1Dans cet article, nous nous proposons d’examiner le rôle du rédacteur dans la fabrication du sens d’un texte persuasif, étant postulé que sa maîtrise de diverses techniques d’écriture joue en faveur de l’efficacité communicationnelle du texte et de la clarté du sens. Il est aussi ici présumé que la maîtrise des procédés langagiers et métatextuels qui caractérisent les techniques d’écriture utilisées par le rédacteur professionnel ou le chargé de rédaction fonctionnelle en milieu de travail (Labasse, 2002) est déterminante et nécessaire, sans être suffisante à elle seule, pour obtenir un texte efficace et qui, de surcroît, a du sens. Il en résulte qu’une partie de la clarté textuelle est certainement attribuable à la maîtrise de techniques d’écriture agissant sur la lisibilité et l’intelligibilité des textes (Clerc-Beaudet, 2002), mais que cette partie n’est pas suffisante pour expliquer que le texte persuasif ait du sens, ce que nous allons discuter plus loin.
- 1 Ce sont les procédés de structuration des textes et les procédés langagiers (lexique et discours) q (...)
2La maîtrise des procédés logico-linguistiques1, en particulier des procédés d’argumentation, constitue un puissant levier d’influence entre les mains du rédacteur. C’est donc de cette part de responsabilité et de liberté du rédacteur dans le processus de fabrication de la clarté textuelle et de l’efficacité communicationnelle dont il sera question ici. Après avoir expliqué le sens que nous donnons à ces procédés, nous allons illustrer notre propos par un exemple.
3Dans notre perspective, les textes utilitaires à visée persuasive doivent être vus comme des actions langagières (Bronckart, 1996 ; Charaudeau, 1998). Ils font partie d’une stratégie globale de communication, liée à l’atteinte d’objectifs pragmatiques comme assurer le développement de l’organisation, chercher de l’argent, faire valoir sa spécificité, son utilité et sa nécessité, représenter la clientèle et défendre une cause, résoudre un problème, gérer des relations hiérarchiques et des conflits, changer des perceptions ou des comportements, influencer un processus de décision, évaluer une situation, parmi d’autres. Leur statut d’action est ainsi résumé par Charaudeau (1998 : 9) :
[…] tout acte de langage ne signifie qu’en fonction de la situation de communication dans laquelle il est produit, de l’identité et de l’intentionnalité du sujet qui en est responsable, du propos dont il est question (la thématisation) et des circonstances matérielles dans lesquelles il se trouve. L’argumentation est donc considérée comme une pratique sociale (ordinaire ou savante) dans laquelle le sujet voulant argumenter se trouve à la fois contraint par les données de la situation de communication qui le surdétermine et, en même temps, libre de jouer avec ces contraintes, disposant d’une marge de manœuvre qui lui permet de réaliser son propre projet de parole et faire œuvre de stratégies. C’est donc au croisement de ces deux espaces de contrainte et de liberté que se constitue la spécificité d’un acte de langage.
- 2 Cette recherche est subventionnée par le Secrétariat canadien à l’alphabétisation et a pour destina (...)
4L’objet spécifique de notre recherche est de décrire les procédés qui témoignent de cette marge de manœuvre du rédacteur/argumentateur2. La rédaction professionnelle ou fonctionnelle exige des choix de divers ordres, choix qui influenceront le sens du texte.
5En effet, la clarté textuelle est tributaire de facteurs intrinsèques et extrinsèques au texte, facteurs en relation dynamique (Beaudet, 2002 ; Clerc et Beaudet, 2002) ; parmi les facteurs intrinsèques, sur lesquels le rédacteur est amené à intervenir directement, on compte :
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le genre et le type (organisation séquentielle dominante) du texte,
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les mécanismes de textualisation de type logico-linguistique responsables de la cohésion et de la cohérence dans la progression thématique et
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les procédés de gestion des voix d’énonciation et des jugements.
6Les textes utilitaires à visée persuasive se présentent dans des genres différents : rapport annuel, brochure, mémoire, lettre de sollicitation, demande de subvention ou de commandite, site Web de revendication, écrits aux médias, parmi d’autres. La sélection d’un genre agit sur sa structure de surface ; elle détermine une certaine organisation de son contenu, des thèmes retenus, de la présence de marques énonciatives ou non, et de l’intentionnalité de l’acte de langage. Le mémoire est structuré et pensé pour soutenir des recommandations ; la demande de subvention, pour persuader un donateur de la valeur d’un projet à réaliser. Les genres d’écrits fonctionnels émanent des besoins du monde du travail et sont reconnaissables comme tels par les membres d’une communauté. Conséquemment, les genres d’écrits suscitent des attentes chez le lecteur quant au contenu qu’ils contiennent.
