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1Ce numéro de la revue Communication se propose d’étudier le pouvoir que peuvent exercer les fictions audiovisuelles, tant sur le plan cognitif que sur le plan comportemental, à l’échelle individuelle, mais aussi collective et sociétale. Un tel dossier thématique ne pourra manquer de surprendre ceux qui réduisent encore celles-ci à des productions ludiques et les considèrent comme des objets d’étude non sérieux, indignes de pénétrer le champ des recherches universitaires.

  • 1 Cette fonction divertissante rejoint à certains égards la thèse relative à la fonction d’évasion de (...)

2Les fictions audiovisuelles, en effet, ont d’abord souffert d’un lourd héritage philosophique peu favorable à leur valorisation : elles ont ainsi été longtemps ravalées au rang de simples créations imagières divertissantes1, avec tout ce que cette catégorisation comporte de péjoratif depuis que la pensée platonicienne a fait de l’imago en général et de l’œuvre d’art visuelle en particulier une mimèsis, soit une imitation trompeuse du réel (iconoclasme d’ailleurs accentué par la religion judaïque [Goux, 1978]), et que Pascal a vu dans le divertissement une activité futile et dérisoire, destinée à faire oublier à l’être humain sa finitude.

3Pourtant, les fictions audiovisuelles, qu’elles soient télévisuelles ou cinématographiques, sont bien plus que des récits imaginaires frappés d’irréalité et dotés d’un fort potentiel d’évasion. Comme tout type de fiction (Pavel, 1986 ; Schaeffer, 1999 ; Odin, 2000), les films et les séries entretiennent des relations complexes avec le réel. Ces relations ne sauraient s’épuiser dans un travail de copie dégradé par rapport à un supposé modèle, essentiel et vierge de toute représentation comme peut l’être le monde des idées chez Platon, ni même de réflexion spéculaire, plus ou moins fidèle, de notre société et de ses idéologies, ainsi que certains chercheurs ont pu l’envisager (Piemme, 1975). Si reflet il y a, celui-ci, loin de révéler une capture passive de l’existant, ne peut être qu’enrichi et transformé par le processus de création qui soutient l’activité de conception puis de production des scénaristes et des réalisateurs, et qui s’exprime finalement sous la forme d’une diégétisation active et originale. Mieux encore, les fictions audiovisuelles, si elles s’inspirent largement du cadre réel dans lequel nous évoluons, agissent en retour sur celui-ci, si bien que l’on devrait plutôt parler d’interaction à ce propos : rien d’étonnant à cela lorsque l’on considère, aux côtés de Peter Berger et Thomas Luckmann (2006), que la réalité est une construction socioculturelle, à laquelle les productions fictionnelles et symboliques participent. Enfin, elles peuvent remplir des fonctions autres que celles ayant trait à la distraction, par exemple des fonctions critiques, satiriques ou pédagogiques.

  • 2 Les séries télévisées, en effet, ont sans doute davantage souffert de ce discrédit, en France, que (...)

4Mais force est de reconnaître que d’autres reproches leur ont été adressés, au-delà des griefs relatifs à leur prétendue nature fallacieuse et illusoire, ou purement divertissante. Elles ont ainsi pâti du discrédit — en particulier les séries télévisées2 — qui s’est abattu sur l’industrie culturelle, associée à un consumérisme outrancier (à cause des procédés de reproductibilité des œuvres), où quantité rimerait avec perte de qualité et standardisation avec désacralisation. L’école de Francfort, avec les écrits de Theordor Adorno (1964 et 1969) et Max Horkheimer notamment, a renforcé l’idée que les individus cultivés se doivent de dédaigner les œuvres sérielles et les genres jugés mineurs au seul profit des arts et artistes consacrés. Des orientations esthétiques discriminantes que Pierre Bourdieu souligna également dans son ouvrage La distinction. Critique sociale du jugement, dans lequel hiérarchie des goûts et hiérarchie sociale sont mises en corrélation, déterminant les critères d’une culture légitime, par opposition à une culture de masse.

5Dans une telle perspective, la télévision, média populaire par excellence, est soupçonnée de véhiculer une sous-culture (Katz et Dayan, 1996), raison pour laquelle elle a mis tant de temps à se frayer une voie au sein de l’Alma Mater, à défaut d’avoir complètement acquis ses lettres de noblesse. Conscients des difficultés et opprobres auxquels se heurtent les chercheurs désireux d’étudier la télévision et plus encore les séries télévisées, Pierre Beylot et Geneviève Sellier, organisateurs d’un colloque et coordonnateurs d’un ouvrage collectif consacré à ce thème, faisaient ce constat affligeant d’un objet culturel toujours en quête de légitimité à l’aube du XXIe siècle : « L’idée d’organiser un colloque sur les séries policières télévisuelles visait d’abord à donner une légitimité à un objet culturel encore largement méprisé par l’Université, parce qu’il relève de la culture de masse la moins sérieuse, associant deux <handicaps>, la sérialité et la fiction » (2004 : 9). Et les deux chercheurs de noter, en outre, que de manière assez surprenante, ce type de fiction audiovisuelle n’a pas commencé à s’imposer dans les sciences de l’information et de la communication — où l’on aurait été pourtant en droit de les attendre —, puisque « les travaux de Dominique Pasquier et Sabine Chalvon-Demersay se sont faits en sociologie, c’est-à-dire en marge des champs institutionnels officiellement en charge des médias audiovisuels, la 18e et la 71e section du Conseil national des universités » (2004 : 9).

