Aurore GORIUS et Michaël MOREAU (2012), Les gourous de la com’. Trente ans de manipulations politiques et économiques
Texte intégral
1De plus en plus fréquemment dans notre société saturée par l’image, des hommes et des femmes — pour la plupart très discrets, inconnus du peuple mais aux conseils recherchés — se voient attribuer, plus ou moins directement, les réussites exemplaires des grands capitaines d’industrie et les ascensions fulgurantes des leaders politiques jusque vers les fonctions électives suprêmes. Pourtant, ces hommes et ces femmes demeurent le plus souvent dans l’ombre de ceux pour qui ils travaillent et acceptent rarement de se retrouver sous les feux de la rampe.
2Le premier intérêt — et non des moindres — de cet ouvrage vient de ce qu’il constitue le fruit d’une longue enquête (de plus de deux ans) rigoureusement documentée au cœur des réseaux d’influence politico-économiques, dessinant une cartographie mentale sur un peu plus d’une trentaine d’années (de 1981 à 2012). Le second intérêt vient du fait que, pour la première fois, ces conseillers en communication (ou spin doctors, selon la dénomination en usage qui nous vient des États-Unis) — qu’ils conseillent des politiciens, des chefs d’entreprise ou des leaders syndicaux — ont accepté de répondre aux questions de journalistes d’investigation, ce qui constitue un précédent en la matière.
3Cette originalité indéniable confère à cet ouvrage une saveur toute particulière et renforce encore, s’il en était besoin, l’impression d’une intrication étroite et indissoluble de la sphère du pouvoir économique et de celle du pouvoir politique, intrication qui échappe la plupart du temps au grand public.
4Dans l’avant-propos à l’édition de 2012, Aurore Gorius et Michaël Moreau choisissent de rencontrer de nouveau Franck Louvrier, qui venait juste de quitter l’Élysée à la suite de la défaite de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle : « Ministère de l’Intérieur, Bercy, puis la présidence de la République […] Le conseiller de l’ancien chef de l’État vient de vivre dix ans dans les plus hautes sphères du pouvoir, comme cheville ouvrière de la communication sarkozyste » (p. I). En effet, celui qui a directement contribué en 2007 à la victoire de Sarkozy, qui a façonné son image de président de la République et validé les messages en direction des Français est l’un de ces influents gourous de la communication qui travaillent dans l’ombre des décideurs. Le parcours de Louvrier l’a conduit à prendre la tête en juillet 2012 de Publicis Events, filiale événementielle du groupe Publicis, notamment en raison de « son carnet d’adresses et [de] son expérience présidentielle » (p. IV). Ce parcours signifiant et sans faille — quoi que l’on puisse penser de son appartenance politique — est parfaitement révélateur de la puissante imbrication qui existe entre l’écosystème politique et les milieux d’affaires les plus actifs. En ayant fait le choix du privé, Louvrier a laissé « sa passion pour la communication […] [prendre] le pas sur celle de la politique » (p. V). Il a également envoyé un signal fort en martelant qu’il ne se présenterait pas à la mairie de Nantes. Dans l’introduction du livre, les deux auteurs rappellent fort à propos ceci :
L’histoire racontée dans ce livre est inédite. Son récit n’a jamais été rapporté ainsi, et pour cause: ses personnages principaux ont pour l’habitude d’œuvrer dans l’ombre des puissants et préfèrent conserver, pour eux-mêmes, la plus grande discrétion. Comme dans nombre d’autres pays, les conseillers en communication ont acquis en France, au fil des années, une place prépondérante, jusqu’à devenir de véritables « gourous » (p. 5).
5Le terme de gourou, pour connoté et péjoratif qu’il soit (renvoyant à l’idée d’organisation sectaire, entre autres), traduit bien la puissance souterraine et invisible dont ces conseillers sont les détenteurs et dont ils usent et abusent pour transformer leurs riches et célèbres clients en modèles héroïques et en figures de vainqueurs :
Ils travaillent dans l’ombre, au cœur de tous les lieux de pouvoir, prêts à répandre la bonne parole auprès des médias. Leurs techniques se sont professionnalisées, leurs réseaux ont gagné en puissance et leur capacité à manipuler les journalistes et l’opinion n’a jamais été aussi grande. Ils participent même désormais à l’élaboration des stratégies des clients dont ils contrôlent l’image, dans le monde politique comme dans celui des affaires (p. 5).