7Dans tout texte utilitaire à visée persuasive sera présente l’argumentation, définie comme assemblage raisonné d’arguments, liés par des raisonnements et ayant pour but de valider une thèse. Toutefois, il arrive qu’un texte à visée persuasive ne soit pas cadré, dans sa structure profonde, dans un type textuel argumentatif. Pour Jean-Michel Adam (1992), les types textuels traduisent des procédures cognitives, des manières d’appréhender la réalité et de donner à cette vision une structure typéfiée qui agit en profondeur sur le texte. Ces types de textes se reconnaissent par une dominante dans leur organisation séquentielle, dans leur plan de base. Les principaux types de textes utilitaires à buts persuasifs sont les textes narratifs, expositifs, explicatifs, procéduraux et argumentatifs. Ces types sont, en principe, liés à des finalités : raconter (type narratif), décrire (type expositif), analyser (type explicatif), faire faire (type procédural) et persuader (type argumentatif). Leur mode d’organisation profonde conditionne la structure d’enchaînement des idées.
8Ces textes ont des caractéristiques reconnaissables, pensées en fonction de leur finalité. Toutefois, dans les textes utilitaires à visées persuasives, on remarque l’usage d’un type textuel ou l’autre, sans préférence pour le type proprement argumentatif. Ainsi, dans la littérature ésotérique, on explique (recherche de causalité) comment les lignes de la main traduisent l’avenir de la personne. En publicité, on décrit (addition de caractéristiques) l’effet d’une crème sur les rides de la peau. Sur un registre plus dramatique, on a longtemps expliqué la supériorité de la race caucasienne sur les autres races ; l’explication a pour prémisse que l’objet sur lequel elle porte existe, est pris pour vrai. Ainsi étaient validés, sans discussion, les concepts de race et de supériorité raciale. Le propre du type textuel argumentatif est de poser la thèse comme vraisemblable, donc discutable. Il donne à voir, d’emblée, son intention, tandis qu’en cherchant à persuader par des textes de types autres, l’intention persuasive fait l’objet d’un brouillage.
9Autrement dit, la visée persuasive englobe non seulement divers genres de textes mais aussi différents types de textes. Dans l’exemple que nous traiterons plus loin, l’argumentation se loge dans un texte de type expositif. Le rédacteur de textes persuasifs est placé devant des choix significatifs, choix qui orienteront le sens du texte.
10L’autre dimension du texte dont le rédacteur est responsable est la construction de sa cohésion et de sa cohérence. La cohésion et la cohérence sont vues dans cette recherche sous deux angles différents. D’une part, elles sont vues comme des propriétés des textes, perceptibles, entre autres, grâce à la présence d’opérateurs (énoncés) et de marqueurs (lexèmes, syntagmes et organisateurs métatextuels) distribués par l’énonciateur pour informer le lecteur sur la cohésion et la cohérence du texte. La cohésion sera définie ici comme la propriété du texte d’être constitué de parties reliées entre elles de manière logique et reconnaissable. La cohérence, pour sa part, a pour principes de base la continuité référentielle et la progression thématique : un texte cohérent traite d’un sujet reconnaissable et circonscrit sur lequel des renseignements s’accumulent et font sens. La cohésion et la cohérence sont souvent vues comme le recto et le verso d’une feuille de papier : nous discuterons plus loin de cette opinion.
11Dans le travail du rédacteur s’insère constamment le souci d’informer le lecteur sur la structure d’ensemble du texte, sur la segmentation de ses parties, leur séquentialisation et sur leur emboîtement, bref, sur la cohésion du texte. Ainsi, pour y arriver, il dispose d’opérateurs, définis comme des énoncés de récapitulation, d’anticipation, d’explication de liens logiques entre ce qui suit et ce qui précède. Ces opérateurs prennent la forme de phrases complètes ou peuvent s’étaler sur un paragraphe. Le rédacteur dispose aussi de marqueurs, qui font partie du lexique courant et expriment, en un seul mot (lexème) ou en une expression (syntagme), ce que les opérateurs font avec moins d’économie. Au nombre de ces marqueurs bien connus on compte les d’une part, d’autre part, en premier lieu, en deuxième lieu, d’abord, ensuite, enfin, etc. C’est l’ensemble du lexique de structuration et de connexion que manipule le rédacteur pour installer dans son texte un système de signalisation qui crée un effet construit et entraîne le lecteur sur des pistes de lecture balisées.
12Aux marqueurs linguistiques s’ajoutent les organisateurs métatextuels, c’est-à-dire tout l’appareil de titrage, la numérotation, les alinéas, les paragraphes, les sommaires et tables des matières, ainsi que tous les procédés typographiques rendus accessibles par l’usage de l’informatique, ensemble de procédés qui ont également pour fonction d’informer le lecteur sur la structure d’ensemble du texte, l’addition de ses parties et les liens qu’elles entretiennent entre elles.