6Depuis une quinzaine d’années, néanmoins, on note un sensible infléchissement de cette tendance, les fictions audiovisuelles suscitant de plus en plus l’intérêt des universitaires, y compris dans le champ des sciences de l’information et de la communication. Celles-ci bénéficient non seulement d’un changement de regard de la part des chercheurs — les cultural studies ne sont d’ailleurs pas étrangères à cette revalorisation catégorielle (Le Guern [dir.], 2002a), que les « médiacultures » ont ensuite renforcée en refusant « le grand partage », c’est-à-dire « les médias d’un côté, la culture de l’autre » (Maigret et Macé [dir.], 2005 : 9) —, mais aussi d’un renouvellement intrinsèque beaucoup plus profond, en ce qui concerne les séries. Ce renouvellement, qui les rend plus attrayantes auprès du public, s’exprime par des innovations tant thématiques que formelles. L’apparition de nouveaux contenus, associée à l’évolution esthétique du genre avec la transformation, voire la transgression des normes classiques du récit et de la sérialité, a été largement soutenue par d’importantes mutations sociotechniques, comme la multiplication des chaînes, l’utilisation de la vidéo puis du DVD, enfin le développement d’Internet, qui stimulent la créativité des scénaristes et modifient les conditions de réception et d’appropriation des œuvres (Maigret et Soulez [dir.], 2007). Ainsi bon nombre de séries télévisées témoignent-elles aujourd’hui d’un véritable projet artistique (Esquenazi, 2009a) et reçoivent-elles parfois l’appellation de « néo-séries » (Perreur, 2011), notamment lorsqu’elles se présentent comme une critique de la société, à l’instar de Dallas, Friends, Sex and the City, Six Feet Under, Hill Street Blues, The Sopranos, Desperate Housewives, The Wire, Dexter… Autant de fictions qui ont contribué à remodeler le genre sériel et à assurer son succès. Leur prolifération, leur diversité, leur diffusion en prime time et leur audience attestent d’un engouement croissant. L’on est bien loin du temps où les soap operas avaient pour cibles principales les ménagères et ne passaient sur le petit écran que l’après-midi…

7Les monographies, réduites naguère comme une peau de chagrin, se multiplient désormais. Jean-Pierre Esquenazi (2010) se demande, dans un ouvrage au titre évocateur, si les séries télévisées ne seraient pas « l’avenir du cinéma », tandis que Sarah Sépulchre (2011) propose de les « décoder », que David Buxton (2011) analyse leurs « forme, idéologie et mode de production » et que François Jost (2011) essaie de répondre à la question : De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ? Certains, tel Vincent Colonna, parlent d’un Art des séries télé (2010) et osent même écrire, à l’instar de Martin Winckler (2012), un Petit éloge des séries télé. Les revues, enfin, n’hésitent plus à leur consacrer des numéros thématiques, de MédiaMorphoses, qui s’évertue à mettre en évidence, sous la direction d’Éric Maigret et Guillaume Soulez (2007), « Les raisons d’aimer… les séries télé », à Réseaux, où Olivier Donnat et Dominique Pasquier (2011) préfèrent dégager les caractéristiques d’une émergente « sériphilie à la française ».

  • 3 En ce qui concerne le film Le bonheur est dans le pré, voir Bley et Licht (2006). Pour Bienvenue ch (...)

8On reconnaît aujourd’hui à ces programmes la capacité de séduire des individus cultivés et de modifier les représentations mentales des téléspectateurs et des cinéphiles, voire de changer leur mode d’être en proposant des modèles d’action. Après celles de Béatrice Cormier-Rodier (1994), les recherches de Sabine Chalvon-Demersay (2004) et de Guillaume Le Saulnier (2011), par exemple, ont montré que les héros fictifs des séries policières possèdent une véritable influence sur l’image que l’opinion publique possède du métier de « flic ». Les nombreuses séries qui mettent en scène, depuis une vingtaine d’années, le métier d’urgentiste ou de médecin (Urgences, Grey’s Anatomy, Dr. House) sont également aptes à créer des vocations (Bigeon, Dosnon et Guichard, 2010). Un feuilleton aussi léger, en apparence, que Plus belle la vie, est capable de faire passer des messages idéologiques ou citoyens auprès des téléspectateurs, de sensibiliser ces derniers à des thèmes tels que le don d’organes, l’homosexualité et la diversité socioculturelle, de susciter un débat public, ainsi que cela ressort sur les forums spécialisés (Bryon-Portet, 2012), ou encore de valoriser l’image d’un territoire, en l’occurrence la ville de Marseille (Bryon-Portet, 2011). De la même manière, des films comme Le bonheur est dans le pré et Bienvenue chez les ch’tis ont contribué à véhiculer une image positive du Gers et de la région du Nord-Pas-de-Calais, en construisant puis en diffusant une véritable identité socioculturelle autour de la convivialité et du bien-vivre, ainsi qu’en ont témoigné la presse locale ainsi que différentes enquêtes3. Enfin, des chercheurs ont souligné la « vertu civique des sitcoms » (Gamson, 2001) et exploré la façon dont les séries télévisées contribuent à forger l’opinion dans le champ politique (Belletante, 2009 et 2011). Certains d’entre eux sont allés jusqu’à se demander si la présence d’un président des États-Unis noir dans la série 24 heures chrono (le président David Palmer) n’a pas aidé les États-Uniens à se familiariser avec cette idée, à faire tomber certains comportements racistes et par conséquent à faciliter l’arrivée au pouvoir de Barack Obama, tandis que des journalistes comme Brian Stelter (2008), du New York Times, préfèrent considérer la série pionnière The West Wing (diffusée en 1999 et 2006 sur NBC) comme celle qui fut le déclencheur, par l’entremise du président hispanique Matthew Santos.

