Le rôle essentiel des journalistes est de rapporter fidèlement, d’analyser et de commenter le cas échéant les faits qui permettent à leurs concitoyens de mieux connaître et de mieux comprendre le monde dans lequel ils vivent.(Guide de déontologie de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec).
La vie contemporaine est complexe et, conséquemment, le fossé ne cesse de s’élargir entre ce que nous savons et ce que nous devrions savoir pour prendre des décisions éclairées. Nous avons donc un besoin capital de moyens d’information réellement efficaces et crédibles.
La question de confiance dans les médias est cruciale. Un public de plus en plus averti compte toujours davantage sur les médias ; il s’attend, en même temps, à un niveau de qualité élevé. (Normes et pratiques journalistiques, Société Radio-Canada).
1Les codes déontologiques du journalisme établissent les principes qui devraient guider quotidiennement les décisions que les journalistes prennent en couvrant les événements. La conformité entre ces principes et les pratiques journalistiques traduit la fiabilité et la crédibilité des médias comme source d’information. Un de ces principes définit le rôle des médias en fonction de l’information qu’ils fournissent et de l’utilité de cette information pour le public. Il en résulte que les journalistes ont la responsabilité de renseigner les gens afin que ceux-ci puissent mieux comprendre le monde qui les entoure.
2Il n’est pas clair, toutefois, que les normes découlant de codes déontologiques aient un impact concret sur les pratiques journalistiques. Dans le domaine de la communication politique, et plus particulièrement en ce qui concerne les campagnes électorales, on ne trouve pas de recherches sur la relation entre les normes et les pratiques journalistiques. On s’attarde plutôt à décrire comment la nouvelle est présentée dans les bulletins et on examine les raisons d’une telle couverture en observant les pratiques et en déduisant les règles qui semblent guider le travail des journalistes. On détermine ensuite si ces règles correspondent aux exigences de l’idéal démocratique selon lequel les médias devraient servir l’intérêt public et informer les citoyens adéquatement sur les enjeux politiques. On postule ainsi que les journalistes devraient fournir l’information qui permet aux citoyens de faire des choix éclairés et de participer à la vie politique (Schudson, 1990). Mais une telle approche normative introduit une ambiguïté. S’agit-il des normes auxquelles souscrivent vraiment les journalistes ou bien des normes établies par le chercheur (Ericson, Baranek et Chan, 1987) ?
- 1 Zaller (1999) soutient que les journalistes valorisent avant tout la qualité de la nouvelle puisqu’ (...)
3Dans cette tradition de recherche, les critiques à l’égard de pratiques journalistiques lors de campagnes électorales sont acerbes. On déplore, entre autres, le caractère superficiel de la couverture où l’accent est mis davantage sur les qualités personnelles de candidats et leurs chances de gagner au détriment de thèmes majeurs comme les positions des candidats sur les enjeux ou les programmes des partis (Patterson, 1980 ; Robinson et Sheehan, 1983 ; Just et al., 1992). Certains auteurs (Patterson, 1993) attribuent la responsabilité de cette couverture superficielle aux valeurs personnelles des journalistes qui perçoivent la campagne électorale à travers le jeu stratégique dont l’enjeu central est la course à la victoire, d’autres (Fallow, 1996) les accusent de vénalité. Une autre école de pensée (McManus, 1994 ; Zaller, 1999) soutient que c’est la compétition du marché qui est la grande responsable de la piètre qualité de la nouvelle, les journalistes devant continuellement équilibrer les normes professionnelles du journalisme et les besoins organisationnels de l’entreprise de rendre la nouvelle intéressante au public1.
- 2 Bennett (1996) va même plus loin en suggérant que le processus de création de la nouvelle est basé (...)
4Certains (Entman, 1989 ; Altheide, 1976) suggèrent enfin que les médias sont des organisations ayant leurs propres contraintes économiques et politiques qui affectent le processus de production de la nouvelle. Par conséquent, cette dernière doit être perçue comme le résultat d’un échange entre les acteurs sociaux, les journalistes et leurs supérieurs (Tuchman, 1978), et sa création est sujette non seulement aux pressions provenant des relations interpersonnelles et des normes professionnelles à l’intérieur de l’organisation médiatique mais aussi aux contraintes imposées par la recherche du profit (Soloski, 1989 ; Graber, 1994)2.
5L’autonomie du journaliste peut aussi être limitée par sa vulnérabilité envers ses sources. Charron (1994) a suggéré que dans le jeu de négociations entre les journalistes et leurs sources, la norme professionnelle d’objectivité entre en conflit avec la rhétorique de l’expertise critique. Il en ressort que la création de la nouvelle relève d’un processus complexe dont le résultat peut mener à une couverture médiatique différente de celle que souhaiteraient plusieurs journalistes. Mais les écrits présentés ci-dessus ne disent rien sur la relation entre les normes proprement dites et leur application en pratique. Ils analysent le processus de production de la nouvelle afin de comprendre les règles du jeu qui prévalent, sans lier directement les normes des journalistes à la pratique quotidienne.
6Dans le domaine journalistique on se préoccupe davantage de l’impact des codes déontologiques sur le travail des journalistes. Mais les quelques études sur cette question ont plus souvent porté sur le lien entre les codes éthiques et le comportement hypothétique du journaliste (Pritchard et Morgan, 1989) que sur les situations réelles de travail et encore moins sur les pratiques dans le contexte électoral. De plus, les études qui se sont intéressées aux situations réelles (Boeyink, 1994) démontrent que les normes sont rarement citées pour justifier les décisions prises dans le processus de production de nouvelles. On précise cependant que les normes peuvent avoir un impact sur les pratiques des journalistes dans des conditions bien précises : il faut que les supérieurs manifestent un engagement solide par rapport au code éthique, ce qui permet de créer dans les salles de nouvelles une culture encourageant la réflexion et les débats sur la façon de présenter la nouvelle.
7Cependant, la couverture électorale n’a pas fait objet de telles recherches. C’est pourquoi le présent article propose d’approfondir les connaissances sur la correspondance entre les normes et les pratiques journalistiques en analysant le contexte particulier qui est celui d’une campagne électorale. Nous examinons les normes spécifiques sur la façon de couvrir les campagnes électorales, qui relèvent de la responsabilité des médias d’informer le public adéquatement sur les choix offerts par les partis politiques. Nous proposons une méthodologie combinant à la fois l’analyse de contenu de nouvelles et les entrevues semi-structurées avec des journalistes. L’aspect innovateur de notre approche consiste à poser aux journalistes non seulement des questions générales sur le travail journalistique mais aussi, grâce à l’information provenant de l’analyse de contenu, des questions spécifiques sur la façon dont chacun d’eux a couvert des événements importants de la campagne. Cette méthodologie permet de voir comment les journalistes définissent eux-mêmes les normes auxquelles ils adhèrent sur le plan des principes (les questions générales) et comment ils expliquent leurs propres pratiques (les questions spécifiques).
