisme de ses patterns de narrativité cinématographique (plans d’ensemble accompagnés d’une musique extra-diégétique, montage parallèle accentuant les contrastes entre paysans et bourgeois, technique du champ/contrechamp insistant sur les plans de réaction). Le téléroman donnait la priorité à la parole et ses images n’étaient qu’au service du texte, à la différence de la structure des Filles de Caleb. Ainsi,
[...] Le temps d’une paix emprunte partout, au cinéma, au théâtre, à la radio, et ses interprètes empruntent la « parlure » de Charlevoix. [...] Le téléspectateur qui — de par son statut de consommateur de téléroman — ne veut pas se creuser la tête, re-connaît ce qu’il sait déjà, au niveau des formes et des patterns autant qu’un niveau du contenu et de la langue (Warren, 1994 : 98).
44Une seule étude s’est consacrée à la création et à l’écriture téléromanesques. À l’aide d’une approche systémique, Dominique Drouin a comparé l’existence de Mia Riddez-Morisset, auteure de plusieurs radioromans et téléromans, en recueillant son histoire de vie, à la saison 1978 de « sa » Terre humaine, pour comprendre comment la création télévisuelle répond à un besoin de nouveauté tout en lui résistant. Le texte de téléroman offre ainsi une reconstruction du réel, influencée par la « personnalité » de sa créatrice. Il semble que c’est grâce au thème de la famille, « par sa redondante transmission de la culture et du pouvoir » (Drouin, 1985 : 121), que se produit le processus de dédoublement du soi et de son double imaginé. L’auteure a donc renforcé les éléments positifs qu’elle a vécus dans son enfance (l’image du père qui transmet le respect du patrimoine) et en a réaménagé ses perceptions négatives (par l’élimination du contexte social et de thèmes comme l’immigration, le racisme, les souvenirs de guerre et la réinvention d’une mère rassurante). « La figure maternelle, insatisfaisante pour l’enfant, est reprise dans le téléroman, de telle sorte que le déséquilibre qu’avaient entraîné les récriminations de la mère réelle est résolu par la mère fictive » (Drouin, 1985 : 143).
45L’étude du contexte journalistique entourant la diffusion téléromanesque amène Dominique Coulombe et Danielle Longchamp à se demander à quel genre appartient la série Duplessis, diffusée en 1978 par Radio-Canada. Elles ont utilisé une approche sociologique pour examiner tant la production que la réception. Parce qu’on y trouvait à la fois du documentaire et de la dramatisation, elles ont conclu qu’il s’agissait d’un docu-drama « [...] où des faits authentiques sont dramatisés afin de soulever un intérêt plus grand chez le public » (Coulombe et Longchamp, 1984 : 35). En appréhendant la production à l’intérieur des rapports de domination de la société québécoise, elles ont classé Duplessis parmi les produits de grande production à grand tirage. Les auteures ont aussi fait l’inventaire des 55 témoignages publiés dans les journaux, dont 37 lettres de félicitations évoquant la passion des spectateurs pour la série, la justesse du portrait de l’Église, l’appréciation du comique et la qualité du jeu des comédiens. Un groupe d’intellectuels d’extrême-droite a cependant déclenché une campagne d’intolérance à l’endroit de la série, en dénonçant son langage, ses exagérations et ses inexactitudes historiques : « À l’aide d’articles dans la presse, de pétitions, de pressions diverses, ces gens veulent faire disparaître l’œuvre du petit écran à tout jamais en plus de discréditer ses auteurs » (Coulombe et Longchamp, 1984 : 195). Un tel accueil va pousser Radio-Canada à organiser un débat sur le sujet (Pourquoi Duplessis superstar ?, diffusé le 17 mars 1978), entraîner l’augmentation des adhésions à l’Union Nationale (1 500 nouveaux membres en 4 jours), provoquer le boycott du prix Anik remis à une émission exceptionnelle et amener le CRTC à reprocher au diffuseur de ne pas avoir averti le public qu’il s’agissait d’une dramatisation de faits historiques.