  • 4 Jost, notamment, relève cette tendance des séries actuelles à créer des « no genre’s land, où une i (...)

9Ce phénomène de (re-)construction de la réalité paraît en outre favorisé par la confusion croissante qui existe aujourd’hui entre la fiction et le réel dans bon nombre de productions audiovisuelles. Chalvon-Demersay (1999) évoquait déjà une « confusion des conditions » à propos de la série Urgences, qui repose sur un certain réalisme tout en jouant sur l’idéalisation, tandis que Steve Jenkins (1984) et Robert J. Thompson (1997) faisaient remonter à Hill Street Blues, au début des années 1980, ce tournant télévisuel, caractéristique de la quality television et d’un mélange des genres. Selon Hervé Glevarec (2010), pour qui ce « trouble dans la fiction » doit moins à un régime de « fiction réaliste » qu’à un régime de « réalisme fictionnel », une telle évolution atteste de l’avènement d’un nouveau modèle, celui de la post-télévision (fondé sur le réseau notionnel effet de réel, cadre d’interprétation, horizon d’attente et enquête), succédant au modèle de la néo-télévision (fondé sur les principes réalisme, genre, promesses de genre, décodage). Les hybridations actuelles, où des œuvres empruntent à la fois à la fiction et au documentaire, associent « mode fictif » et « mode authentifiant » (Pontarolo, 2004) et peuvent aboutir à de véritables productions « transgénériques »4. Le développement du storytelling, dans des sphères aussi différentes que celles du marketing, de la politique et des séries, participe également d’un brouillage des frontières et d’une transformation représentationnelle (Salmon, 2007).

10Cette influence des fictions — qui doit sans doute beaucoup à leur capacité d’exemplification — est telle que d’aucuns dénoncent leur pouvoir potentiellement manipulatoire. Les uns pointent leur aptitude à modifier le réel, tandis que les autres les soupçonnent d’être des instruments de propagande qui naturalisent des rapports de domination existants (Piemme, 1975). Enfin, il convient aussi de prendre en compte les bouleversements qu’entraînent, dans le domaine audiovisuel, les dernières innovations techniques, et plus précisément la convergence des écrans (par exemple, l’arrivée de iTV chez Apple) ou encore l’interconnectivité des écrans avec le réseautage (phénomène grandissant du visionnement sur demande et du « média social » qui permet aux téléspectateurs-internautes de réagir en direct aux diffusions d’émission-événement). Autant de dispositifs qui ont une influence non seulement sur la production des fictions, mais aussi sur leurs effets. De fait, le principe du crossmédia et, au-delà, celui du transmédia ont modifié le rapport du consommateur au produit audiovisuel.

11Ainsi, parallèlement à la reconnaissance d’un pouvoir d’influence des fictions, les recherches universitaires accordent un rôle accru au public dans ce processus de co-construction représentationnelle et actionnelle, les destinataires étant capables de résister à des messages trop fortement manipulatoires et de négocier le sens de leurs séries préférées. Les études pionnières menées sur le feuilleton étatsunien Dallas ont été, à cet égard, particulièrement révélatrices. La sociologue néerlandaise Ien Ang (1985) a dégagé, parmi les motivations spectatorielles, un attachement tout particulier au réalisme émotionnel exprimé par les personnages de ce soap opera, ce qui semble prouver que les consommateurs opèrent des choix et ne retiennent que les éléments fictionnels qui leur agréent, aux antipodes d’une idée préconçue qui tendait à faire des récepteurs de simples boîtes noires. Tamar Liebes et Elihu Katz (1990 et 1993) ont montré, à leur tour, cette relative autonomie du public en mettant au jour l’existence de communautés d’interprétation, capables de décoder un texte audiovisuel à partir de schémas discursifs qui leur sont propres, à en effectuer une lecture critique puis à forger un sens adapté à leurs attentes ou points de vue. Henry Jenkins (1992) a également sapé une partie des préjugés relatifs à la prétendue passivité des individus et montré que la notion de participation créatrice est primordiale lorsque l’on veut saisir le phénomène de la culture fan, tout comme le fait Philippe Le Guern, qui parle de « braconnage », au sens de Certeau, et de « bricolages identitaires » (2002a, 2002b et 2009).

  • 5 À partir de la classification des fictions de Northop Frye, Jost définit ce mode mimétique comme ce (...)

