Jean-Pierre ESQUENAZI, Sociologie des publics
Jean-Pierre ESQUENAZI (2003), Sociologie des publics, Paris, La Découverte, Coll. « Repères ».
Texte intégral
1Dès les premières pages, l’auteur affirme : c’est « l’hétérogénéité » qui ressort comme « trait dominant » des publics (p. 3). De fait, il est vrai que plus personne n’ose aujourd’hui écrire ce mot au singulier. Parmi les autres pièges de l’analyse qui rendent ce concept, apparemment simple, « difficile à manipuler », l’auteur retient cette double spécificité : « il n’y a public que de quelque chose », en même temps, il est malaisé de « trouver <le public> », notamment quand il s’agit d’une œuvre comme un film ou une série télévisée (p. 3). La plupart des exemples traités ici sont d’ailleurs tirés du monde du cinéma et, surtout, de la télévision, si bien que l’ouvrage aurait presque pu s’intituler Sociologie des publics des médias — un rapide décompte révèle qu’avec 72 ouvrages sur 163, c’est presque la moitié de la bibliographie qui concerne ce domaine. Pour une Introduction, la liste de références est assez complète. L’ouvrage pratique une ouverture bienvenue à double titre, d’abord en incluant bon nombre de titres en anglais (environ un quart) et en décloisonnant deux domaines trop souvent considérés comme incompatibles. Car, comme le regrette l’auteur, « la sociologie des publics de la musique reste une sociologie de l’art tandis que la sociologie des publics de la télévision reste souvent enserrée dans la sociologie des industries culturelles » (p. 4).
2L’ouvrage fournit une vue d’ensemble des multiples approches qui — de manière moins contradictoire que « complémentaire » — ont décrit (et, par là, d’une certaine manière, construit) les publics, au gré des contextes historiques, théoriques et, en définitive, du domaine culturel concerné. Le but de l’ouvrage est dès lors formulé : « les communautés provisoires que forment les publics, la diversité de leurs réactions et de leurs identités constituent effectivement ce que nous voulons comprendre » (p. 5).
3L’ouvrage est divisé en sept chapitres, selon l’élément qui définit « le public ». La première partie, intitulée « Le public activé par l’œuvre », décrit notamment ce que l’auteur appelle « l’interprétation auctoriale » des œuvres (le récepteur comme « porte-parole de l’auteur » ; par exemple Sartre sur Genet). Avec les approches « textuelle » — le public comme « décodeur » d’un texte ; voir Eco et son « lecteur modèle », Jauss et « l’horizon d’attente » — et « générique » — où l’œuvre est « comprise comme membre d’une certaine classe d’objets » ; comme en cinéma –, cette manière de voir est, selon l’auteur, aux limites de la sociologie puisqu’elle omet ou néglige le contexte de production et de réception de l’œuvre. Cette partie constitue donc davantage un repoussoir pour le reste de l’ouvrage, même si ces approches « posent de façon très directe une question que la sociologie répugne à se poser » (p. 15) : à savoir celle de la facture de l’œuvre et de son pouvoir sur le récepteur.
4Très bref, le chapitre suivant aborde le « public précisé par l’enquête ». L’auteur rapporte ici avec force détails — on frôle parfois l’ouvrage moins sur la sociologie que sur les publics eux-mêmes — des résultats tirés d’études statistiques comme Les pratiques culturelles des Français. Il mentionne les critiques que l’on peut leur adresser ; notamment la question de la motivation des acteurs à consommer tel ou tel produit, jamais posée par ces enquêtes — on aurait « envie de savoir si une émission comme Thalassa, très regardée par toutes les catégories socioprofessionnelles, fait sens de la même façon pour tous » (p. 27) — ou encore la question de la légitimité, décrite comme « lancinante » (p. 27), et sur laquelle l’auteur revient en fin d’ouvrage.
