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Lectures

Margarita SANCHEZ-MAZAS et Geneviève KOUBI (dir.) (2005), Le harcèlement. De la société solidaire à la société solitaire / Marie-France HIRIGOYEN (2014), Le harcèlement moral au travail

Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles / Paris, Presses universitaires de France
Anne-Hélène Le Cornec Ubertini
Référence(s) :

Margarita SANCHEZ-MAZAS et Geneviève KOUBI (dir.) (2005), Le harcèlement. De la société solidaire à la société solitaire, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles.

Marie-France HIRIGOYEN (2014), Le harcèlement moral au travail, Paris, Presses universitaires de France

Texte intégral

1En janvier 2014 paraît l’ouvrage très attendu de Marie-France Hirigoyen Le harcèlement moral au travail. Elle y répond à ses détracteurs. L’ouvrage dirigé par Margarita Sanchez-Mazas et Geneviève Koubi paru en 2005, avec ses 14 auteurs, donne justement à lire la critique faite aux précédents travaux d’Hirigoyen et à la psychologisation du harcèlement.

2Sanchez-Mazas et Koubi ont orchestré un ouvrage à 14 mains sur une partition commune, le harcèlement comme « révélateur symptomatique des changements sociaux et des transformations des rapports politiques » (p. 7). Il s’agit de « […] dégager la notion de harcèlement de l’approche individualiste à laquelle elle se voit aujourd’hui confinée » (p. 7). Le pari de la transdisciplinarité et d’un dénominateur commun, qui évite la juxtaposition de points de vue disparates, est réussi. Les auteurs s’écoutent et se répondent à partir de quatre axes séparés en quatre parties : la qualification du harcèlement, sa dimension et ses enjeux politiques, les transformations du monde du travail et l’action collective pour lutter contre le harcèlement.

3Koubi amorce la première partie par une critique de la manière dont la définition du harcèlement a été circonscrite, y compris dans le discours juridique, à la sphère des sentiments et des émotions, ce qui a rendu stérile toute réflexion sur « […] les fondements sociaux et politiques du phénomène du harcèlement » (p. 21). L’auteure regrette que la définition du harcèlement soit univoque et n’intègre pas les phénomènes d’actions collectives tant des dominés (manifestations, grèves, boycott) que des dominants. Elle souligne que, même ramené sur le plan des relations personnelles, « […] il n’existe pas de harcèlement individuel de la part de l’un sur l’autre sans la complicité des autres, témoins silencieux ou consentants du phénomène et acteurs implicites ou explicites de son emprise et/ou de son aggravation » (p. 29). Dans le chapitre suivant, Claudine Haroche montre la difficulté d’étudier le harcèlement comme un fait social, car comment « […] appréhender des comportements dissimulés, hypocrites, fourbes, faux, des manières d’être doucereuses, subreptices, qui consistent à agir par en dessous […] » (p. 37) ? L’intérêt d’un travail sur le harcèlement pour l’auteure est d’approfondir les liens entre personnalité et démocratie dans le but de savoir ce qui est à protéger et à sanctionner. Alberto Puppo prend le relais et nous explique que « [si] la chose existe depuis toujours, c’est le concept qui l’enveloppe qui a fait peau neuve » (p. 41). Il retrace l’évolution de la question en France du point de vue juridique, notamment depuis la loi no 2002-73 du 17 janvier 2002, et s’interroge sur la distinction entre faute de service et faute personnelle dans la jurisprudence. L’auteur pointe la spécificité de la fonction publique où la combinaison du pouvoir hiérarchique et de la quasi-absence de licenciement ne peut que générer du harcèlement moral.