12Les travaux que Pasquier (1998 et 1999) a effectués sur la série Hélène et les garçons ont davantage insisté sur le principe d’identification que favorisent les personnages de fiction et ont pointé la fonction d’apprentissage de la vie amoureuse qu’une série peut remplir auprès des jeunes publics. Lorsqu’il se trouve exacerbé et décliné sur un « mode mimétique élevé »5, ce processus peut d’ailleurs amener des fans de superhéros à se comporter comme leur idole fictive, ainsi que cela est le cas aux États-Unis, où des vengeurs masqués qui se font appeler Batman, Superman ou Wonder Woman concurrencent la police en tentant d’arrêter des criminels. L’on peut alors se demander si certaines fictions audiovisuelles ne jouent pas un rôle assez similaire à celui que le mythe tient dans les sociétés traditionnelles, mythe qui représente un « exemple concret de la conduite à tenir » (Caillois, 1987 : 154) et est « vivant, en ce sens qu’il fournit des modèles pour la conduite humaine et confère par là même signification et valeur à l’existence » (Eliade, 1993 : 12). Dans tous les cas, comme le déclare Esquenazi (2009b), il y a bien une « vérité de la fiction », dont il convient de saisir la nature exacte, les contours et les limites, les enjeux et les effets.

13Y a-t-il une spécificité des fictions audiovisuelles et de leur pouvoir d’influence ? Les séries télévisées, notamment, possèdent-elles un pouvoir d’influence supérieur aux autres fictions (littéraires, par exemple), par la répétition de leur diffusion, le climat d’intimité et la complicité (Esquenazi, 2009a) qu’elles forgent avec le téléspectateur, voire la confusion qui peut s’établir entre un personnage fictif et le comédien qui l’incarne, au point que le premier se trouve doté d’une existence quasi réelle (Chalvon-Demersay, 2011) ? Quelle est la nature de ce pouvoir, et est-il en train de croître avec le développement de « docu-fictions » ou encore de séries qui se présentent comme de véritables critiques sociales, à l’instar de Hill Street Blues, Law & Order, Nip Tuck, The Sopranos et Desperate Housewives, qui dénoncent implicitement les travers d’une société en crise ? Quel rôle tient « l’effet de réel » dans ce pouvoir des fictions, et sur quels principes narratifs et techniques repose-t-il ? Comment se réalisent les processus d’identification des cinéphiles et des téléspectateurs à leurs personnages de fiction favoris, s’effectuent la médiation sensorielle et la modification des représentations mentales, puis s’opère le passage de la modification des représentations mentales à la modification comportementale ? Ne peut-on pas craindre que cette reconstruction de la réalité soit sujette à des manipulations volontaires, et parler de propagande, pour certaines fictions audiovisuelles, dont la publicité ? Quel est le pouvoir de résistance du spectateur devant une instrumentalisation possible des ressorts idéologiques, et quelles sont les limites de ce pouvoir d’influence des fictions ? Comment les fans s’approprient-ils les productions par l’intermédiaire de contributions amateurs sur le Web, de la simple discussion entre fans sur des blogues et forums (pouvant influencer éventuellement les scénaristes) aux détournements, mash-up et autres « mèmes » réalisés à partir des œuvres, sans oublier les créations originales qui court-circuitent les réseaux de production et de diffusion traditionnels des industries culturelles ?

14Autant de questions auxquelles les 13 contributions de ce numéro se sont efforcées de répondre. Ce dossier ne vise guère l’exhaustivité, cela va de soi. Il entend plutôt livrer des pistes de réflexion et des éléments de réponse possibles à partir d’essais théoriques et d’études de cas.

15C’est à la problématique de la modification des représentations mentales par les fictions audiovisuelles que Carmen Compte s’intéresse, avec le soap opera qu’elle prend comme prototype de la « fiction efficace ». Mais cette chercheuse, qui se penche tant sur la production que sur la réception, oriente plus précisément ses recherches sur la passerelle entre perception sensorielle et élaboration de signes. S’inscrivant dans un paradigme sémio-cognitiviste, l’article de Compte souligne la rhétorique de l’image que produit le codage télévisuel et la manière dont ce type d’écriture est capable de transformer un code communicationnel en outil de pensée. Cependant, à l’inverse des conceptions linéaires qui envisagent l’effet des créations fictionnelles sur l’esprit humain, la notion d’impact que privilégie cette chercheuse s’ancre dans une approche systémique, fondée sur une inter-réflexivité et une interaction spiralaire où réel et narration, société et récit, producteurs et récepteurs, s’alimentent réciproquement. Or cet impact du soap opera lui semble davantage relever de la vraisemblance des éléments du récit, permise par un contrat de lecture, que de l’importation d’aspects réels dans la série. Mais il est aussi favorisé par le lien que la fiction et ses signes tissent entre affect et intellect, ainsi que par un système narratif plastique où des éléments visuels, sonores et techniques convergents, opérant une stimulation sensorielle, sont agencés de sorte à maintenir vivaces l’intérêt et la motivation du téléspectateur. Un spectateur qui loin d’être passif procède à un travail de décodage et de compréhension, à un acte d’appropriation symbolique de l’image médiatrice. Ainsi, si la fiction, au-delà de sa dimension divertissante, revêt une fonction d’apprentissage par le phénomène de mimétisme qu’elle est susceptible d’engendrer, possède une responsabilité socio-éducative et un intérêt didactique en ce qu’elle peut transmettre des savoirs cognitifs aussi bien que comportementaux, le public, de son côté, s’implique activement, étant engagé dans un processus de co-construction de sens devant le récit qui lui est proposé.

