1Cet article porte sur les structures scéniques et discursives d’un spectacle télévisuel d’une soirée électorale, en l’occurrence le cas de l’élection présidentielle de 1995, en France, lors du dévoilement des résultats du premier tour de scrutin à la télévision de France 2. Cette traditionnelle soirée électorale recèle certains indices qui révéleraient des fonctions autres que celles habituellement dévolues au secteur de l’information, soit les traditionnelles fonctions de surveillance du milieu, de socialisation et d’éducation (Lasswell, 1948 ; Wright, 1960). Le spectacle a lieu dans la plus stricte intimité du salon, dans la sphère privée des citoyens qui seront appelés à trancher définitivement lors du second tour de scrutin. Bien que le résultat du vote reste inconnu jusqu’à son dévoilement, la soirée électorale présidentielle, elle, se répète de sept ans en sept ans dans le cadre même du prévisible, pareille à un rituel religieux connu de tous, mais dont il est indispensable de répéter les étapes cérémonielles. La structure du rite, les signes ad hoc et la symbolique entourant le processus électoral se trouveraient inscrits dans la soirée électorale à la télévision. Le présent texte résume rigoureusement les résultats d’un rapport de recherche qui a fait l’objet d’un mémoire de maîtrise (Godin, 1996). Dans ce travail, l’intention première de l’auteur aura été de rendre opérationnels des concepts et des notions propres à une théorie du rite appliquée à la communication politique.
2L’état des connaissances actuelles en communication politique ne réfère pas, ou en de rares occasions seulement, au thème de la soirée électorale à la télévision. Jacques Lagroye avait abordé la question, en 1992, lors du congrès de l’Association française de science politique (mentionné dans Guyonnet, 1994). Nous proposons donc d’envisager la soirée électorale à la télévision, lors du premier tour du scrutin présidentiel français, sous l’angle d’une liturgie politique, d’un rituel de passage servant à choisir les deux candidats principaux pour le tour final devant culminer au rassemblement national. Afin d’accéder à la fonction de la présidence, quelles sont les règles de sacralisation y conduisant ? Et dans cette optique, la soirée électorale à la télévision, prise comme un rituel sociopolitique, sert-elle à faciliter ou légitimer la prise de possession du pouvoir par les acteurs politiques ? Voilà quelques-unes des questions que soulève notre démarche. Par cette dernière, nous voulons transposer le concept de rite à la communication politique et, dans une recherche future, à la sociologie électorale. Nous estimons cela possible grâce à une conceptualisation adaptée et appropriée. Mais pourquoi une telle analyse ? Et que peut-elle apporter de plus à la compréhension de la communication électorale en télévision ? D’abord l’originalité du sujet et de l’approche théorique constitue en soi une réponse. Pourquoi pas ? Ensuite, les liens descriptifs, entre le sujet et l’analyse, font inévitablement ressortir des niveaux de lecture probants : manipulation de la mise en scène par les acteurs, d’une part, et prédominance de l’utilisation par les acteurs du discours symbolique sur le discours de la réalité. Finalement, les résultats de l’analyse pourraient être généralisables à d’autres cas de communication. Or il appert que le rituel d’une soirée à la télévision constitue un terrain d’analyse fécond. Mais avant d’arriver là, passons en revue une certaine littérature concernant le rite.
3L’approche structuro-fonctionnaliste. Les rites contribuent à créer des rapports étroits entre les hommes par la commémoration d’un passé commun ou encore par la régénération de la communauté, cela en faisant place aux jeunes lors de la mort de plus vieux (Fustel de Coulanges, 1898). Naissance, mort et mariage constituent des épreuves de passage marquant la vie sociale (Van Gennep, 1898). Marcel Mauss (1903) aborde le rite comme un « acte traditionnel efficace qui renvoie à des choses appelées sacrées » (dans Rivière, 1995 : 10). Émile Durkheim ouvre la voie à une interprétation des rites dans des secteurs d’activités autres que religieuses, soit politique et religion civique avec impossibilité de s’y soustraire (Durkheim, 1937). Ces rites régénèrent de manière périodique la communauté, comme c’est le cas lors d’une élection. Le rite est aussi vu comme une institution sociale à teneur symbolique visant à réduire l’incertitude par l’application de règles invariables (Malinowski, 1989). Il peut aussi contribuer à créer un sentiment d’insécurité chez les individus (Radcliffe-Brown, 1968). Toutefois, il y a convergence quant aux fonctions dévolues au rite, soit maintien, renforcement et régénération de la collectivité nécessaires à l’intégration sociale.
4L’approche structuraliste. La quête du savoir pousse certains chercheurs à observer et analyser, en remontant aux sources des origines, les structures de certaines sociétés primitives. Aux yeux de Claude Lévi-Strauss, la structure détermine les faits sociaux. Il écrit à ce sujet : « on ne peut étudier [...] des rites sans analyser les objets substances que fabrique ou que manipule l’officiant ; des règles sociales indépendamment des choses qui leur correspondent » (1973 : 20). Influencé par Durkheim, il finira par s’y opposer quant à la nature émotive du rituel. Durkheim propose la perpétuation des rites engendrés par les émotions ; Lévi-Strauss affirme au contraire que le rituel engendre l’émotion. Mieux encore, ce spécialiste de l’étude anthropologique structurale des mythes fait toujours un aller-retour entre les deux pôles d’un même thème, par exemple nature/culture, animal/humain, affectif/rationnel. L’écart différentiel ou l’étude comparative est la méthode sur laquelle il fonde ses analyses et observations. À ce titre, le rite n’y échappe pas : « le rite joue le mythe en action, soit que le mythe lui-même fonde le rite en explication » (Ibid. : 83).
5Interactionnisme, symbolisme et dramaturgie. Le rite est aussi analysé comme une dramaturgie. L’attention se porte alors : d’une part, sur les structures relationnelles entre le rôle des acteurs plus que sur la présence du symbolisme et du motif dans le rituel (Goffman, 1973) ; d’autre part, sur la place de l’homme dans un univers marqué par la symbolique religieuse. La structure rituelle sert à la régénération de la collectivité, avec le mythe de l’éternel retour marqué par un passage incessant entre temps sacré et temps profane (Eliade, 1969). Dans cette perspective, la communauté vit au rythme de l’éternel retour : nouvel an, temps des récoltes, naissances, culte des morts. Par ailleurs, la société existe à travers des phases transformationnelles. Alors, le rite sert à gérer la discontinuité du tissu social et de ses personnalités à l’occasion de rites de passage (Gluckman, 1962). La continuité de la communauté est parfois l’occasion d’interruptions, des moments de suspension structurés en phases. La communauté utilise la forme théâtrale dans le rite afin de gérer et intégrer le changement, d’où la présence de l’émotion engendrée (Turner, 1969).