13Un effet dérivé de l’usage des opérateurs et des marqueurs de cohésion est de créer la présomption que le texte a du sens, donc qu’il est cohérent.
14Les principaux procédés créateurs de cohérence sont, pour leur part, des procédés de discours, liés au développement du texte, à sa thématisation et à l’identification des personnes de l’énonciation (qui parle à qui ?). Ce sont la nominalisation, la caractérisation, la reprise lexicale et la constitution de chaînes synonymiques, la description, l’explication, la définition, l’exemplification et l’analogie. Ce sont là les principaux procédés de discours à la disposition du rédacteur pour assurer la continuité référentielle dans son texte, la progression thématique et la stabilisation des voix de l’énonciation. La construction de l’identité du locuteur ou du producteur anonyme d’un texte fait partie de l’édification de la cohérence textuelle puisque la parole doit émaner d’une source identifiable et reconnaissable.
15La cohésion et la cohérence sont également vues comme tributaires d’un jugement porté par le lecteur. Ce dernier décode (ou ne décode pas) les instructions mises en place dans le texte, visant à l’informer sur la structure du texte, sur son développement thématique et sur sa visée illocutoire. Le jugement du lecteur est lié à sa capacité inférentielle, à ses connaissances encyclopédiques, à son intérêt pour le sujet, bref à la somme d’efforts que le lecteur doit consacrer pour parvenir à l’effet de sens souhaité par le rédacteur en écrivant son texte, ce que Sperber et Wilson (1986) nomment la pertinence. À cela s’ajoute la présence active d’un présupposé posant que le texte est cohérent et a du sens (Sperber et Wilson, 1986 ; Charolles, 1992, 1994 ; Charaudeau et Maingueneau, 2002).
16Il y a donc dans la cohésion et dans la cohérence une dimension logico-linguistique et configurationnelle ainsi qu’une dimension interactionnelle, liées à la situation et aux acteurs de la communication. Les choix du rédacteur au regard de la dimension logico-linguistique/configurationnelle de son texte traduisent l’analyse qu’il fait de la dimension interactionnelle de l’action langagière dans laquelle il prend place. C’est ce qui fait émerger un schéma d’intelligibilité, soit la rencontre d’une stratégie de rédaction correspondant aux contraintes de la situation de communication. Avant de définir le schéma d’intelligibilité, toutefois, nous allons distinguer entre lisibilité et intelligibilité en regard de leur rapport avec la cohésion et la cohérence textuelles.
17Lorsqu’elles sont vues sous l’angle de leur dimension interactionnelle, nous préférons englober les notions de cohésion et de cohérence dans le concept d’intelligibilité. C’est le lecteur qui pose un jugement d’intelligibilité. La lisibilité, pour sa part, est reliée à la dimension logico-linguistique et configurationnelle de surface des textes. La lisibilité englobe toutes les marques de surface qui informent le lecteur sur l’existence d’un schéma d’intelligibilité (Clerc et Beaudet, Actes du Forum Alpha, 2002). La lisibilité se mesure et devient ainsi la partie émergente de l’intelligibilité.
18Outre tous les opérateurs et les marqueurs de cohésion et de cohérence (informant sur la superstructure et la macrostructure des textes), la lisibilité inclut des considérations microstructurelles affectant la syntaxe et la stylistique des phrases. C’est au niveau microstructurel, par exemple, qu’un texte adapté pour un faible lecteur se démarquera le plus d’un texte écrit pour des lecteurs plus expérimentés. La longueur des phrases, la présence de sujets actifs, le choix de mots courants, le respect de l’ordre canonique des mots, une ponctuation limitée au point et à la virgule sont autant de caractéristiques microstructurelles d’un texte révisé pour augmenter sa lisibilité. La lisibilité devient ainsi l’ensemble des opérations logico-discursives décodables dans un texte et conduisant le lecteur à reconstituer le schéma d’intelligibilité sous-jacent, ou à l’inciter à en présumer l’existence.
19Le schéma d’intelligibilité correspond à la stratégie que le rédacteur doit concevoir (et le lecteur, reconstituer) pour résoudre la difficulté de jongler avec trois types de contraintes :
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des contraintes idéologiques et situationnelles, associées à l’identité et aux visées du mandant (construction de l’ethos de l’énonciateur) ;
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des contraintes logico-linguistiques, associées à la mise en texte du message (construction du logos) ;
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des contraintes rhétoriques et communicationnelles, associées à la prise en compte du lecteur (construction du pathos).
