Alice KRIEG-PLANQUE (2012), Analyser les discours institutionnels
Texte intégral
1Notre société contemporaine est frappée de plein fouet à la fois par la prolifération luxuriante des images et plus encore par la propagation infinie des discours de toutes sortes (marketing, politique, journalistique, technocratique, etc.) face auxquels les citoyens sont de plus en plus souvent démunis, n’ayant pas toujours les moyens appropriés pour les déchiffrer, pour en comprendre toute la richesse et toute la complexité et pour conserver en toutes circonstances l’esprit critique et la distance nécessaires.
2Dans son nouvel ouvrage, Analyser les discours institutionnels (publié chez Armand Colin en 2012), Alice Krieg-Planque, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris-Est Créteil, donne à son lectorat — qui est clairement défini, il se compose de l’ensemble des étudiants en sciences humaines et sociales ayant besoin d’approfondir la nature discursive de leurs objets d’étude — de solides éclairages conceptuels et une méthodologie rigoureuse pour appréhender des discours provenant aussi bien de partis politiques et d’associations que d’organisations tant publiques que privées. Cet ouvrage entend en majeure partie
rendre service aux étudiants qui, à l’intérieur de formations souvent pluridisciplinaires, sont amenés à considérer des textes et des documents dans le cadre d’études de cas, de mémoires de stage ou de mémoires de recherche, d’analyses documentaires, de travaux personnels ou en petits groupes (p. 3).
3Il s’appuie sur un constat simple confinant à l’évidence : les étudiants de linguistique ou de sciences du langage sont par essence les mieux armés pour comprendre ce qu’est un texte et interpréter un discours.
4En revanche, les étudiants des autres disciplines faisant partie des sciences humaines et sociales sont plus fréquemment embarrassés et décontenancés lorsqu’on leur demande de lire des documents, d’analyser des textes et d’étudier des discours. Ce livre a donc pour objectif affiché de contribuer à combler cette lacune, mais il ne constitue en aucune manière un traité ou une somme. Il ne s’agit pas de présenter une discipline ex cathedra d’un point de vue magistral ou surplombant, mais bien au contraire d’être un guide méthodologique pour l’analyse :
[…] face à un document ou à un ensemble de documents (tract syndical, programme électoral, déclaration de politique générale, rapport annuel d’entreprise, brochure de communication institutionnelle…), il est possible de formuler un certain nombre d’interrogations spécifiquement discursives (p. 5).
5L’ouvrage de Krieg-Planque est tourné vers l’utilisation par l’étudiant de catégories d’analyse lui permettant de mettre en évidence la dimension discursive des faits politiques et institutionnels qu’il étudie, voire qu’il contribue à produire dans le contexte de stages, de projets tutorés ou encore d’expériences professionnelles ou militantes. L’objectif n’est pas de transformer l’étudiant en analyste du discours professionnel, mais de lui donner un ensemble « de compétences analytiques et/ou critiques pour mieux appréhender les énoncés, textes et documents contemporains » (p. 8). L’auteure contextualise ensuite son approche en indiquant ses propres références théoriques qui s’appuient toutes sans exception sur les solides connaissances construites et produites par la linguistique à partir desquelles l’analyse de discours est parvenue ensuite à s’autonomiser, à élaborer une méthodologie spécifique ainsi qu’à forger ses propres compétences et ses propres savoir-faire.
6Revendiquant une pratique de l’analyse de discours complémentaire avec d’autres approches disciplinaires issues du monde des sciences humaines et sociales, l’auteure écrit que « si cet ouvrage s’appuie sur les connaissances développées en sciences du langage, il ne les épuise pas » (p. 10), pas plus la narratologie et l’analyse structurale du récit que la linguistique textuelle, l’argumentation ou l’analyse conversationnelle.