5Le troisième chapitre, « Le public suscité par des stratégies commerciales », le plus long, développe un point de vue plutôt original et très stimulant sur les publics et plus généralement la culture dite « de masse ». Il rappelle ainsi la peur de la foule (on se souvient du fameux ouvrage de Lebon) et la « peur de la démocratisation » (p. 32, avec Hartley) suscitée par la généralisation de la consommation culturelle auprès de la bourgeoisie éclairée. Surtout, il relève l’analogie troublante entre la description que donne Canetti ou Arendt des masses fascistes et le fonctionnalisme américain (Lazarsfeld, Merton), mais aussi la critique des industries culturelles (École de Francfort). Esquenazi s’inscrit par là dans la lignée des auteurs qui ont, à l’image d’un Katz ou de Morin (qu’il cite), œuvré à réhabiliter le public de la culture de masse, en décrivant avec plus de justesse ses motivations et sa diversité.
6C’est essentiellement à l’approche développée par Bourdieu et ses collaborateurs successifs, mais aussi aux Cultural studies, qu’est dédié le chapitre 4 (« La public produit par la stratification sociale »). Si, pour tous ces auteurs, « toute théorie du public est d’abord une théorie du champ social » (p. 45), Esquenazi montre comment certains présupposés de l’approche bourdieusienne — notamment « l’hypothèse d’homologie » (p. 53) entre l’espace des positions et l’espace de réception — ont été affinés par ce courant né autour de 1970 en Angleterre, et dont l’auteur se révèle un fin connaisseur. Surtout à partir des années 1980, les Cultural studies ont ainsi montré « comment certaines compétences culturelles spécifiques pouvaient interférer avec les statuts sociaux pour produire des modes de réception particuliers » (p. 58). L’auteur rappelle enfin que tant Hoggart avec son « ethnographie méticuleuse » que par la suite Grignon et Passeron en France ont posé la question d’une « autonomie des cultures populaires », qui ne doivent pas être étudiées exclusivement dans le rapport de domination qui les déterminerait, mais aussi pour elles-mêmes (p. 60-61).
7Logiquement, le chapitre suivant s’intéresse au « public structuré par des configurations culturelles », ce dernier mot renvoyant ici aux sexes, aux nationalités et aux appartenances culturelles au sens large. L’auteur discute des études qui ont montré « comment des publics singuliers pouvaient produire des lectures remarquables et parfois agir sur la production » (p. 69). Il cite notamment les neuf modes de perception convoqués par les spectateurs de cinéma (Odin), ou les six manières qu’ont les jeunes d’aborder l’offre culturelle, selon une enquête statistique menée en France. Esquenazi donne ici également une large place aux études féministes de la réception, qui ont — parfois avec l’aide de la psychanalyse, mais aussi de l’ethnologie — cherché à comprendre « comment les objets eux-mêmes (surtout les films) agissent sur les publics pour reconduire l’assujettissement des femmes par les hommes » (p. 73).
8Mais ce sont les deux derniers chapitres de l’ouvrage — présentés comme un « tournant théorique » par l’auteur (p. 80) — qui lui tiennent le plus à cœur. C’est des « perspectives compréhensives du public » dont il est question ici, qui visent une description « des actes et des attitudes effectivement accomplis par ses membres » (p. 80-81). De la « fiction de public » dans le cas de retransmissions nationales (Dayan et Katz) et des « usages de la télévision » (Hartley) aux recherches à caractère plus ethnographique (elles aussi souvent centrées sur la réception télévisuelle), l’auteur présente un certain nombre de recherches qui ont montré que le public « ne devrait pas être analysé en terme de masse mais en terme de différenciation » et qui « tentent surtout de comprendre les valeurs que le public lui-même donne à la réception », en relevant notamment « l’importance des facteurs purement interactifs » (p. 84-85). Les développements les plus récents du domaine sont également abordés, à savoir la sociologie de la médiation, les réseaux et « bricolages des publics » (p. 88) décrits par Hennion et, brièvement mentionné seulement, Becker.
