1Les travaux dont les résultats sont présentés dans cet article doivent être situés en amont de l’abondante littérature européenne ou nord-américaine où de nombreux auteurs ont cherché, depuis une bonne trentaine d’années, à comprendre et à analyser, tantôt d’un point de vue historique, tantôt d’un point de vue sociologique, tantôt encore à partir d’enquêtes sur le terrain, la partie du contenu journalistique des médias nommée « faits divers ».
2En amont parce que leur objectif, beaucoup plus modeste, s’est limité à mesurer de façon concrète l’évolution de l’espace rédactionnel que deux grands quotidiens québécois ont alloué aux nouvelles dites « faits divers » au cours des cinquante dernières années. Ce faisant, ils ont également permis de mesurer la place que ce type de nouvelles a occupée dans ces deux médias ainsi que l’évolution de la nature même des faits divers publiés.
3À cet égard, l’hypothèse de départ — selon laquelle ce type de nouvelles occupe maintenant davantage d’espace rédactionnel, qu’il est davantage mis en valeur et que tout ce qui fait état de situations de violence est maintenant davantage sélectionné — s’est appuyée tout autant sinon plus sur une longue observation de la pratique journalistique dans ces deux quotidiens, elle-même supportée par de nombreuses années de pratique professionnelle, que sur la littérature déjà existante, dont la principale caractéristique à cet égard est de tenir pour acquis ce phénomène d’augmentation des faits divers sans vraiment chercher à le déterminer de façon précise, chiffres à l’appui.
4En revanche, certains résultats de ces travaux rejoignent des observations similaires traitées dans la littérature existante, particulièrement ceux faisant état du rapport disproportionné entre la publication de nouvelles criminelles et l’état réel de la criminalité dans la société observée. De plus, au niveau des hypothèses d’explication de ce phénomène d’augmentation, celles évoquant l’attrait des faits divers auprès des lecteurs et les raisons de celui-ci rejoignent un thème déjà largement abordé par plusieurs auteurs.
5Ainsi, certains parmi ceux-ci ont voulu analyser cette question de l’attrait des faits divers auprès du public en empruntant une approche à caractère historique, à partir principalement de l’éclosion de la presse dite populaire et des penny papers (Stephens, 1988). D’autres, particulièrement en France, se sont intéressés plus directement à l’analyse sociologique du fait divers, à son sens, à sa portée, à ce qui peut motiver cet attrait (Barthes, 1964 ; Auclair, 1982).
6D’autres ont voulu savoir, à partir d’études ponctuelles, limitées dans le temps et dans l’espace, si la couverture journalistique des crimes correspondait bien à l’état réel de la criminalité constatée dans la société (Gabor et Weisemann, 1987 ; Kidd-Hewitt, 1995). Ou encore ils ont examiné, à partir d’études de contenu, comment les journalistes « construisaient » les nouvelles criminelles et si cette construction correspondait ou non au portrait social des communautés d’où ces nouvelles étaient issues (Chermak, 1995).
7D’autres encore ont analysé la place qu’occupaient les articles traitant de crimes dans certains médias particuliers et la fonction que ces articles jouent dans ces médias (Graber, 1980 ; Lotz, 1991).
8Certains y sont allés d’études plus spécifiques visant notamment à examiner le sort que les nouvelles à caractère criminel réservent à certains groupes sociaux particuliers, dont notamment les femmes. Ceci a donné lieu, entre autres, à plusieurs recherches sur le traitement médiatique du viol et des agressions sexuelles de tous ordres (Gauthier, 1988 ; Benedict, 1992).
9D’autres enfin ont interrogé de façon globale le phénomène de la violence médiatique, principalement à la télévision et davantage dans les programmes de fiction que dans les émissions d’information mais aussi, à l’occasion, dans les médias écrits (Chavannon, 1976 ; Gosselin, 1979 ; Gerbner, 1989 ; Wekessor, 1995). La plupart du temps pour le déplorer sinon carrément le dénoncer.
10Cette question de la violence dans les médias a même fait l’objet de réflexions à caractère méthodologique dans l’espoir de développer de meilleurs modèles de saisie et d’analyse du phénomène (Gosselin, 1994).
11Toutefois, tel qu’indiqué précédemment, tous ces auteurs ont un point en commun, celui de tenir pour acquis le phénomène de l’accroissement des faits divers dans les médias, sans en faire vraiment la démonstration. Certes, certains d’entre eux en ont mesuré le volume à une période donnée, mais l’objectif principal de leurs travaux demeurait toujours soit de disséquer le travail journalistique, soit d’analyser la portée et les conséquences d’une telle utilisation médiatique des faits divers, en particulier des nouvelles à caractère criminel, sur le comportement social.
