- 1 La notion de champ est ici employée au sens d’une métaphore spatiale qui permet de territorialiser (...)
- 2 L’expression serait née au sein même des rédactions : les responsables de rédaction employaient l’e (...)
- 3 Notre travail de thèse a traité de l’instrumentalisation des représentations de ces journalistes pa (...)
1Dans le cadre de notre recherche doctorale, nous nous sommes intéressée aux logiques sociales de différenciation animant le champ journalistique1 à partir du cas des journalistes pigistes et de leur représentation contemporaine en « précaires ». La première étape de ce travail a consisté à nous pencher sur trois périodes caractérisées de « crise » par les contemporains ou les historiens à partir d’une approche sociohistorique de ces logiques sociales. Faire de la crise notre curseur se justifiait par le réflexe de distinction et de rejet qu’elle suscite au sein des groupes (Le Cam, 2005). La phase de l’entre-deux-guerres s’est présentée comme incontournable, non seulement parce qu’elle incarne la « grande crise » du journalisme (Delporte, 1995), mais aussi et surtout parce que celle-ci a trouvé une issue en 1935 dans la reconnaissance légale des journalistes comme professionnels et salariés, à l’exclusion de ceux qui travaillaient pour plusieurs employeurs, les collaborateurs multiples, bientôt rebaptisés « pigistes » par le patronat2. Relevant d’une modalité de pratique du journalisme pourtant séculaire et courante à l’époque, ces journalistes constitueront dès lors un « appendice » du groupe légitime et leurs représentations serviront opportunément, le plus souvent par des procédés discursifs massifiants et excluants, les stratégies des acteurs professionnels, politiques et sociaux au gré des contextes et des intérêts visés3.
2L’étude d’un corpus d’archives historiques contenant des discours professionnels et politiques a attiré notre attention sur une tendance prégnante à la réification des collaborateurs multiples à des fins de différenciation et de disqualification. Étymologiquement, le terme de réification (du latin res pour « chose ») renvoie à la chosification. La réification suggère une tendance à rendre statique ce qui est mouvant, à figer ce qui est mobile. Tout comme la différenciation, elle prend forme dans la pensée à renfort de discours stratégiques, porteurs de représentations qui « se fige[nt] et donc s’inscri[ven]t de façon indélébile dans la mémoire » (Charaudeau, 2006 : 7). En nous appuyant sur les travaux ayant conceptualisé la réification, ceux de Georg Lukács (1960) d’abord mais aussi celui, plus récent, d’Axel Honneth (2007), nous avons remarqué que la différenciation et la réification relevaient finalement d’une même logique sociale et d’un même procès. À la différence que le concept de réification permettait de sortir de la logique interne au champ journalistique pour pointer d’emblée la source économique de la différenciation, tout en élargissant notre analyse à d’autres facteurs différentiels, notamment les facteurs institutionnels.
3La présente contribution propose donc d’appréhender l’exclusion des journalistes collaborateurs multiples dans l’entre-deux-guerres comme l’une des manifestations d’une logique sociale de réification du journalisme dans sa pratique comme dans sa formation identitaire. La différenciation telle que la loi Guernut-Brachard l’institutionnalisera en 1935 ne serait ainsi que le pendant d’une logique réifiante du journalisme dont nous tenterons de déterminer les origines et les mécanismes.
4Notre analyse s’appuie sur un corpus de discours historiques issus de sources primaires et secondaires qui ont été soumis à un traitement thématique. Les premières renvoient à la constitution d’un corpus d’articles et de monographies produits par les témoins contemporains (articles de journaux, annales et annuaires, mémoires, essais, annales, lettres et discours publics). Elles comptent également les archives des débats parlementaires précédant l’adoption de la loi Guernut-Brachard qui mêlent discours syndicaux, patronaux et institutionnels et laissent ainsi transparaître l’objet des négociations entre parties. Nous avons également eu recours aux bulletins des instances de représentation des journalistes de l’époque (associations professionnelles, Syndicat des journalistes et Confédération des travailleurs intellectuels). Le rapport d’étude produit par le Bureau international du travail en 1928 nettement marqué par le travail du syndicaliste Georges Bourdon vient compléter ces données. Ce corpus a été constitué par tâtonnement et sérendipité à partir de la base de données numérique de la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, Gallica, recensant un nombre et une variété considérables de documents historiques en texte intégral et dans leur forme d’origine. L’exploitation des archives de textes institutionnels (débats et rapports parlementaires, rapport du Bureau international du travail) a été rendue possible par l’intermédiaire d’une demande directe aux institutions visées.
5Le croisement et le recoupement de ces données avec celles qui sont rapportées dans les travaux historiographiques relatifs au journalisme et à la presse ont été utiles dans la nécessaire relecture de l’histoire au travers du prisme de la pratique « dispersée » du journalisme. Il s’agissait pour nous d’ouvrir le champ d’investigation à des éléments impensés ou simplement minimisés dans ces travaux, néanmoins susceptibles d’éclairer les mécanismes d’exclusion au sein du champ étudié. Le peu d’écrits précisément consacrés à la pige sous ses formes antérieures et à ses pratiquants, d’ailleurs désignés par différentes appellations (« collaborateurs du dehors », « collaborateurs extérieurs », « collaborateurs occasionnels », etc.), qu’ils soient scientifiques ou professionnels, sous des aspects autobiographique, méthodologique ou analytique, justifie cette diversité des ressources et le recoupement dont celles-ci ont fait l’objet.
6Relativement à la période étudiée, il nous a donc semblé pertinent, ou du moins heuristique, de prendre la liberté de nous approprier la réification en logique sociale pour comprendre les motivations et les mécanismes de l’exclusion des collaborateurs multiples du noyau de légitimité du journalisme dans l’entre-deux-guerres. Nous commencerons par justifier ce parti pris et l’intérêt de notre approche pour le journalisme. Ce sera aussi l’occasion pour nous de montrer le bien-fondé d’une approche sociodiscursive dans l’appréhension des logiques réifiantes. Nous procéderons ensuite à l’analyse, par déconstruction, des discours, notamment syndicaux, de l’époque autour de la définition du journaliste et du collaborateur multiple. Cela nous permettra, par la suite, d’étudier l’exclusion des journalistes collaborateurs multiples au regard des étapes du processus réifiant (Honneth, 2007) et d’en déduire la ou les dimensions que la logique sociale de réification respecterait. Nous en viendrons enfin à déterminer la nature de la ou des sources sociales de cette réification.
- 4 Parmi les travaux les plus récents et les plus argumentés, voir ceux de Lazzeri (2011) et de Charbo (...)
7De son étymologie à sa conceptualisation, la réification a été approchée sous de multiples angles. Nous aurions pu nous contenter d’appréhender, comme d’autres avant nous, la réification comme une simple forme de discours identitaire visant au découpage du territoire professionnel du journalisme (Tredan, 2007). Nous avons toutefois estimé que la richesse des éléments à apprécier pour comprendre la formation des « logiques de réification » des catégories journalistiques méritait que nous étendions notre cadre théorique hors de notre champ d’inscription, celui des sciences de l’information et de la communication, a fortiori pour la période étudiée, laquelle a été marquée par d’importantes mutations socioculturelles, économiques et politiques en France et en Europe. Toutefois, nous devons d’emblée insister sur le fait qu’il n’est pas question pour nous, ne serait-ce que par manque d’espace, de revisiter les fondements philosophiques du concept de réification ni même de discuter en détail les approches de Lukács et Honneth ; nous laissons le soin aux théoriciens aguerris de pointer leurs contradictions et ambiguïtés4. Afin d’éviter toute méprise sur nos intentions, nous devons préciser ce que nous retenons de ces travaux, et particulièrement de celui de Lukács qui, contrairement à l’approche de Honneth qui se restreint à soutenir le concept de reconnaissance, offre davantage de consistance et d’amplitude pour une pleine appropriation de la réification en tant que logique sociale et pour sa transposition à notre cas d’étude.