8Trois questions de recherche seront examinées :
-
Quelles sont les normes et les pratiques journalistiques en campagne électorale ?
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Quelle correspondance y a-t-il entre les normes professionnelles auxquelles souscrivent les journalistes et leur mise en pratique ?
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Quels sont les facteurs qui expliquent la relation entre les normes et les pratiques ?
9Nous partons du principe que les journalistes ont une conception de leur rôle professionnel et qu’ils adhèrent à un ensemble de normes définissant leur métier, mais que l’application de ces normes en pratique dépend également des conditions dans lesquelles ils travaillent. Nous avons vu ci-dessus que dans les salles de nouvelles où les patrons encouragent la réflexion sur les questions normatives, les journalistes se conforment davantage aux normes. Mais nous avons vu aussi qu’une contrainte importante à l’application de normes en pratique provient du marché. C’est pourquoi nous avons choisi de comparer des journalistes dont le contexte de travail est différent. D’un côté, il s’agit de journalistes travaillant pour la télévision publique, disposant de moyens financiers plus larges et d’un ensemble de normes solidement établi auquel les patrons manifestent clairement leur engagement. De l’autre côté, on retrouve des journalistes dont l’entreprise est privée, a un budget plus limité et attache moins d’importance aux questions normatives. Vu ces différences et les résultats de recherches présentés ci-dessus, on pourrait s’attendre à ce que :
- 3 À elle seule la variable indiquant la présence ou l’absence du code explicite devrait conduire au c (...)
Les journalistes dont les patrons édictent les normes journalistiques et dont l’organisation est plus nantie appliquent ces normes davantage dans la pratique que ceux dont les patrons attachent moins d’importance aux questions normatives et dont l’organisation est davantage soumise aux contraintes du marché3.
10Afin de comprendre à la fois les normes et les pratiques journalistiques en campagne électorale, il est nécessaire de combiner deux méthodes différentes : l’analyse qualitative de contenu des nouvelles télévisées d’une part et les entrevues avec les journalistes qui ont couvert la campagne d’autre part.
- 4 Les bulletins de nouvelles constituent une source principale d’information politique pour la majori (...)
- 5 Monière et Fortier (2000) rapportent que les cotes d’écoute de bulletins d’information du soir de c (...)
11Le choix de la télévision a été dicté par son importance majeure en tant que le médium de communication durant la campagne4 et le choix de la télévision francophone par le fait qu’elle s’adresse à la grande majorité de la population au Québec. Quant à la décision d’examiner les réseaux de Radio-Canada et de TVA, elle résulte de leur grande cote de popularité auprès de l’électorat francophone5.
12Nous avons d’abord analysé des nouvelles télévisées en utilisant les enregistrements des téléjournaux du soir des deux réseaux de télévision provenant de l’Étude sur l’élection canadienne de 1997. Le visionnement systématique des bulletins de nouvelles nous a servi à sélectionner les journalistes et les événements importants de la couverture électorale ainsi qu’à élaborer le questionnaire.
- 6 Tous les journalistes interviewés avaient déjà une expérience de couvrir les campagnes électorales (...)
- 7 Les questionnaires sont disponibles sur demande auprès de l’auteur.
13Nous avons choisi tous les principaux journalistes6 qui ont été chargés de couvrir la campagne électorale de 1997 de façon régulière (5 journalistes de chaque réseau de télévision). Des entrevues semi-structurées7 d’une durée moyenne d’une heure et demie ont été réalisées après l’élection de juin 1997, durant les mois d’août et de septembre.
- 8 Cette partie du questionnaire comprenait 31 questions concernant les perceptions normatives des jou (...)
14Deux séries de questions ont été posées. La première consistait en des questions générales portant sur les normes et les valeurs professionnelles ainsi que sur les habitudes de collecte de l’information8. La deuxième série comportait des questions plus spécifiques. Le visionnement des nouvelles nous a permis de distinguer les événements les plus marquants de la couverture de la campagne électorale de 1997 et d’identifier la couverture propre à chaque journaliste. En fonction de la couverture fournie par chacun d’eux, nous avons élaboré des questions distinctes pour chaque interviewé en lui demandant d’expliquer les raisons de la façon dont il a rapporté les nouvelles. Les réponses à ces questions nous ont permis de comprendre la relation entre les normes et les pratiques.
- 9 L’analyse des normes et des pratiques journalistiques présentée ici ne s’inspire pas uniquement du (...)
- 10 Il existe une différence entre « adhérer » aux normes et « se conformer » à ces normes. Tous les jo (...)
- 11 Il existe une différence entre « adhérer » aux normes et « se conformer » à ces normes. Tous les jo (...)
15La présente étude procède en trois étapes9. La première étape consiste à établir les normes professionnelles auxquelles adhèrent les journalistes10. Les normes qui nous intéressent concernent la perception que se font les journalistes d’un idéal type de la couverture électorale11. À partir des entrevues, nous avons repéré des normes communes sur la façon de couvrir les campagnes électorales auxquelles souscrivent les interviewés.
- 12 Nevitte et al. (2000) ont démontré que ces trois événements ont été déterminants pour le mouvement (...)
16À la deuxième étape nous examinons les pratiques journalistiques ainsi que leur correspondance aux normes. Trois événements importants de la campagne fédérale de 1997 ont été sélectionnés12 pour les fins de la présente étude : l’incident du « bonnet » de Gilles Duceppe, le chef du Bloc québécois, un parti fédéral qui défend la souveraineté du Québec, les débats des chefs des partis politiques canadiens et la déclaration faite par le Premier ministre Jean Chrétien sur la non-reconnaissance du résultat à la majorité simple d’un éventuel référendum au Québec. Ces trois événements présentent une diversité de situations : le premier concerne l’image d’un chef de parti, le deuxième se situe entre l’image et les enjeux et le troisième porte essentiellement sur l’enjeu de l’unité nationale. À cette deuxième étape nous débutons avec l’analyse qualitative de contenu de ces trois événements et nous déterminons dans quelle mesure les journalistes se sont conformés à leurs propres normes.
17À la dernière étape, en nous basant à nouveau sur les explications fournies par les journalistes, nous identifions les différents facteurs qui ont façonné la couverture de ces trois événements. À chacune des étapes les similitudes et les différences entre les deux réseaux de télévision sont soulignées.
- 13 Le code déontologique de Radio-Canada intitulé Normes et pratiques journalistiques a été souvent ci (...)
- 14 Le terme « patrons » désigne ici les directeurs de l’information et les chefs de pupitre qui ont ét (...)