20Nous avons réservé le terme de clarté au résultat obtenu ou souhaité par le rédacteur lorsque le texte utilitaire atteint les objectifs fixés, que ce soit d’informer, de faire comprendre, de faire agir ou de changer une croyance. Par sa dimension pragmatique, ce résultat est mesurable par des tests diagnostiques. Nous posons que la clarté est en lien avec la conception d’un schéma d’intelligibilité du texte. Dans la conception d’un schéma d’intelligibilité, les décisions à prendre ne relèvent pas que de la connaissance des techniques de rédaction liées à l’émergence de la dimension logico-linguistique du texte ; elles englobent l’analyse de la situation de communication, impliquant l’existence, en amont, d’un mandant et, en aval, d’un destinataire dans une situation particulière.
21Les procédés logico-linguistiques producteurs de lisibilité et d’intelligibilité ne fonctionnent pas en vase clos ; ils ne produisent pas à eux seuls la clarté. Ces procédés agissent sur la clarté des textes pour autant qu’un schéma d’intelligibilité ait été pré-établi, faisant en sorte que les stratégies d’écriture découlent de la prise en compte du triple niveau de contraintes (idéologiques et situationnelles, logico-linguistiques, rhétoriques et communicationnelles) pesant sur une situation de communication.
22Au mieux, si ces procédés sont utilisés sans l’apport d’un schéma d’intelligibilité, ils contribuent à la mise en scène des communications professionnelles, où clarté ne signifie pas toujours sens, mais apparence de sens.
23L’idée que la lisibilité des textes puisse s’obtenir en dehors de leur intelligibilité a été exprimée par Beacco (1992), qui a déjà noté que certains textes très lisibles (respect des consignes de langage clair et simple, prolifération des indicateurs de cohésion, etc.) ne sont pas intelligibles parce qu’à l’origine, ils sont pensés ainsi ; le manque d’explications, de descriptions, de définitions, d’exemples, d’information contextuelle, bref de planification des développements thématiques, fait en sorte que le texte n’a pas de sens ou que ce sens n’est pas perceptible par la plupart des lecteurs. Après la lecture de tels textes, il serait impossible d’en faire un résumé, comme s’ils étaient vides de contenu. On pourrait porter ce jugement de non-sens sur de nombreux magazines grand public ou, dans un autre domaine, d’aussi nombreux discours politiques ou administratifs, conçus et rédigés en langue de bois. Les communiqués de presse qui accompagnent les discours politiques creux sont très lisibles ; leur intelligibilité est plus difficile à cerner. Philippe Breton (1997) parle de rhétorique de la clarté pour désigner ce phénomène, Jean-Michel Adam (2000), de mise en spectacle de l’information.
24« Avant que d’écrire, apprenez à penser », disait Boileau (L’art poétique, XVIIe siècle), ce que nous pourrions reformuler par « Avant que d’écrire, imposez-vous de penser ». La tâche d’écrire avec clarté, estimons-nous, est plus complexe que ne le laissent entendre les apôtres de la lisibilité et du langage clair et simple, qui abordent les tâches rédactionnelles sous un angle microstructurel étroit. La tâche d’écrire exige des compétences avancées de la part des rédacteurs de textes utilitaires, œuvrant en milieu de travail, pour autant que le mandat soit de produire du sens. Il doit y avoir intention de signifier quelque chose de la part du mandant et du rédacteur pour que le texte signifie. La langue n’est ni claire ni obscure en soi. Sa maîtrise est instrumentale, car elle rend manifestes les opérations cognitives englobées dans la conception du schéma d’intelligibilité et les transforme en objet de communication.
25La clarté textuelle, en somme, passe par cette phase de planification identifiée par Hayes et Flower (1980) que Fayol (1992 : 107) résume ainsi :
Chez l’expert, la planification apparaît comme une stratégie de résolution de problèmes dans laquelle les sujets s’appuient sur leurs connaissances – du thème ; des types rhétoriques ; des destinataires réels ou potentiels ; etc. – pour définir la tâche en termes de buts et de sous-buts accessibles et de procédures gérables et pertinentes pour les atteindre.
26La connaissance des procédés d’écriture favorisant la lisibilité des textes fait partie des compétences que doit maîtriser le rédacteur de textes utilitaires en milieu de travail. Toutefois, ces connaissances de type logico-linguistique doivent s’arrimer de près à un savoir socio-communicationnel tout aussi important. Le rédacteur au travail s’inscrit dans un lieu socio-économique, dont il est chargé de véhiculer les valeurs, la culture, la vision du monde ; il doit comprendre les enjeux idéologiques propres aux situations de communication où il intervient et reproduire le langage qui convient.
27Il mobilise ce que Bourdieu (1982 : 14) esquisse dans cette réfutation de la linguistique saussurienne orthodoxe, lorsqu’il affirme qu’« […] il faut se garder d’oublier que les rapports de communication par excellence que sont les échanges linguistiques sont aussi des rapports de pouvoir symbolique où s’actualisent les rapports de force entre les locuteurs ou leurs groupes respectifs ».