4Joel Birman entame la deuxième partie et rappelle que le terme de harcèlement est très ancien. Il décrit le harcèlement moral comme une catégorie englobante comprenant le harcèlement sexuel. L’auteur s’interroge sur les raisons du gonflement démesuré du mot. Auparavant cantonné aux registres politique et militaire, il est passé aux registres moral et psychique avec la société moderne, entre les XVIIIe et XIXe siècles. Toutefois, sa récente inflation est un effet de la mondialisation qui sape les bases de l’État-nation. Les citoyens ne peuvent désormais plus compter sur la protection de l’État : « La perte de toute sécurité quant au marché de travail, déclenchée par l’économie néo-libérale, défait peu à peu l’État du bien-être social » (p. 70). Finalement, nous en revenons aux registres du politique et de la guerre. Dans le chapitre qui suit, Teresa Carreteiro et Eugène Enriquez nous amènent sur le terrain des favelas où vit 20 % de la population de Rio. Le point commun de tous ces habitants est qu’ils sont soumis à la violence à la fois de la police et des trafiquants de drogue. Le harcèlement policier traduit l’idée que l’État est toujours menacé par le peuple. Pour lutter contre l’influence des trafiquants, certains se tournent vers la religion, mais l’Église bloque toute pensée critique et reste dans le discours, pas dans les actes (p. 81). Nicolas Guillet poursuit la réflexion en abordant le harcèlement propre aux mouvements sectaires qui conjuguent violence physique et morale. L’auteur s’interroge sur les moyens de lutter contre ces mouvements antidémocratiques. Ne faudrait-il pas harceler les mouvements sectaires ? Le harcèlement redeviendrait « […] un outil de préservation de la démocratie » (p. 91). Nelly Ferraira répond par la négative à cette proposition. Si l’État peut exercer une contrainte psychologique par l’injonction ou la mise en demeure, le harcèlement est par nature illégal puisqu’« il s’agit de causer une souffrance morale à l’intéressé, qui peut être proche de celle d’une torture, d’une persécution » (p. 101).

5Vincent de Gaulejac amorce la troisième partie qui concerne plus particulièrement le monde du travail. Il voit dans les tendances de gestion actuelles la principale source du harcèlement et reproche à la loi de contribuer à individualiser le harcèlement. Le propos de l’auteur a la radicalité d’une analyse systémique où les acteurs sont les jouets du système dans lequel ils sont plongés : « Chacun subit et exerce des pressions, dans une chaîne sans fin où chaque maillon peut se trouver dans une position de harceleur ou de harcelé » (p. 112). Le chapitre suivant commence par la chanson « Il était un petit navire… » (p. 115). Margarita Sanchez-Mazas et Virginie Vrancx nous entraînent dans une analyse sur la fonction collective que pourrait avoir le harcèlement décrit comme un ostracisme. Grâce à une enquête qu’elles ont menée, elles ont pu découvrir l’écart entre les formes théoriques du management néolibéral et son application. Ce « néomanagement » polymorphe recycle les modes traditionnels de renforcement pour obtenir obéissance et conformisme « caractéristiques respectivement de formes de domination dictatoriales et totalitaires » (p. 117). Au-delà de l’entreprise, le harcèlement est le fruit de son époque. Au chapitre suivant, Dominique Lhuilier s’interroge sur les conditions de son émergence contemporaine et y voit la marque de l’individualisation croissante depuis la Révolution. Le harcèlement n’est pas à situer dans un rapport interindividuel, mais dans une nouvelle forme de domination organisationnelle où, parce que le « monde extérieur » est de moins en moins contrôlable, c’est à l’intérieur des entreprises que s’exercent le contrôle et une demande d’« adhésion fusionnelle ». Se créent alors des « […] solidarités de groupe contre des boucs émissaires assurant l’épuration par le clivage » (p. 133).

  • 1 Kohlberg est un « spécialiste en psychologie du développement moral » (p. 145).

6La quatrième partie est consacrée à deux propositions d’action collective. Marc Maesschalck suggère de nous forger ensemble des représentations du harcèlement. Pour que cela puisse se faire, l’auteur considère que c’est le rôle de ce qu’il nomme après V. L. Kohlberg1 un milieu intermédiaire de responsabilité qui permet l’apprentissage d’une culture commune. La famille, le club, l’entreprise sont les bons milieux pour décider des modes de vie communs. Le fonctionnement institutionnel actuel dissout ces lieux intermédiaires, isole les individus et fragmente leurs tâches. Ce faisant, il empêche la construction de représentations communes. Le harceleur peut profiter de l’absence d’espace public pour « […] banaliser son mépris des règles et en faire une sorte de sous-culture qui sature l’espace de la représentation sociale » (p. 147). Guy Elcheroth adhère à la nécessité d’espaces publics physiques, mais y ajoute celle d’espaces publics symboliques. Il nous invite à une « réflexion sur les paramètres contextuels qui font que la réaction [au harcèlement] prend soit les traits d’une dynamique de la victimisation, soit ceux d’une dynamique de la vulnérabilité collective » (p. 160) et tente de déterminer les facteurs qui inhibent ou facilitent la définition d’un acte de harcèlement comme acte illégitime. Parmi les facteurs inhibiteurs se trouvent la croyance en un monde juste, la légitimation des rapports sociaux existants, la croyance dans l’absence de sort commun ou de vulnérabilité collective dépassable. En conclusion, Sanchez-Mazas insiste sur le fait que le harcèlement est un sort commun, « […] il est le signe d’un bouleversement dans nos sociétés démocratiques » (p. 184).