18Les deux réseaux de télévision diffèrent quant à l’organisation professionnelle des principes qui devraient guider le travail du journaliste non seulement dans un contexte d’une campagne électorale mais aussi dans un contexte plus large du travail quotidien. Radio-Canada possède un code déontologique défini et explicite alors que TVA ne dispose que d’un code professionnel beaucoup moins élaboré et moins connu13. Dans le cas de la campagne électorale, les patrons14 des deux réseaux de télévision ont organisé les réunions préparatoires pour les journalistes. Cependant, celles de TVA portaient sur l’organisation de la couverture et la répartition des tâches alors que les journalistes de Radio-Canada ont été sensibilisés, durant ces réunions, à l’accent démesuré mis sur l’image des chefs dans la couverture des campagnes électorales précédentes. Les patrons de Radio-Canada ont défini les objectifs principaux pour la couverture de la campagne de 1997 : mettre davantage l’accent sur les enjeux réels de la campagne, aller au-delà des faits et expliquer et couvrir les préoccupations de la population. À TVA, par contre, il n’y a pas eu de consignes particulières concernant la couverture de la campagne. Comment les journalistes des deux réseaux de télévision définissent-ils et perçoivent-ils eux-mêmes les normes de la couverture médiatique d’une campagne électorale ?
- 15 On pourrait se demander si la volonté d’accorder plus d’importance aux enjeux qu’aux images ne relè (...)
- 16 Dans le préambule du code déontologique de Radio-Canada, on retrouve un chapitre sur la responsabil (...)
19Les journalistes des deux réseaux de télévision expriment les mêmes préoccupations normatives quant à la façon de couvrir une campagne électorale. Le souci principal concerne la volonté d’accorder plus d’importance aux enjeux qu’aux images. Cette préoccupation relève de la nécessité d’informer adéquatement les citoyens afin que ceux-ci puissent faire des choix éclairés. Elle découle directement15 des principes contenus dans les codes déontologiques du journalisme qui définissent le métier en fonction du rôle d’information et de l’utilité de cette information pour le public16.
20Les journalistes parlent de la nécessité de « mettre plus d’accent sur les programmes des partis et leur impact sur la vie de la population », de « parler des vrais enjeux si on veut que la population ait la perception la plus éclairée de la situation », de « non seulement suivre les chefs mais aussi donner aux gens la matière, la substance chaque jour de la campagne », d’« expliquer davantage » et de « vérifier les affirmations faites par les politiciens, les confronter à la réalité », de « distinguer le contenu de l’image », d’« informer bien pour la démocratie, pour que les gens fassent les choix éclairés ».
21Les journalistes reconnaissent que, traditionnellement, l’accent est mis sur la couverture des chefs et qu’il est nécessaire d’analyser davantage les programmes des partis et leur impact éventuel sur la vie de la population et de faire connaître les préoccupations et les problèmes fondamentaux des citoyens. Cela donne lieu à un débat quant à l’importance relative à donner aux chefs et aux enjeux. Les arguments en faveur d’une couverture centrée sur les enjeux soulignent le caractère superficiel de l’image des chefs et la nécessité de faire réfléchir les citoyens sur ce que sont les véritables enjeux de l’élection. La plupart des journalistes considèrent qu’une partie des gens s’intéresse aux positions des partis et que le public a le droit de savoir ce que les partis proposent comme solution aux problèmes sociaux. Toutefois, comme l’expliquent les journalistes, la couverture ne peut se limiter aux enjeux pour deux raisons principales. Premièrement, il faut suivre les chefs parce que ce sont eux qui font la campagne et les médias doivent rapporter ce qu’ils disent et font. Deuxièmement, les journalistes affirment que les gens votent aussi en fonction de la personnalité des chefs et non pas seulement en fonction de leurs programmes. D’ailleurs, le déterminant du vote le plus fréquemment cité par les journalistes est celui de l’image des chefs :
La part émotive joue malheureusement un grand rôle dans le vote. Il faut quand même continuer à expliquer des choses pour donner d’autres repères. Mais il ne faut pas se faire des illusions, les gens se préoccupent beaucoup de la personnalité.
Les gens ne se choisissent pas des idées au pouvoir, ils se choisissent d’abord un homme, une femme.
22Il faut donc suivre les chefs afin que les électeurs puissent jauger la personnalité des candidats et, en particulier, leur capacité ou incapacité à réagir à des situations imprévues. Plusieurs journalistes ajoutent qu’il faut commencer par la couverture des chefs mais ensuite vérifier leurs affirmations et leurs engagements, identifier les grandes questions qui intéressent la population et aller sur le terrain pour rencontrer les citoyens.
23Cela étant, les journalistes considèrent que la couverture idéale de la campagne devrait contenir plusieurs types de reportages concernant les différents aspects d’une période électorale : la couverture des chefs, la vérification des promesses électorales et l’analyse des préoccupations des gens ordinaires. Mais, au total, on attribue une importance plus grande au contenu qu’à l’image. Les journalistes des deux réseaux de télévision, quasi unanimement, expriment la nécessité de parler davantage des grandes questions qui préoccupent la population, de vérifications et d’analyses profondes. Le mot « davantage », utilisé fréquemment lors des entrevues, traduit la conscience de la prédominance du message visuel dans la couverture de la campagne. Une couverture qui, selon les journalistes, devrait s’accentuer autour d’un débat d’idées, mais des idées défendues par des personnalités bien concrètes.
24Les patrons de Radio-Canada ont fourni des consignes explicites enjoignant les journalistes de mettre l’accent sur les débats d’idées. Les journalistes affirment que les patrons leur ont demandé d’expliquer et de vérifier davantage et non pas seulement de rendre compte :
Le rédacteur en chef a une approche journalistique différente des autres qu’on a eus. Lui, il veut l’information profonde dans laquelle il y a beaucoup de recherches… À Radio-Canada c’est un peu notre marque de commerce : aller en profondeur.
Avant la campagne on nous a réunis et il y a eu toute une séance… On avait beaucoup insisté qu’on voulait donner beaucoup moins d’importance aux chefs et beaucoup plus d’importance aux idées des gens.
25Alors que les témoignages des journalistes de Radio-Canada permettent d’isoler un élément fort de sensibilisation de la part de leurs supérieurs, ceux des journalistes de TVA indiquent que leurs patrons n’ont édicté aucun code de conduite particulier durant la période de la campagne. Un d’eux précise :
Il est clair pour nous, à TVA, que dans une couverture de la campagne il faut toucher à l’essentiel, à la campagne de chefs. On avait peu de temps pour aller sur le terrain… pour l’analyse en profondeur. Ça, on n’avait pas besoin de nous le dire, on savait que c’était notre travail. On n’avait pas le personnel, les moyens, toute une infrastructure en arrière pour pouvoir aller plus loin… C’était à nous de jouer dans ces limites-là et de couvrir la campagne comme on pouvait.