28Le rédacteur de textes persuasifs doit schématiser les enjeux idéologiques de son mandat et identifier clairement les contradictions, les hiérarchies en présence et la position dominante à partir de laquelle s’énonceront les jugements dont il parsèmera le texte. Il doit être capable de situer les valeurs dominantes qui motivent les actions choisies par son mandant. Sa connaissance des enjeux idéologiques dépasse l’expérience pratique personnelle et s’appuie sur des modèles d’analyse circulant dans la société et sur une culture générale étendue.
29Pour prendre un exemple simple mais combien caractéristique de la nature idéologique des mandats d’un rédacteur de textes utilitaires à visée persuasive, en cas de conflit de travail, le discours de la direction et celui des syndiqués n’auront pas la même teneur : les faits ne sont plus les mêmes, leurs qualifications et leur importance diffèrent ; le rôle des acteurs n’est pas perçu de la même manière. Les causes du conflit et leurs conséquences relèvent de deux interprétations différentes.
30On observe une même dualité de discours lorsque deux organisations œuvrent dans un même domaine social, mais à partir de perspectives idéologiques irréconciliables. Par exemple, un organisme s’occupant des soins aux personnes malades en phase terminale ne tiendra pas le même discours sur la mort selon que l’organisation est d’orientation chrétienne ou laïque. Pour la première, l’euthanasie sera un crime, une faute morale grave ; pour la deuxième, ce pourrait être une option de gestion de la maladie, un droit individuel à défendre. Le caractère irréconciliable des prémisses affectera profondément la logique ou la cohérence de l’argumentation.
31Le rédacteur, selon qu’il œuvre dans un groupe ou dans l’autre, devra imprégner son discours des valeurs propres à son mandant. Cette capacité s’appuie sur des connaissances socioculturelles qu’il doit mobiliser pour élaborer un schéma d’intelligibilité approprié. Le sens du texte est fondamentalement tributaire de ses présupposés idéologiques (Amossy, 2000) et ces présupposés vont guider le rédacteur dans la sélection des objets du discours et des jugements s’y rapportant. C’est une part capitale de l’orientation de sens que prendra le texte, et, par le fait même, de son intelligibilité.
32Le rédacteur doit également chercher à comprendre la dynamique des échanges avec le lecteur pour représenter textuellement le rapport entre énonciateur et énonciataire. Ce rapport se manifeste par un langage de proximité, mais surtout par la mise en relief de valeurs présumées communes et par la construction d’un ethos rendant l’argumentateur crédible, digne de confiance. Comme le signalait bien avant moi le philosophe français Blaise Pascal, « … l’art de persuader consiste autant en celui d’agréer qu’en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprice que par raison » (cité par Garcia-Debanc, 2001 : 196). On ne saurait dire mieux.
33Quelle que soit l’importance que l’on accorde aux mécanismes de structuration et de textualisation dans les textes persuasifs, leur rôle n’est possible que s’ils expriment la présence d’une vision schématique globale, dont ils sont le système de signalisation. Le système prend son sens de la schématisation de l’action langagière où il prend place. Et dans la construction de ce schéma d’intelligibilité, nous accordons une importance prépondérante à la prise en compte des contraintes idéologiques et situationnelles ainsi que des contraintes logico-linguistiques ; les contraintes rhétoriques et communicationnelles, pensées pour tenir compte du lecteur, nous apparaissent se surajouter aux deux autres et agir en surface plutôt qu’en profondeur.
34Une première conclusion se dégage des remarques qui précèdent, conclusion qui affecte en profondeur la méthodologie de la rédaction professionnelle.
35Dans sa démarche de schématisation du sens, le rédacteur professionnel ou fonctionnel en milieu de travail se place toujours du point de vue de son mandant, c’est-à-dire qu’il conçoit et façonne un message qui traduit les objectifs et les valeurs du mandant. Écrire pour son lecteur, le mantra des conseillers en communication relayé dans tous les manuels de rédaction, est pour nous un leurre, car la formule laisse entendre que la communication ne recouvre pas d’enjeux idéologiques. Pourtant, il n’y a pas de situation de communication neutre.
36Nous estimons que la formule occulte l’important travail de création et d’orientation dans l’élaboration et la structuration (inventio, dispositio) du propos, du message, au profit de sa seule stylisation (elocutio), comme si la mise en forme du texte n’était pas d’abord pensée pour faire ressortir l’orientation du message. Dans le discours actuel sur la communication écrite en milieu de travail est retenue comme prioritaire la stylisation du discours, sa conformité avec l’idéal de simplicité et de légèreté auquel on associe maintenant le concept de clarté de la communication. Dans ce discours, la clarté emprunte une définition rhétorique (Breton, 1997) : elle est le plus souvent synonyme de texte court, répétitif, au contenu allégé et où l’accent est mis sur tous les aspects dits accrocheurs d’un acte de communication écrite, point de vue à partir duquel toute forme de développement du contenu est d’ailleurs jugée suspecte. Cela laisse supposer que le lecteur moyen est une créature fuyante et plutôt faible d’esprit.