8Permettons-nous d’abord de procéder à un retour forcément simplificateur sur l’approche pionnière de la réification proposée par Lukács, au risque d’altérer ou, pire, d’amputer sa pensée. Celle-ci suggère que l’expansion du capitalisme conduit inexorablement à la chosification, par dénaturation, d’un ensemble d’éléments régissant les conduites et les interactions sociales. La thèse centrale et pour le moins totalisante défendue par l’auteur décrit la réification comme une « seconde nature » des individus au sein des sociétés capitalistes, conduisant ces derniers à s’appréhender eux-mêmes et à appréhender les individus et les biens comme des objets, et plus précisément comme des marchandises. Le procès de la rationalisation de la production qui repose sur le principe de spécialisation et de facto de segmentation ne concerne donc pas seulement les objets ; il s’étend aux individus, « nécessairement décomposés rationnellement d’une manière correspondante » (Lukács, 1960 : 118), rompant avec une relative unité organique. De là, nous en déduisons que la réification relève finalement d’une logique de découpage social, autrement dit de différenciation, qui elle-même résulte de logiques économiques.
9À ce titre, l’hypothèse peut être posée d’une exclusion des collaborateurs multiples, conséquence d’une circonscription institutionnalisée du groupe professionnel des journalistes et de sa définition, comme traduction d’une conformation du journalisme à la rationalisation de la production au sein des industries de presse. En effet, l’intensification de l’industrialisation de la presse dès la seconde moitié du XIXe siècle s’est soldée par une division progressive des postes de travail journalistique. La diversification des contenus, les évolutions techniques et l’accroissement massif des effectifs des rédactions sont autant d’éléments ayant conduit à une spécialisation des tâches au sein des journaux. Les mutations du champ journalistique ont été consubstantielles à celles de l’industrie de presse : en s’élargissant, l’espace journalistique s’est segmenté pour accompagner la diversification de la production. Or, la collaboration multiple tend à contrarier cette répartition cloisonnée et normativisée des catégories journalistiques ; leur exclusion servirait ainsi d’un même élan une logique de différenciation des catégories journalistiques et une autre, de réification du journalisme par sa délimitation dans un champ d’activité prescrit à des fins capitalistiques. Différenciation et réification sociale relèveraient ainsi d’un même procès dans notre analyse.
- 5 Lukács prononcera d’ailleurs un discours intitulé « Le fondement moral du communisme » à l’occasion (...)
10Donner le primat au facteur social du marché dans l’impulsion des logiques de réification pour nos cas s’avère certes pertinent, étant donné que « les logiques sociales ne sont pas seulement les adversaires du marché ou du capitalisme, elles peuvent en être le véhicule » (Bayart, 1994 : 7). Cependant, nous ne mobiliserons ce paramètre que comme l’un des éléments explicatifs du sens des logiques sociales animant le champ journalistique de l’entre-deux-guerres. En effet, le radicalisme de la pensée de Lukács reste le fruit de son époque et participe d’un mouvement d’intellectuels « révolutionnaires » européens (Löwy, 1976) qui dénoncent vigoureusement un nouveau stade d’avancée du capitalisme concrétisé par une nouvelle organisation du travail dont les promoteurs revendiquent ouvertement la puissance de normativité (Charbonnier, 2008). Ce mouvement est largement empreint de ceux des ouvriéristes qui rythment l’Europe depuis le début du XIXe siècle5.
11Notre volonté de rapprocher la réification du cas journalistique a été largement influencée par l’illustration choisie par Lukács dans son essai pionnier. Pour figurer le paroxysme « grotesque » de la réification des sociétés, l’auteur cite l’exemple du journalisme
où la subjectivité elle-même, le savoir, le tempérament, la faculté d’expression, deviennent un mécanisme abstrait, indépendant tant de la personnalité du propriétaire que de l’essence matérielle et concrète des sujets traités, mais en mouvement selon des lois propres. L’absence de conviction des journalistes, la prostitution de leurs expériences et de leurs convictions personnelles ne peut se comprendre que comme le point culminant de la réification capitaliste (1960 : 129).
12Ici encore, le positionnement radical de l’auteur reste à contextualiser en fonction du cadre sociopolitique de l’époque où la suspicion à l’égard de la presse et des journalistes est extrêmement vive en Europe. De plus, si le reporter, journaliste objectif privilégiant une approche rationnelle du monde, est sacré par les professionnels, il remporte un accueil plus mitigé dans d’autres cercles. Comme d’autres penseurs européens, Lukács, qui s’est illustré en tant que communiste militant au moment de la parution de son essai, semblait réceptif aux thèses léniniennes relatives au rôle attribué au journalisme dans la révolution mondiale (Worontzoff, 1975).
13À ce sujet, si la pensée lukácsienne apporte un éclairage non négligeable sur le contexte socioculturel et idéologique de l’époque, et si l’on concède que la réification est un concept utile à la compréhension de la tendance générale à l’industrialisation de la culture et de la communication (de Bonville et Charron, 2002), elle apparaît, dans son acception lukácsienne, comme restrictive puisqu’elle évacue d’autres pistes d’exploration de sa source. Pour ne pas laisser le concept au stade d’abstraction vu l’écueil méthodologique qu’il présente pour une observation empirique du phénomène, notre acception de la réification se veut délestée de toute charge idéologique, philosophique et politique. Envisager la réification en logique sociale sert ainsi l’approche communicationnelle que nous privilégions pour étudier les déterminants ayant contribué à façonner le groupe professionnel des journalistes et son identité.
14Si l’on considère les logiques sociales comme « des mouvements structurants-structurés de longue durée » expliquant « pourquoi les acteurs interviennent dans tel ou tel sens » (Miège, 2004 : 70), parler de logique sociale de réification permet de situer et de caractériser, du moins partiellement, les sources de la différenciation socioprofessionnelle au sein du champ journalistique de l’entre-deux-guerres. Il ne faut toutefois pas évacuer le fait que ces logiques ne s’imposent pas mécaniquement aux acteurs mais qu’autour d’eux s’enroulent et se déploient les stratégies d’acteurs. Cette approche des logiques sociales recoupe l’observation de Lukács lorsque ce dernier évoque le cas des collectifs professionnels (les « classes de travailleurs ») comme des lieux privilégiés pour l’observation des logiques de réification. Il reconnaît que ces logiques n’agissent pas totalement à l’insu de l’individu et des groupes au travail, puisque
le travailleur est contraint d’objectiver sa force de travail par rapport à l’ensemble de sa personnalité et de la vendre comme une marchandise lui appartenant, en même temps, la scission qui naît, précisément ici, dans l’homme s’objectivant comme marchandise, entre objectivité et subjectivité, permet que cette situation devienne consciente (1960 : 209).
15Cette dimension constructiviste des logiques de réification considère que celles-ci relèvent à la fois d’un processus et d’un résultat auxquels les individus prennent délibérément part.
16À partir de cette observation et dans sa tentative de réactualisation du concept lukácsien de réification au service de celui de reconnaissance, Honneth a proposé un découpage séquentiel du processus réifiant : si l’on visualise le processus de réification comme un axe, ses deux extrêmes seraient constitués, en amont, d’un temps initial de « reconnaissance » (posture de vécu, d’affectivité) et, en aval, d’un autre de « connaissance » (posture d’objectivation). Au cours de cette transition, l’individu expérimente une phase qualitative d’« oubli de la reconnaissance » qui fondera une posture constructiviste.