26Malgré ces différences organisationnelles, les journalistes des deux réseaux de télévision semblent exprimer la même préoccupation pour une couverture centrée davantage sur les idées que sur les images. Il s’ensuit donc que, peu importe l’engagement des patrons, les journalistes sont conscients de la nécessité de présenter à la population des nouvelles riches en contenu. Mais comment ces normes ont-elles été concrètement mises en pratique ?
27Avant d’analyser les cas concrets de la couverture, il est intéressant d’observer que les journalistes expriment un certain degré d’insatisfaction face à la façon dont la campagne fédérale de 1997 a été couverte. Les journalistes de Radio-Canada admettent que la couverture des chefs a pris autant d’importance que dans les campagnes précédentes, comme l’indique ce témoignage : « Les patrons nous ont donné au début les consignes d’aller parler au monde ordinaire, demander leurs préoccupations. Mais ça a fini, à la fin de la campagne, que ce sont toujours les chefs qui sont en ondes. Au début ce sont les grands principes, allons voir le monde, alors que vers la fin… »
28Même si plusieurs considèrent que les préoccupations de la population ont été assez bien couvertes, ils concluent que Radio-Canada n’a pas réussi à équilibrer la couverture des chefs et celle du terrain. Un journaliste explique :
Radio-Canada a décidé de couvrir de la façon suivante. La première partie de la campagne, « angle-citoyen », couvrait presque seulement les citoyens. Mais, à ce moment-là, les gens ne savaient pas ce que les chefs offraient. Cercle vicieux. J’étais contre cette idée de couvrir la campagne. La deuxième partie, après les débats, on a couvert presque exclusivement les chefs. Donc, il manquait une troisième dimension : concilier, balancer les deux types de couverture.
- 17 Il s’agit de « reality-check ».
29Toutefois, plusieurs journalistes croient que Radio-Canada a réussi à faire des bons reportages-vérifications17 même s’ils n’étaient pas aussi nombreux qu’on aurait pu le souhaiter.
30En ce qui concerne les journalistes de TVA, ils sont plus conscients des limites de la couverture qui a été présentée par leur réseau de télévision et leurs critiques sont exprimées de façon plus sévère que celles des journalistes de Radio-Canada :
À TVA on met beaucoup d’accent sur la couverture des chefs, peut-être même trop. Si on pouvait mettre plus d’accent sur les programmes et leur impact sur la vie de la population…
On a vraiment fait une campagne d’anecdotes, surtout nous TVA. Je changerais plein de choses dans cette campagne.
31Ils admettent qu’il y a eu des enjeux, des problèmes qui n’ont pas été suffisamment couverts. Par contre, ils essaient de défendre la qualité de leur couverture en spécifiant qu’il y a eu, quand même, un certain nombre de bons reportages complémentaires à la synthèse quotidienne de la couverture des chefs. Ils avouent toutefois qu’il aurait fallu aller plus loin, couvrir plus le terrain et les circonscriptions autres que celles de candidats-vedettes.
32Pourquoi donc les journalistes sont-ils insatisfaits de la couverture ? On peut mieux le comprendre en examinant de près les trois cas que nous avons retenus.
- 18 Gilles Duceppe, le chef du Bloc québécois (un parti fédéral qui défend la souveraineté du Québec), (...)
- 19 Une télésérie comique qui a connu des sommets de popularité et qui met en scène les personnages lou (...)
33L’incident du bonnet que portait le chef du Bloc québécois, Gilles Duceppe18, lors de sa visite dans une usine de fromages, le 29 avril, a été énormément médiatisé durant la campagne fédérale de 1997. Toutefois les deux réseaux de télévision ont présenté de façon différente cette nouvelle anecdotique. D’abord, à Radio-Canada, on a passé cette nouvelle seulement dans l’édition du journal de 18h. À 22h les patrons ont décidé de ne pas utiliser ce reportage. Comme l’explique le journaliste concerné, le chef de pupitre a probablement trouvé cette information trop anecdotique. Les patrons traduisaient ainsi, dès le début, une volonté de ne pas passer la couverture des chefs tous les soirs. Le lendemain, face aux difficultés de la campagne du Bloc québécois, le journaliste en question a décidé de revenir sur l’incident du bonnet pour illustrer le problème d’organisation. Mais cette nouvelle a été beaucoup plus concentrée sur l’aspect anecdotique de l’événement que celle qu’on a présentée à TVA. On l’a insérée dans une suite des événements de la campagne de Gilles Duceppe indiquant la mauvaise organisation du Bloc. Les commentaires ne visaient que les ratés de la campagne bloquiste. Et le commentaire sur l’image de Gilles Duceppe vêtu du bonnet hygiénique était acerbe dans la mesure où on l’a comparé à une scène de La petite vie19.
34À TVA, même si la nouvelle en question a été présentée sous le titre des difficultés de la campagne bloquiste, son ton a été plus neutre en raison de la présentation des difficultés de la campagne du Premier ministre Jean Chrétien et des explications additionnelles quant à l’objectif de la visite de Gilles Duceppe dans la fromagerie.
35Néanmoins, dans les deux cas, il s’agit d’une couverture anecdotique qui a été néfaste pour l’image de Gilles Duceppe car elle l’a poursuivi jusqu’à la fin de la campagne. L’incident a eu lieu lors de la première semaine de la campagne, les médias l’ont fortement utilisé dans les nouvelles et les caricaturistes y ont trouvé une idée par excellence afin de pouvoir représenter le chef bloquiste. Les deux reportages traduisent une plus grande préoccupation pour l’image que pour le contenu. C’est pourquoi il est nécessaire d’examiner les raisons de l’accent mis sur l’image de Gilles Duceppe, accent qui ne correspond pas aux normes auxquelles adhèrent les journalistes.
36Les journalistes des deux réseaux de télévision reconnaissent que l’incident du bonnet a été trop médiatisé durant la campagne. Mais ils justifient leur intérêt pour les gaffes et les failles d’organisation des partis par la nécessité de rendre compte des problèmes que connaissent les chefs durant la campagne. Selon les journalistes, en votant pour un candidat, les gens expriment leur confiance en la capacité de cette personne de bien les représenter au sein du Parlement. Il est donc important de connaître non seulement les idées et les discours des candidats mais aussi leur personnalité et la façon dont ils dirigent leurs équipes. Or, les personnages politiques sont entourés d’équipes pour polir leur image et vendre les idées qu’ils véhiculent. S’ils ne sont pas capables de bien s’acquitter de cette tâche, il y a un problème que les médias doivent identifier. Et l’incident du bonnet dénotait non seulement le manque d’habileté du chef mais surtout le problème de fond de l’organisation du parti. Un des journalistes explique :
Les stratèges du Bloc auraient dû cacher davantage leur chef, c’était leur problème en réalité. Il n’y a pas eu un point de presse qui était avantageux pour lui. Gilles Duceppe était très accessible. Il n’y avait pas de stratégie du Bloc. Vers la fin de la campagne ils l’ont compris, il y avait juste un scrum par jour alors qu’au début il y en avait trois par jour.