16Olivier Fournout, de son côté, part du constat que les apprentissages de communication, de management et de négociation dans les organisations font de plus en plus appel aux productions audiovisuelles pour transmettre leurs concepts et méthodes. Inversement, les contenus filmiques relaient et traduisent les pratiques d’apprentissage et les schémas interpersonnels en vigueur dans la société. Il s’agit donc de saisir la circulation et les interférences réciproques des représentations entre les champs du monde du travail et du cinéma, mais aussi de se demander quels principes et fonctions soutiennent cette utilisation croissante de la fiction à des fins d’ingénierie relationnelle ou pédagogique. Les œuvres du septième art, en exemplifiant des choses abstraites et en mettant en avant la créativité de l’artiste et les jeux d’acteur, fourniraient des modèles de leadership. L’auteur pose ainsi l’hypothèse que le héros du cinéma étatsunien et le cadre efficace selon les traités de management partagent un certain nombre de traits comportementaux, traits qui convergent sur une posture, une disposition à l’action ou un type mental. Grâce à des études de cas, Fournout dégage une matrice du héros-leader comportant six champs thématiques ou critères. Enfin, il indique que les figures les plus efficaces sont celles qui combinent de manière optimale, voire synthétisent, ces six dimensions normatives ou idéales qui constituent des aspirations contradictoires, et dans lesquelles le spectateur retrouve une structure symbolique et pragmatique capable de le guider dans le domaine de l’ingénierie relationnelle.

17S’interrogeant sur la capacité des fictions à forger l’opinion dans le champ politique, Ana Carolina Alves Luz Pinto explore la notion de film-événement et l’évolution des représentations symboliques que certaines productions audiovisuelles entraînent, mais cette fois-ci en mettant l’accent sur le cinéma brésilien. À partir de quatre films traitant de l’économie de la drogue et de la vie des habitants des favelas de Rio de Janeiro, l’auteure montre comment l’imaginaire romantique naguère attaché à ces lieux a été remplacé par des images réalistes, qui se déclinent sur un mode quasi documentaire. Les stratégies de vraisemblance mises en place, en provoquant des effets de réel ainsi qu’un état d’immersion fictionnelle chez le récepteur, confèrent à ces productions une certaine crédibilité, propre à gommer la ligne de démarcation généralement tracée entre la fiction et la « vraie vie ». De ce fait, ces films sont bien plus que des récits sur le monde. En entrant en dissonance avec les discours dominants véhiculés par les médias d’information traditionnels, qui associent volontiers les bidonvilles à la pauvreté et à la criminalité et contribuent à leur marginalisation, de telles œuvres cinématographiques ont modifié le regard du public. Celles-ci vont parfois jusqu’à constituer un espace de débat public concurrent de la sphère médiatique d’information, placé entre l’univers diégétique et la réalité, et doté d’une redoutable efficacité précisément parce qu’il échappe aux canaux officiels. Ainsi le film La Cité de Dieu, ayant créé une polémique après sa sortie en 2002, a-t-il poussé le gouvernement à s’occuper prioritairement de la favela qui porte ce même nom en mettant en place un nouveau programme de politiques publiques de sécurité. Cela tend à prouver l’efficacité et la puissance d’agir du discours fictionnel, notamment dans l’espace sociopolitique.

18Se penchant sur la question du brouillage des frontières et de la transformation représentationnelle, Matthieu de Wasseige étudie la fiction en tant que vecteur d’idéologie et œuvre porteuse d’une certaine vision du monde, mais il focalise plus précisément son attention sur le principe structurel du balancement idéologique — soit l’alternance entre positionnement conservateur et positionnement libéral ou progressiste — qui serait à l’œuvre dans les séries diffusées par les networks étatsuniens. L’auteur, en effet, pose l’hypothèse que le succès des séries populaires proposées par les chaînes hertziennes, soucieuses de rallier un large public (à l’inverse des chaînes payantes sur le câble premium, qui s’adressent davantage à des niches et peuvent offrir des productions plus audacieuses et innovantes), tient en grande partie à l’aptitude de celles-ci à négocier sans cesse leur positionnement principal, c’est-à-dire à le nuancer en concédant régulièrement au positionnement idéologique opposé par des choix narratifs et des contenus discursifs, des personnages et des sujets socioculturels (par exemple, l’avortement, l’homosexualité et les minorités ethniques). Pour analyser concrètement ce balancement, Wasseige procède à une étude comparative de quatre séries très populaires des networks américains, diffusées dans les années 2000 respectivement sur ABC et CBS : Desperate Housewises et Grey’s Anatomy d’une part, Les experts et Cold Case d’autre part. Il s’efforce ainsi de montrer que Desperate Housewises et Les experts, fictions globalement conservatrices, s’hybrident par l’intermédiaire d’un ensemble d’éléments progressistes, tandis que leurs concurrentes directes, Grey’s Anatomy et Cold Case, plus volontiers libérales, insèrent dans leur forme et leurs scenarii des éléments conservateurs.