17Sans fidèlement souscrire au formalisme et à la linéarité de cette graduation, cette posture permet néanmoins non seulement de souligner les correspondances entre reconnaissance et réification puisqu’ici l’exclusion des collaborateurs multiples du statut salarial et professionnel n’est que l’expression d’une privation d’un « niveau de reconnaissance interne et externe qui se traduit par des cadres institutionnels » (Ruellan, 1997 : 12), mais elle donne également l’occasion de conforter notre appréhension de la réification en mouvement inscrit dans une échelle de temps long traduisant l’idée d’une transformation progressive des pratiques et des postures sociales qui sied idéalement à notre cas d’étude et à la période étudiée. D’abord, parce qu’en qualifiant une situation de transition, la réification dispose favorablement à une analyse synchronique des stratégies d’acteurs en phase de changement. L’entre-deux-guerres marque pour les journalistes un relais historique entre deux situations de travail et de pratique (passant de dispersée à canalisée), entre deux états de travailleur (de l’assimilé aux professions libérales au salarié) et entre deux positionnements, passant d’une logique d’affectivité tournée vers la « grande famille » de la presse à une autre, banalisée, d’objectivation induite par le salariat et la subordination qu’il exige.
18Ensuite, la réification invite à penser le journalisme dans une dialectique avec les divers domaines du social en soulignant les interpénétrations du champ journalistique avec d’autres, économique, politique et culturel notamment, et l’impossible autonomie des logiques sociales qui l’animent. Ce qui permet d’envisager la réification du journalisme à la lumière des mutations de de multiples natures alors observées en presse écrite et, plus largement, en France. Enfin, par l’approche diachronique que le concept sous-tend, celui-ci présente également l’intérêt épistémologique de concevoir le champ journalistique contemporain dans sa continuité et ses invariants ; il engage ainsi à relativiser les thèses soutenant un changement radical de paradigme journalistique et à nuancer les discours actuels autour d’une « crise » moderne du journalisme étayée par la critique quasi unanime d’un journalisme nouvellement soumis aux logiques marchandes et à la domination capitalistique.
19D’un point de vue méthodologique et au regard des étapes du processus réifiant décrites plus haut, les discours en tant que pratiques sociales peuvent être révélateurs d’une logique sociale de réification en marche. Les discours, en leur qualité de « fait social » et de « réalité pratique » (Olivesi, 2004 : 60), peuvent alors être conçus aussi bien comme un objet que comme un outil de la réification et, par là, peuvent être à la fois révélateurs et catalyseurs d’une logique sociale de réification. En tenant pour dit que le processus réifiant suppose une catégorisation du monde qui se base principalement sur l’érection de différences, dès lors que ces dernières sont énoncées, elles prennent racine dans la réalité. Si la réification résonne comme un « pouvoir d’illusion » (Wenger, 2005 : 68), elle n’en génère pas moins des effets de réalité :
[…] la réification peut aussi donner aux différences et aux similitudes un caractère concret qu’elles ne possèdent pas en réalité. […] Bien que ce « quelque chose » soit probablement beaucoup plus diffus et abstrait dans la pratique, il acquiert subitement une nouvelle dimension une fois qu’il est énoncé. Il devient alors un objet de référence à défendre, à utiliser, ou encore à pervertir (Wenger, 2005 : 67).
20La réification peut ainsi à la fois insuffler et résulter des discours à teneur différentielle, lesquels portent et servent les stratégies d’acteurs.
21Relativement à notre hypothèse d’une exclusion des journalistes collaborateurs multiples dans l’entre-deux-guerres comme l’une des manifestations d’une réification du journalisme, il apparaît que la différenciation socioprofessionnelle à laquelle le Syndicat national des journalistes œuvre est essentiellement portée par des discours (Ruellan, 1997). C’est la raison pour laquelle nous devons prêter attention aux discours produits par les acteurs sociaux ayant participé à l’histoire de la formation du groupe professionnel du journalisme, les acteurs hors champ y compris. Notre approche sociohistorique veut que nous percevions les discours comme « témoins d’histoire » (Tournier, 1997 : 291) porteurs d’idéologie et, par conséquent, comme instruments chargés d’une fonctionnalité sociale. Les discours prennent une dimension stratégique dès lors qu’ils œuvrent à véhiculer les ambitions positionnelles des acteurs au sein d’un champ, en un temps donné.
22L’abondance des discours des instances professionnelles autour de la définition du journaliste et du journalisme, depuis la fin du XIXe siècle et jusqu’à son institutionnalisation en 1935, laisse entrevoir une nette évolution dans le traçage des traits de la figure idéal-typique du journaliste. D’une caractérisation abstraite, voire lyrique, toujours nébuleuse, le journalisme et ses pratiquants finiront par faire l’objet d’une définition essentiellement socioéconomique fixée par la loi. Nous interprétons ce glissement des discours corporatistes, prescripteurs de normes identitaires et de pratiques dans l’entre-deux-guerres, comme la première étape d’une réification qui passe par celle de la définition du journalisme et du journaliste. Alors que les discours professionnels travaillent à la construction d’un idéal-typique du journaliste, nous verrons qu’ils rapportent au fil des années un net durcissement et un cadrage progressif de ses traits. Dès lors, en suggérant la réification en processus tendant vers une fixation et une stabilisation du mobile et de l’abstrait (Charbonnier, 2008), il devient possible de déceler des indices de sa progression à partir de discours identitaires, trahissant l’inscription des acteurs dans cette même logique.
23Dans l’entre-deux-guerres, la crise dont souffre la presse en Europe prend une double tournure pour les journalistes français. Elle est d’ordre économique avant tout : l’évolution des salaires n’a pas suivi celle du coût de la vie et les difficultés économiques de l’industrie de presse ne positionnent pas la rémunération des rédacteurs en priorité (Delporte, 1999). Certainement pour la première fois depuis la Révolution française, la situation des journalistes touche à un « régime de misère » (Le Figaro, 20 février 1926) profond et généralisé qui amène les principaux intéressés à s’éloigner de l’idéal libertaire dans lequel ils baignaient jusqu’ici. Christian Delporte résume bien la posture du journaliste à l’époque : « En 1914, il se croyait encore écrivain libre, indépendant comme le médecin et l’avocat ; en 1918, ou au-delà, il se réveille salarié et, qui plus est, salarié précaire » (1999 : 202). Pour illustrer le déclassement commun à une majorité de journalistes de l’époque à l’issue du premier conflit mondial, il apparaît qu’en 1925, alors qu’un rédacteur en chef peut prétendre à un salaire mensuel moyen de 2 000 à 10 000 francs et un secrétaire de rédaction à un salaire de 2 000 francs, le rédacteur ne peut espérer une rémunération à peine supérieure à celle d’un ouvrier qualifié d’imprimerie de presse, soit 1 000 francs en moyenne (Delporte, 1999).
24Cette crise est aussi d’ordre moral. Lorsque l’on taxe les intellectuels d’incarner « les propagateurs d’idées fausses et de fausses valeurs, qui leurrent les individus en leur imposant une vision erronée des réalités » (Balmand, 1992 : 34), les journalistes sont quant à eux considérés comme « un ramassis de maîtres-chanteurs, d’affairistes, de pillards, de spéculateurs, de trafiquants de décorations, de fabricants de fausses nouvelles, de politiciens ratés. Cette tourbe est censée représenter l’esprit français, le génie latin, l’honneur national, la conscience civique et toutes les vertus cardinales » (L’Humanité, 31 décembre 1923). La situation économique déplorable des journaux pousse leurs propriétaires à recourir aux capitaux extérieurs au secteur et au pays. La concentration s’intensifie et les dérives politico-financières se multiplient. Les raccourcis faits entre presse et argent s’axent sur une dénonciation d’une corruption déjà bien connue dans l’industrie de presse. Avant même les affaires Oustric et Stavisky aux retentissements considérables dans les années 1930 et révélant les pratiques courantes de chantage et d’enveloppes dans le journalisme financier, l’affaire Hanau et celle des emprunts russes ont déclenché une série d’accusations publiques portant sur la vénalité de la presse.