6Le rituel séculier. Comme instrument de socialisation, le rite conditionne l’humain. À l’aide d’une grille de lecture interprétative reposant sur la dichotomie sacré/profane, le rite transfigure l’impureté en pureté, tout en s’appliquant aussi bien à des phénomènes contemporains que traditionnels (Cazeneuve, 1971). L’explication sociologique de phénomènes tels le racisme, la violence, le chômage, la crise de la famille, peut se faire via une lecture ritologique, en autant que la société soit appréhendée comme une « machine à faire des dieux ». Joue ici l’idée d’une psychologie de masse où le charisme d’individus dans l’action s’exprime dans la séduction sur les masses. Or, ce serait la déification des hommes par les hommes par l’entremise de rituels déterminés (Moscovici, 1988).
7Le rite peut aussi déterminer l’ordre social. On parle alors de rites d’institution servant la consécration ou la légitimation par la « limite arbitraire ». Par exemple, le rituel du mariage fixe la ligne qui « instaure une division fondamentale » de l’ordre social, dans ce cas-ci le sexe (Bourdieu, 1982). À partir d’ici, le rite est donc perçu comme une pratique consciente et rationnelle, non plus émotive et magique. Le rituel est partout dans les activités de la vie quotidienne : alimentation, sport, travail, politique, finance. Les intervalles entre chacune de ces activités deviennent des espaces rituels dont le jeu permet de reconnaître la teneur sacrée ou profane. Dans cette perspective, le rite ne détermine plus le social, mais l’ordre social à la limite du point de rupture de toute société (Piette, 1992). Le rite, c’est aussi une manière de faire face au sentiment d’impuissance provoqué par la charge émotive sociale trop forte pour l’individu, et se traduisant par des « conduites individuelles ou collectives, relativement codifiées, ayant un support corporel (verbal, gestuel, postural), à caractère plus ou moins répétitif » (Rivière, 1995 : 11).
8L’ensemble de cette démarche, visant l’analyse d’une soirée électorale à la télévision, se trouve aux limites de l’explication sociologique structuro-fonctionnaliste et de celle de l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss. Toute soirée électorale à la télévision semble relever d’un rituel obéissant à un certain nombre de règles formelles de fonctionnement et de règles informelles tacites logées dans une structure cachée ou latente, émanant de part et d’autre, tant du point de vue de la forme que du fond (approche anthropologique ou structurale). C’est via cette approche que le concept de rituel sera approfondi. Ce dernier, Lévi-Strauss le définit comme une communication des hommes vers Dieu, dont la forme, fixée à l’avance et invariable dans le temps, sert à exorciser l’inconnu à l’aide de rites comme l’épreuve de passage (Lévi-Strauss, 1973). Dans le cas de l’élection, c’est la victoire d’un individu sur un autre pour la suprématie dans le groupe à titre de chef (Rivière, 1988). Ainsi, dans l’analyse structurale, les symboles et les rites sont définis comme des modalités de la communication sociale. À cet égard, l’observation directe, la description, la classification, la catégorisation et la typologie systématique des croyances et conduites visent à « dégager des vérités générales » et ainsi faire naître des pistes d’hypothèses, à tout le moins une hypothèse du phénomène observé, dans ce cas-ci le rituel du spectacle télévisuel d’une soirée électorale. Ce dernier, en raison de ses règles, de ses participants, de ses gestes répétés et de sa symbolique, constitue un rite de passage obligé pour les candidats à la gouverne. Le postulat implicite derrière cette hypothèse veut que la scène télévisuelle sacralise la lutte électorale.
9Vers un structuralisme méthodique. Compte tenu de l’état des connaissances du phénomène observé, nous avons donc opté pour la recherche d’exploration. Ainsi, puisant à différentes disciplines (anthropologie, sémiologie, sociologie politique, sociologie de la religion et sociologie des mass médias), l’étude d’un cas comparé à une théorie du rite a pour objectif de formuler a posteriori des concepts et des hypothèses quant au rôle tenu par la télévision dans le processus électoral. À l’aide d’une grille de lecture anthropologique, l’approche exploratoire a donné lieu, dans l’étude de cas en question, à un travail préliminaire d’exploration suivi d’une période de rédaction. Le travail se construit toujours dans l’ordre suivant : 1) période d’observation ; 2) période d’inférence ; 3) période de rédaction. Ces démarches parallèles sont particulières à cette approche (Pinto et Grawitz, 1967 ; Glazer et Strauss, 1970 ; Seltiz, 1977 ; Deslauriers, 1991 ; Chevrier, 1992). L’ensemble débouche sur une problématique générale et une proposition d’explication du phénomène observé.
10Un rituel séculier politique approprié. D’un point de vue analytique, cette soirée électorale à la télévision peut être appréhendée comme un rituel séculier politique. Dans la théorie générale de la société de Lévi-Strauss (1973), le « vaste système de communication entre les individus » se caractérise, entre autres, par « l’échange des messages entre des sujets parlants », soit un modèle de l’échange des signes oraux et gestuels. Les sujets parlants de la soirée électorale à la télévision sont les journalistes, les politiques et le public invité. Le modèle repose sur un ensemble de dimensions : dimension du rôle tenu par chacun des acteurs, soit journaliste, politique et/ou public ; dimension des représentations symboliques qui seront examinées en fonction de ce qui est dit, fait et vu au cours de l’émission ; et finalement, la dimension des codes de fonctionnement et de la finalité encourue par chacun des groupes d’acteurs à l’intérieur de ce rituel.
11L’approche préconisée par le sociologue Claude Rivière (1988), dans l’analyse des rites séculiers en politique, nous semble appropriée sur les plans théorique et méthodologique, car toute l’attention se porte vers la mise en scène du pouvoir, le rôle des acteurs en scène et la symbolique de la mise en scène. En somme, ce sont les motifs forgeant le spectacle scénique. Rivière souligne l’importance du rituel dans l’activité politique en général quant à la sacralisation du pouvoir, soit couronnements, fêtes nationales, fêtes militaires, etc. (Rivière, 1988) Le concept de rituel, comme processus communicationnel, doit être vu comme un cérémonial répétitif de gestes, de paroles et de signes. C’est par ce processus communicationnel que les politiques justifient leurs actions futures et leur personne à l’égard des citoyens, cela en vue d’accéder au pouvoir.