46Plus récemment, Marie-France Cyr a examiné le « phénomène Belleau », c’est-à-dire l’échappée fulgurante du personnage de Jean-Paul Belleau hors du téléroman Des dames de cœur (1986-1989), dans l’abondant discours de la presse écrite. Elle a constaté que le personnage de Jean-Paul s’est progressivement autonomisé et infiltré à divers niveaux sociaux, que les sentiments entretenus à son égard sont demeurés ambivalents et qu’on a brouillé la frontière entre le personnage fictif et le comédien réel. Le personnage, par le biais de la métaphore, serait même devenu un symbole : « Quoi qu’il en soit, l’utilisation de “un Jean-Paul” est de plus en plus synonyme de dragueur invétéré et infidèle. Nous assistons à la naissance d’un paradigme qui aura peut-être bientôt sa place aux côtés d’un Séraphin et d’un Rambo » (Cyr, 1988 : 34).
47Dans sa thèse de doctorat, Véronique Nguyên-Duy a analysé le réseau téléromanesque, soit le réseau complexe de circulation de l’information qui rapproche les textes, les discours et les référents normalement distincts, aux téléromans. Elle a examiné les sphères journalistique, télévisuelle, commerciale, touristique, promotionnelle et publicitaire entourant les dix téléromans de Radio-Canada les plus populaires entre 1980 et 1993 (Le temps d’une paix, La bonne aventure, Poivre et sel, Lance et compte, Des dames de cœur, L’héritage, Un signe de feu, Les filles de Caleb, Scoop et Cormoran). À l’aide d’approches sémiotiques et narratologiques, elle a constaté que ces phénomènes rendaient le genre téléromanesque plus visible et légitime dans la société et qu’ils ont redéfini le rapport qu’entretenaient les téléspectateurs à la consommation de produits culturels. Elle a aussi conclu que le mélange des référents réels et fictifs s’effectuait avec un esprit ludique, qui faisait appel à la compétence des spectateurs. Cette confusion pouvait « à l’occasion entraîner des effets plus sérieux en établissant un rapport ambigu entre les statuts et fonctions des discours ainsi que des référents qui y sont associés » (Nguyên-Duy, 1995 : 270).
48La même année, Suzanne Cotte et Véronique Nguyên-Duy ont recensé, dans une trentaine de publications, les articles consacrés à Scoop IV (1995) et à La petite vie (1995), pour décrire et comprendre le discours journalistique entourant ces deux téléromans. À deux exceptions près, les articles qui traitaient de Scoop départageaient clairement les référents réels et fictifs et voyaient à désambiguïser les énoncés. Quant à la presse écrite consacrée à La petite vie, elle tendait à « verser dans des débordements transtextuels, à éliminer les marqueurs fictionnels, à focaliser son propos sur l’univers téléromanesque, à fictionnaliser les référents réels, bref, à assimiler les uns aux autres statuts et fonctions de discours, genres et référents traditionnellement distincts [...] » (Cotte et Nguyên-Duy, 1995 : 194). La différence de traitement et la complexité du discours journalistique étaient redevables au degré de popularité dont jouissaient les émissions : en 1995, La petite vie se présentait comme « la » référence socioculturelle par excellence.
49Une dizaine d’études se sont intéressées au public et à la réception téléromanesque. Dans un article important, Renée Legris trace d’abord les grandes lignes de l’histoire du radioroman au Québec. Elle analyse ensuite la symbolique de la temporalité qui a modulé la réception de « ce pain quotidien », pendant plus de trente ans. Le radioroman se présentait sous la forme de sketchs d’une durée de quinze minutes, diffusés cinq fois par semaine : ils participaient à la continuité d’un récit qui s’organise en longs cycles dramatiques, regroupant de nombreuses intrigues pendant plusieurs mois ou même pendant des années. Mais les sketchs fragmentaient également les intrigues, par le biais d’interruptions judicieuses lors des moments de suspense, renvoyant l’auditeur au lendemain. L’esthétique du radioroman s’alimentait donc au principe dynamique désir-plaisir et plaisir-frustration freudien. « L’ambivalence de la perception du temps dans les radioromans provoque l’auditeur et relève du désir-plaisir qui côtoie sans cesse un sentiment de frustration appelant une satisfaction émotionnelle nouvelle » (Legris, 1972a : 197). L’horaire, l’indicatif musical et la publicité, en se répétant sans cesse, permettaient en outre l’enracinement des cycles dramatiques dans un rite d’écoute et constituaient une image d’ordre et de stabilité qui ressemble à celle qui prévalait dans la société québécoise, au début du siècle.