7Krieg-Planque clôt fort judicieusement l’introduction de son livre sur une clarification conceptuelle importante permettant de mieux appréhender cette démarche scientifique comme un champ disciplinaire à part entière :
[…] il est dans la vocation même de l’analyse du discours d’identifier, de décrire et d’interpréter différentes intrications entre un texte (manifesté par la mise en œuvre de moyens langagiers et par une organisation textuelle) et un lieu social (manifesté par des acteurs autorisés et des situations de communication). Chacune de ces intrications singulières constitue un dispositif d’énonciation spécifique, relevant tout à la fois du verbal et de l’institutionnel, et qui constitue un objet pour l’analyse du discours (p. 13).
8Reposant sur une méthodologie éprouvée et des explications d’une grande clarté, le présent ouvrage se compose de six chapitres permettant dans un premier temps d’appréhender les contours d’une discipline, puis dans un second temps d’en approfondir les composantes essentielles.
9Dans le premier chapitre, l’auteure souligne que l’univers de la politique est entièrement saturé par des processus sémiotiques et langagiers particuliers :
[…] la vie démocratique apparaît comme tout entière tissée de textes et de paroles. Par exemple, le vote, qui est intimement lié à la démocratie, est une activité qui met à contribution une multitude de signes, de textes et de symboles. […] Il implique la manipulation de ces objets écrits par le votant, après qu’il aura fait vérifier par des membres du bureau de vote […] sa carte électorale et une pièce d’identité. L’ensemble de l’opération suppose des gestes, le déplacement de corps, et des interactions verbales plus ou moins stéréotypées (p. 15).
10Lorsqu’un homme politique se porte candidat à une élection quelconque (municipale ou présidentielle), cela passe nécessairement par un acte intrinsèquement langagier qui dans certains cas seulement peut devenir performatif : l’énoncé réalise par lui-même l’action d’affirmer sa candidature à une élection.
11L’élection d’un candidat au détriment des autres
suppose le déploiement d’activités discursives qui vont permettre d’emporter la conviction, l’adhésion, le ralliement ou le soutien. Que l’on considère ce déploiement comme une œuvre rationnelle d’argumentation, comme une activité de séduction ou comme une entreprise de manipulation n’empêche pas qu’il s’agit là, avant tout, d’avoir recours à des discours et à des signes (p. 15-16).
12Traditionnellement, le lieu où s’exerce le pouvoir est l’assemblée, qu’il s’agisse de l’agora grecque ou du forum romain antiques, des parlements des démocraties occidentales ou des parlements de la rue dans certains pays africains :
[…] l’assemblée est, de façon très caractéristique, un lieu de prise de parole et d’écriture : on y parle, mais également on y consigne ce qui est dit. L’acte de prise de parole s’identifie ainsi, très intimement, à la mise en scène de l’action politique en train de se faire (p. 16).
13Parmi les moyens sur lesquels peut s’appuyer la communication politique, une vaste gamme de moyens d’action consiste en grande partie à formuler ou à reformuler : conférence de presse, discours de meeting, affiche, tract, kit militant, mailing, lettre confidentielle, débat télévisé, interview à la radio, livre programme, essai politique. La communication concerne
la capacité d’une organisation à faire en sorte que son discours soit répété (comme l’illustre la production de slogans, qui sont de façon très caractéristiques des énoncés conçus pour être reproduits). Mais elle […] concerne également la capacité d’une organisation à faire en sorte que son discours […] ne soit pas repris : savoir communiquer consiste donc aussi à savoir tenir secret (p. 29).
14Krieg-Planque prend ensuite soin de définir précisément l’analyse de discours en commençant par indiquer tout ce qu’elle n’est pas. Dans un premier temps, l’enseignante-chercheuse en sciences de l’information et de la communication souligne que l’analyse du discours n’a, en aucune manière, vocation à être prescriptive :
[…] il ne lui appartient pas d’édicter des règles ou des préconisations sur les types de textes, d’énoncés ou de formulations qu’il faudrait produire en telles ou telles circonstances : il n’est pas dans le rôle de l’analyste du discours de dire à quoi devrait ressembler une profession de foi en vue d’une élection, ni quelles tournures devrait comporter l’éditorial d’un bulletin municipal (p. 37).