12Dans les démocraties occidentales, après des mois de campagne électorale, le scrutin culmine toujours par une soirée à laquelle la population est conviée à participer par le truchement de la télévision : dévoilement systématique des résultats, couronnement d’un champion, discussion essentielle des spécialistes visant la confirmation des résultats. Le tout sert la continuité d’un système politique dont le pouvoir sera assumé et légitimé par de nouveaux acteurs. Nous soutenons la thèse que la soirée électorale s’apparente à un rituel, en raison de cette volonté manifeste de socialisation, de légitimation et de sacralisation. S’agit-il d’un rituel religieux ou d’un rituel profane ? Peu importe. Ce qui compte, c’est l’orientation et la valeur que prend la soirée électorale par sa mise en scène et la brillance de l’image télévisuelle.
13Vers une définition du rituel. À ce point-ci, voyons un peu comment certains auteurs définissent le rituel. C’est une mise en scène, une célébration à caractère religieux ayant cours dans une assemblée ou une réunion de membres d’une même communauté servant la socialisation, la sacralisation et le maintien d’un consensus dans le groupe à l’aide d’une symbolique gestuelle invariable et répétitive. Lors du déroulement d’un rituel, se retrouvent en un lieu commun des acteurs poursuivant un même but : mener à terme un rite à partir de règles établies selon les traditions et qui ne peuvent être changées ou violées sans affecter l’ensemble des rapports entre les membres de ladite communauté. Les rites purificateurs et initiatiques, de délivrance et de superstitions, ont permis à l’humanité de réfléchir sur sa condition propre et d’assurer son développement. Rite religieux ou profane ? « [...] l’homme profane, qu’il le veuille ou non, conserve encore les traces du comportement de l’homme religieux, mais expurgées des significations religieuses ». (Eliade, 1965 : 172-173) L’homme moderne utilise le rituel dans tous les champs d’activités de sa vie, même s’il nie en faire usage ; l’homme politique encore plus.
14Lévi-Strauss donne une signification instrumentale au rite. Il le voit comme un métalangage, ce qui permet d’expliquer les rapports entre les individus dans une communauté donnée (Lévi-Strauss, 1973). Se fondant sur l’échange des rapports sociaux, le rite est une communication planifiée par les hommes qui souscrivent aux attentes des dieux en vue de tisser, d’élaborer et de maintenir l’organisation sociale.
15Parallèlement, Rivière suggère une définition qui accorde au rituel une valeur civique et profane — bien que la connotation religieuse y soit dominanteet dont la principale fonction vise l’intégration sociale. Il va même jusqu’à définir le rituel par rapport à une approche méthodologique, ce qui permet d’en extraire les signes patents : « [...] ordre prescrit des paroles, gestes, signes, présents dans les séquences de rites élémentaires. À des approches analogique, descriptive, structurelle et typologique [...] s’ajouteront des analyses fonctionnelle, dynamique et symbolique des rites politiques » (Rivière, 1988 : 20).
16Pour notre part, nous définissons le rituel, dans ce contexte, comme un acte de communication sociale, comme dispositif symbolique à forte charge émotive destiné, aux points de rupture ou de morcellement de toute société (par exemple, la dissolution du Parlement), à réduire l’angoisse liée à l’incertitude de la destinée humaine et à garantir l’intégration sociale de ses membres, à tout le moins leur adhésion, ou à exclure ceux qui ne se conforment pas aux modalités de l’acte.
17En résumé, le rituel de la soirée électorale à la télévision se définirait comme étant un espace social aménagé pour éviter aux membres d’une communauté ou d’une société donnée les turbulences liées aux points de rupture d’un processus sociopolitique, pour en harmoniser la transition et, dans le cas échéant d’une rupture brutale, pour faciliter l’adhésion des membres au nouvel ordre des choses. D’un point de vue de la communication, cet espace est aménagé en un processus codifié circonscrit dans le temps et l’espace, et auquel sont associés des acteurs (destinateurs) dont les rôles prédéterminés, quant au bon déroulement du rituel, visent l’encodage et le décodage dans la manipulation répétitive et stricte de signes et de symboles à transmettre (message) à une assemblée de personnes, l’auditoire (destinataire).
18En vue d’énoncer des hypothèses a posteriori sur le rituel de la soirée électorale télévisée, il faut arriver à obtenir des interprétations d’ordre sociologique et anthropologique. Pour ce faire, il faut dresser un répertoire, à tout le moins une classification, des récurrences de signes propres à qualifier de rituel ce spectacle politique. L’analyse structurale à la Lévi-Strauss donne des indications sur la marche à suivre : science essentiellement exploratoire en raison de sa démarche inductive, elle s’alimente de l’observation de faits afin de formuler des hypothèses au fur et à mesure de la cueillette et de l’interprétation des données. C’est une « étude morphologique », par la localisation de récurrences d’éléments donnés, qui sert de modèle : 1) structure de l’émission ; 2) règles de fonctionnement ; 3) acteurs en scène.
19Structure. La structure de l’émission se caractérise par la répétition des phases, la phase étant le point de départ d’une action, son développement et son point d’arrivée ou son dénouement. Nous avons distingué dix phases d’action précises, elles-mêmes divisées en séquences d’action, phases allant des présentations d’usage, en passant par l’annonce officieuse puis l’annonce officielle des résultats, par les reportages sur l’activité quotidienne des candidats en lice le jour du scrutin, par les déclarations des candidats une fois les résultats connus, jusqu’à la palabre politique qui clôt l’émission.
20Règles. L’autre caractéristique du rituel réside dans l’immuabilité des règles le régissant comme dispositif symbolique. Il s’agit en fait d’« un ensemble strictement codifié de paroles proférées, de gestes accomplis, d’objets manipulés, et correspondant à la croyance agissante d’êtres ou de forces surnaturels » (Panoff et Perrin, 1973 : 233). Ces règles se révèlent dans la structure.
- 1 Pour ne pas alourdir inutilement le texte, le nom des acteurs présents sur la scène télévisuelle n’ (...)
21Participants. Péremptoirement, il faut des participants pour soutenir les contenus du rituel et mettre en place la dynamique indispensable à son existence et à sa structure dramatique (Turner, 1969). L’attribution de rôles dans la structure insuffle enfin vie au rituel : la triade des catégories {journalistes, politiques, public} édictent les règles dans l’interaction du rituel tout en induisant une finalité. La symétrie de la triade demeure inchangée tout au long de l’analyse, bien que le rôle de chacun des acteurs1 subisse des transformations, selon que l’émission de télévision se trouve dans l’espace sacré nécessaire au rituel ou dans l’espace profane propre à la palabre. Ainsi, la triade des catégories {journalistes, politiques, public} passe de {animateurs/reporters, représentants politiques/candidats, spécialistes} à {officiants/narrateurs, célébrants/postulants, initié} (voir tableau 1). Par ailleurs, cette symétrie servira à édifier une grille de lecture.
