1Lié à la réflexion collective que mène depuis plusieurs années l’Institut Xerfi, cet ouvrage est un manifeste engagé dans une voie que l’auteur — ainsi que ses compagnons comme le préfacier Laurent Faibis et Christian Saint-Étienne, auteur d’un ouvrage au titre très proche (2013) — appelle de ses vœux : sortir intelligemment de la crise de confiance et de la désespérance qui enfonce nos vieux pays dans le déclin. Le rebond reposerait, suggère Michel Volle, sur « l’alliage du cerveau-œuvre [sic] et de l’automate programmable ubiquitaire [sic] » qui ferait « émerger l’âge de l’iconomie » (p. 15). Nous devons au lecteur un mot d’explication sur cet empilement de néologismes :
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le cerveau-œuvre du secteur tertiaire, équivalent moderne de la main-d’œuvre industrielle, témoignerait du passage d’une industrie manufacturière à celle de l’informatisation ;
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l’automate programmable ubiquitaire illustre évidemment l’informatisation généralisée des objets et des services qui accompagnent notre vie quotidienne ;
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l’iconomie, enfin, serait une société nouvelle combinant les moyens précédents avec l’omniprésence des puces électroniques dans notre cadre de vie et de travail (p. 11).
2Avec un certain enthousiasme, Volle nous annonce ainsi des lendemains encourageants, pourvu que soit reconnue dans nos pays la valeur sociale de l’initiative et de la prise de risque et que l’intelligence rationnelle se mobilise pour rendre à la main-d’œuvre l’intelligence que la société taylorienne lui aurait déniée depuis l’âge d’or de l’industrie. L’ouvrage annonce donc une renaissance par l’intelligence, renaissance symbolisée par ce cerveau d’œuvre qui deviendrait la force productive et l’avantage compétitif d’une « nouvelle société » relayant l’époque industrielle antérieure.
3S’appuyant sur des analyses historiques et notamment sur Bertrand Gille, Volle brosse dès lors un tableau prospectif optimiste : les possibilités ouvertes par les technologies de l’information et de la communication, affirme-t-il, sont immenses ; dans un élan quasi messianique, il prolonge le diagnostic de Saint-Étienne en 2013 (chapitre 9 : « Tour d’horizon ») et propose six principes économiques pour tendre vers le bien-être matériel et sept principes proprement iconomiques qui tireraient parti d’un système technologique dont, dit-il, nous avons jusqu’à présent mal exploité le potentiel, bloqués comme nous le sommes encore par une vision industrialiste reçue en héritage des générations précédentes. En synthèse, si notre cerveau relayait vraiment notre main pour concevoir et pour conduire la production, nous trouverions les gains de productivité qui nous manquent pour retrouver la croissance que nous avons perdue depuis la fin des « trente glorieuses », si chères à Jean Fourastié.
- 1 Outre Les trente glorieuses (Fayard, 1979), célébrées par la réédition commentée par Daniel Cohen e (...)
4On trouve donc, dans cet ouvrage, des réminiscences bien digérées, mais parfois si elliptiques que le lecteur doit être vraiment bien renseigné pour interpréter des filiations intellectuelles qui s’imposent pourtant. Je viens d’évoquer une filiation évidente avec Fourastié, non cité par Volle mais dont les idées ont laissé chez lui des traces manifestes1. L’effet bénéfique du progrès technique sur le bien-être, cœur de l’œuvre de Fourastié, est ici utilement rappelé.
5Plusieurs passages (p. 29 et 154) rappellent aussi, chez Volle, la pensée économique des lumières : il se réfère surtout à Adam Smith, l’Écossais le plus prisé par les économistes depuis trois siècles. Mais il aurait aussi pu citer les Réflexions de Turgot (1766-1769), l’authentique inspirateur de Smith, penseur éclairé et, surtout, réformateur hardi et volontaire ; un personnage aujourd’hui trop délaissé par l’école française et dont la volonté et l’action politique allaient bien dans le sens que paraissent souhaiter Volle et Saint-Étienne aujourd’hui (Hoyng, 2014). À son propos, Condorcet cita, dans ses mémoires, cette appréciation du roi Louis XVI qui aurait pu séduire Volle : « Il n’y a que M. Turgot et moi qui aimons le peuple » ; un compliment que personne n’a, par contre, jamais adressé à l’Écossais qui vécut, lui, surtout des rentes versées tant par ses élèves que par les douanes écossaises qui le rémunérèrent grassement jusqu’à ses derniers jours, rentes économiquement nocives que Volle stigmatise justement.
6Je dois évoquer au passage ces nombreuses utopies qui ont accompagné, à divers titres, l’avènement des premières machines électroniques au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Car ce que l’on nomme ici « iconomique » s’est en effet appelé, depuis un demi-siècle, « économie de l’information », « économie servicielle » ou « économie postindustrielle », selon les années et les auteurs. Comme le suggérait un traité de Frank Webster (2002) s’opposent, à cet égard, les partisans d’une rupture et ceux d’une continuité historique et sociale :
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à l’instar de Daniel Bell, sociologue et historien, les premiers interprètent l’électronique comme une rupture majeure, comme une coupure historique des temps modernes qu’ils baptisent alternativement « postindustrielle », « postmoderne » ou « informationnelle » ; c’est cette tendance que poursuit Volle, selon nous ;
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des néomarxistes comme Herbert Schiller et les continuateurs de l’école de Francfort comme Habermas insistent, au contraire, sur la persistance de tensions sociales que l’innovation technique ne modifierait guère, malgré l’impression de rupture que distillent les objets nomades et les comportements qu’ils suscitent ; une vision qui se situe aux antipodes du message de Xerfi et de ses animateurs.