12Aussi, les résultats ci-après visent à établir, en regard du traitement médiatique des faits divers, l’état de la situation dans deux quotidiens québécois, ce qu’il était il y a cinquante ans et ce qu’il est maintenant en mesurant, pour chaque décennie, l’évolution observée. Ils pourront, au moins sur cet aspect, offrir un cadre de référence chiffré à toute analyse ultérieure.
13Le corpus de recherche a été constitué à partir des quotidiens La Presse, de Montréal, et Le Soleil, de Québec. Deux raisons ont motivé ce choix :
14D’abord, ces deux quotidiens présentent plusieurs similitudes : tous deux centenaires, propriété de grands conglomérats de presse — Power Corporation dans le cas de La Presse et Hollinger dans le cas du Soleil —, ce sont deux quotidiens du matin, de grand format, bien ancrés dans leur communauté respective et offrant un contenu généraliste qui s’adresse à une clientèle à caractère familial, de type « classe moyenne ». Leur contenu rédactionnel ne propose aucune spécialité particulière et rien dans leurs politiques d’information ne les oblige à privilégier davantage les nouvelles dites de « faits divers » que tout autre type de nouvelles.
15Ensuite, parce que ces deux quotidiens ont subi, à partir de 1964 pour La Presse et de 1967 pour Le Soleil, une concurrence féroce du Journal de Montréal et du Journal de Québec — tous deux propriété de Québécor —, deux tabloïds populaires, également publiés le matin, expressément dédiés, du moins au départ, à l’exploitation médiatique du fait divers et qui, en l’espace d’une vingtaine d’années, ont pris la première place dans leurs marchés respectifs.
16Ainsi, en 1965, du lundi au vendredi, le tirage hebdomadaire moyen de La Presse était de 220 000 copies contre 40 000 copies du côté du Journal de Montréal ; en 1995, La Presse tirait en moyenne 190 000 copies quotidiennement contre 280 000 copies pour le Journal de Montréal. Même phénomène à Québec où, en 1970, toujours du lundi au vendredi, le tirage moyen du Soleil était de 148 000 copies contre 12 000 copies pour le Journal de Québec ; en 1995, le tirage moyen du Soleil avait chuté à 96 000 copies tandis que celui du Journal de Québec était passé à 105 000 copies (source : Publisher’s statement et ABC audit report, mars 1997).
17La prise en compte de ce phénomène de concurrence a permis d’introduire au cœur de la recherche une hypothèse d’explication permettant peut-être de comprendre pourquoi ces deux quotidiens ont été progressivement entraînés dans le champ des faits divers. Il en sera question plus loin.
18La période examinée va de 1945 à 1995, par tranches de dix ans. Le corpus comprend 152 numéros, soit 76 pour chacun des 2 quotidiens. Ce corpus a été constitué par sélection aléatoire selon la méthode dite de la semaine construite, de façon à couvrir d’une manière égale chaque jour de la semaine et chaque mois de l’année. Ainsi, pour les décennies 1945 à 1975, 12 numéros — 1 par mois — ont été sélectionnés à chacune des décennies et pour chaque quotidien ; de plus, chaque jour de la semaine — du lundi au samedi — a été sélectionné 2 fois. À partir de 1985, ces 2 quotidiens paraissent également le dimanche ; pour cette décennie et celle de 1995, 2 numéros du dimanche de chaque quotidien ont donc été sélectionnés en plus des autres numéros sélectionnés selon la méthode décrite précédemment.
19À l’intérieur de ces 152 numéros, 33 000 articles et 7 700 photos ont été répertoriés et mesurés en fonction de leur taille et de la page où ils sont publiés dans le journal. De ce nombre, 3 469 articles et 652 photos traitant de faits divers ont été extraits. Ils ont également été mesurés en fonction de leur taille et de la page où ils sont publiés. De plus, ils ont été classés en différentes catégories de façon à pouvoir mesurer si, au fil de toutes ces années, la nature même des faits divers publiés avait ou non évolué.
20La taille des colonnes de ces deux quotidiens varie tout au long de la période examinée. Aussi, cette taille a été normalisée à des colonnes d’une largeur de quatre cm, ce qui correspond à la largeur moyenne observée sur l’ensemble de la période.