Tableau 1. Modification de la triade dans le rituel séculier
22Une fois ces catégories isolées, il est donc possible de rendre opératoire le modèle d’analyse à partir des variables suivantes, soit les gestes (ce qui est fait), les paroles (ce qui est dit), les décors (lieux, costumes, mouvements de caméra, etc.), et par l’observation des trois groupes de participants identifiés plus haut, soit la triade politiques-journalistes-public (voir tableau 2). L’objectif de l’analyse et de l’interprétation est double : premièrement, découper l’émission de télévision de la soirée électorale comme telle pour ensuite la reconstituer sous la forme du rituel séculier ; deuxièmement, trouver le sens à donner à ce rituel. Pour ce faire, il faut analyser et interpréter séparément chacune des unités d’analyse pour éventuellement obtenir une vue d’ensemble du rituel.
Tableau 2. Grille d’analyse
23La séquence comme unité d’analyse. Avant de se lancer dans l’analyse et l’interprétation de données, il conviendrait de définir les unités d’analyse que sont la phase et la séquence. Tout en nous référant à Roland Barthes (1981), définissons d’abord la séquence comme l’unité d’analyse qui servira tout au long de la recherche. Dans l’analyse structurale du récit, Barthes fait ressortir trois niveaux de descriptions dans l’œuvre narrative (l’émission de télévision peut être considérée comme une narration). Le niveau fonction définit les unités narratives, laissant apparaître la séquence, ou noyau de sens. La séquence — en théorie les différentes situations du récitse compose d’un début, d’un développement et d’une conclusion. Le niveau action détermine la place qu’occupe l’acteur dans le récit.
24Bien sûr, le narrateur raconte une histoire d’un point de vue extérieur et supérieur, c’est le niveau narration. Or, celui qui narre est aussi bien le politique ou le journaliste que le public. Parfois, pour ne pas dire souvent, le narrateur devient l’acteur. Toutefois, cette dernière nuance n’affecte en rien le déroulement du récit, donc du rituel, puisque c’est dans sa structure que se dégagent les éléments nécessaires à la compréhension du rituel séculier comme phénomène de communication sociale.
25Afin de dégager l’essence de la séquence, il suffit d’utiliser une certaine méthode d’identification et de délimitation dans la succession des actions (Barthes, 1981). Ces critères ou noyaux de sens sont des unités comportant un début, un développement et une conclusion. Dans une répétition de séquences, il est alors possible de répertorier des critères propres au qualitatif et qui ne relèvent pas du quantitatif comme le signale Grawitz (1974).
26Le rituel de la soirée électorale télévisuelle peut alors être appréhendé comme un récit. Tout comme la structure du récit, ce rituel est constitué de parties ou phases, elles-mêmes composées de successions de séquences. La phase est l’unité contextuelle dans laquelle baignent les séquences ou unités d’analyse. La phase divise et structure le rituel en courts récits suivant les changements de comportement des acteurs. Gestes et paroles déterminent le passage d’une phase à l’autre. Si bien qu’il est alors possible d’identifier la signification rituelle propre à chacune des phases. Résultat : l’émission se compose de plusieurs phases présentées de manière linéaire, dans un ordre chronologique avec un début, un développement et une fin. La phase se délimite à son tour en fonction des séquences qui la composent. Greimas (1981) parle ainsi de « séquence initiale » et de « séquence finale » entre lesquelles s’intercalent des séquences mitoyennes indispensables à la formation de la phase. Or, par analogie, la séquence initiale correspondrait à « Thème de la séquence : Ouverture de la phase 1 » ; la séquence finale à « Thème de la séquence : Fermeture de la phase 1 »,
27Un rituel de sacralisation et de restauration. Suivant l’hypothèse de sacralisation et de maintien d’un ordre social, ici, le rituel est un temps d’arrêt nécessaire au passage du chaos appréhendé à l’ordre retrouvé, donc à la restauration de l’ordre social suivant la dissolution du Parlement et au couronnement d’un nouveau prince. Le découpage du rituel en unités d’analyse (phases et séquences) permet l’émergence des indices porteurs de sens et d’un répertoire des récurrences de signes ritologiques : paroles, gestes, lieux, etc. Partant de cette grille, le rituel se structure comme suit : mise en situation de l’émission ; présentation des candidats ; incantation avant les résultats ; réactions à l’annonce de l’estimation des résultats ; les déclarations ; palabre. L’analyse montre que : espace sacré et espace profane se divisent à peu près également en termes de durée ; que les séquences rituelles sont trois fois plus nombreuses que les séquences palabre (voir tableau 3) ; que les séquences rituelles sont répétitives quant aux signes répertoriés ; que les séquences rituelles proposent un contenu invariable, alors que les séquences palabre font appel à l’aléatoire et à l’imprévisible.
Tableau 3. Nombre et durée moyenne des séquences rituelles vs palabre
28Le rituel se divise donc en dix phases :
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phase 1 = mise en situation de l’émission ;
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phase 2 = présentation des candidats ;
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phase 3 = incantation avant les résultats ;
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phase 4 = réactions à l’annonce de l’estimation des résultats ;
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phase 5 = discours des candidats ;
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phases 6 à 10 = palabres (voir tableau 3).
29La soirée électorale à la télévision passerait du sacré au profane selon le sens à attribuer aux signes par les acteurs, en l’occurrence officiants et représentants politiques. C’est comme si les participants à la cérémonie sortaient de l’enceinte pour aller discuter à bâtons rompus sur le parvis de l’église entre les parties de la messe ou à l’ombre du châtaignier entre les parties d’un rite tribal. Ainsi, des 140 séquences de la soirée électorale à la télévision relevées et analysées, la durée moyenne des séquences rituelles tourne autour d’une minute 35 secondes, incluant la présentation de l’émission et la déclaration de chacun des candidats, dont la moyenne est de trois minutes 30 secondes ; la durée moyenne des séquences de la palabre est légèrement inférieure à cinq minutes 50 secondes, donc largement supérieure aux séquences qualifiées de rituelles. Il s’agit là d’une partie de la structure manifeste dans laquelle s’emboîtent les séquences construisant chacune des phases. Comme nous le verrons plus loin, c’est par l’examen des variables gestes (ce qui est fait), paroles (ce qui est dit), décor (lieux, costumes, mouvements de caméra, etc.), cela en fonction des acteurs en scène, que se dégagent les caractéristiques conduisant à la reconstruction du rituel.