15L’analyste du discours s’intéresse beaucoup moins à l’édiction de normes et de prescriptions qu’à la fonction métalinguistique qui constitue la possibilité pour la langue de prendre la langue ou le discours pour objet. L’auteure bat ensuite en brèche une vision tenace et répandue qui resurgit dès lors que l’on s’intéresse au discours. Celui-ci n’est ni un outil qu’il s’agirait de façonner ou d’aménager en vue de véhiculer certains contenus ni une façon d’accéder à autre chose (intentions, stratégies, idées, pensées, opinions, sentiments), pas plus qu’un moyen d’accès à des images ou à des représentations. Le discours est lui-même une réalité, il « est pour les sociétés humaines, à la fois l’instrument (il opère) et le lieu (il est là où ça opère) de la division et du rassemblement. Il est un objet et un espace de conflictualité » (p. 41).
16Krieg-Planque établit ensuite une distinction très utile entre l’analyse du discours et l’analyse de contenu qui sont souvent, y compris dans le milieu de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, confondues et substituées l’une à l’autre :
[…] l’analyse de contenu […] consiste ainsi à identifier « de quoi » parle une production verbale identifiée (laquelle peut être un texte, un ensemble d’articles de presse, des interactions verbales ordinaires transcrites, des entretiens de recherche transcrits…). Par contraste, on pourrait dire que l’analyse du discours s’intéresse à « comment » est formulée cette production verbale (p. 42).
17Les discours politiques et institutionnels témoignent de régularités que l’intuition ordinaire identifie le plus souvent de façon dépréciative : expressions toutes faites, jargon technocratique, clichés, langue de bois. Ce sont précisément ces enjeux sociolinguistiques du lexique mobilisé par les hommes politiques que l’analyse du discours prend en charge. Évoquant, dans le troisième chapitre de l’ouvrage, le cas de la mobilisation autour des personnes vivant clandestinement en France, l’auteure montre bien que l’usage politique du discours n’est pas neutre, tant s’en faut, et qu’il cache des tentatives de coercition de l’opinion publique :
[…] les défenseurs de la cause des « sans-papiers » parviennent, à l’été 1996, à imposer cette dernière expression en lieu et place de « clandestin » […] : les militants de la cause font passer par le moyen du lexique le point de vue selon lequel ces étrangers ne sont pas des délinquants coupables de violations des normes, mais des personnes […] privées de leurs droits, à l’instar des « sans-abri » ou des « sans-emploi » (p. 90).
18L’auteure affirme, dans le sixième et dernier chapitre, que les discours ne sont pas clos sur eux-mêmes, mais qu’ils sont liés à différents niveaux à des réalités langagières des plus variées : mots connotés, expressions qui semblent provenir d’ailleurs, formulations déposées le long du fil, éléments imbriqués comme s’ils avaient été dits avant. Il s’agit des phénomènes plus connus sous les noms de polyphonie, de dialogisme et d’interdiscours qui structurent, de manière sous-jacente, la grande majorité des interventions et des allocutions politiques dans l’espace public.
19Dans la conclusion, Krieg-Planque rappelle fort à propos que le travail de l’analyse de discours consiste à considérer les réalités politiques et sociales dans leurs dimensions langagières, et à savoir se rendre attentif à la mise en œuvre discursive de la politique. Ce livre ouvrira, à n’en pas douter, de nombreuses perspectives pour des lecteurs désireux d’appréhender des pans entiers de la vie sociale à travers la catégorie du discours.
Pour citer cet article
Référence électronique
Alexandre Eyries, « Alice KRIEG-PLANQUE (2012), Analyser les discours institutionnels », Communication [En ligne], Vol. 32/1 | 2013, mis en ligne le 03 décembre 2013, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/4600 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.4600
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