21La cueillette des données, réalisée par Gérard Leclerc, qui m’a assisté dans cette recherche, a été l’objet d’une vérification particulière afin d’en assurer la validité. Ainsi, une vérification de 15 % du corpus répertorié a permis de constater un taux de fiabilité de 96 % quant à la pertinence des éléments retenus (s’agissait-il de faits divers ou non ?) et de 98,5 % quant à leur catégorisation.
22Par ailleurs, dès le début du projet de recherche, trois expressions, au cœur de celui-ci, ont été définies de la manière la plus précise possible et ont par la suite été utilisées de manière constamment identique. Il s’agit des expressions suivantes :
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Espace rédactionnel : cette notion regroupe tout l’espace qui est sous le contrôle exclusif des journalistes et, en particulier, des journalistes de pupitre qui sont les responsables de la mise en page de la matière rédactionnelle. Sont donc exclus des calculs l’espace publicitaire, le publi-reportage, les petites annonces, les avis de décès, la météo, l’horoscope, les mots croisés, les avis divers, etc.
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Faits divers : la notion de faits divers regroupe ce qui est généralement entendu sous ce vocable dans le milieu journalistique lui-même, soit l’ensemble des nouvelles, présentées sous forme d’articles et de photographies, faisant état de crimes, violents ou non, d’accidents, d’incendies, de catastrophes naturelles, etc. Ce vocable regroupe également les comptes-rendus judiciaires des procès portant sur les crimes parce que, dans la pratique journalistique, la couverture de ces procès donne lieu à un rappel des événements. Quoique fort peu nombreux sur l’ensemble de la période répertoriée, les éditoriaux, commentaires et analyses traitant de faits divers ont également été regroupés sous cette appellation. Ce regroupement n’a évidemment pas la prétention de constituer une définition puisque celle-ci, plutôt que de se limiter à une énumération des différents types d’événements dits faits divers, en dégagerait les éléments communs, qu’il s’agisse de leur caractère fortuit, incongru, répétitif. hors-normes, etc. En ce sens, la notion de faits divers utilisée dans la constitution du corpus a donc un caractère arbitraire parce qu’essentiellement opératoire en ce qu’elle reprend celle utilisée dans le milieu journalistique lui-même. La nature des faits divers répertoriés est indiquée en annexe.
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Crimes violents : cette notion, qui vise à catégoriser un type de faits divers bien particulier, regroupe tous les crimes où se retrouve une situation d’agression contre la personne, soit un meurtre, une tentative de meurtre, un vol qualifié, un viol, une attaque à la bombe, le massacre d’une population, un suicide, etc. Les articles et les photographies faisant état de personnes tuées ou blessées en situation de guerre, de guérilla ou de terrorisme ont été inclus dans cette catégorie, à la fois dans le but d’éliminer tout élément à caractère subjectif dans le traitement des données et parce que les deux quotidiens examinés en font un traitement médiatique qui est similaire à celui réservé à l’ensemble des faits divers.
23Enfin, deux dernières précisions avant d’en arriver à la présentation des résultats :
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Les résultats observés dans La Presse et Le Soleil ont été agglomérés comme s’il ne s’agissait que d’un seul quotidien. À la fois parce que ces deux journaux sont relativement semblables et parce qu’ils se sont comportés sensiblement de la même manière tout au long de la période examinée. Dans ces conditions, présenter les résultats de façon séparée pour chaque quotidien aurait alourdi l’analyse sans rien ajouter à ce que les données agglomérées permettent déjà d’apprendre.
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Même si les données recueillies remontent à 1945 et permettent donc une perspective historique portant sur cinq décennies, l’analyse proposée ci-après va principalement de 1965 à 1995, conformément à l’hypothèse énoncée ci-dessus relative aux effets de l’arrivée sur le marché du Journal de Montréal et du Journal de Québec.
24Cette première figure, la plus générale de toutes, illustre l’évolution de la totalité de l’espace rédactionnel relatif alloué aux faits divers dans La Presse et Le Soleil sur l’ensemble de la période observée. Entre 1945 et 1965, la situation ne bouge pas, les faits divers occupant 7 % de l’espace rédactionnel, la hausse surprenante de 1955 pouvant être attribuée, après vérification, au hasard de l’échantillon. Par contre, de 1965 à 1995, la proportion passe de 7 % à 9,l %, une augmentation de 2 points de pourcentage mais qui correspond en fait à une hausse relative de 30 %.
Figure 1. Espace rédactionnel consacré aux faits divers, Le Soleil et La Presse, 1945-1995
25Par ailleurs, une autre donnée, non illustrée, vient supporter l’ampleur de cette augmentation. On sait qu’à partir du milieu des années soixante, à la faveur du développement général de la société québécoise et notamment d’une période de forte croissance économique, la taille des médias écrits a considérablement augmenté, les journaux dans leur ensemble devenant de plus en plus volumineux. Cette croissance a pris fin au début des années quatre-vingt.