30Parmi les signes permettant de prétendre au rituel de la soirée électorale à la télévision, nous avançons que le rôle de chacun des acteurs est déterminant dans cet espace qui est tantôt sacré, tantôt profane. Parmi les acteurs relevés, rappelons la triade journaliste/politique/public (voir tableau 1). 1) Lorsque l’émission passe de l’espace profane à l’espace sacré : dans la catégorie journaliste, en ce qui a trait aux acteurs, l’animateur devient officiant et le journaliste narrateur ; dans la catégorie politique, le candidat devient postulant, le représentant un célébrant ; dans la catégorie public, le spécialiste un initié, un dieu-citoyen, un sage, un devin. 2) Ceux-là par qui la parole et le geste arrivent mettent en scène aussi une dramaturgie propre au rituel : augure, incantation, révélation, déclaration, inauguration, célébration et suspension du culte. C’est finalement grâce à la charge émotive de la symbolique exprimée au cours de la célébration que le rituel peut être considéré comme exhaustif. 3) En cela, il a valeur symbolique par l’actualisation d’un mythe commun et par l’exploitation des symboliques familiale, religieuse, locale, nationale et étatique.
31La présence d’acteurs officiant à la soirée électorale suppose qu’il y a narration. Dès lors, peu importe l’officiant en scène, ce dernier dit et donne le sens au rituel. Par ailleurs, le narrateur, qu’il soit journaliste, politique ou public spécialiste, raconte le déroulement du culte tout en lui attribuant un sens. Cette narration, faite tant par l’officiant que le narrateur, indique que le vote sert à déterminer ou consacrer qui, parmi les candidats, entre et sort. Qui sera du second tour ? Il s’agit en fait d’un rituel de passage : admission ou sortie. Ainsi, l’officiant sert à lier et délier le sort des candidats.
32L’officiant. Celui qui dit le sens du rite et en dicte la conduite, l’officiant, est personnalisé par les animateurs de l’émission de télévision. Les consignes relatives au déroulement du rituel lui reviennent d’autorité, et personne ne contestera cette fonction suprême. L’emplacement physique d’où il célèbre les destinés du groupe symbolise manifestement cette autorité : une tribune centrale, semblable à l’autel dans l’église. Autour, se retrouvent des participants, des célébrants. L’officiant est celui qui annonce : annonce d’un reportage sur le président sortant ; annonce qu’il est en possession d’un secret, accentuant par le fait même le caractère sacré de l’officiant. Il ne fait pas le sens du rituel mais le révèle.
33Le narrateur. Le journaliste est celui qui se conforme le mieux à la fonction de narrateur : c’est celui qui relate les faits. Ils sont nombreux les journalistes sur le terrain, dans toutes les régions de France, venus assurer la continuité dans la narration du récit. Le récit en mouvement que constitue le rituel nécessite une parole unique, comme si l’histoire était racontée par une seule et même personne. L’absence des postulants et du président sortant sur la scène du rituel est palliée par la parole des narrateurs qui se substituent à eux lors des reportages de présentation. Le narrateur, c’est aussi celui qui crée le suspense en intégrant à son récit un langage où le verbe est chargé d’émotion et en jouant avec des mots comme attente, espoir, patience, suspense, angoisse. Le leitmotiv du narrateur est le rebondissement.
34Le célébrant. Tout comme le postulant, le célébrant trouve son équivalence dans l’espace profane dans le représentant politique sur scène, bien qu’exclu du rituel étant donné que sa participation se limite à la palabre. Conséquemment, le célébrant ne ferait qu’assister au rituel en tant que figurant, puisqu’il est réduit au silence dans les séquences rituelles comme le démontrent les observations faites. En fait, il célèbre dans le silence. La parole ne lui est rendue qu’une fois le rituel suspendu : la soirée électorale à la télévision quitte alors l’espace sacré pour entrer dans l’espace profane. Dans une telle éventualité, l’officiant redevient à ce moment précis animateur tandis que le célébrant, qui retrouve l’usage de la parole, redevient représentant politique.
35Le sage. Dans la palabre, le sage, tout comme le narrateur, livre un récit, mais de manière différente : le dernier utilise les faits, le premier l’Histoire. Assis à la table sacrée des officiants, le sage se situe dans la catégorie journaliste parce qu’il est lui-même journaliste d’expérience et/ou éditorialiste, lien qui rappelle la fonction du sage dans les sociétés traditionnelles. Tout comme ce dernier, l’éditorialiste livre à la collectivité le fruit d’une réflexion sur n’importe quel sujet de l’actualité dans le but d’éclairer le lectorat, ici l’auditoire. C’est le recul nécessaire à la sagesse et la prise de position contrairement à l’expert. Il s’exécute habituellement en fin de rituel.
36Le devin. Celui qui fait la lecture et la traduction de l’augure, le devin, se trouve en périphérie du groupe, comme pour bien marquer la position particulière occupée et le rôle joué dans le rituel. Dans l’espace profane, on l’assimile au spécialiste en sondages. Il insiste sur les expériences similaires antérieures de la communauté qui furent couronnées de succès, soit les élections présidentielles passées, et il rappelle que les dieux devraient se manifester positivement encore cette fois-ci : le taux de participation du présent rituel se comparerait aux taux enregistrés par le passé.
37Le public initié. Les rituels sacrés d’une autre époque excluaient la présence d’un large public : n’y était convié qu’un public sélectionné. La présence d’un public initié, témoin oculaire d’un rituel secret livré partiellement à un auditoire révélé par l’implicite, notion dont il sera question plus loin, ou encore image pour l’auditoire de la présence de témoins oculaires crédibles, procure au rituel toute la crédibilité nécessaire à son accomplissement. Sans la présence de ce public initié, le rituel se trouverait confronté à une crise de légitimité. Quand la parole est enfin donnée au public initié, le rituel devient alors palabre. Donc, c’est une transition de l’espace sacré vers l’espace profane. L’initié devient dès lors l’expert, l’économiste, le philosophe, le sociologue, l’industriel, etc. Curieusement, à l’opposé du public initié se situe le public électeur à qui la télévision permet d’apparaître en lui donnant la parole dans des conditions particulières, lors de reportages uniquement, jamais sur le plateau de télévision : c’est la vox populi qui fait entendre une parole tronquée.
38La figuration. La présence de figurants dans le rituel, afin de certifier son authenticité, se confirme. D’ailleurs, l’un des participants à la soirée électorale, le philosophe André Glucksman, interroge la pratique de la figuration : « Je ne suis pas là pour faire de la figuration », dira-t-il. Le nombre restreint d’interventions du public par séquence, à peine une quinzaine sur les 140 séquences relevées, dénote le peu d’importance accordée à ce groupe de représentants. Ainsi, les membres du public initié se trouvant dans la tribune derrière les officiants ne sont pas les mêmes en fin d’émission qu’en début d’émission : on y trouve des personnes anonymes faisant acte de figuration, discrètes et muettes.