19Prolongeant cette même question du brouillage des frontières, Michaël Meyer et Héloïse Schibler se réfèrent à la série télévisée The Wire, qui brosse le quotidien des habitants et des policiers de la ville de Baltimore et est unanimement louée pour la dimension sociologique qu’elle développe. Mais contrairement aux précédents travaux de recherche, l’étude de ces deux chercheurs ne s’attache pas tant à appréhender la portée quasi documentaire de cette fiction qu’à analyser la forme et le contenu argumentatif des discours émis par ceux qui affirment sa valeur authentifiante, à savoir les producteurs de la série, les journalistes et les internautes. En effet, malgré leur hétérogénéité, ces différents commentateurs, qui tiennent lieu d’instances de validation et d’opération de défictionnalisation ou de crédibilisation, s’accordent pour souligner le réalisme de la série The Wire. Celui-ci est soutenu par un univers et une trame aussi complexes que la réalité que la série prétend dépeindre, par un traitement particulier du temps, qui fait largement usage de la lenteur dans la construction de la narration, par ses décors fidèles et son langage endogène, ses personnages aux comportements cohérents et plus largement sa logique immersive. Si bien que certains — à commencer par des universitaires — font de cette fiction un véritable instrument d’explication du réel, et qu’à l’inverse le réel lui-même, séduit par la fiction, en viendrait parfois à l’imiter… Ainsi, au lieu d’être considérée comme une création imaginaire et divertissante, The Wire, dans laquelle la plupart des critiques voient une représentation quasi ethnographique, qui la rend unique et incomparable, ne se contente pas d’évoquer la dimension sociale et politique des quartiers de Baltimore. Ce sont l’Amérique urbaine, les banlieues et même la société capitaliste dans sa globalité qui se trouvent explorées. Par cette généralisation, la fiction est dès lors investie d’une puissance théorique, épistémologique et morale.

20S’appuyant sur les récits audiovisuels de la Seconde Guerre mondiale, l’article de Muriel de la Souchère nous fait réfléchir sur l’aptitude de certains films à forger une véritable mémoire individuelle et collective de l’événement. La chercheuse dresse ainsi une typologie des films qui traitent du débarquement en Normandie puis essaie de comprendre comment l’imagerie a pu influencer mais aussi faire évoluer, en les infléchissant, voire en les modifiant plus radicalement, nos représentations du jour J depuis 1945. Pour ce faire, Souchère procède à une analyse des choix narratifs et iconiques de deux productions hollywoodiennes, Le jour le plus long et Il faut sauver le soldat Ryan, après avoir rappelé le contexte historique des relations fluctuantes entre la France et les États-Unis, tour à tour glaciales et cordiales, teintées d’antiaméricanisme puis plus aimantes. À la vision positivée du G. I. héroïque que présente le film de 1962 s’opposent, avec le film de Steven Spielberg, les images crues et moins valorisantes d’un combat horrible où s’affrontent des soldats parfois défaillants. La version officielle et édulcorée, qui tendait à faire de cet événement une glorieuse épopée, a donc cédé la place à une vision moins brillante, celle d’un carnage dont des vétérans sont sortis traumatisés. Mais tous deux participent d’une américanisation ainsi que d’une reconstruction du récit du débarquement, comme le montre l’auteure. Si bien que se trouve brouillée, dans l’esprit des téléspectateurs, la frontière entre réalité historique et fiction. La confusion est d’ailleurs telle que le public finit par voir la première à travers le filtre de la seconde. Fait significatif, de plus en plus de documentaires se servent d’extraits de films, jugés plus réalistes et surtout plus proches de l’imaginaire populaire que les images d’archives elles-mêmes, pour « montrer » l’épisode du débarquement.

21Si la fiction emprunte parfois au documentaire, l’inverse est également vrai. Céline Ferjoux examine le métissage et l’interconnectivité des écrans que constitue le docu-soap, produit d’un croisement original entre les codes du documentaire, d’une part, et certains ingrédients du feuilleton télévisé, d’autre part, puisqu’il abandonne volontiers la neutralité de ton, introduit une bonne dose de suspense et des techniques narratives attachées aux fictions audiovisuelles, ainsi qu’une régularité de diffusion, le tout étant destiné à capter l’intérêt du public puis à fidéliser ce dernier. Plus précisément, l’auteure livre les résultats d’une étude empirique portant sur les docu-soap réalisés et diffusés entre 1998 et 2007 par ARTE, chaîne franco-allemande qui fait reposer en grande partie la différenciation de sa ligne éditoriale sur cette catégorie programmatique. En s’appuyant sur la notion de format notamment, elle explore le mélange de deux logiques apparemment contradictoires — consistant à capter le réel pour l’une et à divertir en utilisant les modes narratifs de la fiction pour l’autre —, mélange qui donne naissance à des « fictions du réel ». Au point qu’il semble parfois difficile de distinguer un feuilleton documentaire d’une série de fiction classique. Au-delà de ce constat, Ferjoux révèle la transformation que le feuilleton documentaire subit lorsqu’il se trouve traduit dans des formes numériques pour être présenté sur des pages Internet, où il devient une création médiatique hybride, coproduite par la chaîne, l’auteur et le public-internaute. Dans l’environnement du Web, les frontières semblent donc se brouiller encore plus…

