Éric LETONTURIER (dir.) (2012), Les réseaux
Éric LETONTURIER (dir.) (2012), Les réseaux, Paris, CNRS Éditions, Coll. « Les Essentiels d’Hermès »
Texte intégral
1Aujourd’hui trivialement assimilé à Internet, voire à la seule sociabilité numérique, le concept de réseau est en réalité fort ancien, riche et complexe à appréhender. Fidèle à son objectif, la collection « Les Essentiels d’Hermès » propose avec ce nouvel opus de poser quelques jalons bienvenus pour mieux cerner un objet foisonnant, au cœur d’une abondante littérature tant scientifique que médiatique.
2Éric Letonturier, désormais responsable de la collection, coordonne cet ouvrage et assure la présentation générale des 15 contributions scientifiques ancrées dans un large horizon disciplinaire : la biologie où le réseau puise ses origines, l’histoire des techniques et de l'économie, les sciences politiques et la sociologie ou encore la philosophie et les arts. Il rappelle également l’ancienneté de ce « concept indiscipliné » (XVIIe siècle) qu’il propose de saisir à partir de six traits qu’il considère comme caractéristiques (circuler, interconnecter, représenter, mesurer, participer et communiquer), posant ainsi les bases indispensables au lecteur pour cheminer avec les différents contributeurs.
3Interroger les liens entre réseau et utopie amène le philosophe de l’urbain Thierry Paquot à retracer l’étymologie du premier qu’il distingue du « rhizome ». S’appuyant sur les œuvres des penseurs de l’utopie, « non-lieu » qu’il rapproche du concept de réseau, il en vient à se demander si celui-ci n’enfermerait pas plus qu’il ne libérerait, en enserrant dans un rets qui constituerait la trame finie des possibles, tandis que le rhizome offrirait la reconquête de libertés par le débordement, le foisonnement en tous sens.
4L’historien de l’économie contemporaine Christophe Bouneau analyse le réseau électrique en Europe comme un enjeu majeur dans le développement de la modernisation industrielle, en abouchant des questions d’ordre politique, économique, écologique et environnemental. Il souligne que si l’interconnexion entre les différents systèmes électriques des nations européennes repose sur une unification et une rationalisation techniques, elle est également imprégnée d’une véritable mystique perceptible dans les discours fascinés des ingénieurs comme dans ceux de la presse.
5Son confrère, Léonard Laborie, constate un renouveau de l’analyse des réseaux techniques (électricité, télévision, télécommunications), notamment sous l’angle de leurs usages, à l’origine de relations inédites de proximité entre chercheurs et entreprises, en interrogeant par exemple la mobilité plutôt que les modes de transport. Cette réflexion interdisciplinaire aborde les réseaux sociotechniques comme une forme d’organisation et un projet des sociétés contemporaines.
6Se saisissant de l’emblème contemporain du réseau — Internet —, Valérie Schafer retrace l’historique de son développement émaillé de batailles de protocoles, qu’elle met en perspective avec les discours et l’imaginaire des acteurs à son origine. Elle offre ainsi des clés pour comprendre sa structure et ses usages actuels, comme les enjeux liés à sa neutralité.
7Le philosophe Michel Serres considère le réseau comme une situation mobile constituée de points reliés entre eux par plusieurs chemins. Face à l’argumentation dialectique retenue comme un chemin unique entre deux points, il envisage le raisonnement en réseau tel un échiquier où chaque point est tributaire tant de sa valeur intrinsèque que de son propre positionnement et de la disposition globale des autres points. Selon lui, la représentation en réseau siérait à rendre compte de la complexité du réel, où le chemin le plus intéressant n’est pas nécessairement le plus court.
8De même, l’organisation des chemins de connexion est au cœur de la contribution proposée par l’informaticien Benoît Le Blanc, lequel établit un parallèle inédit entre modélisation du réseau informatique et structuration des relations interindividuelles, usant notamment du modèle canonique des « petits mondes » de Stanley Milgram. Il définit ainsi une propriété d’attachement préférentiel d’un nouveau nœud, non vers le plus proche, mais vers un nœud déjà fortement connecté (hub), fait également observable dans la structuration du cerveau humain.
9Alain Lelu, professeur en sciences de l’information et de la communication, élargit cette réflexion en soulignant que l’observation des réseaux n’est pas nécessairement directe, mais peut également s’effectuer à partir de traces, telles que le vocabulaire partagé par des chercheurs dans leurs productions scientifiques ou leurs références bibliographiques, qui rendent compte des alliances entre laboratoires et disciplines. Il souligne par ailleurs les enjeux liés à l’exploitation commerciale de ces traces et enjoint aux chercheurs en sciences humaines de s’emparer de ces outils et de les remettre en question.