39Les dieux-citoyens. Les seuls à ne pas avoir joué de rôle préétabli, les électeurs, sont les dieux-citoyens capricieux, implorés par les narrateurs, qui attendent le dévoilement de l’estimation des résultats par l’officiant. La notion de dieux-citoyens se révèle dans les commentaires des représentants politiques et du public. Si chez les premiers on avance l’hypothèse du jugement divin, chez les deuxièmes on le confirme. Cela se manifeste par la colère des Français à l’égard d’un phénomène socioéconomique à forte incidence politique, colère qui les conduirait à réagir de manière irrationnelle en votant aux extrêmes du continuum des tendances politiques existantes. En fait, il s’agirait d’une catharsis, une forme de purification et de défoulement collectif vis-à-vis de l’incapacité des politiques et des partis traditionnellement au pouvoir à répondre aux attentes des dieux-citoyens. Bien que le vote des dieux-citoyens marque leur colère, il demeure néanmoins dans les limites du rituel. Si bien qu’il se déplace aux extrêmes du continuum sans toutefois en sortir, autrement, cela causerait le non-renouvellement et l’éclatement de l’État démocratique.
40L’invisible et l’implicite. Ces notions font apparaître un public auditoire invisible, mais virtuellement présent. Il s’agit en somme d’un présupposé ou d’un implicite, notion propre à la linguistique, plus spécifiquement à la pragmatique ou l’étude de l’usage du langage dans le discours (Récanati, 1979). Le seul fait pour le narrateur de prononcer les mots « ministre de l’Intérieur » présuppose l’existence même d’une telle fonction occupée par un être réel. L’invisible, c’est l’auditoire présupposé présent par le regard du postulant dirigé vers la caméra. À ce moment, l’image a préséance sur le texte, donc le décodage de l’image permet cette reconnaissance du présupposé de l’existence d’un auditoire invisible qui observe le rituel de la soirée électorale à la télévision. L’officiant soulignera que « l’émission est retransmise dans 140 pays et plus de 40 millions de foyers ». La notion d’implicite permet de percevoir le monde de l’invisible, et ainsi de distinguer ce qui est du domaine des dieux et du domaine des hommes. La caméra, objet de l’implicite, sert d’interface entre ces deux domaines.
41La temporalité du rituel est marquée par son propre carcan exprimé dans l’espace. Bien que présupposé, il se dévoile à l’observateur en filigrane parfois, en évidence par ailleurs. Il y a bien sûr ce décor nécessaire, mais la gestuelle répétitive dans la narration demeure la meilleure façon de nous fournir des indicateurs, telles l’inauguration et la suspension du culte, l’augure, l’incantation, la révélation, les déclarations, la célébration, la palabre. Voilà les parties du rituel.
42L’inauguration et la suspension du culte. L’inauguration permet la transition du rituel d’une phase à l’autre tout en maintenant l’intérêt des fidèles auditeurs. L’inauguration des dix phases se fait par l’intermédiaire de séquences marquantes : mise en situation de l’émission par une présentation générale (phase 1) ; présentation des candidats et mise au point de la situation (phase 2) ; réflexion ou incantation sur le rituel en cours (phase 3) ; annonce de l’estimation des résultats de France 2 (phase 4) ; première déclaration d’un des postulants à la présidence (phase 5) ; première discussion des représentants politiques (phase 6) ; discussions sur des thèmes divers et revue des grands moments de cette soirée électorale à la télévision (phases 7 à 10). La suspension fait passer la soirée électorale du sacré au profane. À la toute fin de l’émission, le plateau de télévision baigne dans une sombre lumière bleutée dans l’attente d’un nouveau rituel. Inauguration et suspension équivalent aux divisions du récit, comme les chapitres marquant l’action romanesque. Elles marquent l’apparition de nouveaux registres émotifs et la progression dans la dramaturgie en cours.
43L’augure. Notion polysémique rattachée au rituel, l’augure est associé au devin, celui qui établit une prédiction ou un signe des dieux en lisant dans le vol de l’oiseau, dans les entrailles d’animaux sacrifiés tout en étant le résultat (Eliade, 1978). Avec le temps, cette notion se définit davantage comme le résultat, la prédiction, d’une opération technique empruntant ses principes à la mathématique statistique, le sondage, et qui vise la mesure de l’opinion publique. Dans l’espace sacré, il serait impropre d’introduire la notion de sondage, notion davantage adaptée à l’espace profane. D’ailleurs, le spécialiste de l’Institut de sondage BVA présent sur le plateau s’interdira bien d’être là pour prédire l’avenir, en affirmant que l’estimation équivaut au dépouillement réel, et que les sondages ne sont pas des prédictions : « [...] nous sommes là pour mesurer la mesure d’un instant… », dira-t-il. Mais qu’est-ce que la mesure d’un instant futur signifie, sinon la volonté de s’en approprier la teneur et le contenu, volonté humaine de vouloir prévoir et planifier l’avenir ? L’augure relève du geste technique servant à démarquer ce qui est sacré de ce qui ne l’est pas (Dumézil, 1954). Ainsi, le rituel dévoile aussi l’augure des autres instituts de sondage français, ce qui permet à l’officiant de consacrer le rituel comme réussi.
44L’incantation. Par définition, l’incantation recherche un effet surnaturel. Or, par analogie, cet effet recherché pourrait être associé aux « résultats intéressants » comme le mentionne le narrateur, d’autant plus que ces résultats sont le fruit de la lecture de l’augure ou de l’estimation des résultats. Comme un chant magique, une propitiation, la prière des partisans, l’incantation, le narrateur en résume l’esprit comme un chant d’espoir : « le premier ministre va-t-il se retrouver au second tour ? » L’incantation recherche avant tout la réalisation d’un rêve par l’entremise de la prière : « on souhaite un second tour Chirac-Jospin ». Mais aussi, l’une des fonctions du rituel par l’incantation consiste à canaliser et à neutraliser l’angoisse, à conjurer le mal et à rassurer les membres de la communauté.
45La révélation. L’annonce de l’estimation des résultats, soit la révélation du choix démocratique, demeure le but ultime du rituel. C’est la communication du résultat attendu : l’élection d’un gagnant. S’insérant dans un processus comportant un début et une fin, l’annonce se trouve fixée en son centre, renforçant l’idée de rituel. Avant d’y accéder, le public passe par une série de phases préliminaires suscitant attente et suspense. La parole et le thème musical sont synchronisés de manière à indiquer que le rituel entre dans une phase qui exclut l’attente : parole solennelle porteuse d’un message ne pouvant être livré de manière banale. Elle annonce l’énigme du mystère entourant l’attente : l’augure. En synchronie à cette parole, une musique battante symbolise la fin du mystère. Surgit alors l’hypothèse voulant que la soirée électorale à la télévision soit plus qu’un spectacle, mais bel et bien un rituel nécessaire pour réduire l’angoisse.