25Cette période est alors marquée par une volonté farouche du Syndicat des journalistes, bientôt rebaptisé Syndicat national des journalistes, de s’arroger le monopole de la représentation, de délimiter le groupe pour ainsi l’épurer et de l’institutionnaliser de manière à prétendre aux avantages matériels et symboliques qu’il entend mériter. À cet effet, le syndicat met au point un idéal-typique du journaliste inspiré du modèle ouvrier alors loué et qui a déjà fait ses preuves en matière de négociations syndicales. Caractéristique de l’« esprit des années vingt » (Ory et Sirinelli, 1986) qui renvoie à une phase de réévaluation des valeurs et des comportements fondée sur une logique de classe (employeurs/travailleurs), ce modèle rompt avec le fonctionnement conservateur de la « grande famille » de la presse au sein de laquelle directeurs et journalistes entretenaient une apparente camaraderie. Le syndicat travaille à une définition du groupe et à son unité, à l’appui de stratégies de différenciation qui reposent essentiellement sur un système axiologique de valeurs distinguant des « vrais » journalistes par opposition à d’autres, « faux », et dénonçant l’émergence d’un journalisme « mercenaire » aux dépens d’un journalisme « authentique ».
26L’évolution des discours produits par les représentants du syndicat autour de la définition du journaliste, ou de ce qu’il doit être, de 1918 (date de sa création) à 1935 (date de la satisfaction de ses revendications par la promulgation de la loi Brachard), accompagne celle du portrait idéal-typique du journaliste, lequel, à terme, empruntera des traits aux antipodes de ceux, originels, qui se sont formés au cours du XIXe siècle. De rédacteur initialement assimilé à un auteur « écrivain patriote » (Prodhomme, 2003 : 74), émancipé et attaché aux libertés individuelles, le journaliste devra alors témoigner de valeurs et de conduites collectives jusqu’ici proscrites.
27Les années d’entre-deux-guerres signent la volonté quasi obsessionnelle du Syndicat des journalistes de définir le journalisme et le journaliste selon des critères plus ou moins tangibles. Comme d’autres acteurs du champ depuis le XIXe siècle, le syndicat fait face à la difficile rationalisation tant de l’identité que de la pratique journalistique. Nous interprétons cette détermination du syndicat à circonscrire le journaliste et le journalisme dans un périmètre d’activité prescrit comme une volonté de leur réification.
28Dans les premières années d’existence du Syndicat des journalistes, avant l’accession de Bourdon à sa tête en 1922, la stratégie du comité fondateur consiste essentiellement à regagner la confiance de l’opinion publique en appelant à la restauration d’un journalisme moral et en promouvant l’image d’un journaliste « travailleur intellectuel ». Avec l’arrivée de Bourdon en meneur, qui saisira mieux les rouages des négociations syndicales, cette représentation se durcit peu à peu en se rapprochant de celle du prolétaire et traduit un revirement des stratégies syndicales qui s’axent, au moyen des principes défendus et de l’orientation de ses arguments, sur une exigence normative induite par l’« air culturel » dont les journalistes sont, « comme n’importe quel acteur social, fortement dépendants » (Derville, 1999 : 157).
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31À l’instar des autres adhérents de cette confédération, en arborant l’habit du travailleur, les journalistes souhaitent véhiculer l’image de « citoyens comme les autres » (Mercure de France, 15 novembre 1920) vivement touchés par la question sociale, sans pour autant renoncer à l’image de l’intellectuel, porteuse de prestige social. Ils se distancient ainsi de l’exécutant et se défendent d’être « des employés, réduits à une besogne tracée à l’avance, mais des collaborateurs […] aptes à obtenir des droits supérieurs à ceux des employés10 ». Ce qualificatif de travailleur vise aussi bien la revendication de droits identiques aux professions manuelles face aux instances patronales et politiques, qu’une démonstration auprès de l’opinion publique de la nature laborieuse de l’activité intellectuelle et de sa fonction sociale. Jouvenel écrit dans ce sens : « Avocats, professeurs, journalistes, fonctionnaires, ingénieurs, médecins, intellectuels qui tirons nos ressources et notre influence de l’exploitation de notre cerveau, occupons-nous aujourd’hui dans la vie des nations autant de place que dans leur politique ? » (1928 : 63).
32À l’époque, le journaliste se perçoit comme membre social et professionnel de la bourgeoisie dont il est, du reste, le plus souvent issu ; il « estime appartenir à une profession libérale, au même titre qu’un avocat ou un médecin, et se range parmi les intellectuels » (Delporte, 1999 : 122). Cependant, la récession économique qui a suivi la Première Guerre a mené une large part des journalistes à la ruine et relativise cette posture en révélant le manque de protection sociale de ces derniers. C’est pourquoi, très rapidement après l’arrivée en 1922 de Bourdon, qui deviendra une figure centrale dans l’histoire du syndicat (Ruellan, 1997), le discours autour de la figure du journaliste se radicalise et gagne en pragmatisme et en précision, référant progressivement à un lexique proche de celui du syndicalisme ouvrier.
- 11 L’expression d’« ouvrier intellectuel » pour le journaliste est analogue à celle d’« ouvrier de la (...)
33Bourdon saisit rapidement l’intérêt d’adhérer, du moins dans la forme, à une conscience ouvrière. Le syndicaliste opère alors un glissement du débat vers le terrain professionnel. Son discours dévie sensiblement vers un registre plus rationnel et plus concret en plaçant le rédacteur au centre de la chaîne de production de l’information et des rouages de l’économie des journaux : le journaliste devient un ouvrier11 et la presse, une « usine » (Le Figaro, 19 février 1926).
- 12 Rapport fait au nom de la commission du travail chargée d’examiner la proposition de loi de M. Henr (...)
34Un nouveau discours émerge alors, teinté de populisme et empreint de termes issus du champ sémantique du syndicalisme ouvrier tels que « revendications », « conditions de travail » ou encore « salariat » et « garanties » (Delporte, 1999 : 205). On y relève également une rationalisation de la tâche journalistique qui gomme la dimension intellectuelle du journalisme pour accentuer celle de l’exécutant. Le rapport Brachard fondera d’ailleurs son argumentation sur ce principe : « Mais n’est-ce pas déjà travailler pour cet équilibre que de donner à la profession une organisation équitable et rationnelle, et de fournir au journaliste, opiniâtre et souvent modeste, ouvrier d’une création quotidienne, en même temps que des garanties de sécurité, dues à tous les travailleurs, des moyens sûrs de sauvegarder sa dignité12 ? »
- 13 François Spoturno, rebaptisé Coty, riche parfumeur reconverti dans la presse pour assouvir ses ambi (...)
35L’enjeu premier de cette requalification du journaliste en « ouvrier » est d’insister sur la scission entre travailleurs et employeurs, et faire signe que les deux classes ne partagent dorénavant plus les mêmes intérêts : « Le contact, jadis constant, entre le directeur et les rédacteurs, est rompu », confirme Bourdon (Le Figaro, 19 février 1926). En 1926, l’achèvement de la « grande famille » et d’un mode conservateur des relations entre patrons et employés amène François Coty13, fraîchement propriétaire du Figaro, à écrire en préface d’une série d’articles sur la condition de la presse et des journalistes signés par Bourdon, l’un de ses rédacteurs : « Il est souhaitable que le plan de M. Bourdon provoque un accord entre les bons, les véritables ouvriers de la presse, mandatés régulièrement par leurs confrères, et ceux qu’ils appellent volontiers les patrons » (Le Figaro, 19 février 1926). Il s’agit donc de favoriser les négociations avec le patronat, lesquelles, contrairement au cas des ouvriers de l’imprimerie, restent encore chancelantes dans le cas des rédacteurs.