6Gorius et Moreau contextualisent l’apparition des premiers conseillers en communication (avant même que leur influence et leur efficacité les fassent accéder au statut de mentors, de stratèges) au début de la décennie 1980 et rappellent que la grande particularité de ces conseillers est de travailler simultanément pour de grands patrons qui sont des concurrents directs et pour des politiciens situés de part et d’autre de l’échiquier politique (de l’extrême gauche à l’extrême droite) : « […] ils ont fait du mélange des genres leur fonds de commerce » (p. 6). En à peine trois décennies, ils ont su se rendre indispensables auprès d’un personnel politique « avide de coaching avant chaque intervention médiatique, au point d’imposer des discours formatés et de plus en plus langue de bois » (p. 6). En trente ans, ils sont devenus omniprésents dans les coulisses de la télévision et des médias dans leur ensemble. Le paradoxe est qu’en France,
ils ne sont que trois à conseiller, avec leurs équipes, presque la totalité des entreprises du CAC 40, tout en « coachant » des ministres et des personnalités politiques de premier plan. Anne Méaux, Stéphane Fouks et Michel Calzaroni exercent ainsi une influence considérable sur la vie politique et économique française (p. 6).
7Trois ans après l’élection de François Mitterrand, un homme issu de la publicité et du marketing (formé auprès de Jacques Séguéla) arrive à l’Élysée pour conseiller le nouveau président de la République : il s’agit de Jacques Pilhan, qui encore aujourd’hui est considéré comme le spécialiste (certains disent même le pape) de la communication des présidents français.
8Pilhan est le premier à comprendre que le pouvoir des médias — qui peut être écrasant s’il n’est pas contrôlé — peut servir les desseins de son client :
Plutôt que d’ignorer la télévision, il choisit de s’en servir pour transformer et magnifier l’image de ses clients. Maîtriser la mise en lumière brutale du petit écran lui permet d’en faire une arme redoutable le moment venu. Il scénarise des émissions qu’il livre presque clés en main aux patrons de chaînes. Avec François Mitterrand, il conçoit de grands shows télévisés novateurs et d’un style encore jamais vu (p. 15).
9Précurseur du marketing politique télévisuel, Pilhan est intervenu au moment précis où Mitterrand a déclaré le tournant de la rigueur, et ce n’est évidemment pas innocent. Le tournant communicationnel dans la politique française est atteint, sous la première présidence mitterrandienne, avec la nomination éphémère de Bernard Tapie à la tête du ministère de la Ville qui est lui-même son propre conseiller en communication. Adepte du storytelling avant la lettre, il
met en scène son ascension sociale et multiplie les postes de pouvoir. Il est milliardaire et l’affiche. L’émission qu’il présente en 1986 sur TF1 s’appelle « Ambitions », son livre est intitulé « Gagner » et il chante « Réussir sa vie » l’année suivante dans « Champs-Élysées » de Michel Drucker sur Antenne 2 (p. 26).
10Homme d’affaires décomplexé, Tapie veut gagner sur tous les tableaux et n’hésite pas à s’autopromouvoir.
11Deux conseillers en communication, surtout, tirent particulièrement leur épingle du jeu, Anne Méaux et Michel Calzaroni :
Lui est séducteur, tient des discours tout en rondeur, avec une pointe d’accent méridional. Elle est guerrière, grande femme blonde au regard direct, de neuf ans sa cadette. Militants à l’extrême droite pendant leurs études, […] tous deux [ont conseillé] de grandes têtes d’affiche politiques libérales des années 1980, Alain Madelin pour l’une, François Léotard pour l’autre (p. 30).
12Une trentaine d’années plus tard, tous deux ont fondé leur entreprise et se retrouvent en situation de conseiller les deux tiers des patrons du CAC 40.