46Les déclarations. La prise de parole par les candidats, une fois les résultats connus, joue un rôle moteur de coordination dans la communauté. Elle structure, organise, planifie et donne les grandes orientations de quoi sera fait demain, surtout que l’augure aura alors livré ses signes. La façon de régénérer et de restaurer le groupe passe par cette onction thérapeutique qui vise la fonction sociale d’intégration. La déclaration a aussi pour dysfonction le rejet des institutions politiques en proposant l’abstention au second tour. Elle est aussi fonction consensuelle dans la recherche d’alliances stratégiques et de nouvelles tendances politiques. Mais c’est en outre l’art de la rhétorique scellant la réconciliation des dieux-citoyens et de la communauté régénérée. Ce rituel perdrait probablement tout son sens si les politiques omettaient de répondre par une déclaration aux résultats de l’augure. C’est aussi la reconnaissance de l’aboutissement de l’épreuve de passage par chacun des candidats, soit l’échec ou la réussite.
47La célébration. Le décor nous livre des indices inhérents à l’idée de célébration rituelle : un plateau de télévision, fermé sur lui-même en raison de sa forme circulaire, un lieu intemporel déconnecté de la réalité. Évocation d’un ailleurs fantastique, tout baigne ici dans une blancheur évoquant la pureté, la clarté, le paradis. De la tribune centrale, autel du cérémonial, émanent les directives des officiants. C’est là que sont sacrés les gagnants et sanctifiés les résultats. Les liens entretenus entre cette tribune et les narrateurs en régions rappellent le don d’ubiquité de la télévision, un niveau de perfection attribué à Dieu ou à des dieux. L’utilisation du décor comme accessoire liturgique aux fins d’un spectacle propre au rituel consolide cette hypothèse quant à la présence de l’incantation dans le rituel de la soirée électorale à la télévision. Autrement dit, c’est la réactualisation du mythe de la démocratie en action à des moments fixés à l’avance par des « gestes divins ».
48La palabre. Jusqu’à la toute fin de la soirée électorale à la télévision, le rituel cède souvent sa place à une discussion qui met en scène des représentants politiques, des journalistes et parfois le public. Cela permet de prétendre qu’à quelques reprises, au cours de cette soirée électorale, il y a suspension temporaire du rituel, pour faire place à une palabre. Cette affirmation se fonde sur les différences observées et relevées au cours de l’analyse du cas étudié : durée des séquences ; nombre d’acteurs en scène ; absence de toutes les notions ritologiques vues jusqu’à maintenant. Ouverture et fermeture des différentes phases associées à la palabre se font en fonction des thèmes abordés, ce qui n’est pas le cas pour le rituel : bilan du premier tour (phase 6) ; analyse prospective du second tour (phase 7) ; stratégies envisagées au second tour (phase 8) ; place à la jeunesse française (phase 9) ; parole aux sages (phase 10).
49La boucle ne pourrait être complétée sans l’apport de la symbolique à la dramaturgie. Pour actualiser un mythe commun, le rituel se doit d’exploiter la symbolique. Les manifestations symboliques liées au rituel sont multiples, mais surtout associées aux postulants. L’une d’elles consiste à montrer le président sortant et les postulants dans l’exercice du droit de vote. Bien que ce soit la télévision qui la manipule, elle est tributaire de celui qui la produit — ce sont tout de même les postulants qui élaborent leur mise en scène, avec l’aide des spécialistes de l’image et de la publicité. En ce sens, la mise en scène équivaut à de la manipulation symbolique. Le geste symbolique, marquant l’appartenance des individus à l’archétype du citoyen français, s’insère dans un inventaire plus large de symboles s’inscrivant dans différents niveaux de la symbolique sociale : familiale, religieuse, locale, nationale et étatique.
50Familiale. La symbolique familiale se manifeste via l’utilisation de reportages qui mettent en situation les différents postulants, en ce qui concerne leur rapport à la famille. L’intrusion de la caméra dans la vie de ceux-là n’est pas gratuite, certes, mais ce qui en ressort ressemble aux modèles conformes que l’on veut perpétuer : postulant arrivant à son domicile ; repas dominical en famille ; postulant votant en compagnie de son épouse ou de son bébé. La symbolique familiale se trouve ainsi exprimée dans une mise en scène déterminée à l’avance.
51Religieuse. Parmi les éléments de la symbolique religieuse tirés de reportages, les candidats savent ce qu’ils souhaitent livrer d’eux-mêmes aux électeurs, aux Français. Même si la télévision ne les montre pas à l’église du village — l’aspect privé de l’office religieux ne peut être transgressé par l’image télévisuelle dans ce cas-cion devine, à la narration des reportages, les liens entretenus par ces candidats avec la religion et aussi l’être suprême. Or, cet attachement à la religion permet la création des liens émotifs avec l’ensemble des croyants français. Partant de cette idée, il serait possible d’établir des corrélations entre l’ordre religieux et l’ordre politique, le second étant le prolongement du premier. Toutes les valeurs liées à la moralité, au respect de l’autorité, à la croyance en la parole divine et aux saintes écritures, toutes ces valeurs se trouvent exprimées dans cette quête dominicale.
52Locale. Les symboles locaux se font nombreux dans les reportages de présentation des postulants à la présidence, ainsi que dans celui qui honore le président sortant. Par exemple, François Mitterrand est aperçu dans son fief local le jour du vote : retour aux sources, là où tout a commencé pour la plupart d’entre eux ; mais c’est aussi la sortie de scène. L’utilisation des symboles locaux se fait avec précision : décor champêtre en France rurale ; domaine familial ; promenade dans les rues de la commune ; terrasse d’un café ; dépôt du vote dans le fief local ; postulants au volant de sa voiture comme pratique de la vie quotidienne.
53Nationale et étatique. Le tricolore sert l’expression de la symbolique nationale française. L’historien Dumézil fait remonter à l’antiquité l’origine du symbolisme fonctionnel de la couleur dans le rituel, ayant trouvé trace d’une telle utilisation chez les Romains, les Celtes, en Inde, et même en Scandinavie (Dumézil, 1954). Au rouge est associée la révolution prolétarienne : la candidate de Lutte ouvrière, parti d’extrême gauche, se présente vêtue d’un tailleur rouge, rappelant de manière consciente ou non ses origines politiques. L’azur ou bleu roi rappelle le drapeau français d’avant la première République de 1789 ; l’or, symbole de la royauté et de la bourgeoisie : le candidat d’extrême droite Le Pen apparaît sur une scène au drapé azur et or. Il y a aussi la présence de drapeaux de la République française symbolisant l’idée de démocratie. La symbolique nationale se traduit aussi par un vocabulaire riche évoquant le patriotisme et nationalisme : territoire, solidarité, armes nouvelles, combat, nation, liberté. La présence d’objets fonctionnels en témoignent : drapeaux, voitures officielles, gardes du corps et garde présidentielle. Cette symbolique débouche vers une symbolique étatique, la légitimation d’un pouvoir acquis par certains : le président de la République, le premier ministre, les maires. C’est le cadre professionnel où les signes symbolisant l’État les maintiennent prisonniers de leur devoir : voitures officielles, gardes du corps, allure ministérielle, façade du siège du gouvernement, président de bureau de scrutin.