7Bell disait encore, à propos du célèbre H. G. Wells :
- 2 Voir aussi son œuvre importante : The Coming of the Industrial Society (p. 118).
Wells prédit quelques changements sociaux avec une exactitude surprenante et tombe à côté pour d’autres […]. [Il] a fondé ses prévisions sur la conséquence révolutionnaire du changement [technique] […] mais cette confiance aveugle en la technologie a mécanisé sa tournure d’esprit […] et [l’a] poussé à faire quelques erreurs importantes (1968 : introduction)2.
- 3 L’un, Michel Volle, comme l’autre, Auguste Comte, n’illustrent-ils pas l’esprit polytechnicien, tou (...)
8Nous pourrions, ceteris partibus, adresser la même critique au texte de Volle : ses accents comtiens3 occultent en effet de nombreuses notes justes, concernant en particulier l’état d’esprit des générations qui nous suivent.
9Que dit Volle aux jeunes gens de nos jours ? Qu’au lieu d’aller chercher fortune ou même simplement le souhait d’agir en hommes libres ailleurs qu’en leur terre natale, notamment en Amérique, pourquoi ne pas entreprendre la même tâche sur place ? L’auteur, appuyé par ses complices de Xerfi, convaincra-t-il les jeunes de ne pas émigrer pour chercher fortune ailleurs ?
10La tentation de Volle reste celle d’annoncer un avenir radieux, instrumenté par la technologie. Même s’il évite la tentation de la table rase et de l’homme nouveau des révolutionnaires les plus sanglants, la société nouvelle qu’il espère n’est-elle pas aussi utopique que la concurrence parfaite, cette notion abstraite et constructiviste dont il critique, à juste raison, le caractère irréel et trompeur (p. 109-111) ? L’optimisme positiviste n’a-t-il pas ses revers ?
11Plus de trente ans après Bruno Lussato, qui professa au Conservatoire des arts et métiers, comme Saint-Étienne et Fourastié, voici donc, sous les plumes conjointes de Volle, de Saint-Étienne et de leurs amis de Xerfi, le même conseil stigmatisé par Lussato : « […] ne plus […] raisonner selon la logique du passé, alors que les aspirations sociales et la technologie rendent possible une attitude nouvelle » (1981 : 307). Ce dé-conseil, disait Lussato, reste malheureusement court, en deçà d’une réflexion distancée et puissante comme celle que professait Raymond Aron, une pensée solide par laquelle je conclurai mon commentaire : « L’activité humaine décisive […] détermine la représentation générale de l’histoire. Dans […] la représentation marxiste, l’activité (de référence) choisie est économique […]. Malraux donne pour fin à l’aventure humaine la création d’œuvres d’art. Pour le chrétien, la fin ultime de l’histoire humaine est le salut des âmes » (1962 : 92-93).
12L’histoire a bien montré, à notre sens aussi, que les sociétés conquérantes ne s’appuient pas sur le seul matérialisme triomphant ; elles ont aussi besoin de se retrouver autour de valeurs, de symboles qui répondent à une transcendance, au-delà de l’horizon individuel et de la jouissance immédiate que permet le progrès technique.
13Fourastié, bienvenu aussi à ce titre, distinguait nettement bien-être et valeurs. L’iconomie proposée par Volle et Saint-Étienne aurait-elle assez d’épaisseur pour entraîner les foules vers l’avenir ? Pourrait-elle casser le risque, stigmatisé par Jacques Marseille (2005), d’une perpétuelle « guerre des deux France », un conflit entre deux nations inconciliables que Charles Péguy décrivait ainsi, avant la guerre de 1914 dans l’un de ses Cahiers de la quinzaine : l’une reste assise derrière son guichet, à jouir de ses privilèges, et l’autre, en face, patiente debout, en attendant que les agents du guichet lui prêtent attention pour la servir. Cette coupure sociale, persistante jusqu’à nos jours, est au moins aussi tranchée que celle que nous annoncent les chantres de la communication électronique. Comment la faire disparaître ?
14À mon sens, le défi actuel de nos vieux pays, figés et fatigués, est au moins autant de retrouver une raison de vivre ensemble que de produire plus, plus vite ou plus fort. Le groupe Xerfi nous suggère sans doute un moyen pour échapper à la désespérance productive ; mais s’agit-il d’une fin, d’un projet suffisamment engageant pour entraîner, à lui seul, l’adhésion de nos enfants ou de nos petits-enfants ?
15Au-delà de l’Adam Smith utilitariste de la Richesse des nations (1776), ce serait plutôt à son double, moins célèbre que l’économiste mais plus proche de notre propre vision, qu’il conviendrait de s’adresser : à l’Adam Smith calviniste de la Théorie des sentiments moraux (1759) qui cherchait d’abord un remède moral aux maux de son époque, avant de devenir le chantre séculaire de la seule rationalité économique dont tant Saint-Étienne que Volle semblent avoir du mal à se défaire.