37Dans la perspective hégémonique actuelle, l’emballage importe davantage que le contenu, étant présupposé que le lecteur ne s’arrêtera que s’il est séduit par la forme d’un document. Le lecteur présumé et ses caractéristiques deviennent ainsi la cause d’une démarche d’écriture muselée par des considérations stylistiques. Cette pseudo-cause rend le destinataire responsable de la prolifération des messages ineptes qu’il reçoit. Cette idéologie de la séduction-à-tout-prix légitime le recours à des techniques de rédaction où le sens coupe court au profit de la forme. Et c’est ce discours qu’entendent le plus souvent les rédacteurs en milieu de travail lorsqu’ils sollicitent des conseils de communication.
38Pourtant, si la séduction se révèle une excellente stratégie dans des situations de communication où le message est identifié à une personne connue ou à un objet de convoitise, il n’en est pas de même pour de nombreuses situations de communication en milieu de travail. Les textes sont lus parce qu’ils sont utiles, nécessaires même, dans un contexte donné. Ils remplissent des fonctions comme participer à la résolution d’un problème, défendre une cause, gérer des relations, changer des perceptions ou des comportements, etc.
39Les actions de communication en milieu de travail ne sont pas toujours simples, loin de là, et la première préoccupation du rédacteur ne peut pas être de séduire le lecteur en toutes circonstances. La clarté de ces actions de communication dépend d’abord de la capacité des rédacteurs de choisir les opérations de langage et de discours qui traduisent le point de vue et la visée de leur mandant, étant donné qu’ils sont payés pour faire précisément cela. Cet arrimage entre texte et point de vue du mandant est possible lorsqu’il a été pensé et souhaité. Il ne peut pas surgir de lui-même du fait que le lecteur a été pris en compte.
- 3 Gouvernement du Canada, Bureau de la biotechnologie, Agence canadienne d’inspection des aliments, « (...)
40Un bon exemple d’un texte utilitaire à visée persuasive nous a été fourni par l’Agence canadienne d’inspection des aliments et le Bureau de la biotechnologie, deux organismes relevant de Santé Canada, qui ont distribué récemment une brochure sur les aliments génétiquement modifiés. Le titre était Questions fréquemment posées concernant les aliments génétiquement modifiés3.
41En choisissant la brochure comme genre, les deux institutions envoient déjà un message au lecteur : il y a des réponses stables, vraies et simples aux questions que se posent les consommateurs sur les OGM et le gouvernement du Canada connaît ces réponses. Chaque réponse s’étale sur un paragraphe. Dans cette brochure, l’information n’est pas présentée comme de nature consensuelle ou idéologique ; elle semble plutôt relative à des réalités stables qui existent indépendamment de notre point de vue sur elles.
42Pourtant, sur la scène publique, de nombreux scientifiques affirment que les propriétés des OGM ne sont pas stabilisées, que leur mise en marché est hâtive et répond davantage aux impératifs du commerce qu’à ceux de la santé des consommateurs. Autrement dit, ils soutiennent que les biotechnologies recouvrent un savoir spéculatif. En choisissant de faire une brochure sur cette question, le mandant, ici le gouvernement du Canada, adopte un point de vue et envoie un message en gommant qu’il s’agit d’un point de vue, ce qui est une stratégie de persuasion en soi : il affirme que les OGM ont des propriétés stables, connues, ce qui lui permet de dire qu’ils sont inoffensifs.
43La sélection du genre est une première manifestation du point de vue du mandant : il prétend informer alors qu’il argumente. C’est une manière d’argumenter. Cette décision sur le genre textuel est un premier indice du fait que le rédacteur de cette brochure, ou l’équipe rédactionnelle, écrit pour le mandant, ici l’Agence canadienne d’inspection des aliments et le Bureau de la biotechnologie, et qu’il poursuit des objectifs clairs quant au message à véhiculer.
44L’organisation logique du propos est une autre manifestation du point de vue. La brochure est conçue selon une structure par addition de questions/réponses sur les propriétés des aliments contenant des OGM et sur l’ensemble des contrôles exercés par le gouvernement pour policer l’industrie biotechnologique et garantir la santé des consommateurs. La plupart des questions attribuent un rôle de contrôleur et de vérificateur au gouvernement de sorte que les réponses explicitent ce rôle. Pourtant, dans le débat public sur les OGM mené par les écologistes et les partisans de l’agriculture biologique, le rôle du gouvernement est plutôt pris à partie. Son autorité, sa capacité et sa volonté de réglementer l’industrie sont mises en doute. Dans la brochure examinée, il n’y a pas de doute. Exemples :
Quels ministères du gouvernement sont responsables de l’évaluation de l’innocuité des aliments issus de la biotechnologie ?