13Au cours de leur enquête en profondeur, les deux auteurs ont découvert qu’il existait une propension marquée, chez tout un pan de la classe politique française, à s’entraîner très sérieusement dans le but de se familiariser avec l’appareil médiatique. Il s’agit de multiplier les contacts avec la télévision (notamment, mais aussi Internet et la radio) pour en maîtriser les usages plus facilement. Il s’agit aussi de s’entraîner pour, le cas échéant, pouvoir mobiliser rapidement des connaissances sous l’œil des caméras et adapter sa démarche ainsi que sa façon de parler. Les deux journalistes citent alors en exemple Guillaume Pépy, président de la SNCF depuis 2008 :
[…] la voix est posée, l’élocution parfaite et chaque phrase s’accompagne d’une gestuelle des bras et des mains qui soutient le propos. Cette aisance ne doit rien au hasard: le patron de la SNCF s’est beaucoup entraîné et a répété ses interventions au cours de séances de « média-training » (p. 111).
14Le défaut d’un entraînement régulier (et même fréquent) au média-training est une certaine tendance à l’uniformisation de la parole politique et de la gestuelle. En effet, l’habitué de cette pratique « a toujours la bonne formule, la bonne attitude. Ses messages en deviennent même stéréotypés » (p. 112) parce qu’il a le réflexe de faire semblant de saluer la foule, de sourire lorsqu’il est suivi par une caméra (y compris quand il n’y en a pas). Le média-training est devenu une machine à structurer et à formater les discours qui est de plus en plus assumée par des leaders politiques décomplexés bénéficiant en outre du soutien de journalistes (Jean-Claude Narcy, journaliste à TF1, a ainsi conseillé et entraîné l’ancien ministre et secrétaire général de l’UMP, Xavier Bertrand). Mais cette pratique excède très largement les limites de la politique et du monde des affaires. Elle s’étend aussi au secteur tertiaire et plus particulièrement au corps des fonctionnaires, au premier rang desquels apparaissent les militaires de carrière : « […] des journalistes apprennent ainsi très sérieusement aux hommes de la <Grande muette> comment parler aux médias — ou plus exactement, ce qu’ils ont le droit de dire et ce qu’ils sont juridiquement censés gardés pour eux » (p. 135). La vogue du tout-communication n’en est pas à un paradoxe près !
15Dans la conclusion de leur ouvrage remarquablement fouillé et documenté, les journalistes Gorius et Moreau soulignent que l’influence des conseillers en communication a considérablement augmenté au cours des trois dernières décennies (au point que certains conseillers s’étonnent de l’étendue de leur réseau d’influence), et plus précisément depuis le début du règne de la télévision dans les années 1980 : « […] ils ne gèrent plus les simples relations presse des personnalités politiques et patronales, ne se contentent plus de construire leur stratégie d’image, mais ils verrouillent désormais l’information relative à leurs clients » (p. 287).
16Le contrôle et même la maîtrise de l’information deviennent des avantages stratégiques incontestables dans les antagonismes politico-économico-médiatiques dans lesquels les leaders politiques et les hommes d’affaires s’engagent, combattant chacun dans son domaine pour conquérir la suprématie : « […] l’information est régulièrement sujette aux manipulations, que le grand public peut difficilement décrypter. Elle est désormais le nerf de la guerre des batailles d’opinion et des stratégies de conquête du pouvoir » (p. 287). L’hégémonie de la communication dans la vie publique marque une dérive relativement alarmante de la démocratie : ces conseillers occultes interviennent souterrainement dans le débat public, mais le plus souvent pour défendre des intérêts privés (qui vont souvent à l’encontre de l’intérêt général). La stratégie de la communication à tout va a fini par atteindre ses limites, jetant la suspicion sur une partie de la classe politique et patronale. En effet, signe des temps, la presse et la télévision n’ont de cesse de créer des émissions sur la communication pour répondre aux attentes du public qui veut être à même de décrypter les campagnes de communication.
17Gageons que le temps n’est pas si loin où les décideurs politiques, patronaux et entrepreneuriaux vont entreprendre un tri minutieux dans leur entourage, reprendre en main leur destin, leurs idéaux et leur communication pour ne plus rester dans la zone d’attraction de ces fameux spin doctors. C’est en tout cas le vœu que forment les deux auteurs et auquel je ne peux que souscrire !
Pour citer cet article
Référence électronique
Alexandre Eyries, « Aurore GORIUS et Michaël MOREAU (2012), Les gourous de la com’. Trente ans de manipulations politiques et économiques », Communication [En ligne], Vol. 32/1 | 2013, mis en ligne le 03 décembre 2013, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/4593 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.4593
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page