37Et un autre journaliste cite comme exemple la campagne électorale de l’ancien Premier ministre souverainiste du Québec, Jacques Parizeau, en 1994 où le chef péquiste s’est trouvé dans une situation semblable à celle de Gilles Duceppe sauf que son organisation a pris la veille le soin de se renseigner sur les conditions de la visite. Conséquemment, on a su qu’il y avait un choix entre un bonnet et un chapeau. Et le lendemain Jacques Parizeau est apparu avec un chapeau sur la tête.
- 20 Toutefois, un des journalistes ajoute que « les enjeux sont parfois abandonnés parce que les gaffes (...)
38Ainsi, les journalistes expliquent que les médias se sont concentrés sur les gaffes de Gilles Duceppe parce que la campagne du Bloc était mal organisée. L’incident du bonnet illustrait parfaitement des problèmes du Bloc. Par conséquent, il est devenu « l’épiphénomène d’une campagne qui allait mal », d’une campagne qui traduisait la faiblesse du message et la désorganisation de l’équipe20.
39Les journalistes reconnaissent que la gaffe de Gilles Duceppe a été beaucoup plus médiatisée que les gaffes de Jean Chrétien. Mais ils expliquent qu’il s’agissait d’un nouveau chef et d’une nouvelle organisation qui avait à faire ses preuves alors que l’organisation libérale était plus expérimentée.
40Un des journalistes de TVA a fourni une raison particulière de la télédiffusion de gaffes en soulignant qu’à la télévision « il s’agit de faire en sorte que le bulletin de nouvelles soit le plus punchy possible, le plus vivant possible » selon « un principe de base : si on est plat on est mort, donc il faut être intéressant, il faut du mouvement, il faut de l’humour ».
41Les débats constituent le moment fort d’une campagne électorale. L’événement met l’accent aussi bien sur la performance des chefs que sur l’échange des idées au sujet des problèmes qui préoccupent la population. On devrait donc s’attendre à ce que les journalistes cherchent à équilibrer les deux aspects de l’événement.
- 21 Durant la campagne fédérale de 1997 il y a eu trois débats des chefs : un en anglais et deux en fra (...)
42En ce qui concerne le premier débat qui s’est déroulé en anglais21, la couverture de Radio-Canada a mis l’accent aussi bien sur les enjeux que sur la performance des chefs. Le topo d’introduction a rapporté les enjeux discutés lors du débat. On a résumé les présentations d’introduction de chaque chef et par la suite on a expliqué les échanges entre les participants sur la question de l’emploi en rappelant que c’était l’enjeu prioritaire pour la population. Ensuite, on a présenté les échanges sur la question de la santé. Les commentaires sur la performance des chefs étaient rares. Cette façon de présenter la nouvelle correspond aux normes auxquelles souscrivent les journalistes.
43Ce ne fut pas le cas de TVA dont la couverture du même débat a été fortement concentrée sur les images des chefs. On a introduit la nouvelle en soulignant qu’il était trop tôt pour déclarer le vainqueur et les premiers commentaires concernaient, avant tout, la performance des chefs : « déclarations de début ont été lues par plusieurs… ils ont eu l’air coincé », « Jean Charest… regardait droit dans les caméras », « Gilles Duceppe semblait être en dehors du coup ». Quant au débat d’idées, on a présenté uniquement les échanges entre les chefs sur la question de l’emploi sans toutefois expliquer leurs propos et sans rapporter d’autres échanges sur les enjeux discutés.
44Dans le cas de la première partie du débat français, la couverture à TVA était semblable. On a présenté le débat comme un « événement sportif » et une « joute à trois », en commentant la façon dont se comportaient les chefs et les impressions qu’ils donnaient : « plus détendu que la veille », « plus à l’attaque », « reléguée dans l’ombre », « incapable de s’exprimer en français ». On a également rapporté les moments amusants dans les échanges des chefs sans laisser véritablement la place aux idées et sans expliquer les positions des participants.
45À Radio-Canada, la couverture de ce deuxième débat rassembla à celle de TVA. On a introduit cette nouvelle en déclarant Jean Charest vainqueur et on a décrit le débat comme un événement stratégique, « ponctué de plusieurs escarmouches » où « l’électricité dans l’air » se faisait sentir dès le début. On a rapporté les échanges entre les chefs sur la question de la pauvreté sans toutefois éclaircir les positions des participants par rapport à ce problème. Les moments amusants des échanges ont trouvé aussi la place dans cette couverture et même si on a touché à certains enjeux, comme la baisse d’impôts, les commentaires accentuant la performance des chefs ont prévalu sur le contenu du débat en question : « c’est Gilles Duceppe qui a lancé la balle », « la réplique n’a pas tardé », « le Premier ministre a sûrement pensé gagner les points », « Alexa McDonough dans un français fort acceptable ».
46Quant au deuxième débat français, la couverture à TVA était cette fois-ci un peu plus équilibrée. Introduit comme « un match nul » avec « les mêmes acteurs », ce débat portait sur la question de l’unité nationale et le reportage a présenté les positions des participants. Les commentaires visant la performance des chefs étaient plus rares que dans la couverture de débats précédents et on a uniquement souligné les difficultés de la campagne du chef bloquiste. Le contenu du débat a occupé une place importante dans ce reportage, ce qui a permis de connaître les idées des acteurs.
47Les journalistes de Radio-Canada ont présenté ce dernier débat en mettant plus d’accent sur la performance des chefs qu’à TVA : « dans la voix l’émotion du chef qui est conscient des difficultés de sa campagne », « Chrétien a fait aussi preuve de modestie », « dépassés par le rythme des échanges, Manning et McDonough ne sont intervenus que lorsque invités ». Et la phrase concluante a résumé ce débat comme « une querelle de famille entre les Québécois ». Même si dans ce reportage on a aussi présenté les positions des chefs sur la question de l’unité nationale, l’impression générale laisse plus de poids aux images qu’à l’enjeu discuté.
48Il ressort de cette analyse que, de façon globale, la couverture des débats à Radio-Canada et à TVA a été similaire dans la mesure où l’équilibre entre l’image et le contenu n’a pas été conservé. Pour chaque réseau, dans deux cas sur trois, la couverture a été davantage concentrée sur les images que dégageaient les chefs que sur les idées qu’ils véhiculaient.
49Pourquoi donc les journalistes ont-ils adopté une telle façon de couvrir les débats alors que, selon les normes auxquelles ils adhèrent, la couverture idéale devrait être plus équilibrée ? Comme en témoignent les entrevues, plusieurs facteurs doivent être pris en considération : les intérêts de la population, l’absence de contenu dans les discours des chefs, et, plus particulièrement pour le réseau TVA, les contraintes financières et temporelles.
