Pierre DARDOT et Christian LAVAL (2009), La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale
Pierre DARDOT et Christian LAVAL (2009), La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte
Texte intégral
1Comment se fait-il que, malgré les crises financières traversées et les critiques constantes dont il fait l’objet, le système capitaliste continue à persister dans nos sociétés ? L’ouvrage du philosophe Pierre Dardot et du sociologue Christian Laval, s’il ne s’attaque pas à cette question de front, a pour ambition de dessiner les contours de ce qu’on désigne aujourd’hui par la pensée néolibérale, d’en comprendre les mécanismes, tout en montrant l’inefficacité critique que l’on peut lui reprocher, notamment en ce qui a trait aux politiques de gauche. En effet, les échecs répétés de celles-ci résident dans une compréhension limitée du néolibéralisme et de ses fondements. Il ne s’agit ni d’une « idéologie passagère appelée à s’évanouir avec la crise financière » ni d’une « politique économique qui donne au commerce et à la finance une place prépondérante » : c’est une nouvelle « rationalité », dans le sens où elle structure « la forme de notre existence » (p. 7), touchant notre manière d’être au monde, corporellement et mentalement. Cette thèse principale de l’ouvrage va être étayée et expliquée par les deux auteurs selon une approche « archéologique », au sens de Michel Foucault, alors qu’ils cherchent à analyser l’évolution et le caractère propre de la pensée néolibérale par rapport au premier libéralisme. Bien qu’elle s’apparente à l’histoire, la posture archéologique tend surtout à faire apparaître les conditions de possibilité pour un système de pensée dans une époque donnée, ce que Foucault désignait par l’épistémé.
2C’est selon cette méthode que Dardot et Laval tendent à rendre visible la structure diffuse du libéralisme classique à partir de l’analyse détaillée des écrits d’Adam Smith, de John Locke, d’Adam Ferguson et de Jeremy Bentham dans leur première partie. Cette période se définit surtout par le « renouvellement des manières de penser la limitation apportée à l’exercice de la puissance publique » (p. 25). Les deux auteurs décèlent dans le discours allant du XVIIe au XIXe siècle « deux modes d’argumentation, juridico-politique et scientifique », qui « se conjuguent ou se séparent selon les auteurs et les courants » (p. 25). Le mode juridico-politique renvoie à l’organisation et à la distribution de l’ensemble des droits entre ceux qui sont naturels, appartenant à l’homme par essence, et ceux que l’on peut céder et qui concernent l’exercice de la souveraineté. Le mode scientifique, quant à lui, part « de la pratique gouvernementale elle-même pour dégager des limites définies non plus en terme de droit, mais en terme d’utilité » (p. 26). Ces deux logiques sont « à l’œuvre dans l’articulation du discours du libéralisme » et se comprennent selon une « représentation de l’homme et de ses rapports aux autres, qui renvoie à des présupposés philosophiques dépassant de loin la seule intelligence des mécanismes de l’économie » (p. 29).
3Or, la crise du libéralisme qui voit le jour à la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1930 dévoile les tensions et les fractures qui existent — et qui sont bien antérieures à cette période — entre ce qu’on vient de désigner par l’affirmation et la sacralisation des droits naturels de l’homme et le principe utilitariste. Cette crise, selon les auteurs, « pose essentiellement le problème pratique de l’intervention économique et sociale » et de « sa justification doctrinale » (p. 123). Les deux libéralismes, autrement dit ceux qui croient à un « idéal de bien commun » et les « partisans de la liberté individuelle comme fin absolue », représentent une idéologie bien trop étroite pour cette période quant à l’évolution de la nouvelle forme entrepreneuriale, de « son organisation, de ses formes juridiques, de la concentration de ses moyens, des nouvelles formes de compétition » qu’elle engendre (p. 125). Les idéaux du libéralisme classique, comme le laisser-faire de l’État et la fixité des « lois naturelles », deviennent insuffisants pour orienter le gouvernement « qui a pour objectif déclaré d’assurer la plus grande prospérité possible en même temps que l’ordre social » (p. 152).
4Le néolibéralisme de la première moitié du XXe siècle est à la fois le symptôme de cette crise et la réponse à celle-ci, dont la deuxième partie de l’ouvrage, « La refondation intellectuelle », dessine les contours. Il ne s’agit plus de définir et de fixer les interventions gouvernementales ni l’unité des intérêts particuliers des individus : il est question de la production des meilleures conditions pour le bon fonctionnement d’un marché libre et concurrentiel. Pour Laval et Dardot, le néolibéralisme naît en 1938 avec le colloque Walter Lippmann à Paris et est tout aussi complexe sur le plan des approches que le libéralisme classique. Sont analysées les pensées des principales figures présentes au colloque avec Walter Lippmann, comme : Wilhelm Röpke ou Alexander Rüstow, fondateurs entre autres de l’ordolibéralisme allemand s’appuyant sur « l’ordre constitutionnel et procédural qui est au fondement d’une société et d’une économie du marché » (p. 187) ; Ludwig von Mises et Friedrich Hayek, issus de « l’école autrichienne d’économie », dont l’argumentaire, même s’il prône un laisser-faire à l’image des premiers libéraux, « réside dans la valorisation de la concurrence et de l’entreprise comme une forme générale de la société » (p. 220). Cette forme entrepreneuriale est ainsi naturalisée et intégrée au fonctionnement social global, mais aussi individuel. En effet, chaque individu a « quelque chose d’entrepreneurial en lui et l’économie de marché a pour caractéristique de libérer et stimuler cette entrepreneurialité humaine » (p. 231).