50Dans sa thèse de doctorat, Eddie (1985 : 307 p.) a examiné les conditions de production et de réception de tous les téléromans diffusés par Radio-Canada entre 1952 et 1977, c’est-à-dire un corpus comprenant 56 titres allant de La famille Plouffe à Du tac au tac. Elle a interrogé les réactions suscitées auprès du public et des critiques et s’est demandé pourquoi, en vingt-cinq ans, le discours plutôt favorable de la critique s’est transformé en un commentaire essentiellement péjoratif. Elle a constaté que dès sa première diffusion en 1953, le téléroman a envoûté son auditoire et qu’au cours de la prochaine décennie, les spectateurs vont prendre l’habitude de ces rendez-vous hebdomadaires. Presque toutes les émissions du genre figuraient alors parmi les douze premières places au palmarès. Peu à peu, les élites le délaissèrent, tandis que le peuple se l’appropriait. Dans les années soixante-dix, il constituait à peu près le seul genre en mesure de décrocher des cotes d’écoute supérieures à un million de spectateurs. Grâce à l’examen des critiques consacrées aux téléromans, publiées entre novembre 1953 et septembre 1977, elle a noté que jusqu’en 1961, les journalistes croyaient que les téléromans constituaient des œuvres dont les qualités méritaient d’être vantées et ils vouaient pratiquement un culte à leurs auteurs. Leur passion et leur intérêt chutant radicalement avec les années, ils vont ensuite décrier la soumission véhiculée par les personnages, ce qu’il est permis de dire à la télévision, la réclame commerciale qui s’intègre dans la diégèse, la thématique banale et la durée fixe des épisodes. Le désintéressement de la critique témoigne de la perte d’emprise des intellectuels sur le médium télévisuel et les téléromans vont devenir le symbole d’une certaine « popularisation » de Radio-Canada (avec une plus grande place réservée au divertissement, une diminution des émissions culturelles et éducatives et l’augmentation de la publicité).
51De son côté, Paul-André Bourque s’est donné comme projet de thèse la rédaction du scénario d’une dramatique pour la télévision (intitulée La femme derrière la vitre). Il l’accompagne d’un journal de bord consacré au processus d’écriture et d’une réflexion théorique sur le destinataire de dramatiques télévisuelles. De tout temps, l’art a tenté d’établir une relation privilégiée entre l’émetteur et le récepteur et la télévision ne fait pas exception : elle crée un mode de réception bidimensionnel à sens unique, qui isole le spectateur et le confine à une passivité apparente. Le créateur de dramatiques se doit donc d’écrire des histoires en mesure d’étonner, réunissant plusieurs caractéristiques cinématographiques (extérieurs nombreux, action rapide, etc.). « Pour une grosse tête dans une petite salle, un amateur d’histoires-racontées, un amateur de rêves, goûtés dans l’intimité de son “intérieur” domestique » (Bourque, 1982 : 408). L’auteur écrit pour un amateur de fictions qui s’intéresse au quotidien et qui pose un geste volontaire d’écoute :
Il va parfois suivre une voiture de pompiers, ou du moins, en aura envie. Il s’arrête parfois sur les lieux d’un accident, histoire de porter secours ou, à tout le moins, de constater les résultats d’une action dramatique. Il s’intéresse aux engueulades sur la place publique, tout autant qu’aux roucoulades des amoureux. Il se détournera, dans la rue, pour regarder passer un personnage haut en couleur. C’est encore quelqu’un qui aime écouter parler les gens, dans les autobus, dans les restaurants et à la radio, sur les lignes ouvertes (Bourque, 1982 : 415-416).
52Pour faciliter son interprétation, la dramatique réfère au quotidien du spectateur et l’intéresse grâce à un « teaser », un accrochage de longueur variable qui précède le générique, pique sa curiosité et l’« embarque » dans l’histoire.
- 4 Soit la France, la Belgique, l’Italie, la Bulgarie, la Hongrie, le Japon et le Canada.