26En conséquence, le volume des journaux étant plus imposant, il était prévisible que l’espace rédactionnel augmente également, ce qui s’est effectivement produit. Il devenait donc pertinent de mesurer si l’espace rédactionnel alloué aux faits divers avait proportionnellement augmenté plus ou moins que celui alloué aux autres secteurs d’activités couverts par ces deux quotidiens (politique, sociale, artistique, sportive, etc.)
27Ici, les résultats sont particulièrement révélateurs. Ainsi, en 1965, à l’intérieur de l’échantillon recueilli, La Presse et Le Soleil allouaient près de 150 000 cm à tous les sujets traitant de matières autres que le fait divers ; en 1995, cet espace rédactionnel était passé à près de 290 000 cm, une hausse de 95 % concordante avec l’augmentation de volume évoquée plus haut et également avec le fait qu’à partir de 1985, ces deux quotidiens publient 7 éditions par semaine au lieu de 6. Pour sa part, l’espace rédactionnel alloué aux faits divers passait de 11 000 cm en 1965 pour atteindre 28 000 cm en 1995, soit une augmentation de 155 %.
28Ces résultats semblent donc indiquer que, de 1965 à 1995, l’espace rédactionnel total de ces deux quotidiens a considérablement augmenté mais que celui alloué aux faits divers a, toutes proportions gardées, augmenté bien davantage. Ceci étant, on peut donc soumettre que, sur la base de l’échantillon, la matière rédactionnelle identifiée sous le vocable faits divers occupait proportionnellement beaucoup plus d’espace dans ces deux quotidiens en 1995 que trente ans auparavant.
29Cette matière rédactionnelle est composée de trois éléments : les titres qui coiffent les articles, les articles eux-mêmes et les photographies qui ou accompagnent l’article ou se suffisent à elles-mêmes pour traiter l’événement.
30Tous les artisans des médias écrits connaissent l’importance de la photographie pour attirer et retenir le lectorat. Cette connaissance de terrain, issue essentiellement de la pratique, a par ailleurs été confirmée par différentes études et plusieurs sondages menés auprès des lecteurs. On peut citer notamment les résultats d’une recherche menée au début des années 1990 par deux chercheurs du Poynter Institute for Media Studies qui ont établi, à partir de travaux effectués auprès de lecteurs de journaux dans trois grandes villes américaines, que 80 % de ceux-ci regardent d’abord les photographies lorsqu’ils examinent une page de journal (Garcia et Stark, 1991).
31Dans cette perspective, il devenait pertinent d’examiner de façon particulière l’utilisation que ces deux quotidiens ont faite des photographies illustrant des faits divers et ce, sous deux angles différents : d’abord l’évolution de l’espace rédactionnel qu’elles ont occupé en comparaison de l’espace rédactionnel occupé par l’ensemble des photographies et ensuite l’évolution du rapport entre le nombre de photographies publiées et le nombre d’articles publiés, en comparant ce qui s’est fait en matière de faits divers et ce qui s’est fait pour toutes les autres matières publiées par ces deux journaux. C’est ce que proposent les deux figures suivantes.
Figure 2. Espace rédactionnel consacré aux photos de faits divers, Le Soleil et La Presse, 1945-1995
32La figure 2 présente l’évolution de l’espace rédactionnel alloué aux photographies de faits divers dans La Presse et Le Soleil de 1945 à 1995 en rapport avec l’espace rédactionnel alloué à l’ensemble des photographies. En reprenant l’année 1965 comme point de départ, on constate que les photographies de faits divers représentaient 5,8 % de l’ensemble des photographies publiées contre 9,4 % en 1995, soit une augmentation de 4,4 points de pourcentage qui correspond à une hausse relative de 62 %.
33Par ailleurs, et puisque l’utilisation des photographies par les artisans des médias a connu une véritable explosion à partir des années soixante, il devenait intéressant de comparer le pourcentage d’augmentation de l’espace rédactionnel occupé par les photographies illustrant des faits divers et celui occupé par les photographies illustrant tous les sujets autres que les faits divers.
34Ainsi, en 1965, et toujours à l’intérieur de l’échantillon, La Presse et Le Soleil allouaient 26 500 cm aux photographies illustrant tous les sujets autres que les faits divers ; en 1995 et pour ces mêmes sujets, ils allouaient 56 500 cm, une augmentation de 113 %. Du côté des photographies de faits divers, ils allouaient 1 600 cm en 1965 contre 5 800 cm en 1995, une augmentation de 256 %.