22Pour saisir le phénomène de la culture fan, Flavie Plante tente d’évaluer l’influence que peut avoir la société sur la construction identitaire et les agissements des fans de séries télévisées et, inversement, les effets que produisent ces fictions audiovisuelles sur les dynamiques culturelles, en prenant comme cadre d’étude particulier le contexte créole et postcolonial de l’île de La Réunion. Analysant le rôle des magazines et des fanzines, des collections d’objets et de produits dérivés, ainsi que les activités créatrices, les phénomènes d’imitation, les comportements vestimentaires ou encore la formation de groupes de partage, l’auteure remarque que les particularités d’une société insulaire qui hybride traits traditionnels et traits modernes ne manquent pas d’avoir des répercussions sur les pratiques tant individuelles que collectives des fans, définis comme des personnes qui développent une relation émotionnelle avec l’objet de leur passion et prolongent le visionnage de leur série favorite par un investissement continu après l’exposition. Son investigation auprès de quelques adolescents montre qu’à La Réunion, le pouvoir des fictions audiovisuelles est loin d’être homogène et se heurte à différents blocages, poussant les fans à s’adapter continuellement. Tout d’abord les contraintes spatiales, liées à l’insularité, limitent les possibilités de réalisation de soi en tant que fan, ce qui engendre non seulement un sentiment de frustration, mais aussi la mise en place de moyens de substitution et de stratégies de contournement, notamment par Internet. Ensuite, les principes socioculturels endogènes du milieu natal entrent parfois en contradiction avec les valeurs véhiculées par les œuvres télévisées. Les passionnés adoptent donc des postures différentes de celles des fans de la métropole et élaborent des processus de négociation qui leur permettent de satisfaire leurs besoins sans compromettre leur insertion dans l’espace réunionnais.

23Éric Maigret nous confronte aux effets concrets des fictions et à leur débordement dans le monde réel, puisqu’il entreprend de saisir sociologiquement le phénomène des Real Life Super Heroes qui est apparu il y a quelques années aux États-Unis. Ce chercheur balaye un certain nombre d’idées reçues, montrant par exemple que le principe d’identification n’est pas déterminant dans le déguisement et les actions que quelques individus empruntent à leur héros de film ou de bande dessinée préféré. Les résultats de son enquête, en effet, semblent prouver que l’on n’a pas tant affaire à un mimétisme comportemental qu’à l’adoption d’un modèle formel, l’inscription dans une culture de la célébrité, traversée par ailleurs par des valeurs contradictoires. Son étude nous fait ainsi découvrir des justiciers masqués animés par des motivations ambivalentes, à la fois citoyens banals et acteurs spectaculaires, personnages altruistes, bénévoles et solidaires à certains égards, car fortement marqués par l’héritage chrétien, l’amour du prochain et la compassion, mais narcissiques et individualistes par d’autres aspects, en accord avec les principes de la société moderne occidentale, l’égotisme et l’esprit de compétition triomphants. Particulièrement éclairantes, les trajectoires de deux Real Life Super Heroes, Nys et Life, soulignent bien l’intrication du dévouement et du besoin de reconnaissance, le tout sur fond d’imaginaire médiatique. Cet article, enfin, met également au jour des divergences de vues chez ces héros du quotidien guidés par une logique médiagénique, les partisans d’une conception plutôt humanitaire ou caritative s’opposant aux partisans d’une justice individuelle, lesquels n’hésitent pas à outrepasser la loi et à proposer une vision politique alternative.

24La question du pouvoir d’influence des fictions est ici abordée à partir de deux points de vue. Jean-Pierre Esquenazi, pour sa part, ne s’intéresse pas tant aux énoncés idéologiques véhiculés par les séries télévisées qu’à l’inventivité des producteurs notamment, soucieux de renouveler le genre en permanence et de jouer de ses particularités. L’auteur s’efforce d’abord de définir les caractéristiques de la fiction et sa capacité d’immersion dans un espace mental particulier, capacité dont il postule d’ailleurs qu’elle se trouve renforcée par le genre sériel, qui inscrit le public dans la durée et le familiarise avec un univers où s’interpénètrent le réel et l’imaginaire. En permettant une « identification métaphorique », la fiction donne au récepteur la possibilité de retrouver en elle un aspect de sa propre existence et révèle alors sa dimension « paraphrastique ». Par la médiation qu’elle opère entre des éléments présents dans son univers diégétique (sujet traité, profil d’un personnage, sentiments exprimés, histoire vécue…) et les préoccupations personnelles du téléspectateur, l’œuvre entre en résonance avec son public. Les liens très forts qui résultent de cette mise en résonance fonderaient précisément le pouvoir des séries télévisées, que Esquenazi explore concrètement à partir d’une enquête effectuée sur le forum du site Internet AlloCiné, puis illustre avec Law & Order, The Simpsons, NYPD Blue, Six Feet Under et Battlestar Galactica. Ces cinq productions sont aussi l’occasion, pour ce chercheur, de montrer comment les séries télévisées offrent progressivement une densification du récit et un épaississement de l’univers fictionnel — marqué par l’incomplétude — qu’elles construisent par un phénomène de mise en expansion.

25Cette densification du récit fictionnel est précisément l’objet d’étude que Jean-Bernard Cheymol, quant à lui, a choisi de traiter à partir du cas de la minisérie Bref. Diffusée sur la chaîne Canal Plus, cette courte fiction à la tonalité humoristique offre au public une expérience temporelle singulière qui participe, selon ce chercheur, de son pouvoir. Plus précisément, Cheymol voit dans cette production une tentative de lutte contre la fragmentation de l’existence, caractéristique d’une postmodernité où l’individu se trouve pris dans le flux incessant d’une temporalité dominée par l’instant et qui lui échappe. Par les thèmes qu’elle aborde à partir du quotidien de son personnage principal qui en est aussi le narrateur (thèmes du retard, de la répétition, de la procrastination, etc.), mais aussi par les pratiques discursives et les structures narratives qu’elle met en place, la minisérie s’efforce de modifier les représentations que le téléspectateur peut avoir du temps, de sa fuite inexorable et de l’angoisse de la perte que celle-ci provoque. Cheymol cible principalement des procédés de condensation et de densification, qui créent pour chaque épisode un rythme soutenu, grâce à la rapidité du débit vocal et de la musique, à la succession des phrases et à l’enchaînement de répliques lapidaires en mode accéléré, à la multiplication des plans, à l’accumulation de renseignements délivrés ou encore à la redondance de certains événements. Surtout, Bref exploite judicieusement la juxtaposition de phases de compression/décompression, de réduction/expansion, construisant ainsi par cette tendance double et contradictoire des modulations du récit, sources d’une tension dynamique. Par là même, elle semble délivrer implicitement le message que la valeur de l’existence ne réside pas tant dans la capitalisation quantitative des éléments du vécu que dans la richesse qualitative d’une conscience évolutive, ouverte sur ses propres potentialités.