- 5 Il a d’abord publié une étude préparatoire pour évaluer la méthodologie et les concepts d’analyse, (...)
53À la suite de la Conférence intergouvernementale sur les politiques culturelles en Europe qui s’est déroulée à Helsinki en 1972, la commission française de l’UNESCO a choisi de coordonner une étude internationale sur les programmes culturels à la télévision. Plusieurs pays4 ont participé à la recherche, qui utilisait des normes et des définitions semblables. André H. Caron a ainsi mené une étude statistique de la programmation et de la réception télévisuelles dans la grande région de Montréal, pendant trois semaines (du 29 octobre au 18 novembre 1979), auprès des 7 principaux réseaux diffuseurs (Radio-Canada, TVA, Radio-Québec, CBC, CTV, CBS et NBC)5. En examinant la tranche horaire de « grande écoute » (de 18 à 24 heures), il a constaté que « les téléspectateurs sont portés à surconsommer les programmes de divertissement et à sous-consommer les programmes d’information » (Caron, 1982 : 66). Les comportements de l’auditoire ont généralement épousé la structure des programmes diffusés et celui-ci a consommé un peu plus d’émissions canadiennes que de productions étrangères. Sur le plan de la réception, les réseaux privés sont apparus plus populaires sur tous les plans et les genres les plus écoutés demeuraient les séries (23,5 %), les bulletins d’information (17,9 %), les films (15,8 %), les jeux (8,2 %) et les feuilletons (7,5 %). L’auteur a même tracé un profil du réseau en mesure d’obtenir les plus hautes cotes d’écoute :
celui qui peut d’abord être facilement capté par l’ensemble de l’auditoire (donc un réseau canadien plutôt qu’un réseau américain), qui diffuse dans la langue de la majorité de la population (un réseau francophone plutôt qu’anglophone), et qui inclut dans sa programmation beaucoup de divertissement et de productions étrangères (un réseau privé plutôt que public) (Caron, 1982 : 86).
54Au niveau international, les chercheurs ont fait état de plusieurs ressemblances quant à l’appréciation de la fiction télévisée par les spectateurs des sept pays étudiés : « [...] si l’on fait exception de l’Italie, les téléspectateurs de tous les pays, indépendamment du degré d’importance de la fiction lors de la diffusion, consacrent près de la moitié de leur temps d’écoute à la fiction » (Caron, 1981 : 289).
55Quelques années plus tard, Roger de la Garde et Denise Paré ont analysé la saison télévisuelle montréalaise de 1987, à partir des données BBM consacrées à l’écoute des 10 stations affiliées aux principaux réseaux (Radio-Canada, 2 stations affiliées à TVA, Quatre-Saisons, Radio-Québec, CBC, CTV, CBS, NBC et ABC). Les stations ont offert un total de 1 004 émissions (en moyenne 1 278,5 heures par semaine par station) à un téléspectateur qui écoutait environ 24,4 heures par semaine, soit à peine 1,9 % de l’offre totale. Tous les groupes d’âge ont préféré les émissions francophones, regardant d’abord du divertissement (72,7 % de l’écoute des adolescents), puis de l’information (respectivement 39 % et 36,5 % de l’écoute des hommes et des femmes) et des émissions éducatives (24,9 % de l’écoute des enfants). Les séries dramatiques ont été les plus appréciées parmi les divertissements, représentant un élément central dans la construction des grilles horaires et dans la concurrence entre les stations. Une symétrie remarquable s’est même dégagée entre production et réception : « Quant aux émissions de divertissement, une certaine équité existe entre l’offre des séries dramatiques et leur consommation alors que l’offre des séries comiques et des performances est supérieure à la demande » (de la Garde et Paré, 1991 : 137).
56Toujours à l’aide des statistiques d’écoute, Christine Eddie a analysé les données BBM amassées à l’automne 1980, alors que les réseaux mettaient en ondes treize téléromans. Pour elle, le public téléromanesque présentait des caractéristiques communes, quel que soit le téléroman ou le réseau étudié : elle a tracé le portrait-type du téléspectateur moyen à l’écoute comme d’une « adulte, femme, plus de 35 ans et sans travail » (Eddie, 1982 : 195).