35Donc, et à l’instar de ce qui a été déjà dit en regard de l’ensemble de l’espace rédactionnel, ces résultats permettent de constater que l’espace rédactionnel alloué aux photographies a considérablement augmenté au cours des trente dernières années mais que celui alloué aux photographies illustrant des faits divers a augmenté bien davantage, accroissant ainsi auprès du lectorat l’importance relative accordée à ce type d’information.
36D’autre part, il est largement reconnu dans la profession journalistique que la publication d’une photographie, en complément d’un article, donne une forte valeur ajoutée à ce dernier ; elle en augmente le poids relatif dans la page, elle accroît la visibilité de l’information présentée et, par voie de conséquence, permet de mieux attirer et de mieux retenir l’attention du lectorat. Dans cette perspective, il devenait donc intéressant de mesurer si les articles traitant de faits divers étaient plus ou moins illustrés que ceux traitant de tout autre sujet ; cette mesure supplémentaire permettra également de valider les résultats observés plus haut. C’est l’objet de la figure suivante.
Figure 3. Rapports photos/articles « autres » et faits divers, Le Soleil et La Presse, 1945-1995
37Ainsi, on peut constater que jusqu’en 1965, les articles traitant de sujets autres que les faits divers sont bien davantage illustrés que ceux traitant de faits divers. À partir de 1975, la tendance s’inverse et ce sont les articles traitant de faits divers qui deviennent plus illustrés que tous les autres.
38En 1965, le rapport photos-articles — soit le nombre de photographies publiées en regard du nombre d’articles publiés — est de 22 % pour tous les sujets autres que les faits divers ; ce rapport monte à 30 % en 1995, une augmentation de 8 points de pourcentage. Du côté des faits divers, le rapport est de 10 % en 1965 contre 28 % en 1995, une augmentation de 18 points de pourcentage.
39Certes, le faits divers est une matière rédactionnelle qui se prête mieux que toute autre à la publication de photographies mais cette constatation vaut pour l’ensemble de la période observée. Aussi, les pourcentages d’augmentation mesurés à partir de 1965 semblent indiquer une volonté très nette des responsables de ces deux quotidiens de donner plus d’importance aux articles et photographies traitant de faits divers, au détriment de ceux traitant d’autres types d’information.
40On a jusqu’ici constaté que, sur l’ensemble de la période observée, l’espace rédactionnel alloué aux articles et aux photographies traitant de faits divers a connu une augmentation relative importante. On a également constaté qu’au cours des trente dernières années, les articles de faits divers ont eu tendance à être bien davantage illustrés que les articles traitant de tout autre sujet. Une autre question doit être maintenant posée : publie-t-on aujourd’hui les mêmes types de faits divers, et dans les mêmes proportions, qu’il y a trente ou cinquante ans ?
41Pour répondre à cette question, il a fallu classer en une dizaine de catégories les quelque 4 000 articles et photographies de faits divers répertoriés. Toutefois, afin de ne pas alourdir inutilement le texte, on s’en tiendra ici aux quatre types les plus fréquemment publiés, soit les articles et photographies traitant de comptes-rendus judiciaires, de crimes avec violence, de crimes sans violence et d’accidents de toute nature. À eux seuls, ces quatre types représentent, sur l’ensemble de la période observée, au-delà de 80 % de tous les faits divers publiés.
42Cette classification a d’abord permis d’établir que la nature des faits divers publiés n’a pas vraiment évolué tout au long de la période observée ; en 1995, La Presse et Le Soleil publiaient essentiellement les mêmes types de faits divers qu’en 1945.
43Par contre, ce qui a considérablement changé, c’est le poids relatif de chacun de ces types dans l’ensemble de l’espace rédactionnel alloué aux faits divers.
44Ainsi, la figure qui suit permet de constater que jusqu’en 1965, ce sont les articles et photographies traitant de comptes-rendus judiciaires et d’accidents qui occupent les premières places ; viennent ensuite ceux traitant de crimes avec et sans violence. À partir de 1975, la situation s’inverse et ce sont les articles et photographies traitant de crimes avec violence qui prennent le premier rang.