36La démarche de requalification (ou de déqualification) du journaliste en « ouvrier », aussi démagogique qu’elle apparaît, s’inspire nettement de la pensée de certains réformateurs sociaux qui, depuis le début du siècle, véhiculent le message moralisateur : « Conformez-vous au modèle du bon ouvrier régulier au travail et discipliné dans ses mœurs, ou vous ferez partie de ces misérables exclus de la société industrielle » (Castel, 1995 : 330). L’ouvrier incarne la nouvelle norme socioprofessionnelle et le syndicat doit s’y conformer pour gagner en légitimité et faire entendre ses revendications : « Point d’autres relations normales que celles de l’œuvre et de l’ouvrier » (RB : 287), insiste Émile Brachard dans son rapport. Aussi faut-il comprendre que lorsque les représentants du syndicat définissent le journaliste comme un « ouvrier intellectuel », fidèle et désintéressé, ces attributs, dès lors qu’ils sont énoncés, œuvrent à trouver une matérialité dans l’imaginaire collectif.
37Alors que la loi de 1881 a appuyé l’émergence d’une « conception mythique de la liberté de la presse et de l’indépendance des journalistes » (Delporte, 1999 : 19), moins d’un siècle après les débuts de l’industrialisation de la presse en France, le journaliste se déleste du mythe de l’« ombudsman », médiateur libre « indépendant de la rédaction » (Le Bohec, 2000 : 238), pour revendiquer son assignation à la réalisation comptée d’une tâche prescrite en qualité d’employé contribuant à un dessein plus vaste de rentabilité d’un journal.
38L’ambition première du syndicat est clairement de faire entrer les journalistes dans la « société salariale » (Castel, 1995), laquelle entérine l’ère du travail défini par la tâche au profit d’une autre où le travail est évalué par le décideur en fonction d’un temps prescrit, et institue la circonscription des travailleurs dans un espace de travail, lui-même propice à l’observation des temps travaillés. La nouvelle caractérisation du journaliste idéal-typique rompt singulièrement avec celle de l’origine. Elle est circonscrite à une définition socioéconomique qui dépeint le journaliste comme « un salarié, attaché à son journal par un contrat de louage de services, astreint à une besogne déterminée, souvent à des heures de travail dont le nombre est stipulé, chargé de responsabilités précises » (RB : 2) et ayant « pour occupation principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession dans une publication quotidienne ou périodique éditée en France, ou dans une agence française d’informations » (art. L.7111-3 du Code du travail). Cette définition du journaliste s’inscrit en totale contradiction avec une traditionnelle conception du journalisme comme pratique « occasionnelle, toujours fantaisiste » (Voyenne, 1959 : 910) et avec une représentation initiale du journaliste comme irréductible à toute dépendance matérielle induite par la fidélité à un unique employeur et comme réfractaire à un salariat asservi et discipliné, exempté de responsabilité individuelle.
39En requérant le statut salarial et la protection qu’il renferme, les représentants syndicaux destinent les journalistes à la sujétion. En ce sens, la loi de 1935 permettra d’institutionnaliser la profession en même temps que sa domestication. Les discours syndicaux entendent présenter les journalistes comme enclins à se conformer aux nouvelles exigences capitalistes et à accueillir cette protection en contrepartie de leur assujettissement à l’industrialisation. Le rapport du Bureau international du travail en 1928 précise à ce propos :
- 14 « Les conditions de travail et de vie des journalistes », Rapport du Bureau international du travai (...)
Actuellement, les nécessités de la grande presse font que le travail des journalistes se spécialise, se régularise. Pour assurer le fonctionnement ininterrompu du mécanisme complexe qu’est devenu le journal, il a fallu imposer une discipline, différencier, puis grouper les efforts. Le journaliste moderne est, de tous les travailleurs intellectuels, un de ceux dont le travail, en dépit de certaines apparences, a le caractère le plus obligatoire et le plus régulier14.
40L’idéal-typique du journaliste promu par le syndicat, passant du « travailleur intellectuel », catégorie large englobant d’autres professions intellectuelles fédérées autour de la Confédération des travailleurs intellectuels, à l’« ouvrier de la pensée », renvoyant à une classification économique concrètement circonscrite à la chaîne de production de l’information, fait partie d’un travail de valorisation et d’homogénéisation du groupe qui repose sur des principes de transparence et d’abnégation. Ce portrait idéal-typique s’érige en opposition à ceux que le syndicat dénonce alors vigoureusement comme des « intrus » concourant, d’après ses représentants, à la dévaluation des salaires et à la condition médiocre des journalistes, et nuisant à la qualité de l’information. La dénonciation à l’encontre des amateurs s’inscrit logiquement dans une démarche d’affirmation d’une professionnalité, entendue comme des capacités et une identité professionnelles. En revanche, il est plus étonnant de constater la condamnation d’une catégorie d’acteurs traditionnellement attachés au champ qui, selon nous, mérite une attention plus approfondie.
- 15 Dans l’édition, en général, avant même de parler de collaborations multiples, il était d’usage au X (...)
41Les journalistes collaborateurs multiples sont eux aussi la cible de l’anathème syndical, alors même qu’ils s’inscrivent dans un procès de travail multiple et dans une modalité traditionnelle de la pratique journalistique, préexistant même au journalisme mensualisé. Toutefois, dans l’entre-deux-guerres, la collaboration multiple devient la règle par défaut et révèle alors l’ampleur de l’émiettement de la profession, de sa dispersion et de sa difficile rationalisation, a fortiori en cette période ressentie de crise. Le « collaborateur du dehors »15 se présente comme allant à l’encontre de l’idéal-type forgé par le syndicat et contrarie l’unité du groupe appelée par ce dernier. Il dessert ainsi l’action du syndicat pour l’obtention d’un statut salarial et professionnel.
42La dénonciation des journalistes collaborateurs multiples intervient à un moment où le « compromis social » (Castel, 1995) ne peut se développer que dans un contexte normatif qui valorise la conformité. Les journalistes collaborateurs multiples entravent l’élan uniformiste du Syndicat national des journalistes vers un statut généralisé et préjudicient l’insertion du groupe dans la société salariale. Ils incarnent « une catégorie de journalistes » qu’il convient d’exclure « du bénéfice du Statut » (RB : 31), étant donné qu’ils ébranlent le projet de « domestication de l’incertitude et de la sécurisation des parcours individuels » (Pilmis, 2008 : 26) fomenté par le syndicat. Pratiquer la collaboration multiple les maintient hors du cadre normatif tracé par le Syndicat national des journalistes, au sein duquel chaque « personnalité » doit être « encline à se fondre dans l’ensemble » et doit s’intégrer dans un « travail collectif, ordonné, discipliné » régi par les règles « communes au service […] sinon à toute la rédaction » (Bourdon, Le Figaro, 19 février 1926).
43En 1926, Bourdon rédige une série d’articles successifs pour Le Figaro intitulée « Pour la défense de la presse française », que nous avons déjà évoquée plus haut et qui fera par la suite l’objet d’une publication dans le bulletin syndical Le Journaliste. Sous une forme trilogique, cette série portant sur « la condition des journalistes » prend la curieuse tournure d’un appel syndical au patronat. Le premier volet de la série paru le 19 février traite des revendications générales du syndicat. Le second, paru le lendemain, focalise sur la « question sensible » de la revendication salariale et expose les exigences du syndicat en la matière en des termes experts, voire jargonneux ; il y est notamment question des coefficients de salaire, d’où notre déduction d’un discours s’adressant à la profession et au patronat. L’article s’achève sur deux limites qualifiées d’« objections » à l’aboutissement favorable des revendications : « l’excès de l’offre » comme résultat de la prolifération des « intrus » et les collaborations multiples « qui, depuis la guerre, [ont] pris des proportions inquiétantes » (20 février 1926). Le syndicaliste nuance cette incrimination par la nécessité de considérer deux formes de collaboration multiple.