- 6 La passivité active, qui « vise à convaincre les femmes elles-mêmes qu’elles sont des “victimes con (...)
57De son côté, l’Institut canadien d’éducation des adultes, en examinant les cotes d’écoute du public télévisuel de 1981, s’est demandé à quoi était redevable la popularité du genre. Il a dégagé une série d’explications : la passivité active6 et l’absence d’effort du spectateur, des personnages qui semblaient avoir une emprise sur la réalité, une structure qui répétait les gestes quotidiens et la propension du téléroman à donner lieu à des commérages.
Nous posons l’hypothèse que c’est à la jonction entre la complicité commandée par la familiarité du discours idéologique doublée de l’omniprésence des conventions du code narratif d’une part, et la nécessité pour les classes populaires, les femmes en premier chef, de réinventer quotidiennement les significations de leur vie quotidienne d’autre part, que se situe l’efficacité des téléromans et que s’explique leur popularité (Lacelle, 1983 : 27).
58En combinant l’analyse de contenu et la technique du groupe-témoin, André H. Caron et Chantal Mayrand ont examiné la présence de stéréotypes et du sexisme parmi une cinquantaine d’heures d’émissions diffusées en soirée par Radio-Canada français en 1981 (qui comptaient 42 % de téléromans). Ils ont aussi exploré les valeurs du public, du personnel de Radio-Canada et de membres d’associations féminines quant à l’image de la femme mise en onde, après leur avoir présenté des extraits d’émissions. Les personnages féminins de téléromans évoluaient surtout dans un contexte familial et occupaient des emplois de service ou de soutien. « Pour l’ensemble de la programmation étudiée, [...] les comportements sexistes des personnages identifiés sont peu nombreux. Les stéréotypes, par contre, sont très présents… par l’absence de rôles nouveaux ; et ceci pour l’homme comme pour la femme. » (Caron et Mayrand, 1982 : 9) Les spectateurs interrogés ont qualifié l’image de la femme de traditionnelle et ont insisté sur son influence auprès des enfants. Parce que le public semble ouvert à une certaines évolution, les auteurs vont appuyer « [...] la nécessité d’une politique d’ensemble intégrée en cette matière [et] aussi d’une prise de conscience généralisée sur la question » (Caron et Mayrand, 1982 : 23-24).
59Dans le cadre d’un projet subventionné par le ministère de l’Éducation, Henri Tremblay a utilisé des approches qualitatives pour comprendre la place qu’occupent les médias dans la formation et la culture des adolescents du secondaire. Après avoir présenté une série d’extraits télévisuels diffusés en 1984 et incluant des téléromans (Terre humaine, La bonne aventure et Une vie), le chercheur a recueilli les interprétations d’une centaine de jeunes du secondaire IV. Il a montré l’écart qui séparait les réactions des garçons et des filles à l’égard des téléromans. Les garçons boudaient le genre qu’ils trouvaient trop dramatique et rempli d’une surabondance de problèmes et de paroles ; ils dénonçaient sa continuité et son manque d’utilité. Les filles insistaient quant à elles sur la pertinence sociale des feuilletons, à tel point que l’auteur fait « le constat que les téléromans sont d’abord un univers féminin. Les filles y trouvent davantage leur compte. Elles reconnaissent un terrain qui leur permet de réfléchir sur le sens de la vie et de confronter leurs valeurs » (Tremblay, 1985 : 25).
60À l’aide des données d’écoute saisonnières amassées par BBM et des données démographiques de Statistiques Canada, Line Ross a tracé un portrait du public des téléromans diffusés entre 1985 et 1989. Les diffuseurs offraient ainsi en moyenne 15 téléromans par année, adoptant surtout une périodicité hebdomadaire et se déroulant à 90 % en milieu urbain. Les Québécois francophones ont, en général, suivi un peu plus de deux heures de téléromans par semaine pendant la période étudiée. Quel que soit l’âge, les femmes ont davantage regardé de téléromans que les hommes et l’écoute téléromanesque augmentait avec l’âge des téléspectateurs. Ils préféraient d’ailleurs Radio-Canada aux autres diffuseurs, car c’est lui qui a porté en onde les 6 « super-succès », définis comme recevant 15 % ou plus de toute l’écoute téléromanesque : soit Le temps d’une paix, Les belles histoires des pays d’en haut, Lance et compte, L’héritage, Des dames de cœur et Un signe de feu. À chaque saison, le public des téléromans ne faisait donc la fête qu’à une ou deux production (les « super-succès »), accueillait très bien 6 ou 7 téléromans et assez bien 9 autres téléromans.
