Éric GEORGE et Fabien GRANJON (2014), Critique, sciences sociales et communication
Éric GEORGE et Fabien GRANJON (2014), Critique, sciences sociales et communication, Paris, Mare et Martin
Texte intégral
1Le présent ouvrage collectif est issu d’un colloque intitulé Où en est la critique en communication ? (Montréal, 2012) et propose, outre la présentation par les deux éditeurs, dix textes plus un codicille rédigé par Fabien Granjon.
2Cet ouvrage, forcément hétérogène, présente plusieurs éléments intéressants. Tout d’abord, en montrant que la critique nécessite une compréhension complexe du réel, il souligne la nécessité de l’interdiscipline. La critique requiert l’utilisation de diverses sciences sociales pour former un cadre d’intelligibilité nouveau. Ensuite, d’une manière très pédagogique, l’ouvrage détaille les trois niveaux, forcément articulés, de la critique : le travail réflexif propre aux sciences sociales visant à remettre en cause l’évidence sociale, le dévoilement des mécanismes de domination et enfin la nécessité de proposer des pistes théoriques et pratiques favorisant l’émancipation. Enfin, en donnant la parole à des chercheurs critiques du Sud, il permet de décentrer une approche trop souvent occidentalo-centrée.
3Par contre, ces textes, comme beaucoup trop d’écrits critiques, ne sont pas d’une lecture aisée. Ils sont même difficiles d’accès pour tous ceux qui ne sont pas familiers avec la phraséologie marxiste. De même, le travail éditorial n’est pas totalement mené à son terme : les textes ne sont pas regroupés en parties cohérentes, un glossaire commun fait défaut, il manque une bibliographie sélective et le lecteur cherche en vain une conclusion permettant de mettre en lumière les convergences et les divergences entre les différents auteurs. À la place se trouve un codicille — « Acte postérieur à un testament en vue de le modifier ou de le compléter », dit le Larousse —, comme si les éditeurs n’avaient pas pu se mettre d’accord sur le miel scientifique à retirer de ces différentes contributions...
4Si cet ouvrage collectif a le grand mérite d’interroger les sciences de la communication sur la portée critique de leur analyse et invite, mezza voce, à dépasser l’économie politique de la communication chère à Bernard Miège, il présente plusieurs limites conceptuelles. La première est de ne pas tenir compte des écrits de Philippe Corcuff (cité dans l’introduction et le codicille) en s’obstinant à promouvoir une pensée dialectique, alors que l’auteur d’Où est passée la critique sociale ? rappelle qu’il faut mettre fin à cette pensée dialectique qui, de Hegel à Marx, se résout dans une totalité sans contradiction. Il semble, en effet, beaucoup plus pertinent de proposer des analyses montrant cet « équilibre des contraires » (Pierre-Joseph Proudhon) ou cette pensée dialogique (Edgar Morin) se logeant au cœur de la complexité de nos systèmes sociaux. De même, ce livre se centre essentiellement sur une certaine critique marxiste propre aux sciences de la communication (Bernard Miège, Armand Mattelart, Pierre Mœglin). Du coup, il écarte une autre tradition marxiste bien présente en sciences de l’information et de la communication (Bernard Floris, Chritian Le Moënne) et surtout ne mentionne nullement des approches critiques non marxistes propres à ces sciences (Lucien Sfez, Pascal Robert, etc.). Plus généralement, si Karl Marx et Antonio Gramsci sont abondamment cités, de nombreux chercheurs critiquant fortement le capitalisme sont systématiquement ignorés : Fernand Braudel n’est pas cité, Karl Polanyi, Luc Boltanski ou Claude Lefort à peine évoqués. Pourtant, une démarche critique cohérente ne devrait-elle pas remettre en cause ses présupposés (marxistes) ? Ne gagnerait-elle pas à établir une confrontation rationnelle entre critique marxiste et critique non marxiste du capitalisme ? Surtout, cet ancrage dans le marxisme orthodoxe qui incite à vouloir mettre au jour les « dominations objectives » conduit à maintenir un positivisme qui n’est ni remis en question ni articulé avec les tournants constructivistes et pragmatiques que connaissent aujourd’hui les sciences de l’information et de la communication comme l’ensemble des sciences sociales. Du coup, les prétentions épistémologiques de l’ouvrage s’effondrent comme un château de cartes.
5Au total, ce livre doit être lu pour ce qu’il est : un essai qui vise à dépasser l’économie politique de la communication. Projet louable, mais beaucoup moins ambitieux que ne l’annonce le titre. Reste donc un autre ouvrage à écrire, celui qui serait conforme aux trois étapes d’une pensée critique telle qu’elle est rappelée par les auteurs. Premièrement, mettre à nu les présupposés normatifs marxistes. Deuxièmement, montrer en quoi cette pensée marxiste a instauré une domination sans pareil dans les sciences de l’information et de la communication. Troisièmement, reconstruire, dans une épistémologie débarrassée de tout positivisme, un cadre critique émancipateur articulant pensée marxienne et critiques actuelles du capitalisme (biens communs, économie solidaire, etc.). Encore beaucoup de travail...
Pour citer cet article
Référence électronique
Éric Dacheux, « Éric GEORGE et Fabien GRANJON (2014), Critique, sciences sociales et communication », Communication [En ligne], vol. 33/2 | 2015, mis en ligne le 29 novembre 2016, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/5949 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.5949
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