44Dans l’article concluant la série, si les deux catégories ne sont à aucun moment explicitement distinguées, il reste que le lecteur les devine. Le syndicaliste décrit dans un premier temps avec flagornerie le profil type du collaborateur multiple — en accomplissant d’ailleurs la prouesse de ne jamais le citer en tant que tel — comme un spécialiste thématique. Sa professionnalité est reconnue, puisqu’il est d’emblée qualifié de « journaliste » et son professionnalisme est d’ailleurs loué :
Voici un journaliste qui remplit sa fonction avec une irréprochable conscience. Il est attentif, zélé, rapide, toujours prêt au service du journal, présent chaque fois qu’il faut. […] ce journaliste a de la culture, de la curiosité d’esprit, de la résistance physique, une grande facilité de travail, et, prenant sur son sommeil, ses repas ou ses plaisirs, il trouve en outre le temps d’être critique littéraire, dramatique, artistique, chroniqueur, d’écrire sur la politique étrangère ou sur le sport, de publier des livres d’histoire ou de critique, des romans, de faire jouer des pièces de théâtre, bref de se constituer une spécialité en marge de son poste de journaliste (Le Figaro, 21 février 1926).
- 16 Notons que, parallèlement à cette pratique contrainte effective de la collaboration multiple, on re (...)
45Dans un deuxième temps, ce portrait est contrebalancé par les failles découlant de la modalité de pratique du collaborateur multiple. Dès lors, ce n’est plus le collaborateur, mais la collaboration multiple qui est visée. Alors que le collaborateur pratique la non-exclusivité dans une volonté émancipatrice, la collaboration est, elle, dépeinte en pratique fatalement subie16, condamnant plus que « la qualité technique de l’information », la condition de « l’intellectualité française » à la médiocrité :
Le travail de l’esprit est le fruit d’une chimie cérébrale qui s’accommode malaisément d’une hâte excessive et d’un enfantement sans repos. Même au journaliste, bien que son rôle soit d’improviser, et justement parce que c’est là sa fonction, il faut le recueillement, la réflexion, le temps nécessaire à la germination. Nombreux sont, hélas, nos confrères surmenés par un travail excessif, et que l’on voit ou contraints de s’arrêter net ou traînant à travers les rédactions une irrémédiable fatigue. Ici, la question du journalisme rejoint l’intérêt supérieur de l’intellectualité (Le Figaro, 21 février 1926).
- 17 « Les conditions de travail et de vie des journalistes », Rapport du Bureau international du travai (...)
46Dans cette série d’articles, la pratique de la collaboration multiple est réduite à la seule question des salaires. Elle y est réifiée, restreinte à un « système », à un « phénomène », à une « nouveauté », à une « chose » ou encore à une « question ». Le discours du syndicaliste soustrait le pratiquant de la pratique. Non conformes aux attentes normatives édictées par le syndicat, les collaborateurs multiples sont tantôt caractérisés selon l’argument de la nouveauté et de la conjoncture puisqu’ils incarnent une « anarchie du présent » (20 février 1926), tantôt selon l’argument de l’amateurisme, les résumant à une « mauvaise coutume » qui fait d’un journal « un bureau où, contre un salaire insuffisant, l’on échange un travail hâtif » (20 février 1926), qui compromet de la sorte l’esprit collectif et pervertit « l’âme de la maison » (20 février 1926). Les propos du rapport parlementaire établi par le député et journaliste Brachard usent du même procédé réifiant en assimilant les collaborations multiples à des « tares » qu’il faut « ignorer » et ne pas « tolérer », de manière à ce « qu’elles disparaissent […] pour le bien de la presse française ». Le même constat est également fait dans l’appréciation des lignes du rapport d’étude du Bureau international du travail paru en 1928 où les collaborateurs multiples sont assimilés à un « système » qui « tend lui aussi à diminuer ; les journalistes le combattent en général, comme favorisant les bas salaires17 ». Ce discours disqualifiant est renforcé par une réification des collaborateurs multiples donnant à penser la collaboration multiple comme une modalité de pratique marginale, voire déviante, à éradiquer.
47Par l’intermédiaire du concept de réification, Lukács entendait dénoncer la « chosification » de la vie, une tendance à la dépersonnalisation, à la soustraction du qualitatif au quantitatif ainsi qu’à la rationalisation des rapports sociaux, « ce désir de tout réduire à des chiffres et des formules » (Charbonnier, 2013). Force est de constater que les discours syndicaux réifiants autour des collaborateurs multiples rapportés plus haut laissent entrevoir cette tendance. L’identification amalgamée des indignes par contraste avec les journalistes « dignes de ce nom » plébiscités par la Charte des devoirs des journalistes de 1918, amène clairement à penser cette réification des collaborateurs multiples comme partie prenante du procès de hiérarchisation de la classification socioprofessionnelle et, par conséquent, de différenciation. Par une réduction objectivante des propriétés des collaborateurs multiples, la corporation s’anoblit en imputant à ces derniers une identité chargée de négativité témoignant de la positivité de la sienne : « On aboutit alors à une conception <essentialiste> [des] comportement[s] par la tendance à naturaliser la propriété négative considérée et à homogénéiser (massifier) la classe des porteurs d’une telle propriété, c’est-à-dire à les rendre individuellement indiscernables, ce qui facilite la perception réifiante » (Lazzeri, 2011 : 279-280).
48Réification et différenciation participeraient donc bien d’une même logique sociale.
49En postulant avec Honneth que la réification participe d’un processus caractérisé par le passage d’une phase de « reconnaissance » (posture authentique et engagée) à une autre de « connaissance » (posture objectivée et désengagée), nous pouvons interpréter le revirement des discours du Syndicat des journalistes dans l’entre-deux-guerres et du portrait idéal-typique du journaliste qu’il forge comme la manifestation d’un projet réifiant du journaliste et du journalisme. Ces observations nuancent la thèse lukácsienne d’une réification totalisante et conduisent à envisager la réification moins comme processus constitutif d’un système total de domination et des mécanismes d’intériorisation idéologique, que comme un type d’action contrainte qui limite et détermine l’action en resserrant le champ des choix possibles (Martuccelli, 2004).
50Une attitude réifiante ne se réalise que si l’individu (ou le groupe) perd de vue sa reconnaissance préalable ou, en termes lukácsiens, sa « première » nature. Selon Honneth (2007), deux situations peuvent motiver un tel oubli : soit une participation à une pratique sociale dont la fin intrinsèque est la simple observation d’autrui au point d’annihiler la conscience d’une relation sociale préalable, soit un enrôlement des individus dans un système de convictions qui incite à une dénégation de la reconnaissance originelle. Dans le cas qui nous intéresse, la seconde option semble plus pertinente. Sans aller jusqu’à penser avec excès et déterminisme que la réification « déshumanise », comme Lukács l’avançait, nous convenons que cette réification des collaborateurs multiples procède d’un oubli de la reconnaissance préalable, dans la mesure où elle participe d’une « dénégation » qui n’est pas sans servir l’ambition du syndicat de circonscrire un groupe légitime auquel il destine des avantages, avant tout matériels.
51Ce dernier constat nous amène à penser la réification dans sa triple dimension. La réification est d’abord intersubjective, à l’échelle de la profession et à des fins de limitation, de préservation et de reconnaissance du collectif. Les historiens sont unanimes pour dire que la collaboration multiple est fort répandue dans l’entre-deux-guerres. Deux types de collaborateurs multiples coexistent dans l’entre-deux-guerres : les collaborateurs journalistes à plein temps et les collaborateurs non-journalistes (Martin, 1997). Cette dernière population qui réunit une grande diversité de profils (fonctionnaires, enseignants, etc.) s’est densifiée depuis la fin du XIXe siècle sous l’effet de l’expansion de la frontière (Ruellan, 1997). Si la caractérisation de la collaboration multiple est aisée dans ses principes d’exercice, celle du collaborateur multiple est donc plus ambiguë à l’époque. Or, nous venons de souligner l’utilité instrumentale que présente la réification des collaborateurs multiples dans la stratégie de délimitation du groupe légitime. La réification des collaborateurs multiples s’apparenterait alors à une neutralisation d’une posture de reconnaissance qui, dans ce cas précis, « sert à résoudre intelligemment des problèmes » (Honneth, 2007 : 77).