26Avec Geneviève Sellier, nous abordons la façon dont les fictions (ou plutôt leur perception par divers publics) peuvent révéler, voire exacerber des problématiques socioculturelles. L’auteure explore la réception des films de la Nouvelle Vague par des spectatrices françaises, à partir du courrier des lecteurs du magazine hebdomadaire Cinémonde, au tournant des années 1960. Aux antipodes des études qui privilégient une conception élitiste de la culture, elle s’intéresse ainsi à la cinéphilie « ordinaire » dont des femmes témoignent alors dans une presse populaire. Les commentaires de lectrices, exprimant des jugements éthiques et esthétiques parfois divergents, indiquent globalement un intérêt marqué pour les problématiques liées à l’émancipation féminine, ainsi que l’existence de clivages socioculturels. Provoquant des réactions passionnées, ainsi que le prouvent les remarques autour des films Les amants et Hiroshima mon amour, les œuvres cinématographiques de la Nouvelle Vague reflètent non seulement des antagonismes de genre, liés à des sensibilités, à des enjeux et à des rôles différents, mais aussi une forme d’expertise féminine qui ne parvient pas à s’exprimer dans les revues cinéphiliques prestigieuses de l’époque et doit donc s’inscrire dans des lieux d’expression autres.

27Jean-Claude Soulages, enfin, se tourne vers la publicité télévisée, dont il souligne les points de convergence avec les séries et les feuilletons du petit écran. En s’éloignant de la réclame, aux visées essentiellement informative et argumentative, la publicité, dont les énoncés reposent sur un entre-deux fait de réel et d’imaginaire, s’est rapprochée du genre fictionnel. Non seulement dans la structure de ses messages — qui élaborent et mettent en narration un univers diégétique doté de personnages —, mais aussi dans ses objectifs pragmatiques (puisqu’elle tend de plus en plus à privilégier des procédés d’identification-projection) et par la création d’espaces signifiants et esthétiques. Grâce à ce mode romanesque et à ce masque cosmétique, les messages publicitaires s’efforcent de produire un spectacle, souvent accompagné d’effets de réel ou de vraisemblance, et destiné à gommer la trivialité marchande qui constitue leur raison d’être. Par ailleurs, Soulages signale un mouvement inverse, les séries télévisées contemporaines, de leur côté, offrant au public des sortes de libres-services centrés sur l’individu privé et sa vie personnelle, et où chacun est à la recherche de miroirs qui lui renvoient ses propres reflets et désirs. Cette évolution de la série vers la publicité se trouve renforcée, en outre, par le placement de produits au sein même des productions sérielles, ce qui semble augurer l’effacement progressif de leurs frontières respectives et la fusion prochaine de ces deux flux fictionnels.

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Notes

1 Cette fonction divertissante rejoint à certains égards la thèse relative à la fonction d’évasion des médias qu’ont défendue Elihu Katz et David Foulkes (1972).

2 Les séries télévisées, en effet, ont sans doute davantage souffert de ce discrédit, en France, que les productions cinématographiques, au sein d’une population largement cinéphile et dans un pays qui a inventé « l’image-cinéma » (Colonna, 2010).

3 En ce qui concerne le film Le bonheur est dans le pré, voir Bley et Licht (2006). Pour Bienvenue chez les ch’tis, voir Decotte (2011) et l’enquête « L’Aubaine <bienvenue chez les ch’tis>. Mesure de l’impact du film sur les demandes d’information touristique en région Nord — Pas de Calais », Les études de l’Observatoire, Comité régional de Tourisme Nord — Pas de Calais, mars-octobre 2008.

4 Jost, notamment, relève cette tendance des séries actuelles à créer des « no genre’s land, où une image pourrait appartenir aussi bien à un reportage qu’à une série » (2004 : 71).

5 À partir de la classification des fictions de Northop Frye, Jost définit ce mode mimétique comme celui qui met en scène « des héros supérieurs en degré aux autres hommes », par opposition au mode mimétique bas qui propose des « personnages qui sont à la fois égaux à leur environnement et à l’être humain » (2004 : 65).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Céline Bryon-Portet, « Présentation »Communication [En ligne], Vol. 32/1 | 2013, mis en ligne le 24 février 2014, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/4836 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.4836

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Auteur

Céline Bryon-Portet

Céline Bryon-Portet est maître de conférences HDR en sciences de l’information et de la communication et membre du Laboratoire d’études et de recherches appliquées en sciences sociales (LERASS) EA 827, à l’Université de Toulouse. Courriel : celine.bryonportet@ensiacet.fr

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