Le téléroman connaît, outre la popularité primaire que mesurent les cotes d’écoute, ce que l’on appelle une popularité secondaire : tous en parlent et tous y réfèrent. [...] il fournit à un peu tout le monde des sujets de conversation et de débat, des modèles de conduite et des conte-modèles, des arguments, des anecdotes et aussi des connaissances sur divers milieux et diverses époques [...] (Ross, 1994 : 180).
61Le genre téléromanesque permet donc l’identification aux contenus (personnages, milieux, époques, etc.), ainsi qu’aux autres individus regardant en même temps les mêmes émissions, c’est dire qu’il favorise la constitution d’un véritable public.
62Dans notre propre thèse de doctorat (Bouchard, 1997 : 801 p.), à l’aide de la sémiotique, de l’esthétique et de la sociologie de la réception, nous avons questionné le travail d’interprétation et de production du sens de spectateurs d’un téléroman québécois populaire, c’est-à-dire Scoop (1992-1995). Nous avons mené des entrevues auprès de onze groupes naturels et primaires de téléspectateurs québécois, fidèles à Scoop II (familles, amis, colocataires, etc.), par le biais d’une étude longitudinale de type panel. Une triangulation de méthodologies qualitatives a entraîné l’analyse des transcriptions d’entrevues de groupes-témoins (1 400 pages), de deux séries de questionnaires, de journaux de bord et d’une revue de presse (de 800 articles). Il est apparu que des discussions conduites après la diffusion d’un épisode téléromanesque témoignent du processus de médiation par lequel les interprétations de Scoop pénètrent dans la culture québécoise. Le sens d’un téléroman comme Scoop n’est pas donné, mais construit, et doit être accrédité socialement pour survivre. La présence de chaque personne au sein du groupe oriente et définit le sens du texte médiatique, de sorte que l’interprétation téléromanesque ressemble à un forum permanent qui se déroule à l’intérieur des collectivités, permettant à certaines significations d’émerger, de se forger et de se légitimer. Pour interpréter un téléroman, les spectateurs empiriques font appel à des informations extra-textuelles entourant l’acte d’énonciation : ils se questionnent sur les intentions de l’auteur et de l’œuvre, comparent l’univers diégétique de Scoop au « monde réel », dégagent des règles de genre et explicitent les contraintes économiques. En s’abreuvant à l’horizon d’attente qui les entoure, ils manifestent leur compétence encyclopédique, sorte de bibliothèque personnelle guidant leur compréhension du monde. Ils se nourrissent à l’univers de la transtextualité, en tissant des liens avec d’autres textes. Ils éprouvent du plaisir à se reconnaître, à se projeter et à s’identifier aux personnages et aux situations à l’écran, par le biais du jeu. Les spectateurs empiriques utilisent l’inférence pour identifier le « topic » pertinent, de manière à circonscrire le sujet et placer entre parenthèses les propriétés appropriées. La majorité des spectateurs prend plaisir à assembler les morceaux complexes, fournis par le casse-tête narratif qu’est Scoop, pour prévoir le déroulement de la fabula. Ils analysent les structures actancielles et idéologiques, selon le principe de l’exposition et de la rétention sélectives. En fait, les spectateurs produisent le sens d’un téléroman, en adoptant l’une des attitudes fondamentales : critique ou référentielle. Le spectateur sophistiqué est celui qui fait la navette entre les pôles de distanciation et d’investissement, celui qui affiche un recul critique, compatible avec l’embarquement dans le récit, mais qui éprouve du plaisir à prévoir la fabula et à s’identifier aux personnages.
63Nous espérons que cet aperçu des recherches consacrées aux feuilletons sous toutes ses formes (littéraire, radio et télévisuelle) aura su rendre compte de la diversité des points de vue et favorisera les réflexions et les analyses futures sur une figure essentielle du patrimoine culturel québécois.