- 18 À ce critère du volume s’y en ajoutent d’autres, objectifs (ancienneté, importance de la fonction, (...)
52Cela nous conduit à dégager la deuxième dimension de la réification, subjective, qui tiendrait d’une autoréification. L’hypothèse d’une réification d’autrui génératrice d’une forme déterminée d’autoréification telle que Honneth l’a suggérée, tend pour le cas étudié à se dessiner sur deux plans. D’une part, la réification des collaborateurs multiples aboutit fatalement à celle du groupe légitime. D’autre part, nous l’avons dit, la collaboration multiple n’est pas une forme de pratique journalistique inédite en ce début de siècle, mais constitue une modalité pionnière de l’exercice du métier journalistique impliquant une non-exclusivité des services du rédacteur à une unique entreprise de presse, une présence facultative, voire une absence du rédacteur sur un lieu de travail formel et une rémunération en fonction, entre autres, du volume de texte produit et des tarifs d’usage18. Cela peut expliquer le discours malaisé de Bourdon à ce sujet, a fortiori parce que ce dernier la pratique.
- 19 Olivier Pilmis rapporte un double travail de distinction mené par les journalistes au cours des pre (...)
- 20 Qui êtes-vous ? Annuaire des contemporains, Paris, Ruffy, G. éditeur, 1924, p. 108. Les renseigneme (...)
- 21 Bourdon, « Solidarité ? », Annuaire général des lettres, 1933-1934, Paris, s.n., p. 20.
53Au cours de son mandat syndical, Bourdon est effectivement rédacteur au Figaro, mais il apparaît simultanément dans l’ours d’autres revues, telles que la revue littéraire Chantecler. De plus, nous avons évoqué plus haut le dilemme identitaire auquel fait face la profession, tiraillée entre l’image du prolétaire de presse et celle de l’intellectuel libéral. Certains travaux laissent entendre que le Syndicat national des journalistes, et spécialement Bourdon qui s’autodésigne comme porte-voix du syndicat, ambitionne alors de se défaire de l’image des « écrivains libres » et aspire ainsi à épurer la profession de la présence persistante de ces derniers, pourfendeurs du salariat journalistique et fervents pratiquants de la collaboration multiple19. Pourtant, à considérer le parcours de Bourdon et certains propos qu’il a lui-même tenus au cours de son mandat syndical, il apparaît qu’il n’est alors nullement question de totalement renoncer à cette représentation devenue mythique, parce qu’elle renvoie à un siècle où la presse arbitrait la vie politique, ni aux liens que le journalisme, et plus généralement la presse, entretient avec un monde littéraire fort en influence. Aussi observons-nous qu’au moment même où Bourdon travaille au sein du Syndicat des journalistes, il est recensé dans l’annuaire mondain Qui êtes-vous ?20, d’abord comme homme de lettres, puis en qualité de rédacteur au Figaro, selon l’ordre des indications mentionnées par le syndicaliste. Plus tard, dans l’Annuaire général des lettres de 193421, il est invité à intervenir sur la question de la solidarité entre hommes de lettres au même titre que six autres personnalités de renom du monde littéraire, parmi lesquelles Joseph-Henri Rosny, président de l’Académie Goncourt. Notons également le cumul de son mandat de vice-président de l’éminente Société des gens de lettres et de celui de secrétaire général du Syndicat national des journalistes, son statut de membre de la Société des amis de Zola, dont il sera occasionnellement le représentant, et les romans dont il a été l’auteur. Ainsi, pour la période étudiée, il peut en être déduit que la réification des collaborateurs multiples a trait à une expérience interne au groupe et relèverait de ce fait d’une attitude autoréifiante, proche de l’auto-dénégation. Cette attitude recoupe la remarque de Lukács lorsque celui-ci évoque la réification comme une seconde nature des relations sociales qui « n’est pas muette, sensible et dénuée de sens comme la première », mais qui converge vers « la pétrification d’un complexe de sens devenu étranger », un « ossuaire d’intériorités mortes » (Charbonnier, 2013 : 1).
54Enfin, la dernière dimension de la réification nous convie à interpréter celle-ci comme un processus objectif renvoyant les journalistes à leur rapport au monde. L’essentiel du « monde » auquel s’adressent les discours syndicaux dans l’entre-deux-guerres se laisse deviner dans l’argument du désintéressement omniprésent dans les archives syndicales. Cette mobilisation d’un discours du désintéressement ambitionne de convertir l’indifférence ou l’hostilité d’un tiers parti (le public) en coalition et en soutien pour la satisfaction d’intérêts matériels (Karpik, 2003). On comprend ainsi mieux les enjeux de la caractérisation de la collaboration multiple comme une pratique douteuse prenant part à « des tâches accessoires souvent obscures » et du collaborateur multiple en « mercenaire » (Pilmis, 2008 : 131) opportuniste « dépourvu de moralité », asservissant sa plume et ses idées pour son « industrie » et ses « intrigues » (Bulletin du Syndicat des journalistes, octobre 1922), au détriment de la mission civique que tout journaliste doit honorer.
55Finalement, sur un plan discursif, la réification des collaborateurs multiples dans les discours syndicaux parvient, par une stratégie de l’amalgame, « à simplifier et synthétiser le message » (Wenger, 2005 : 64), quitte à sacrifier en chemin une part même de ceux qui composent le groupe et à répudier une modalité de pratique qui a, en partie, fondé sa mythologie. Cette réification des collaborateurs multiples engage ici aussi à une (auto)réification du groupe légitime, entendue comme le don d’« une forme à l’interprétation » (Wenger, 2005 : 64), laquelle intervient au moment opportun d’une négociation de sens à des fins de résolution d’un conflit et de satisfaction d’intérêts. En atténuant les interférences potentiellement nuisibles à la clarté de son message, le syndicat décuple ses chances de faire aboutir des revendications, somme toute rationnelles, « essentiellement basé[es] sur le plan matériel » (Ruellan, 2011 : 114).
56Pour nous distancier des discours média-centriques qui étayent l’idée d’une possible autonomie du champ journalistique et nourrissent l’illusion substantialiste du champ comme espace « homogène, clos sur lui-même » (Olivesi, 2010 : 33), il nous faut aborder ce champ au travers le prisme des liens structurels qu’il entretient nécessairement avec d’autres composantes du monde social, et les logiques de différenciation qui s’y déploient comme le reflet de « la base de divisions plus profondes de la société » (Olivesi, 2010 : 36). C’est pourquoi la réification ou l’autoréification du journalisme traduite par l’exclusion des collaborateurs multiples dans l’entre-deux-guerres doit enfin être interrogée à la lumière de phénomènes débordant le seul cadre du champ.
57Le fait que cette exclusion, et a fortiori la réification à laquelle elle préside et de laquelle elle procède, prendra une tournure éminemment politique en étant encouragée par les acteurs étatiques et finalement institutionnalisée par la loi, témoigne de l’interpénétration des champs journalistique et politique de l’époque et nous invite à rechercher des éléments d’explication dans le contexte politique d’alors, à plus forte raison lorsque l’on prend la mesure de la teneur des discours syndicaux qui sous-tendent, nous l’avons vu, une confusion des intérêts corporatistes avec ceux de la République. Force est de constater que les journalistes incarnent en ce temps « les enfants chéris de la République » (Ruellan, 2011 : 114).