10Définir le réseau en le distinguant du concept d’appareil, tel est le propos de Vincent Lemieux. Ce professeur en sciences politiques s’appuie sur les contributions de John A. Barnes et de Bruce Kapferer pour, à partir de l’approche systémique développée par Jean-Louis Le Moigne, les opposer en fonction de quatre critères : l’environnement, les finalités, les activités déployées ainsi que leur structure et leur évolution dans le temps.
11La contribution de Bernard Valade distingue les différents « réseaux de sociabilité » selon que leur organisation est « constituée » (réseau d’entreprise) ou non (réseau amical). Ce sociologue rappelle que, loin d’être exclusivement contemporains, ils sont en réalité étudiés de longue date en sociologie, en histoire ou en psychologie sociale, dans le cadre d’approches aussi bien quantitatives et structurales (sociométrie) que qualitatives (étude des communautés des mondes ruraux, analyse de la propagation des comportements), selon des approches empiriques (enquêtes de l’Institut national de la statistique et des études économiques — INSEE) comme théoriques (apports récents de l’analyse structurale).
12L’apport des neurosciences, avec Frédéric Alexandre, nous introduit à un champ nouveau et en pleine expansion : la connectomique, c’est-à-dire l’étude de l’ensemble des connexions neuronales du cerveau. Celui-ci, réseau par excellence, est ainsi abordé comme un système articulant trois niveaux : microscopique, mésoscopique et macroscopique. Empreint d’une complexité dynamique, le cerveau doit être étudié en prenant en compte sa polyvalence (activation de différentes zones selon les besoins), sa connectivité (en reconfiguration permanente) et sa corporéité liée à l’environnement.
13Parmi les possibilités qu’ouvre l’organisation a-hiérarchique propre au réseau, celle de nouvelles formes de construction de connaissances, de pair à pair, est évoquée par Mélanie Dulong de Rosnay. Celle-ci souligne notamment que l’apparente liberté offerte par la production collaborative en ligne est en réalité d’une part structurée par des règles et d’autre part parfois rattrapée par les intérêts commerciaux d’entreprises dont le profit repose précisément sur la vente des données que les internautes mettent, consciemment ou non, en ligne.
14La communauté à distance est au cœur de la contribution de Jean-Paul Fourmentraux. S’inscrivant dans une perspective diachronique, ce sociologue retrace l’évolution des relations entre création artistique et techniques de communication. De l’art postal au Net Art, les moyens de communication offrent aux artistes la possibilité de faire émerger une nouvelle forme d’art où l’œuvre ne réside pas tant dans l’aboutissement du processus créatif sous forme d’objet artistique que dans le processus créatif même, y compris les technologies de communication qui permettent de créer ensemble à distance.
15Envisageant le réseau comme symbole d’ouverture et de fermeture, Jacques Perriault développe la notion de réseau frontière en lien avec celles de contrôle et de territoire. Prenant l’exemple des postes douaniers, l’auteur considère qu’il ne s’agit pas tant désormais de vérifier ce qui transite que d’instaurer une coopération permanente, finalisée et mobile entre les différentes instances chargées de la régulation du transit de biens. Ainsi, loin d’être un oxymore, ce « réseau frontière [...] définit et contrôle un territoire qu’il innerve » (p. 173), territoire aussi bien géographique que virtuel, ce qui pose de nombreuses questions comme celles de sa propriété et de sa gouvernance.
16Clôturant l’ouvrage, l’entretien entre Éric Letonturier et Dominique Wolton aborde de nombreux débats et paradoxes du réseau. Symbole de liberté et de communication, il peut en réalité contribuer à enfermer (le rets) et générer l’incommunication, car se pose la question de l’altérité, de l’organisation, de la cohabitation entre ce qui unit et sépare les individus, notamment dans les sociétés ouvertes où l’inflation de l’information et des échanges, loin de réduire les préjugés par une meilleure connaissance de l’autre, ne relie que ceux qui ont déjà quelque chose en commun. Wolton distingue ainsi le réseau, qui est du côté du flux, de la vitesse de transmission, et la communication, processus lent qui se situe sur le plan de l’événement, du partage et du nécessaire temps d’acculturation.
17Cette livraison des « Essentiels d’Hermès » forme une synthèse de discussions pluridisciplinaires contemporaines autour du réseau, laquelle dissocie opportunément celui-ci de sa représentation actuelle la plus courante : Internet.
Pour citer cet article
Référence électronique
Hélène Marie-Montagnac, « Éric LETONTURIER (dir.) (2012), Les réseaux », Communication [En ligne], Vol. 33/1 | 2015, mis en ligne le 18 février 2015, consulté le 12 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/5349 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.5349
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