50La première raison relève de la perception que les journalistes se font des attentes de l’auditoire. Les journalistes considèrent que les gens s’intéressent davantage à la personnalité et à la performance des chefs qu’à leurs positions sur les enjeux. L’aspect spectaculaire joue un grand rôle et même si certains électeurs s’attendent aussi à ce que les journalistes scrutent les candidats et leurs programmes, ces derniers sont si arides qu’ils détournent l’attention des gens. Certains journalistes soutiennent qu’il ne faut pas tenir compte de ce que les gens veulent mais de ce dont ils ont besoin pour faire un choix éclairé, mais ils ajoutent que les partis n’ont souvent rien à promettre. Si les stratèges sentent que leurs positions ne sont pas très populaires, ils les réajustent en fonction de celles des adversaires. Et les journalistes précisent que si la majorité des électeurs ne s’intéresse pas aux positions des partis, c’est parce qu’ils croient que les promesses ne sont pas tenues. En fin de compte, c’est la faute des politiciens si la couverture médiatique porte peu sur les enjeux.
51Une autre raison citée fréquemment par les journalistes pour laquelle on couvre en surface les événements de la campagne relève de la nature du bulletin télévisé qui exige que la nouvelle soit rapide et synthétique. Un journaliste précise :
Dans les nouvelles c’est difficile d’approfondir, il faudrait avoir plus d’émissions d’affaires publiques où les reportages sont beaucoup plus longs. Un bulletin de nouvelles comprend 22 minutes. Et il faut y contenir tout : l’information nationale, provinciale, locale, internationale. Il y a donc des limites temporelles.
- 22 Radio-Canada, à titre de radiodiffuseur public national, reçoit des crédits parlementaires. En 1997 (...)
52À TVA le temps d’antenne pour les nouvelles politiques est encore davantage réduit en raison de la préoccupation des cotes d’écoute. Les journalistes avouent que, pour leur réseau, la nouvelle politique a une importance secondaire. Cela étant, il est difficile d’aller en profondeur sur les déclarations et les idées qui sont exprimées. Même si les journalistes ne reçoivent pas de consignes spécifiques de la part de leurs patrons leur indiquant de travailler en fonction des cotes d’écoute, ils sont conscients qu’une telle préoccupation existe. Ils reconnaissent qu’en télévision il faut être intéressant parce que, dans le cas contraire, le public n’écoutera pas. Et ils ont tendance à attribuer une plus grande responsabilité d’aller en profondeur dans l’information électorale au réseau Radio-Canada dont le mandat est moins tributaire de cotes d’écoute et de revenus22. Ce type de raisonnement n’est pas toujours facile à accepter pleinement par les journalistes de TVA qui se trouvent coincés par les contraintes organisationnelles. Un d’eux exprime cette préoccupation :
Ça revient toujours à l’angoisse du journaliste sur ce qu’on devrait présenter aux gens : ce qu’ils veulent écouter ou, bien, ce que nous, on considère qui est important pour la société… Je pense que, ce temps-là, on a tendance à trop présenter ce que les gens veulent et c’est en fonction de sondages sur ce qu’ils veulent. Je pense qu’il faudrait plus doser cela… On a un travail à faire et ce n’est pas le divertissement. Je comprends l’entreprise aussi : les cotes d’écoute c’est leur publicité, leurs revenus, c’est mon salaire.
- 23 Monière et Fortier (2000 : 16) rapportent qu’au Québec, même si « l’intérêt pour l’information télé (...)
53Aux yeux des journalistes de TVA, la Société Radio-Canada a un grand avantage puisqu’elle est moins assujettie aux contraintes temporelles et financières que le secteur privé. Ceci est partiellement vrai parce que des restrictions budgétaires furent imposées à la société d’État ces dernières années (voir la note 22). En plus les bulletins d’information de la SRC ont connu une importante chute de l’auditoire face à leur compétiteur privé23.
- 24 Nous avons posé explicitement cette question aux journalistes.
- 25 Cette interprétation a été suggérée par Robinson et Sheehan (1983).
54Pourtant aucun journaliste de la télévision publique n’a indiqué que des contraintes économiques puissent jouer un rôle dans l’élaboration des nouvelles. Aucun n’a affirmé que les cotes d’écoute sont importantes24 ou que les directeurs d’information les ont sensibilisés à cette contrainte. Il est possible que face à un compétiteur privé qui gagne en popularité les journalistes de Radio-Canada n’aient pas le choix de tenir compte d’une telle contrainte, mais qu’ils éprouvent de la difficulté à admettre que les cotes d’écoute peuvent jouer un rôle dans le processus de la création de la nouvelle25.
55Néanmoins, si on tient uniquement compte des témoignages de journalistes, il est difficile de comprendre pourquoi les pratiques journalistiques des deux réseaux sont si homogènes quant à la couverture des débats. Peut-être la non-convergence entre les normes et les pratiques dépend-elle des journalistes eux-mêmes. Un des journalistes interviewés admet cette possibilité : « Il y a beaucoup de l’image, c’est tellement important en politique que, souvent, ça prend le dessus sur le contenu. Malheureusement, nous on est aussi un peu coupable… C’est tellement axé sur l’image qu’on a de la difficulté à renverser la vapeur… »
56Il existe une autre explication possible. Il s’agit de l’attitude journalistique face aux normes édictées par les organisations médiatiques et aux tentatives de sensibilisation à ces normes. Les entrevues révèlent que certains journalistes de Radio-Canada ne prennent pas au sérieux la portée des réunions où ces normes sont présentées : « les réunions… les vieilles affaires qu’ils nous répètent toujours », « drôle d’idée dont je ne m’en souviens pas vraiment ».
- 26 La province du Québec revendique depuis la fin des années soixante l’accession à la souveraineté. D (...)
57La déclaration du Premier ministre du Canada sur la non-reconnaissance d’un résultat à la majorité simple d’un éventuel référendum au Québec a constitué un événement majeur de la campagne fédérale de 1997 et a provoqué un grand remous dans la dernière semaine avant l’élection. Contre toute attente Jean Chrétien a dévoilé, dans une entrevue télévisée, la supposée ligne dure du Parti libéral à l’égard du Québec26, ce qui a permis au Bloc québécois de raffermir son vote souverainiste. Les deux réseaux ont présenté cette nouvelle de façon un peu différente mais qui traduit le même souci pour le contenu. Le reportage à Radio-Canada a décrit la position du Premier ministre à l’égard du résultat d’un référendum hypothétique et ses opinions sur les autres questions posées lors de l’entrevue. Le lendemain de la déclaration, on a reparlé de cet événement en présentant les réactions d’autres hommes politiques. On a défini la déclaration de Jean Chrétien comme « l’aveu que le Bloc voulait lui arracher depuis le début de la campagne » et comme l’enjeu qui a aidé à relancer la campagne bloquiste.