5La description de cette nouvelle rationalité néolibérale qui s’applique à la deuxième moitié du XXe siècle, qui est à la fois la redéfinition théorique des idéaux du premier libéralisme et une réorientation radicale de celui-ci, est le sujet de la troisième et dernière partie de l’ouvrage de Dardot et Laval. Selon ces derniers, il s’agit d’une véritable « stratégie néolibérale » déployée dans les années 1970-1980, période qui constitue un tournant. Cette stratégie est définie par « l’ensemble des discours, des pratiques, des dispositifs de pouvoir visant à instaurer de nouvelles conditions politiques, à modifier les règles de fonctionnement économique, à transformer les rapports sociaux de manière à imposer ces objectifs » (p. 275). Dans la même période, le capitalisme change également de statut : alors qu’il est considéré comme l’objet principal de la critique sociale dans les années 1970, il devient la « solution universelle », comme en témoignent l’argumentaire de l’économiste Milton Friedman ou encore les discours des figures politiques telles que Ronald Reagan et Margaret Thatcher dans les années 1980. Pour Dardot et Laval, la stratégie néolibérale, « qui a consisté et consiste toujours à orienter systématiquement la conduite des individus comme s’ils étaient toujours et partout engagés dans des relations de transaction et de concurrence sur un marché » (p. 327), n’est pas relevée par les politiques de gauche. Celles-ci restent focalisées sur la critique du libre marché, tout en négligeant la part considérable qui revient aux dispositifs mis en place par les gouvernements. Plus important encore, ces mêmes politiques intègrent les principales thèses néolibérales, dont l’exemple est donné par les auteurs avec les « origines ordolibérales » de la construction européenne, et qui se pense entre autres comme une « résistance à l’ultralibéralisme anglo-saxon » (p. 328). Analysant les textes de la Constitution, les auteurs montrent à quel point l’Union européenne considère comme « naturel » le principe de la concurrence qui fonde et stimule un marché libre. Ainsi, « la critique antilibérale ne cesse de tomber dans le piège de la représentation qui fait du marché un système clos, naturel et antérieur à la société politique » (p. 353).
6La troisième et dernière partie de l’ouvrage pousse la thèse principale des auteurs à son paroxysme ; elle est soutenue par l’analyse généalogique minutieuse de la pensée libérale opérée dans les parties précédentes : l’affirmation d’une raison néolibérale qui va jusqu’à la construction d’un nouveau sujet. Ce dernier est « l’homme compétitif, intégralement immergé dans la compétition mondiale » (p. 403). Cette transformation n’est pas le fruit d’une prescription politique qui arriverait de l’extérieur à l’individu en le contraignant. Suivant la posture de Foucault, les deux chercheurs expliquent que cette « conversion » à la société industrielle a été rendue possible par la conception et l’instauration des « types d’éducation de l’esprit, de contrôle du corps, d’organisation du travail, d’habitat, de repos et de loisir qui étaient la forme institutionnelle du nouvel idéal de l’homme » (p. 406). La rationalité néolibérale « pousse le moi à agir sur lui-même dans le sens de son propre renforcement pour survivre dans la compétition » (p. 412). L’efficacité de la stratégie néolibérale réside aussi bien dans l’élargissement de la forme entrepreneuriale à l’exercice étatique que dans son intégration dans la vie même de l’individu avec son intériorisation et sa normalisation.
7Le grand intérêt du travail archéologique mené dans l’ouvrage de Dardot et Laval, bien qu’il dessine un tableau plutôt négatif des idéaux qui régissent les valeurs actuelles de nos sociétés industrialisées, est de révéler ce long processus par l’analyse attentive des transformations discursives depuis les premiers théoriciens du libéralisme et de montrer son caractère proprement historique. En rien indépassable donc, puisque c’est « à nous de permettre à un nouveau sens du possible de se frayer un chemin » (p. 481).
Pour citer cet article
Référence électronique
Umut Ungan, « Pierre DARDOT et Christian LAVAL (2009), La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale », Communication [En ligne], Vol. 33/1 | 2015, mis en ligne le 18 février 2015, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/5313 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.5313
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