45Sous-entendu : le gouvernement est responsable et gère cette responsabilité avec sérieux et savoir-faire.
Existe-t-il des données scientifiques prouvant que les aliments génétiquement modifiés sont moins sûrs que les aliments produits à l’aide des techniques classiques ?
46Sous-entendu : le gouvernement est un fournisseur de données fiables.
47On voit dans ces exemples que les questions ont pour présupposé que le gouvernement exerce son leadership dans l’industrie et que sa compétence n’est pas mise en doute. Le lecteur est enfermé dans une structure logique et idéologique reflétant l’idée que le gouvernement souhaite projeter de son rôle dans le domaine de la biotechnologie. Le texte confère pourtant aux Canadiens et aux Canadiennes la responsabilité de l’attribution de ce rôle, puisque ce sont eux qui, supposément, posent les questions. Cette stratégie discursive confirme le point de vue de Georges Vignaux (1988 : 30) :
Celui qui énonce est celui qui pose le thème à traiter, qui établit frontière entre ce qu’il faut et ne faut pas considérer, qui asserte donc l’existence d’une certaine situation avec des objets qu’il choisit pour les y inclure, en les affectant de propriétés qui vont les montrer selon un éclairage déterminé. L’interlocuteur est alors contraint à entrer sur ce terrain, à discuter de cette situation, de ces objets : il doit s’impliquer à son tour dans cette situation énonciative.
48La structure par addition laisse supposer qu’existe un tout aux parties circonscrites. Ici, le tout est l’ensemble des contrôles exercés par le gouvernement sur les OGM et garantissant leur innocuité. Cette structure rassurante présente les OGM comme des éléments connus, circonscrits, dont on n’a pas raison d’avoir peur. La brochure présente comme réelles, stables et ne faisant pas l’objet de discussion des réalités qui, au contraire, sont au cœur de débats de société et d’experts. On voit bien comment cette structure textuelle favorise le point de vue du mandant, qui se veut rassurant.
49Le développement du thème est également entre les mains du mandant/rédacteur. Les informations et les qualifications qui s’ajoutent font l’objet d’une sélection. Les faits, explications, définitions, exemples, comparaisons, oppositions, analogies, liens de causalité, parmi d’autres, qui balisent la progression thématique ne sont jamais que l’expression d’une intention. Les mises en relief, les répétitions, l’expansion donnée à une idée plutôt qu’à une autre, les reformulations sont également le résultat d’une sélection. Autrement dit, les procédés de textualisation déterminent le sens que prendra le développement du thème.
50Ainsi, la chaîne des reformulations n’est pas l’œuvre du hasard : le paradigme qui résulte de l’addition des reprises lexicales et de leur distribution sur une pseudo-chaîne synonymique est le résultat du travail du rédacteur. Qu’est-ce qu’un aliment nouveau ?, demande-t-on dans la brochure, désignant ainsi les aliments modifiés génétiquement. Le paradigme de l’aliment nouveau est plus attrayant, d’allure plus inoffensive que le paradigme de l’aliment toxique, véhiculé par les opposants à la vente d’aliments modifiés génétiquement.
51Dans tout texte argumentatif, quelqu’un s’exprime, évalue la portée et la vérité de son propos et porte des jugements sur les réalités discutées. Le rédacteur a pour tâche de représenter cet être qui s’exprime dans le texte, être que l’on appelle énonciateur. Il lui prête des attitudes, des certitudes, des valeurs qui augmentent la crédibilité de son propos. Le lecteur se fait une impression de l’énonciateur, basée sur les indices lexicaux et discursifs mis en place par le rédacteur.
52Ainsi, dans la brochure, les évaluations de Santé Canada sont rigoureuses, les analyses scientifiques sont complètes, les descriptions génétiques sont exhaustives, le processus d’évaluation est étoffé. L’image du ministère de la Santé et de ses institutions satellites émerge comme une entité dotée de sentiments bienveillants, animée par des valeurs d’intégrité et de franchise, bénéficiant de compétences scientifiques et dénuée d’intérêts commerciaux susceptibles de corrompre son jugement. Cette image est la conséquence de la mise en place d’indices d’énonciation, gérés par le rédacteur en fonction d’une stratégie de communication.