7L’ouvrage d’Hirigoyen était très attendu, car si ses travaux sur le harcèlement moral sont des références et ont inspiré la loi française sur le harcèlement de 2002, ils ont aussi été très critiqués par une partie de la communauté scientifique, qui leur reproche de cantonner le harcèlement à la sphère individuelle et d’oublier son contexte de production. En psychologisant le harcèlement, l’auteure aurait nui à ceux qu’elle voulait aider, renvoyant le harcèlement à un face-à-face entre harceleur et harcelé. L’attaque pouvait sembler injuste d’un point de vue moral, car c’est en partie grâce à l’auteure si les hommes politiques se sont emparés de la question pour en faire une loi destinée à protéger les personnes harcelées, et d’un point de vue scientifique, car il est difficile de reprocher à une psychiatre et psychanalyste une approche par la psychiatrie et la psychanalyse. Toutefois, l’argument de fond, soit la nécessité de replacer le harcèlement dans les modes d’organisation du travail qui le rendent possible, était pertinent.

8On était impatient, en raison de la notoriété d’Hirigoyen, de savoir si elle faisait sienne l’idée que le harcèlement dépendait avant tout des stratégies de management. La réponse de l’auteure parcourt les huit chapitres de son ouvrage qui se présente à la fois comme un état des lieux très documenté du harcèlement au travail en France et ailleurs et comme un acte militant, proposant des solutions pour réagir à ce phénomène destructeur dont le nom varie selon les pays. Il s’appelle par exemple harcèlement psychologique au Québec. Très vite, l’auteure donne une synthèse de son point de vue : « S’il [le harcèlement moral] trouve sa source dans les modes d’organisation du travail, ces dérives sont renforcées par l’évolution des mentalités dans la société moderne et le changement que cela implique au niveau des personnes » (p. 5). Elle s’intéressera donc à la fois aux individus et aux systèmes.

  • 2 Autre nom du harcèlement moral qui fait plus appel à la notion de groupe.

9Hirigoyen rappelle que le premier à s’être penché sur la question est le psychosociologue allemand Heinz Leymann (1993) avant qu’elle-même ne publie son célèbre ouvrage Le harcèlement moral : la violence perverse au quotidien (1998). L’auteure marque sa différence avec Leymann sur un point précis et important à la fois dans la compréhension du processus de harcèlement, du type de management et des solutions à proposer. Si Leymann pense que le mobbing2 fait suite à un conflit professionnel mal résolu, Hirigoyen prétend au contraire qu’il y a harcèlement quand il n’y a pas de conflit. « L’agresseur refusant tout dialogue et toute explication, bloque la situation et paralyse sa cible. Rien n’est dit, car le but n’est pas d’améliorer le travail mais de se débarrasser d’une personne » (p. 18). Avant de revenir sur ce point au chapitre VI, l’auteure différencie le harcèlement de la notion proche des « risques psychosociaux » (RPS) dont le flou risque, par effet de contamination, de déteindre sur le harcèlement, qui est le seul à avoir une définition juridique.

10Le chapitre IV est consacré à l’épidémiologie du harcèlement. Hirigoyen explique comment sont recueillies les données et livre les derniers chiffres au Québec, en Norvège, au Royaume-Uni, en Belgique, aux États-Unis, en France. Le phénomène dépasse partout les 10 % des personnes interrogées. Après ce constat, l’auteure entame une typologie du harcèlement et un recensement des résultats d’enquêtes sur la nature des cibles du harcèlement moral, en fonction du métier, de l’âge et du sexe. Le harcèlement peut être vertical, ascendant ou descendant, ou horizontal, selon qu’il est pratiqué par un supérieur hiérarchique, un subordonné (rarement) ou un collègue. Alors que les résultats convergent sur les métiers les plus exposés, soit le soin, l’aide et l’enseignement, ils sont moins unanimes en ce qui a trait au sexe et à l’âge. En inventoriant les métiers les plus exposés, l’auteure souligne que partout la fonction publique est très représentée, ce qui lui permet d’insister sur le rôle de l’organisation du travail : « L’organisation du travail accroît donc le risque de comportement hostile » (p. 43).