58À TVA, l’information sur la position de Jean Chrétien le jour de la déclaration était courte mais le lendemain on a présenté un reportage plus élaboré. On a cité un fragment du livre écrit par le chef libéral en soulignant une contradiction avec la déclaration faite par lui la veille. On a présenté ensuite des réactions d’autres chefs en centrant ainsi le reportage sur les considérations stratégiques : le chef du Bloc québécois qui en tirait son profit pour « ressusciter les souverainistes ».
59Ainsi, les deux réseaux de télévision ont traité de cette déclaration de façon presque identique. Même si dans les deux cas on a inclus des considérations stratégiques, l’enjeu semble occuper une place importante dans cette nouvelle.
60Les journalistes expliquent qu’il s’agissait d’un événement politique important dans la mesure où le Premier ministre a confirmé ce dont plusieurs se doutaient depuis longtemps. Il a finalement pris une position claire face aux intentions souverainistes au Québec. Mais les journalistes suggèrent qu’il s’agissait d’une erreur stratégique car Jean Chrétien n’a jamais voulu le dire explicitement, une erreur qui, en fin de compte, a avantagé le Bloc québécois. Qui plus est, cette déclaration reposait la question de l’unité nationale que le chef libéral voulait tant éviter durant toute la campagne. En raison de l’importance de cet événement il fallait donc en parler dans les nouvelles et les journalistes des deux réseaux l’ont rapporté sans faire de commentaires sur le caractère maladroit d’une telle déclaration.
61Ce dernier cas examiné démontre que les journalistes sont capables de se conformer aux normes, même s’ils se trouvent en présence d’un événement qui aurait pu être présenté comme une gaffe majeure du parti au pouvoir. Ici, les contraintes organisationnelles ont joué un rôle moins important probablement parce que la déclaration du Premier ministre était si surprenante que son attrait pour la population était évident. Cette fois-ci la couverture semble plus équilibrée quoiqu’il manque une analyse des arguments pour et contre la position de Jean Chrétien, ce qui aurait permis au public d’évaluer la déclaration du Premier ministre.
62Si l’on veut comprendre les raisons de la divergence entre les normes et les pratiques journalistiques lors de la campagne de 1997, il est nécessaire de prendre en considération deux autres facteurs importants dont témoignent les entrevues avec les journalistes.
63Premièrement, même s’ils ont la liberté de choisir l’information à couvrir, les journalistes doivent accomplir les tâches qui leur sont attribuées par leurs patrons. Ainsi certains journalistes sont affectés à la couverture des chefs. Nécessairement, ils suivent la caravane, observent les discours et le déroulement de la campagne des candidats quotidiennement. Ils sont plus susceptibles d’être à la remorque du discours des politiciens que les autres journalistes dont le mandat est différent. D’autres sont affectés sur le terrain où ils sont chargés de trouver l’information sur les préoccupations des gens ordinaires, sur les candidats locaux et sur les enjeux dans des circonscriptions particulières. Finalement, on demande à d’autres d’examiner en profondeur les déclarations des politiciens, les engagements électoraux, leur pertinence et leur réalisme. Mais le travail et les pratiques journalistiques dépendent aussi de ressources qui sont allouées par l’organisation à la couverture médiatique.
- 27 D’une part, Radio-Canada reçoit des crédits parlementaires (voir la note 22) alors que TVA ne vit q (...)
64À Radio-Canada les trois types de mandat ont été attribués aux journalistes couvrant la campagne alors qu’à TVA, le mandat spécifique de faire uniquement les vérifications des promesses électorales n’a été confié à personne. C’est pourquoi on retrouve davantage de reportages appelés reality checks à Radio-Canada qu’à TVA. Comme l’expliquent les journalistes de TVA, les contraintes financières ont pesé lourdement : pour pouvoir faire plus d’enquêtes il faut avoir une équipe autonome, ce qui exige plus de moyens journalistiques. Et cela coûte plus cher alors que TVA est une télévision privée qui ne dispose pas d’autant de moyens que Radio-Canada27.
65Deuxièmement, l’organisation de la couverture de la campagne était différente dans les deux réseaux de télévision en raison de l’introduction du nouveau système homogène de la cueillette de l’information appelé pool. Pour la première fois, il y a eu une constitution d’équipes communes pour la couverture à la télévision. On avait créé des équipes techniques de cinq personnes – à raison d’une seule équipe par chef – qui venaient de différents médias et qui permettaient de recueillir la matière brute, la même pour tous les réseaux. Conséquemment, tout le monde recevait la même information et chacun se différenciait par le traitement particulier qu’il faisait de cette matière. L’idée du pool venait des dirigeants des réseaux d’information et avait pour objectif de réduire les coûts de couverture de la campagne. Cela n’empêchait pas les différents réseaux d’envoyer leurs journalistes pour suivre les caravanes. À TVA on a décidé de ne pas le faire et on a attribué à un seul journaliste la charge de faire la synthèse quotidienne des activités des chefs à partir du matériel qu’il recevait du pool. À Radio-Canada, par contre, chaque équipe était accompagnée d’un journaliste qui suivait la caravane. C’est pourquoi ce nouveau système d’alimentation est critiqué davantage par les journalistes de TVA. On se préoccupe du danger d’uniformisation, en expliquant que ce qui distingue les médias c’est non seulement le traitement de la matière brute mais également la cueillette même de l’information. Et les journalistes qui ne sont pas sur place sont obligés de se fonder sur les questions posées par les autres journalistes, ce qui réduit le champ de vision. Un des journalistes nous explique : « Ici, à TVA on a couvert la campagne de façon assez globale. On a pu avoir le pouls de chaque candidat, de chaque parti mais on n’avait pas vraiment le contexte. On n’était pas là… On ne peut pas dire qu’on a haussé ainsi la qualité de la couverture ».
66Un autre argument contre le système de pool a été fréquemment avancé durant les entrevues. Il s’agit de la possibilité pour les organisateurs des partis politiques de maîtriser plus facilement l’agenda médiatique et le message à transmettre. Un journaliste résume bien ces propos : « Les partis politiques ont des équipes très puissantes et leur objectif est de contrôler le message le plus possible… Au moment où la couverture se fait par un pool, c’est plus facile pour eux ».
67Toutefois, les opinions sur les avantages et désavantages de ce nouveau système sont partagées. Les journalistes qui n’ont pas été à bord de la caravane ont moins critiqué ce système, comme en témoigne l’un d’eux : « J’ai plutôt tendance à être pour. Je pense que c’est effectivement beaucoup de ressources consacrées aux faits et gestes de personnes et que ça déconcentre les gens des thèmes principaux ».
68Et, pour ceux qui, lors de campagnes précédentes, suivaient toujours les caravanes et qui, pour cette fois-ci, ont eu un mandat différent en raison du pool, ce nouveau système a permis de faire une couverture différente. Un autre journaliste précise : « Si j’avais été dans la caravane je n’aurais pas pu voir la réalité, aller sur le terrain. J’ai trouvé ça intéressant ».