Figure 4. Les quatre principaux types de faits divers publiés, Le Soleil et La Presse, 1945-1995
45En 1965, les articles traitant de comptes-rendus judiciaires occupaient le premier rang, représentant 34 % de tous les faits divers publiés ; en 1995, ce pourcentage baisse à 22 %, une diminution de 12 points de pourcentage. En revanche, les articles traitant de crimes avec violence représentaient en 1965 20 % de tous les faits divers publiés ; en 1995, ce pourcentage grimpe à 34 %, une augmentation de 14 points de pourcentage qui se traduit par une hausse relative de 70 %.
46Ces chiffres illustrent un renversement assez net dans la nature des faits divers publiés. Jusqu’en 1965, les deux quotidiens semblent privilégier une couverture plutôt institutionnelle du crime où celui-ci est traité à travers le filtre de l’appareil judiciaire. Graduellement, ils accordent moins d’importance à ce mode de couverture pour traiter les situations de crime plus directement, plus près du terrain.
47Par ailleurs, il n’est pas possible de comparer véritablement l’augmentation des articles traitant de crimes avec violence avec celle du taux de crimes violents enregistrés dans la société au cours de la même période et ce, pour deux raisons. D’abord les articles répertoriés dans la recherche originent de partout à travers le monde alors que les statistiques disponibles sur l’évolution de la criminalité ne sont que québécoises. De plus, ce n’est qu’à partir de 1981 que ces statistiques ont été établies sur des bases comparables. On peut toutefois signaler, à titre purement indicatif, qu’entre 1981 et 1995, le taux de crime violent par 1 000 habitants a augmenté au Québec de 32 %, ce qui est encore passablement loin du pourcentage relatif d’augmentation des articles traitant de crimes violents.
48Il est intéressant d’ajouter que les mêmes statistiques montrent une augmentation beaucoup plus importante des crimes sans violence — notamment des crimes économiques — alors que, sur toute la période observée, ce genre de sujets arrive constamment au 4e rang parmi tous les types de faits divers publiés.
49Cette observation tendant à démontrer que ces deux quotidiens ont sur-représenté, dans leurs publications, les articles et photographies faisant état de crimes violents au détriment d’autres types de faits divers, dont les crimes commis sans violence, rejoint celle d’autres auteurs et notamment de Gabor et Weisemann qui, étudiant la représentation de la criminalité dans le quotidien The Citizen, d’Ottawa, en 1985, concluaient que les crimes avec violence sont sur-représentés alors que les crimes à caractère économique sont sous-représentés (Gabor et Weisemann, 1987). Les résultats de cette recherche ne permettent évidemment pas de savoir si cette sur-représentation de la violence par rapport à celle constatée dans la société où ces quotidiens sont publiés contribue ou non à accentuer une certaine image de violence sinon la violence elle-même. Toutefois, ils semblent constituer des indicateurs suffisamment sérieux pour appeler quelques recherches ultérieures dans cette direction.
50La une constitue évidemment la page la plus importante du journal. C’est là que sont publiés les articles et les photographies que les chefs de pupitre jugent les plus importants et/ou les plus intéressants. Cette page est la vitrine du journal ; elle présente les sujets que le lectorat ne peut ignorer, du moins en principe. Cette page sert aussi à vendre le journal, quoique cette fonction ait perdu de son importance depuis que les grands quotidiens sont davantage vendus par abonnement qu’en kiosque. Cependant, on peut continuer d’affirmer que la page une représente toujours l’image du journal, sa marque de commerce en quelque sorte. C’est donc une page majeure à laquelle tous les éditeurs accordent le plus grand soin.
51La figure suivante illustre l’évolution de l’espace rédactionnel relatif que La Presse et Le Soleil ont alloué aux articles et aux photos de faits divers à la une de leurs quotidiens sur l’ensemble de la période observée.
Figure 5. Espace rédactionnel consacré aux articles et photos de faits divers à la une, Le Soleil et La Presse, 1945-1995
52Pour ce qui est de l’espace rédactionnel total, on constate une très nette progression de l’espace faits divers à partir de 1975. Ainsi, en 1965, les articles et photographies de faits divers occupaient 9 % de la une de ces deux quotidiens. En 1995, ce pourcentage atteint 27 %, une augmentation de 18 points de pourcentage. Même phénomène du côté des photographies de faits divers où le pourcentage était de 12 % en 1965 pour atteindre 27 % en 1995, une augmentation de 15 points de pourcentage.
53Il semble donc assez évident, à la lumière de ces résultats, que, du moins au cours des trente dernières années, les unes de ces deux quotidiens ont été largement modifiées pour faire une place de plus en plus importante aux faits divers
54Après la une, la trois constitue la deuxième page prioritaire du journal. Page de droite, elle est celle qui attire immédiatement l’attention du lectorat dès que le journal est ouvert. C’est donc une page à laquelle les journalistes attachent la plus grande importance et qu’ils ont tendance à traiter avec le plus grand soin en y plaçant des informations qu’ils considèrent importantes. Depuis au moins deux décennies, tant La Presse que Le Soleil consacrent cette page aux informations locales et régionales qu’ils considèrent majeures.