54Nous avons vu que le concept de rituel est applicable à la télévision, ne serait-ce que par le déploiement du dispositif symbolique et de l’instrumentalité nécessaire à son déroulement (acteurs, décors, gestes, paroles, etc.). Le temporel y trouve aussi son compte, puisque la durée induit un rythme qui est propre à tout rituel. De plus, le passage d’un espace sacré à un espace profane contribue à accréditer la thèse du rite de la soirée électorale à la télévision. Précisons à nouveau que l’objectif principal de cette étude n’est pas la validation d’une hypothèse de causalité, puisqu’il s’agit d’une approche descriptive mais qu’elle vise spécifiquement à décrire un phénomène dans la perspective d’une théorie du rite. Cette perspective, tout à fait novatrice, permet d’appréhender une réalité en situation de communication, voire un processus de communication.
55Par la suite, vient la mise à l’épreuve d’une hypothèse a posteriori voulant que la soirée électorale à la télévision serve d’abord et avant tout à structurer l’épreuve de passage que constitue l’élection d’un homme à la tête d’un État. Sur ce point, nous estimons l’hypothèse valide, en regard des observations recueillies et de la démonstration faite dans la partie précédente quant aux différents rôles tenus par les acteurs dans le processus électoral : nomination des candidats par les officiants, prédications par les officiants, narrateurs et experts, sacralisation du pouvoir par un officiant désigné avant même que le ministre de l’Intérieur ait fait l’annonce des résultats officiels. Tout se passe dans un espace public, certes, mais délimité par le cadre télévisuel avec tout ce que cela comporte d’exigences. Reste à discuter des structures et des fonctions sur lesquelles reposent ce rituel télévisuel.
56Le rituel se structure à l’aide de ses parties constituantes, de ses acteurs et des valeurs symboliques qui s’y rattachent. Mais aussi dans la concrétisation d’objectifs via la symbolique par les postulants. Les observations convergent dans le même sens que la littérature qui, elle, est à peu près unanime au sujet du rituel : il se structure tant dans l’action temporo-spatiale que dans la symbolique.
57Parties. Les parties constituantes, soit les phases et ses divisions, la séquence, forgent le rituel avec un début, un développement et une fin. Au développement se greffent les phases relatives à l’augure, à l’incantation, à l’annonce de l’estimation de résultats, aux déclarations des postulants, à la palabre.
58Participants. Les acteurs servent la structure dans la mesure où ils sont nécessaires au déroulement des parties du rituel. Trois catégories d’acteurs avivent le rituel : journaliste, politique et public. Au cours de la première partie, l’officiant dit le sens à accorder au rituel ; le narrateur raconte le rituel tel qu’il se vit en créant par le fait même un suspense ; le devin fait la lecture de l’augure ; le sage récapitule le rituel pour en tirer une morale au bénéfice du groupe. Dans la deuxième partie, le postulant se situe au centre de l’action puisque c’est lui que le rituel cherche à sacrer ; le célébrant participe en silence au sacre, mais il retrouve la parole lors de la palabre. Dans la troisième, l’initié fait partie d’un public sélectionné, mais tout comme le célébrant, il participe à voix base. Reste les dieux-citoyens qui représentent les électeurs et aussi l’auditoire : leur présence est le fait d’un présupposé, l’invisible et l’implicite, qui s’exerce au fil de la soirée électorale à la télévision.
59Passé. Le rituel se structure aussi dans ses valeurs symboliques, soit les aspirations de la communauté. Le rappel historique comme outil de représentation d’un passé accompli sert le groupe en ce qui a trait au partage de valeurs communes. La régénération est la confirmation de l’accomplissement du processus électoral par le rituel.
60Futur. Le dernier niveau de structuration du rituel se situe dans l’utilisation de la symbolique par les postulants. Le rituel devient alors une tribune par laquelle les postulants peuvent séduire les dieux-citoyens pour le second tour à l’aide de symboles communs : famille, religion, commune, État et nation.
61Il émerge de ces niveaux de structures du rituel des fonctions générales, soit la réduction de l’angoisse de la communauté, le maintien et le renouvellement de la collectivité ; des fonctions spécifiques propres aux déclarations des postulants qui visent le rassemblement de la collectivité ; des fonctions spécifiques à la palabre quant au renforcement du message provenant du rituel.
62Au cours de la soirée électorale à la télévision, nous avons relevé trois catégories de fonctions qui se répartissent comme suit : fonctions générales qui servent avant tout les intérêts de la communauté dans sa continuité ; fonctions spécifiques qui servent les intérêts particuliers des personnes dans le maintien du groupe ; fonctions de la palabre qui servent les intérêts du rituel.
63Générales. Les fonctions générales, liées à la soirée électorale et issues de l’espace sacré, sont de nature à maintenir en vie la personne morale que constitue la société. Ainsi, les observations obtenues au cours de la recherche montrent que le rituel de la soirée électorale à la télévision cherche : la réduction de l’angoisse de la collectivité qui se trouve dans l’attente du dévoilement des résultats ; la socialisation des membres de la communauté par la répétition de gestes et paroles du rituel ; et la régénération de la communauté par une confirmation des résultats.
64Spécifiques. Les fonctions spécifiques, issues aussi de l’espace sacré, sont liées davantage aux postulants. Les observations relevées dans les déclarations de ces derniers, dans la phase 5, démontrent clairement les visées des postulants à vouloir maintenir la vie de la communauté par la surveillance du milieu, la défense des intérêts de la collectivité, l’unification des forces du groupe, l’établissement de normes sociales, la chasse aux indésirables et l’affirmation d’un leadership fort.
65Palabre. Les fonctions spécifiques de la palabre, issues de l’espace profane, servent à alimenter le rituel et à le faire renaître à l’extérieur de l’espace sacré. La dramaturgie est l’instrument nécessaire à son bon déroulement : l’objectif ultime reste la circulation et le renforcement du message reçu en cours de rituel par la parole aléatoire des invités sur le plateau.