53Quant aux jugements portés sur la réalité, ils sont à la base de développements thématiques qui donnent sa coloration idéologique au texte. Les arguments sont choisis pour soutenir la thèse, ici que le gouvernement du Canada contrôle rigoureusement le développement des aliments génétiquement modifiés. Tout texte argumentatif a pour socle la thèse à défendre : c’est son point de départ, c’est la paire de lunettes que chausse le rédacteur pour reconstituer textuellement la réalité et faire en sorte que la thèse paraisse en découler. Dans la brochure, les principaux arguments discursifs sont la description, l’explication et les exemples. Le lien logique entre les arguments et la thèse est le lien causal. On a vu plus haut que la force de persuasion du texte émane également du recours à la rhétorique lexicale (productrice de pathos) et de la représentation de l’ethos de l’argumentateur.
54Un bon rédacteur ne peut pas contrôler la situation de communication, mais il s’y insère en prenant une place déterminante. C’est ce dont témoigne la brochure examinée ici. Dans son organisation profonde, structurelle et sémantique, le texte est écrit du point de vue de son mandant et ce n’est qu’en surface que l’on peut dire qu’il est écrit pour le lecteur. Le rédacteur a la responsabilité et la compétence de donner une forme textuelle cohérente à un point de vue sur une réalité. C’est pour cela qu’il est payé. Il a toujours la liberté de refuser un mandat allant à l’encontre de ses croyances et de ses valeurs. Il ne peut toutefois prétendre qu’il n’est pas conscient des enjeux idéologiques de son mandat, car cela équivaudrait à admettre son incompétence.
55Dans la réalité du monde du travail, la communication ne se produit pas entre partenaires égaux. Il n’y a pas d’égalité entre le communicateur et son lecteur. Le rédacteur est chargé de traduire le point de vue d’un groupe en particulier, devant tenir compte :
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des hiérarchies internes,
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des intérêts contradictoires des groupes dans une même communauté,
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de la distribution asymétrique de l’information dans les organisations (avantage de celui qui sait) et
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des connaissances inégales des stratégies de communication entre rédacteur et lecteur (avantage de la compétence du communicateur professionnel).
56C’est pour cela qu’il faut admettre que l’acte d’écrire des textes persuasifs en contexte de travail doit être d’abord considéré du point de vue des intérêts du mandant, intérêts qu’il est bien sûr nécessaire de traduire dans un langage accessible au destinataire. Les procédés logico-linguistiques et métatextuels qui agissent favorablement sur la cohésion et la cohérence des textes ainsi que sur leur lisibilité sont à décoder comme des « instructions interprétatives » (Charolles, 1994). Ce sont, en quelque sorte, des outils pour une lecture dirigée, cherchant à entraîner le lecteur dans une certaine interprétation du texte ou schématisation, dont le rédacteur est le premier responsable. C’est le sens que nous donnons à tous les procédés logico-linguistiques et aux organisateurs métatextuels, dont voici une liste en vrac (Beaudet et Clerc, 2003).
57Facteurs influençant la cohésion et la cohérence des textes
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la sélection d’un genre et le respect des règles qui le définissent ;
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l’élaboration d’une superstructure textuelle ;
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la dissémination d’indices informant de la superstructure textuelle (opérateurs et marqueurs) ;
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la gestion de l’intention : sélection d’un type textuel dominant ;
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la sélection du topic ;
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la gestion de la progression thématique : densité, familiarité, abstraction, pertinence ;
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la gestion du temps, des lieux et des noms propres ;
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la gestion de la coréférence et des connexions ;
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la gestion des temps et des modes verbaux ;
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le respect des règles de la syntaxe et de la grammaire, de l’orthographe d’usage ;
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la gestion des indices d’énonciation ;
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la planification et la hiérarchisation des arguments ;
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la planification de la mise en page et du rôle des organisateurs métatextuels.
58Il faut rappeler que l’intelligibilité des textes persuasifs utilitaires est un enjeu particulier du fait que la clarté du texte est perçue comme un indice de crédibilité de l’argumentateur, responsable du texte. Dans un texte persuasif, la clarté est un argument. D’où l’importance, pour le rédacteur, d’élaborer des stratégies d’écriture tenant compte des divers niveaux de contraintes exposés dans le cadre de cette présentation. Le but visé : exploiter toutes les ressources langagières et métatextuelles à sa disposition pour rendre lisible le sens profond ou schéma d’intelligibilité du texte qu’il est responsable de concevoir.
59C’est ce qui fait dire à Marc Dominicy (2002 : 131) qu’à l’instar du juge, tout argumenteur est un […] « ministre du sens », ce qu’il explicite ainsi :
Face à un contexte inédit, qui crée l’indécision, le raisonnement pratique ne saurait se contenter d’une abstention ou d’une suspension ; il lui faut trancher, en motivant son choix. Le travail sur les notions « poreuses » se trouve ainsi lié, de manière indissoluble, à l’action rhétorique. Mais encore faut-il comprendre les résultats produits, et les fondements sur lesquels l’argumentation cherche alors à s’appuyer.