55La figure suivante illustre l’évolution de l’espace rédactionnel alloué aux faits divers dans cette page. Même si, comme pour le reste, les résultats observés dans les deux quotidiens sont agglomérés, il faut préciser qu’historiquement La Presse a toujours consacré une bonne partie de sa trois aux faits divers alors que dans le cas du Soleil, le phénomène ne date que de quelques années seulement. Il faudra en tenir compte dans l’appréciation des résultats.
Figure 6. Espace rédactionnel consacré aux articles et photos de faits divers à la trois, Le Soleil et La Presse, 1945-1995
56Pour ce qui est du total de l’espace rédactionnel relatif alloué aux faits divers, les résultats font voir une progression assez marquée à partir de 1975. Ainsi, en 1965, la part relative des faits divers dans la trois était de 18 %. En 1995, elle grimpe à 35 %, une augmentation de 17 points de pourcentage. Cette augmentation est encore plus importante du côté des photographies puisqu’on passe alors de 12 % en 1965 à 31 % en 1995, une augmentation de 19 points de pourcentage.
57Donc, à l’instar de ce qui a été observé pour la page une, les résultats de la recherche illustrent que depuis environ une trentaine d’années et davantage pour La Presse que pour Le Soleil, ces deux quotidiens ont consacré une partie de plus en plus importante de la page trois aux articles et photographies traitant de faits divers.
58Tous les résultats indiqués plus haut vont dans le même sens, celui d’une augmentation substantielle de l’espace rédactionnel que La Presse et Le Soleil ont accordé aux articles et photographies traitant de faits divers sur l’ensemble de la période étudiée, et en particulier pour la période 1965-1995.
59La part relative accordée aux articles de faits divers a augmenté mais celle accordée aux photographies de faits divers a augmenté encore davantage. Cette augmentation est ressentie dans toutes les pages du journal mais elle est particulièrement forte dans les pages une et trois, qui sont les deux pages prioritaires des deux quotidiens observés.
60Cette exploitation médiatique des faits divers, à la fois en termes de poids relatif dans le journal et de la place que ce type d’information occupe maintenant dans les deux pages les plus importantes du journal, conduit à au moins deux types de conséquence :
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Elle allège le contenu du journal, le rendant ainsi plus anecdotique, par opposition à un contenu plus politique ou plus social, généralement considéré comme étant davantage d’intérêt public.
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Elle prive le lectorat d’autres types d’informations qui se retrouveraient dans le journal si les faits divers n’y étaient pas si abondants. À cet égard, des recherches ultérieures pourront permettre de savoir quel type d’informations s’est ainsi retrouvé moins médiatisé ou carrément écarté.
61Par ailleurs, ces mêmes résultats font également ressortir une autre donnée majeure : les nouvelles traitant de crimes avec violence sont maintenant privilégiées par rapport à celles traitant tous les autres types de faits divers. Ceci a pour effet d’engendrer une certaine violence médiatique, qui reste à mesurer, tout en projetant de la société une image qui va au-delà de la violence réellement enregistrée.
62Mais ces résultats ne constituent au fond qu’une illustration chiffrée d’un phénomène qui, tel qu’indiqué au début, est largement observable par tout lecteur le moindrement attentif. Aussi, l’examen des effets de cette exploitation médiatique des faits divers qui viennent d’être évoqués plus haut mériterait d’être poursuivi par des recherches subséquentes. D’autre part, il se pose encore une question capitale, celle du pourquoi.
63En effet, pourquoi les responsables de La Presse et du Soleil ont-ils, consciemment ou non, modifié ainsi le contenu de leur publication respective ? À cette étape-ci de la recherche, on ne peut que formuler, d’une façon relativement sommaire, un certain nombre d’hypothèses que des travaux ultérieurs viendront ou non confirmer.
64D’abord, celle évoquée en tout début de texte et selon laquelle ce recours de plus en plus massif aux faits divers constitue une réponse à la concurrence des deux journaux de Québécor, spécifiquement dédiés aux faits divers. Le mimétisme est un phénomène bien connu dans l’univers médiatique où l’on est tout autant tenté de copier le concurrent que de s’en différencier. Alors, si la formule utilisée par le concurrent semble de plus donner lieu à des tirages lucratifs, il devient d’autant plus tentant d’essayer de l’imiter, ne serait-ce que pour réduire ses propres pertes et tenter de maintenir une position relativement acceptable dans le marché.