9Le dernier chapitre, dont le titre (« Le public façonné par des situations symboliques ») peut paraître quelque peu obscur, tente d’élargir cette perspective qui reste, selon l’auteur, trop souvent confinée à des communautés étroites : car « la trame des discussions publiques autour d’un auteur, d’une œuvre, d’un produit est souvent un espace pertinent de l’étude des réactions des publics » (p. 97). Cet « espace public de la réception », que l’auteur assimile parfois au « champ » de Bourdieu (p. 97), Esquenazi l’exemplifie à l’aide des travaux de Heinich sur la constitution du mythe Van Gogh et de son public ainsi que sur le débat public autour de l’art contemporain, mais aussi avec l’étude de Staiger des « réactions successives des publics » autour des différentes sorties d’un même film (p. 101). Ces travaux opèrent, selon lui, « une déconstruction des bricolages à la fois symboliques, économiques et sociaux qui fondent et justifient la croyance dans le pouvoir de l’art » (p. 101). La dernière partie du chapitre mêle les réflexions du philosophe anglais Austin sur les conditions de validité d’actes de langage et le concept bien connu des « cadres » de la vie quotidienne développé par Goffman. Car dans le but de « définir la structure du contexte où se déroule la réception d’un produit ou d’une œuvre par des publics » et de comprendre les « consensus interprétatifs » comme les « divergences d’appréciations » qui s’y forment, il s’agit de « dessiner aussi précisément que possible » ce qu’Esquenazi appelle le « lieu social de la réception » des œuvres. De fait, le sens des œuvres, comme aussi le « cadre de participation », est « continuellement négocié par les membres du public » (p. 106-108).
- 1 Ce qui fait, par exemple, que, « volontairement ou non », revendiquer son goût pour la téléréalité (...)
10Dans cette perspective, que l’auteur décrit lui-même comme « une approche constructiviste du public » (p. 81), les « précautions méthodologiques » formulées en fin d’ouvrage peuvent quelque peu étonner. En décrivant la réception comme se déroulant dans « l’ensemble d’un contexte qui comprend au moins la production, la présentation ou le degré de légitimité de cet objet » et en la définissant comme « une démarche intellectuelle parfois savante, toujours complexe, même si elle est souvent inconsciente »1, Esquenazi a l’air de sacrifier à nouveau à la vision légitimiste et réaliste qu’il semblait pourtant vouloir renverser. Cela d’autant plus qu’à la même page, l’auteur affirme qu’« il est possible de réintroduire la théorie de la légitimité culturelle à l’intérieur de celle des cadres de réception », le choix de tel ou tel cadre d’interprétation pouvant constituer ce qu’il appelle un « <coup> dans le champ social ».
11Dans sa courte conclusion, l’auteur plaide pour un syncrétisme généralisé. Pour « progresser », la sociologie des publics doit selon lui « utiliser l’ensemble de son arsenal méthodologique plutôt que de continuer à fragmenter ses approches » (p. 113-114) ; un point de vue qu’il peut toutefois paraître difficile de soutenir en regard des différences d’approches relevées, au niveau méthodologique mais aussi épistémologique. Autant dire que le champ est ouvert à de nouvelles propositions.
12Notons pour terminer que ce livre, paru il y a maintenant trois ans, touche à un domaine de réflexion et de recherche qui a, entre-temps, fait l’objet de plusieurs publications à vocation introductive. En 2005, on a vu paraître tour à tour, dans la collection 128 chez Armand Colin, un autre petit ouvrage très utile, Sociologie du cinéma et de ses publics (Emmanuel Ethis), résolument centré sur le septième art et, également dans la collection « Repères » mais dédié aux grandes enquêtes quantitatives en la matière, Sociologie des pratiques culturelles (Philippe Coulangeon). Cette année vient de paraître un livre, toujours dans la collection 128, qui embrasse l’ensemble du domaine de la Sociologie de la culture et des pratiques culturelles (Laurent Fleury). Tout en s’en différenciant utilement, l’ouvrage de Jean-Pierre Esquenazi, à la fois informé et formateur par la foule d’informations et de réflexions qu’il contient, s’inscrit donc dans un domaine de la sociologie qui, comme le constatait déjà l’auteur en 2003 (p. 4), paraît « névralgique, à la fois incertain et fiévreusement discuté ».
Notes
1 Ce qui fait, par exemple, que, « volontairement ou non », revendiquer son goût pour la téléréalité « déclasse celui qui ose affirmer ce choix » (p. 109).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Olivier Moeschler, « Jean-Pierre ESQUENAZI, Sociologie des publics », Communication, Vol. 25/2 | 2007, 257-261.
Référence électronique
Olivier Moeschler, « Jean-Pierre ESQUENAZI, Sociologie des publics », Communication [En ligne], Vol. 25/2 | 2007, mis en ligne le 15 septembre 2013, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/communication/398 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/communication.398
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