11Dans le chapitre V, Hirigoyen aborde les conséquences du harcèlement moral sur la personne harcelée, mais pas seulement. L’auteure, par sa pratique, a pu vérifier que l’effet du harcèlement moral dépassait en plusieurs points celui des autres souffrances au travail, notamment en ce qui concerne sa durée dans le temps. L’auteure parle de stress post-traumatique et de personnalités durablement changées (p. 62). Mais l’effet se fait aussi sentir sur les proches et les collègues dont l’attitude n’est pas nécessairement bienveillante. « Alors que l’agresseur pourrait être freiné par leur désapprobation, il s’appuie au contraire sur la complaisance ou la complicité des collègues. De plus, leur silence et leur absence de soutien constituent une agression supplémentaire pour la personne ciblée […] » (p. 65). Enfin, le harcèlement a des conséquences à l’intérieur de l’entreprise (perte de confiance, formation de clans, augmentation du turnover), mais aussi à l’extérieur (déficit d’image pour l’entreprise, augmentation des frais de sécurité sociale pour toute la population). L’auteure insiste sur le coût vertigineux du harcèlement moral à l’échelle d’un pays.

12Dans le chapitre suivant, Hirigoyen s’attaque aux causes du harcèlement. Pour justifier son intérêt pour la personnalité du harceleur, elle précise que « [r]econnaître la réalité des dérives du management moderne ne doit pas dédouaner l’individu de toute responsabilité » (p. 70) avant de définir les « déterminants organisationnels ». Parmi les facteurs pointés du doigt : la fragilisation des salariés par leur isolement, par des revirements incessants de stratégie, par l’éloignement des centres de décision, par un discours paradoxal qui cache la volonté de toujours plus soumettre le salarié. L’auteure rappelle les responsabilités de la hiérarchie : « Là où il existe une volonté forte des directions de sanctionner, le harcèlement ne prend pas » (p. 74). Elle élargit aussi son analyse à la société dans son ensemble, au monde qui change et qui change en conséquence les personnes avec une idéologie plus individualiste augmentant le narcissisme, avec des technologies de l’information et de la communication diminuant les échanges de proximité. Le prisme se resserre ensuite sur les facteurs individuels tant pour les personnes ciblées que pour le harceleur. Si n’importe qui peut être harcelé, les mauvaises raisons de harceler sont fort nombreuses. Le harceleur n’est que rarement un psychopathe.

13Dans le chapitre VII, Hirigoyen brosse le cadre juridique du harcèlement moral en France et dans le monde. En France, la loi punit les harceleurs, qu’ils aient eu ou non l’intention de nuire ; elle punit aussi les employeurs ou les supérieurs hiérarchiques, lesquels ont l’obligation de protéger les salariés. Presque partout dans le monde, les pays légifèrent en matière de harcèlement moral et imposent de lutter contre celui-ci. Le dernier chapitre propose de lister les manières de réagir collectives, managériales et individuelles, y compris pour les personnes cibles, ce qui prend le lecteur à contre-pied. Comment une cible paralysée pourrait-elle agir ? L’auteure ne veut pas elle-même participer à la mise à l’écart du harcelé et invite les cibles à appeler à l’aide, à chercher du soutien psychologique et juridique ainsi qu’à assembler le plus de preuves possible. Chacun doit prendre sa défense. Les mesures suggérées répondent aux défauts évoqués tout au long de l’ouvrage avec un rappel de la nécessité de mettre en place des espaces de discussion, y compris pour que des conflits puissent exister. L’auteure conclut par la nécessité de considérer le harcèlement moral comme un symptôme d’une société qui doit réfléchir à son rapport à l’éthique (p. 125).

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Bibliographie

LEYMANN, Heinz (1996), Mobbing : la persécution au travail, Paris, Seuil.

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Notes

1 Kohlberg est un « spécialiste en psychologie du développement moral » (p. 145).

2 Autre nom du harcèlement moral qui fait plus appel à la notion de groupe.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne-Hélène Le Cornec Ubertini, « Margarita SANCHEZ-MAZAS et Geneviève KOUBI (dir.) (2005), Le harcèlement. De la société solidaire à la société solitaire / Marie-France HIRIGOYEN (2014), Le harcèlement moral au travail »Communication [En ligne], Vol. 33/1 | 2015, mis en ligne le 18 février 2015, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/5372 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.5372

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Auteur

Anne-Hélène Le Cornec Ubertini

Anne-Hélène Le Cornec Ubertini est maître de conférences, EA 3820, à l’Université de Nice Sophia Antipolis. Courriel : ubertini@unice.fr

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