65Une autre hypothèse, également à caractère économique, a trait aux restrictions budgétaires que tous les médias ont connues au cours des dix ou quinze dernières années et qui ont fait en sorte que, de façon générale, toutes les salles de rédaction disposent d’un nombre plus restreint de journalistes et de budgets moindres pour couvrir les événements. Par rapport à d’autres secteurs de couverture, le fait divers est relativement peu coûteux à couvrir. Il ne requiert ni compétence particulière — voilà pourquoi ce sont généralement des débutants qui y sont affectés — ni investissement important en argent ou en temps. La matière première est abondante et renouvelée chaque jour, sans nul besoin de se livrer à d’importantes recherches. Autrement dit, dans la gestion budgétaire d’une salle de rédaction, l’information de faits divers peut apparaître comme ayant un excellent rapport qualité/prix.
66Une troisième hypothèse, qui n’est pas étrangère au phénomène de mimétisme évoqué plus haut, a trait à l’influence de la télévision sur les médias écrits. Originellement à la remorque de l’information écrite, l’information télévisuelle s’en est graduellement beaucoup distancée au point de développer ses propres normes et ses propres priorités.
67Parallèlement, elle s’est graduellement gagné la faveur du public, si bien qu’il est maintenant reconnu que les bulletins de nouvelles télévisés sont devenus la première source d’information des citoyens. Ce faisant, la télévision a créé sur les médias écrits une concurrence supplémentaire ; ces derniers ont ainsi pu être tentés d’en imiter certains modes. Or, le fait divers, parce qu’il est généralement porteur d’images spectaculaires, constitue un type d’information particulièrement efficace à la télévision. Voilà pourquoi il y est tant exploité. Par voie de conséquence, on peut penser que plusieurs médias écrits, dont ceux visés par cette recherche, ont voulu suivre la même voie dans l’espoir de pouvoir lutter de façon plus efficace contre ce puissant concurrent.
68Enfin, l’augmentation de l’exploitation du fait divers peut être considérée comme s’inscrivant dans un certain courant journalistique relativement nouveau, nommé journalisme de communication par opposition à journalisme d’opinion ou d’information et qui semble vouloir s’installer depuis une vingtaine d’années. Il s’agit d’une forme de journalisme dont certains traits sont la recherche du divertissement et de la facilité, où on veut davantage distraire, surprendre et amuser, en limitant au minimum l’effort intellectuel du lecteur, qu’informer de manière plus classique sur les enjeux dits d’intérêt public.
69Or, à cet égard, une exploitation médiatique accrue du fait divers peut être perçue comme étant un élément de ce nouveau courant. Outre que le fait divers a toujours bien rempli la fonction journalistique de retenir l’attention, ce type de nouvelles a l’avantage d’être simple et facile à comprendre. Un meurtre, un accident, un incendie demeureront toujours un meurtre, un accident ou un incident ; seuls les détails de la nouvelle (noms des protagonistes, lieux, circonstances des événements, etc.) changeront d’un fait divers à l’autre. En comparaison avec d’autres types de nouvelles plus complexes, telles les nouvelles à caractère politique ou social, le fait divers se situe, pour le lecteur, dans un univers de facilité.
70Cet univers est notamment évoqué par Jean Charron et Jean de Bonville qui, dans un essai sur la mutation journalistique vers le journalisme de communication, écrivent ceci : « Pour retenir le consommateur et lui assurer une gratification immédiate, on s’emploie à diminuer le niveau de compétence requis pour “lire” l’actualité ; les sujets sont choisis en conséquence et morcelés en de courts récits, simples et clos parce que complets en eux-mêmes et répondant aux schémas culturels du consommateur » (Charron et de Bonville, 1996 : 77).
71Certes, ces auteurs appliquent ces observations de façon beaucoup plus large qu’aux seuls faits divers, mais on peut considérer que les faits divers entrent dans la catégorie de sujets dont ils font état et ainsi supposer, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse, que la hausse de l’exploitation médiatique des faits divers s’inscrit dans la transformation du journalisme contemporain vers ce que Charron et de Bonville qualifient de journalisme de communication.
72Mais toutes ces hypothèses, qui n’ont été ici que grossièrement évoquées, devront être examinées bien davantage et notamment validées par des entretiens avec les responsables actuels et passés de ces deux quotidiens. Ceci constituera la suite immédiate de cette recherche.