58Le début du XXe siècle marque les premières tentatives d’intervention des gouvernements européens en matière de travail et de gestion des travailleurs. Dans l’entre-deux-guerres, cette intervention redouble d’intensité : face à l’ampleur du chômage, les gouvernements européens s’engagent peu à peu dans les questions salariales. En France, l’instauration des charges sociales en 1920, et essentiellement des cotisations retraites, constitue l’un des principaux chantiers de l’État et témoigne de l’expansion du salariat. Or, un tel chantier exige la classification de la population active et l’identification des salariés, afin d’en contrôler les flux et ainsi permettre une régulation du marché du travail. Cette catégorisation des populations s’inscrit dans le prolongement du premier recensement des travailleurs en 1896 et de la réforme fiscale de 1914 prévoyant une imposition sur le revenu, laquelle exigeait déjà une classification socioprofessionnelle (Delalande, 2011).
- 22 Parmi les actifs non agricoles, le taux de salariat connaît une hausse de 80 % en 1911 (Marchand,19 (...)
- 23 Propos cités par Martin (1997 : 129).
- 24 Propos de Bourdon issus de l’Annuaire général des lettres, 1933-1934, Paris, s.n., p. 21.
59Dérogeant à la norme salariale, les « travailleurs isolés »22 (Piketty, 2001) forment une catégorie regroupant l’ensemble des inclassables (travailleurs indépendants, intermittents ou à domicile) qui incommodent l’homogénéité statistique et l’efficacité de l’action politique. Leur mobilité les rend insaisissables. Cela explique que, depuis le début du siècle, les réformistes marginalisent volontiers ces insoumis à l’« ordre » du travail, à l’instar du journaliste Henri Avenel qui clame en 1903 : « Malheur à l’homme isolé ! Jamais on n’a mieux compris combien il est utile et efficace de réagir contre l’isolement de l’individu23 ». Sur le même registre, les discours du Syndicat des journalistes portent le salariat en vecteur d’intégration sociale et en antidote aux « maléfices de l’individualisme social24 », symbolisés de toute évidence par les collaborateurs multiples.
60Ces observations portent à considérer les attitudes réifiantes de la corporation journalistique à la fois comme un processus et un produit, tous deux insufflés par l’émergence de nouvelles pratiques institutionnelles. Ces attitudes s’édifient en processus, dans la mesure où elles participent d’un relais de pratiques institutionnelles, lesquelles encouragent à l’« autoprésentation » des individus et des groupes. Érigées en dispositifs, ces nouvelles pratiques enjoignent les individus comme les groupes à se mettre en scène publiquement selon des caractères prescrits et en feignant des sentiments et des objectifs convenus. À en croire Honneth, le champ du travail se prête tout spécialement à l’observation d’un tel processus. De là, les attitudes réifiantes de la corporation journalistique dans l’entre-deux-guerres peuvent être entendues comme les instruments d’une logique sociale de réification en cours d’institutionnalisation.
61Parallèlement, ces attitudes sont à envisager comme le produit de cette institutionnalisation de la logique sociale de réification à l’œuvre. La différenciation sur laquelle reposent ces attitudes et la dénégation d’une part d’agents qu’elle occasionne gagnent en efficacité à mesure que « la croyance en la validité des autres points de vue sur l’identité de l’agent se trouve neutralisée et elle se renforce lorsqu’elle reçoit une <certification> de la part des institutions politico-administratives » (Lazzeri, 2011 : 280). Au-delà du fait que la réification des journalistes collaborateurs multiples soit grandement facilitée par le monopole de la représentation dont jouit le syndicat et par l’absence effective de riposte, elle trouvera sa « certification » par la promulgation de la loi de 1935.
62En définitive, pour l’époque couverte, l’exclusion des journalistes collaborateurs multiples participe aussi bien d’une intériorisation des normes réifiantes institutionnalisées que d’une normalisation de la réification par son institutionnalisation.
63Le présent article a voulu souligner le potentiel heuristique que le concept de réification présente pour une analyse des mécanismes d’édification des frontières de la profession journalistique. Dans le cas traité, la force du concept réside dans la focale multidimensionnelle qu’il engage, y compris une exploration des logiques sociales animant le champ journalistique à un niveau microsocial propre au champ journalistique, à un autre, mésosocial, relatif aux industries culturelles, et à un dernier, macrosocial, renvoyant au hors champ (politique, social, etc.). De sorte qu’il invite à combiner des pans de littérature en sciences sociales très divers, mais complémentaires pour une considération plus fouillée de notre objet.
64En 1922, Lukács soulignait la difficulté de « percer à jour le voile de la réification » (1960 : 88). Force est d’admettre que, si l’évolution des sociétés laisse à de nombreux égards entrevoir de multiples pistes de vérification de son avancée, nous ne sommes pas en mesure de conclure à sa généralisation. Appréhender la réification en logique sociale, à plus forte raison selon une approche sociodiscursive, a surtout eu pour dessein d’insister sur le caractère évolutif et protéiforme du phénomène, corrélatif du renouvellement des normes selon les époques et les convenances collectives. Ce qui peut, en partie, expliquer son opacité. L’approche sociodiscursive que nous avons choisi d’adopter a voulu résoudre, du moins partiellement, l’écueil méthodologique déjà souligné pour une observation empirique du phénomène. En assumant une démarche résolument exploratoire, nous avons tenté d’expliquer les tenants de l’exclusion historique des journalistes pigistes du noyau de légitimité et, concomitamment, de saisir les dynamiques de différenciation qui ont contribué à la formation de l’identité journalistique et des normes d’activités journalistiques.
- 25 Cette représentation est déjà présente dans les comptes rendus des débats parlementaires précédant (...)
65À ce titre, le « flou » constitutif de l’identité journalistique a permis au groupe professionnel de réactualiser ses classifications et a fortiori d’ajuster et d’orienter ses attitudes réifiantes au gré de l’émergence de nouvelles concurrences et de nouveaux enjeux. La loi du 4 juillet 1974 (dite loi Cressard) finira par intégrer les journalistes à employeurs multiples (pigistes) dans la « société salariale » en actualisant l’article L. 761-2 du Code du travail. Elle mettra ainsi fin à quelque 40 années de dénégation en spécifiant que « [l]e journaliste professionnel est celui qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs publications quotidiennes ou périodiques ou dans une ou plusieurs agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources ». Seulement, cette intégration sera pour le moins limitée par le principe de la présomption salariale, qui met sous condition la reconnaissance socioprofessionnelle, et par des croyances qui ont eu tout le temps de profondément s’ancrer dans l’esprit collectif au sein du champ et au-delà. À y regarder de plus près, on remarque que la représentation massifiée et connotée des journalistes pigistes en « précaires » depuis les années 197025 et celle de la pratique de la pige comme étant fatalement subie et prêtant à des pratiques proscrites, toutes deux largement entretenues par les discours professionnels et scientifiques, participent toujours d’une logique sociale de réification qui tend, comme dans l’entre-deux-guerres, à s’institutionnaliser.
66Nous aimerions, pour finir, attirer l’attention sur les nombreux pans de réflexion auxquels renvoie le concept dense de réification que nous avons délibérément éludés et qui auraient pourtant permis tant de rendre à sa théorisation toute sa complexité que d’approfondir à bon escient notre analyse. Deux pistes mériteraient ainsi d’être creusées : la première se rapporte à l’articulation entre réification et conscience de classe que l’essai de Lukács remet longuement en question et qui aurait trouvé ici toute sa pertinence ; une seconde piste concerne l’adossement du concept de réification à celui de reconnaissance proposé par Honneth, et tout spécialement de reconnaissance juridique, qui aurait pu donner un éclairage utile à l’institutionnalisation des logiques réifiantes. Cela étant dit, le présent travail constitue un point de départ qui ne demande qu’à être dépassé et ses lacunes pourront aisément être compensées par la piste de réflexion qu’il a modestement voulu ouvrir.