69La question qui se pose est de savoir si la couverture à Radio-Canada a vraiment gagné en efficacité du fait que ses journalistes suivaient les chefs. Or, les journalistes dans les caravanes se sentent débordés. Ils sont tributaires des organisations des partis qui décident du rythme de la journée en laissant le moins de temps possible aux médias pour réfléchir. Ils choisissent le thème de la journée, le moment et lieu de la conférence de presse, les assemblées partisanes. Et les journalistes ont très peu de temps pour poser des questions. Même si la démarche journalistique consiste à se détacher de ce carcan, souvent les possibilités de poser des questions sont rares et le temps très court. Un journaliste explique :
C’est très, très, très intense. On a très souvent… au moins deux reportages par jour à faire. Et les reportages, on les écrit dans les temps records… J’ai été une semaine avec les Libéraux et ils s’arrangeaient pour que le temps d’alimentation soit le plus court possible… Alors on n’a pas le temps du tout de réécouter le bagage des extraits sonores, de construire une bonne histoire, on est obligé d’aller au plus vite. J’ai écrit parfois les reportages en 7 minutes… Ce ne sont pas les reportages dont je suis le plus fier.
- 28 Mais les politiciens rétorquent qu’il faut répéter un message parce que plusieurs personnes ne rega (...)
70Avec de telles conditions de travail, il est difficile de croire que le fait de suivre les chefs et de les accompagner quotidiennement augmente la qualité de la couverture. Il devient pratiquement impossible d’aller en profondeur et de vérifier la pertinence du discours électoral. En fin de compte, ces journalistes sont plus liés à ce que les gens du milieu politique mettent de l’avant. D’ailleurs, les journalistes soutiennent que les discours quotidiens des chefs sont souvent répétitifs28. Tous s’entendent pour dire que les partis n’ont pas eu de positions claires sur les enjeux dans cette campagne. C’est pourquoi ceux qui suivent les caravanes doivent chercher chaque jour quelque chose de nouveau pour faire la nouvelle. Et, souvent, ils n’ont pas le choix que de parler des gaffes et des failles d’organisation. Ce qui nous amène à croire que, même si TVA n’a pas envoyé les journalistes pour suivre les chefs et même si celui qui était chargé de faire la synthèse quotidienne à partir des images fournies par les équipes communes ne possédait pas l’information nécessaire pour faire la mise en contexte, la perte de qualité de la couverture reste négligeable.
71Les journalistes des deux réseaux de télévision analysés expriment, à travers les entrevues, une préoccupation semblable quant aux normes de la couverture d’une campagne électorale qui sont définies en fonction du rôle d’information et de l’utilité de cette information pour le public. Aussi bien à Radio-Canada qu’à TVA les journalistes attachent une plus grande importance à la couverture du contenu qu’à celle de la forme. Mais comme le démontre l’analyse qualitative de contenu des nouvelles, l’impact de ces normes sur les pratiques journalistiques s’avère être limité dans deux des trois événements de la campagne examinés dans la présente étude. La couverture anecdotique de « l’incident du bonnet » échappe clairement aux normes. La couverture des débats accorde plus d’importance aux images qu’aux idées des chefs. Par contre, la façon de couvrir la déclaration de Jean Chrétien correspond mieux aux préoccupations normatives des journalistes. Finalement, les pratiques journalistiques s’avèrent être homogènes d’un média à l’autre malgré les différences organisationnelles importantes entre les deux réseaux de télévision.
72Le code de conduite explicite et la sensibilisation de la part des patrons quant à la nécessité de se conformer aux normes n’ont pas d’incidence considérable sur les pratiques journalistiques. Si tel avait été le cas, les pratiques journalistiques auraient été différentes dans les deux réseaux. Les journalistes de Radio-Canada, dont l’entreprise édicte des normes explicites et bien définies, ont justifié leurs pratiques par la nécessité de satisfaire les exigences de l’auditoire. Ils ont expliqué leur évolution vers le spectaculaire par le fait que les électeurs choisissent les dirigeants sur la base de leur personnalité et non pas de leurs positions sur les enjeux. Ainsi, la présence des patrons dans les salles de nouvelles qui rappellent continuellement la nécessité de couvrir la campagne électorale en profondeur n’est pas une condition suffisante pour que les normes influencent effectivement le comportement des journalistes. Des patrons très attachés aux normes, comme c’était le cas à Radio-Canada, ont décidé d’envoyer leurs propres journalistes pour qu’ils suivent quotidiennement les chefs alors que les conditions de travail dans les caravanes électorales ne permettent pas vraiment d’aller en profondeur.
73Les contraintes du marché ne peuvent pas expliquer à elles seules la divergence entre les normes et les pratiques. Les intérêts économiques et les contraintes budgétaires ont la préséance sur la qualité de l’information, comme le démontrent les témoignages des journalistes à TVA, une organisation fortement dépendante des contraintes économiques. Mais Radio-Canada n’a pas les mêmes contraintes financières que TVA. Les entrevues ont indiqué que les journalistes de la télévision publique n’étaient pas préoccupés par des considérations budgétaires. Pourtant, les pratiques journalistiques dans les deux réseaux ont été similaires.
74Les facteurs qui déterminent les pratiques journalistiques sont multiples. Les stratégies des partis politiques amènent à réduire le temps des questions, de réflexion et de vérification. Le public s’intéresse au spectaculaire. Les citoyens veulent connaître la personnalité de chefs. Et le caractère même de la télévision impose des contraintes sur le contenu final de la nouvelle : les limites du temps d’antenne obligent à synthétiser l’information et la nature visuelle du médium propage l’idée que l’image vaut mille mots. Tout cela correspond bien à la théorie de « media politics » présentée par Zaller (1999) : la lutte entre les journalistes (qui doivent se montrer professionnels pour assurer leur prestige) et les politiciens (qui veulent gagner les votes) pour contrôler la nouvelle dans les limites de contraintes imposées par l’auditoire qui ne veut pas perdre son temps.
- 29 Ceci semble paradoxal si on tient compte du fait que la télévision constitue la principale source d (...)
75Les journalistes sont conscients des imperfections de la couverture de la campagne de 1997. Mais en même temps, les entrevues révèlent une perception étonnante qu’ont les journalistes de l’utilité de leur propre travail. Ils partagent un certain consensus sur l’impact limité de la couverture médiatique télévisée sur le niveau d’information électorale chez les citoyens. Ils considèrent que l’information diffusée à la télévision n’est pas suffisante pour que les gens puissent faire un choix éclairé29.
76Cela démontre que les journalistes sont conscients des limites d’une formule comme le bulletin de nouvelles. Mais cela peut également servir d’excuse pour se dégager de leur responsabilité de faire en sorte que l’électeur puisse prendre la décision la plus éclairée possible.